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La charge quotidienne de travail de chacun était de 11 m³ . Les chefs d' exploitation Schwarz et Hartmann sillonnaient le chantier toute la journée avec des cannes à bec , tapaient les gens et stimulaient les contremaîtres à extraire des travailleurs leurs dernières réserves .

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Face à la mort

« Vous pouvez être assurés que , nous Français , nous ne livrerons jamais aux Allemands un homme qui a porté l' uniforme français , qui a été engagé volontaire chez nous . »

C' est l' information officielle qui m' avait été communiquée par la préfecture

C' est donc le cœur plus léger que je me rendis à la soirée prévue avec des amis qui tous persistaient dans le sentiment de la peur d' une prochaine arrestation .

Les étrangers qui avaient été incorporés dans les Compagnies de travailleurs

Les femmes étaient soucieuses du sort de leurs maris et finalement disposées à les accompagner volontairement , car la version officielle était bien entendu qu' on partait en Allemagne « pour le travail seulement » .

Nous étions dix engagés volontaires

Quelle ironie de nous retrouver tous le lendemain à 5 heures du matin au commissariat de police avec une valise pour laquelle on nous avait accordé généreusement un quart d' heure de préparation !

Arrêté avec beaucoup d' autres à qui la France avait promis sécurité et travail ! Arrêté pour être expédié en Allemagne

Quel curieux mélange ! Hommes , femmes , enfants , vieillards . Protester ? Engagés volontaires ? Information de la préfecture ? Épouse française ? Enfant français ? Tout cela n' intéressait plus ces Messieurs .

Vous partez maintenant en Allemagne pour le travail . Vous êtes finalement mieux lotis que les travailleurs français qui doivent aussi partir .

Et la police française , qui habituellement prend tout son temps pour le problème des étrangers , n' a pas fait dans le détail cette fois -ci . À 10 heures , nous quittions Saint-Étienne afin d' être transférés à Vénissieux , près de Lyon , dans le camp des Indochinois

Près de 3 000 personnes , de tous âges , étaient rassemblées là .

Commença alors ce que les étrangers vivant en France connaissaient fort bien , c'est-à-dire le système de filtrage . Celui qui avait de bonnes relations trouvait vite une possibilité de recouvrer la liberté .

Celui qui se targuait de son bon droit arrivait trop tard .

Je reçus un télégramme de l' association des Anciens engagés volontaires : « Le 2 e bureau

C' était un espoir de pouvoir en sortir . Même au bureau du centre , on nous assurait de notre proche libération . Nous conservions ainsi tout notre courage et écartions de nos pensées toute action de fuite nocturne .

Même la garde nationale mobile , qui assurait notre surveillance la première nuit , cherchait à nous encourager . Ces hommes avaient les larmes aux yeux lorsqu' ils découvraient nos différents destins . Ils nous suggérèrent même de nous enfuir , mais personne n' y songeait , car nous avions en poche le télégramme de notre remise en liberté

C' est pendant cette première nuit que je fis la connaissance de mon ami Julius .

Un Juif allemand qui avait émigré en 1933 aux Pays-Bas . Après des efforts invraisemblables , il réussit à s' enfuir en zone libre

Au cours de sa fuite , il fut arrêté avec l' une de ses filles . Il n' a jamais su le sort réservé à sa femme et à son second enfant .

Que se passa -t-il avec les enfants ?

Différentes organisations ( Amitié chrétienne

Après le deuxième jour , la rumeur se répandit que le transfert vers l' Allemagne était prévu pour le lendemain .

Je rencontre une femme déambulant nerveusement , serviette en cuir à la main , autour de la porte de sortie . Elle garde toute sa fortune dans cette serviette et attend sa logeuse pour la lui transmettre .

– Je ne veux pas que les Allemands récupèrent ces valeurs , je préfère encore les détruire . Peut-être reviendrai -je un jour encore vivante ici .

Plus que satisfaite , elle m' a raconté plus tard qu' elle avait réussi à tout mettre à l' abri .

Il y avait pour plus de deux millions de francs de valeurs . Pauvre amie , tu ne te doutais pas que tu perdrais la vie dès ton arrivée à Auschwitz .

Fort de la rumeur relative à notre départ en Allemagne , j' ai pris le télégramme pour rencontrer l' intendant militaire . Je suis reçu après une très longue attente .

– Que voulez -vous ?

– Je viens au nom de dix camarades . Nous sommes tous des engagés volontaires et avons combattu sur le front . J' ai en ma possession un télégramme émanant de l' association des anciens engagés volontaires qui nous indique que l' ordre de remise en liberté a été réclamé par le ministère de l' Intérieur . Je vous prie de bien vouloir différer notre transfert , jusqu' à ce que les instructions officielles vous parviennent .

– Combien êtes -vous ?

– Nous sommes dix hommes .

– Et vous croyez que je vous garderai ici ? Il me manque encore des Juifs pour le transport . Vous partez avec les autres .

– Mais , monsieur l' intendant , nous sommes expressément écartés de la déportation .

– Sortez immédiatement , vous ferez partie du convoi !

C' est ainsi que se brisèrent tous les espoirs . La gendarmerie mobile avait entre-temps été remplacée par la police nationale et la police criminelle . Nous pûmes constater que ces Messieurs de Vichy

La nuit , vers 2 heures du matin , l' entrée de policiers dans notre chambre s' accompagne d' un énorme vacarme . Ils tirent les enfants de leur sommeil et les traînent de force hors des lieux .

Quelle pagaille ! Les mères pleurent , les enfants crient . Les pères essaient de s' opposer à l' opération . Là , quelqu'un s' évanouit , plus loin un autre s' ouvre les artères . Soudain , un homme commence à danser et à chanter . Il a perdu la raison . Et tout cela est conduit par des Français , par des êtres à qui nous faisions confiance . Des hommes qui sont aussi des époux et des pères de famille , qui portent le même uniforme que celui que nous portions , et dont nous pensions qu' ils luttaient pour la même cause que nous .

Quelle affreuse désillusion . Lorsqu' on nous laissa monter dans les autobus , je protestai et refusai de monter . Quatre policiers se précipitent sur moi , me frappent et me traînent dans le véhicule . On nous conduit à la gare . Hommes , femmes et enfants , tous ensemble . Nous sommes 80 par bétaillère .

Nous connaissions le nom par ouï-dire . Quelle déchéance , quel déshonneur pour le peuple français se cachent là-derrière . Un camp en banlieue parisienne . D' énormes bâtiments , apparemment une usine désaffectée , entourant une grande cour carrée . D' un côté , le bâtiment administratif et le campement pour les permanents , qui ne sont pas déportés , de l' autre côté le camp de transit , où se forment les convois de transport

C' est dans un état de saleté repoussant . La nuit , on n' a pas le droit d' aller aux toilettes , elles sont situées en dehors du bâtiment .

Sur les escaliers , on a installé des tinettes et chacun est dans l' obligation de satisfaire ses besoins à la vue de tous . Pas de séparation entre hommes , femmes et enfants . Tout se déroule dans la promiscuité totale . Les tinettes débordent très rapidement et les excréments dévalent les escaliers . On piétine avec les chaussures souillées dans les chambres qui font aussi salles de séjour . Les odeurs sont insupportables . Mais que faire , puisque c' est là qu' il faut dormir . Les matelas collent . La vermine , c' est naturel . On est assis là avec les derniers biens que l' on possède , que l' on a pu sauver , et on a été arrêté par des Français

Tout est pêle-mêle : manteaux de fourrure , vêtements en cuir , derniers habits à la mode … On rencontre des gens en élégants costumes clairs , ils ont été arrêtés à Nice sur la promenade des Anglais . Les valises s' amoncellent . Les rumeurs circulent pratiquement en continu . Mais on ne sait rien de précis .

La réalité , c' est que tous les deux jours , un convoi de 5 000 personnes s' en va

Que faut -il penser ?

On est soudain extrait de ce type de conciliabules pour un contrôle d' effets .

On nous avait mis en garde . Tout nous est retiré . Faut -il le croire ? En tout cas , nous ne reviendrons pas dans cette zone et il est donc exclu de pouvoir cacher quelque chose par ici . On se précipite encore rapidement aux toilettes pour faire disparaître les derniers objets . Des brillants , de l' or , des montres , des millions en billets se volatilisent ainsi .

À mes côtés , une jeune fille détruit 80 000 francs .

– J' ai travaillé péniblement dix ans pour économiser cette somme . Mais il est hors de question qu' ILS puissent le récupérer .

On est enfin soumis au contrôle des effets . Il est entièrement effectué par des fonctionnaires français . On ne voit aucun Allemand . Mais les Français font preuve de beaucoup de zèle . On nous vide les poches . On nous retire l' argent , les objets de valeur , les montres . Si vous êtes soupçonné , on n' hésite pas à vous demander de vous mettre nu . Une femme en particulier effectue les contrôles avec un soin extrême . Elle a une grande croix sur la poitrine et son attitude n' est vraiment pas en accord avec ce qu' elle porte là . Elle ne sacrifie rien à son zèle .

Une jeune femme , arrêtée à Nice sur la promenade des Anglais , a pour seuls vêtements une robe d' été légère et un manteau de fourrure ; elle lui retire le manteau de fourrure .

– Cherchez -vous autre chose .

C' est tout ce qu' elle dit à la jeune femme désespérée et en larmes .

Oh oui , on était désespéré , on était profondément dégoûté de ces manigances , de cette saleté , de cette corruption , de la traîtrise de cette France de Vichy , et on avait un seul souhait : sortir de ce camp . Cela ne pouvait pas être pire qu' ici .

La nuit , nous restons debout pendant des heures , jusqu' à ce que le convoi soit enfin formé . J' essaie de donner signe de vie à ma famille et j' écris une carte postale . Mais comment vais -je pouvoir la faire parvenir ?

On nous conduit à la gare à l' aide des autobus de transport urbain

Dans la grande tourmente des jours passés , j' avais pu sauver quelques billets de 1 000 francs , ma montre et mon alliance . J' avais caché le tout dans mes chaussures un peu grandes pour moi . Mais que devais -je lui donner maintenant ?

Je lui glisse un billet de 1 000 francs . Il me regarde effaré .

– Mais je ne peux vous rendre la monnaie .

– Prenez donc le billet , pour ce que je peux en faire maintenant !

Nous étions contents tous les deux .

En gare de Drancy

Au bout de quatre jours , à Leipzig , les wagons furent enfin ouverts et nous pûmes en sortir . Prendre de l' eau et nous laver . L' être humain a la capacité de s' adapter à toutes les situations , et même dans ces wagons , on arrive progressivement à organiser un mode de vie . Les pires gueulards finirent par se calmer , et il s' établit un modus vivendi . Chacun avait ses réserves corporelles si bien que la faim devenait supportable . L' eau fut très sévèrement rationnée , et nous espérions aboutir dans un camp , où , comme on nous l' avait promis en France , nous pourrions rester en famille . L' un remontait le moral à l' autre . Finalement , la guerre finirait bien par s' achever et en Russie , les Allemands avaient été stoppés devant Stalingrad

Un coup d' œil par la fenêtre vous laissait découvrir plein de champs . Les villes paraissaient toutes intactes . D' immenses panneaux s' affichaient dans les gares : « Les roues doivent tourner pour la victoire » , « Vaincre d'abord , voyager ensuite » .

L' impression générale qui se dégageait depuis le wagon était celle d' une organisation et d' un ordre remarquables .

On constatait néanmoins que , pratiquement , seules des femmes travaillaient dans les champs . Aucune main-d'œuvre masculine .

Eh bien , ils auront bien pour nous un poste de travail . On ne nous faisait pas traverser toute l' Allemagne par plaisir ou avec l' intention de nous anéantir . Tels étaient nos sujets de conversation .

Au septième jour , aux alentours de 2 heures de l' après-midi , le train stoppa à Cosel ( Haute-Silésie ) . Un énorme bonhomme , tenant à la main une cravache et suivi d' un petit chien , allait et venait sur le quai en criant :

– Tous les hommes de moins de 50 ans et pouvant travailler doivent descendre du train .

Nous nous habillons prestement , fermons nos valises et sautons des wagons . L' accueil est ponctué de coups de cravache dans la figure .

– Cochon de Juif , ne peux -tu pas te dépêcher !

Que se passera -t-il avec nos femmes et nos

enfants si nous descendons ? On nous avait pourtant assuré à Paris que nous resterions ensemble . Une femme crie , très remontée :

– J' ai été volontaire pour accompagner mon mari ici à la condition que nous restions ensemble .

Réponse :

– Ferme ta gueule !

Et pour ponctuer cette réponse , un coup de pied l' accompagne . On a très vite compris et on s' est précipité vers le point de rassemblement . Les femmes voulaient tout de même savoir ce qui se passait et elles criaient et pleuraient . Le gros bonhomme à la cravache , suivi de quelques policiers , longea le train , frappa les femmes au visage à l' aide de la cravache , et fit refermer les wagons . C' était l' accueil que nous avait réservé le chef de brigade de transport Lindner , une brute épaisse avec cravache . Lindner était l' homme qui effectuait le tri de centaines de milliers de Juifs à leur arrivée en Haute-Silésie et Pologne , et qui par conséquent les condamnait à la mort . Pendant que nous étions assis par rangées de dix sur nos valises et attendions les véhicules qui devaient nous récupérer , Lindner caressait son chien , lui donnait un sucre à manger et envoyait un télégramme au délégué pour le travail des étrangers : « Arrivée de Paris d' un transport avec 5 000 Juifs occidentaux . »

Nous sommes arrivés dans un camp pour Juifs qui construisaient l' autoroute du Reich à Ottmuth

Ces camps avaient été bâtis et aménagés au début de la guerre et les occupants étaient mis en sous-traitance auprès de sociétés privées qui travaillaient pour le compte des groupes d' aménagement des autoroutes du Reich .

La direction du camp était divisée en départements techniques .

Soins , réception et habillement dépendaient du chef de camp

Il était le maître « à la vie et à la mort » des occupants du camp .

Pour l' assister , il désignait des chefs de colonne ( Kolonnenälteste ) qui avaient pouvoir sur les Kommandos

Pour ses services , le doyen des Juifs avait droit à une chambre particulière et aux soins réservés aux militaires . Le degré de liberté des doyens de colonnes dépendaient exclusivement de la position personnelle du doyen des Juifs . Dans certains camps , ils vivaient comme des dieux , disposaient à volonté des camarades et leur prenaient tout ce qu' ils possédaient . Chaque chef de colonne était obligé de tenir un bâton pour frapper son monde lorsqu' ils ne travaillaient pas suffisamment . S' ils ne le faisaient pas , ils étaient eux-mêmes battus . Par cette tactique , « exigence et punition » , les nazis avaient mis en place un système efficace d' exploitation de leur organisation . Celui qui avait une telle responsabilité était en permanence sous pression et devait souffrir doublement quand les autres ne se laissaient pas dominer , et peu d' entre eux étaient aptes à exploiter intelligemment la situation au profit des camarades .

Nous étions vêtus des habits que nous avions apportés . Au dos , sur la poitrine et sur le pantalon était apposée une étoile de David sur fond blanc .

Au début de notre présence à Ottmuth , on ne nous tracassa pas . L' activité de la journée s' achevait avec l' appel du soir . Mais comme on ne nous donnait à manger qu' une fois par jour , le soir , nous passions la journée à attendre cette heure .

Au bout de quelques jours , on nous accorda , après l' appel , une heure pour faire des exercices et ne pas être inoccupés en permanence . Mais à l' instant présent , tout cela n' avait pas beaucoup d' importance pour nous . Bien plus important était le fait que les chefs de colonne saisissaient le moindre prétexte pour nous frapper . Le doyen expliquait pendant l' appel , qui n' allait jamais assez vite à son gré :

– Si vous ne voulez pas vous adapter à mes exigences , si vous ne pouvez pas vous presser plus , vous allez découvrir l' autre face de mon personnage . Je vous dresserai à la cravache .

Nous le prîmes d'abord pour un chantage sans conséquences . Comment en effet serait -il possible qu' un homme qui dans une conversation privée montrait une compassion totale pour notre souffrance et qui était enfermé ici pour les mêmes raisons que nous mette ce type de menace à exécution ? Mais nous étions vraiment encore des débutants . Nous avons compris lorsque nous sentîmes la cravache la première fois sur le dos .

À la fin de notre séjour , nous fûmes envoyés sur un chantier pour des travaux de terrassement . Ce furent nos premiers contacts avec des civils allemands . J' ai travaillé avec le chef de chantier , un homme d' environ 60 ans , et devais l' assister pour des mesures au sol à l' aide d' un arpenteur . Au cours d' une certaine conversation , il me dit :

– J' ai perdu maintenant un fils en Russie , le second est gravement blessé . Mais tout cela pour rien . Nous avons déjà perdu la guerre en France .

Puis il continua . Cette conversation avait lieu en septembre 1943 .

– Si le Führer avait été à Londres et non pas à Paris , nous aurions gagné la guerre , là nous l' avons perdue .

Nous avions peu de contacts avec les sentinelles qui appartenaient presque toutes aux SA

Sur le chantier même , ils étaient absolument passifs . Celui qui nous surveillait a même ostensiblement détourné la tête quand il nous a surpris en train de voler des navets dans un champ . Après huit jours de travail , notre convoi a été regroupé et je fus désigné « doyen de colonnes » . Nous sommes partis pour un camp des chemins de fer du Reich à Trzebinia .

Nous étions 500 Juifs , hommes de 15 à 50 ans , déportés de France , Belgique et Pays-Bas . Beaucoup d' entre nous étaient d' origine polonaise . Ceux-là parlaient polonais et trouvèrent très vite contact avec la population . Toutes les professions étaient représentées : commerçants , diamantaires , artisans , médecins , avocats , mais le métier que nous devions exercer , ouvrier des chemins de fer , on le cherchait en vain . En arrivant , nous vîmes que rien n' avait été aménagé dans le camp . Seuls les baraquements étaient en place . Les lits et plus généralement toute l' installation étaient en magasin . Pas même les fils de fer barbelés qui devaient délimiter le camp étaient installés . Le chef de camp nous reçut dans l' indifférence la plus totale :

– Débrouillez -vous .

On s' est débrouillé . Le soir , chacun avait son lit , son sac de paille , son couvert et sa cuillère . Ce n' est que plus tard que nous sûmes apprécier dans quelle situation privilégiée nous étions . Chacun avait son propre lit .

À 6 heures du matin , il y avait le premier appel , et déjà les entreprises venaient solliciter les travailleurs . Il y avait trois sociétés de construction , qui nous employaient en sous-traitance

Avec 150 hommes , je fus affecté à la société Kleinert . Nous arrivâmes à la ligne de chemin de fer où des milliers de traverses avaient été déchargées . Nous devions transférer ces traverses vers un dépôt distant d' une centaine de mètres et les empiler là-bas . Quatre hommes portent une traverse . J' essaie d' organiser le travail aussi bien que possible . Mais que pouvait -on vraiment entreprendre avec ces hommes-là ? L' un avait des rhumatismes , l' autre une hernie , tel autre une main fracturée , et parmi les 150 hommes , il y en avait peut-être 70 , plus jeunes , qui pouvaient supporter ce travail , les autres étant inemployables à cette tâche . J' essaie d' organiser un roulement afin que certains puissent se reposer de temps en temps , mais , déjà , le chef de chantier m' interpelle et me fait des remontrances .

– Pourquoi ces gens ne travaillent -ils pas ?

– Ils sont trop faibles pour ce travail . Ils sont en transit depuis des semaines sans repas réguliers . Et dans la plupart des cas , ils sont malades . Ils sont incapables d' effectuer ce travail .

– J' en ai rien à faire . La direction exige un certain rendement de ces 150 hommes et je suis responsable de cela .

J' ai finalement obtenu qu' il puisse y avoir un roulement de cinq hommes au repos . Tout se passe bien pendant un certain temps jusqu' à ce qu' un garde repère le manège et les pousse au travail avec un gourdin .

C' est ainsi que s' écoule le premier jour de travail . Nous rentrons au camp complètement épuisés . Nous apprenons que nous avons eu beaucoup de chance avec notre entreprise car sur les autres chantiers il n' avait pas été question de tractations . Là , le chef de chantier prit le gourdin et frappa les gens .

Le deuxième jour nous apporta une grande surprise . Notre travail se déroulait sur la ligne Trzebinia-Krenau ( Czanow

Pour finir , le « chef de surveillance » vint et nous autorisa à ouvrir les colis . Quelle surprise ! Gâteaux , fruits , tartines de pain , saucissons , œufs . Tout fut immédiatement et équitablement réparti entre nous . Cette manne céleste se renouvela quotidiennement à la même heure . Nous avons appris plus tard qu' il existait toujours un ghetto à Krenau et que bon nombre de filles et femmes juives qui travaillaient dans une usine de caoutchouc de Trzebinia nous jetaient quotidiennement au retour leur petit déjeuner . C' était le salut d' un autre monde . C' était vraiment de la solidarité .

Nous n' avions toujours pas de clôture autour du camp . Et au cinquième jour , deux hommes manquaient à l' appel du matin . Ils s' étaient enfuis . Nous voilà dans de beaux draps . Le responsable des gardes est maréchal des logis chef de réserve de la police .

– Qu' ai -je donc fait pour endosser une telle fonction de criminel ? Je ne suis pas fait pour cela et je ne tiendrai pas le coup .

C' était déjà les propos qu' il tenait dès le cinquième jour au doyen des Juifs . Mais il était aussi patient avec les sentinelles qu' il l' était envers nous . La peur de la Gestapo

Le soir même , les deux fuyards furent ramenés au camp . Que va -t-on faire d' eux ? Le lendemain matin , à l' appel , on les fait sortir du rang , mains croisées sur la tête . Un officier de police , membre de la Schutzpolizei

– C' est une bêtise et une futilité de s' enfuir . De toute manière , vous serez toujours repris . Nous attendons de vous un travail et si celui -ci est correctement fait , vous serez convenablement traités . Si vous produisez insuffisamment , vous serez conduits au camp de concentration d' Auschwitz . Concernant les deux fuyards , je joue sur l' indulgence . Chacun recevra 50 coups sur le derrière .

On apporta deux chaises , et la sanction fut immédiatement appliquée . Deux chefs de colonnes furent désignés pour donner les coups ( on ne les appelait généralement que « profiteurs » ) . Le battu devait lui-même compter les coups . Au quinzième coup , le sergent fait interrompre la séance .

– Mais ces gars ne savent pas frapper ! Que deux autres viennent .

Et le malheur veut qu' il me choisisse . Je tremblais de tout mon corps . Maintenant , je dois frapper et je tape . Je n' entends plus rien , et soudain je ramasse moi-même un coup sur le dos .

– Si tu ne sais pas mieux frapper , je vais te montrer en quoi cela consiste .

Le sergent prit lui-même le gourdin et frappa .

Pauvre camarade , si seulement j' avais su mieux te frapper . Je t' aurais épargné pas mal de souffrances . Mais j' étais encore un débutant , et je n' avais pas compris ma fonction de « profiteur » .

Profession : serrurier

Âge : 62 ans

Marié , deux fils , l' un d' environ 25 ans , l' autre 10 ans

Lieu de résidence : Brême

Bergmann était bien entendu un ancien membre du parti , et obtint ainsi le poste profitable de chef de camp du camp juif de Trzebinia . Ce camp dépendait du délégué au travail des étrangers . Le travail était fourni par les chemins de fer allemands . Il consistait à la réalisation d' une gare de marchandises entre Cracovie et Kattowitz . Bergmann était l' archétype de ce que l' on pouvait appeler un authentique nazi . Un seul dieu existait pour lui et c' était Adolf Hitler .

Ce dieu avait ordonné l' extermination des Juifs et c' était donc pour lui un devoir sacré de participer à cette œuvre . Il méprisait , bien entendu , les faits de violence .

Le Führer ne les souhaitait pas . Bergmann considérait les 500 Juifs du camp comme une marchandise que l' on consommait et quand elle avait fait son temps et ne valait plus rien , elle pouvait être détruite . En principe , chaque machine doit être entretenue et graissée lorsqu' elle est en fonctionnement , et chaque créature doit être nourrie si on veut qu' elle produise quelque chose . Cela faisait bien partie du concept de Bergmann . Mais il ne faut pas exagérer . Il ne faut pas gâter les Juifs , et il était d' avis que c' était un acte particulier de patriotisme s' il pouvait atteindre un niveau d' alimentation inférieur au rationnement prévu à cet effet . La réalité était qu' une grande partie des travailleurs n' était pas capable de supporter ce régime , et le fait que son souci d' économie se paie par des morts de faim , ne lui créait aucun état d' âme . Il lui suffisait d' aviser ses supérieurs de la mort de tant d' hommes et quelques jours plus tard , les dénommés « entrants » remplaçaient les « sortants » . On disposait d' assez de Juifs , et de toute manière , cela le dérangeait que l' on brûle les Juifs dès leur arrivée à Auschwitz sans mettre au préalable leur potentiel de travail au service de la « victoire finale » .

Et ainsi est -il très fier d' avoir économisé en un an plus de 100 000 marks sur le budget de fonctionnement du camp . Il était aussi très fier d' avoir , par sa méthode , anéanti 400 Juifs en tout juste trois mois , tout en exploitant néanmoins leurs dernières forces .

À Trzebinia , dans les rations de nourriture normalement prévues , un peu plus de la moitié consistait en navets , bouillis à l' eau . Pour 500 , un repas représentait cinq livres de margarine , et quotidiennement 200 grammes de pain étaient répartis . Deux fois par semaine , on ne distribuait que du pain sec ( ne faisons -nous pas là des économies pour la victoire finale ? ) .

Si un contrôle intervenait , Bergmann faisait le dos rond et promettait bien sûr de tout régler . Mais gare si le doyen des Juifs s' était avisé , questionné par les contrôleurs sur l' un de ses désirs , de faire le moindre commentaire sur la nourriture ( car , parfois , les contrôleurs étaient assez généreux ) . Il devait alors le payer une semaine entière et avec lui , toute l' équipe . On avait de ce fait droit à des appels spéciaux , et comme par hasard , les navets étaient pourris , il était impossible de se procurer un complément au pain sec et les jours « pain sec » doublaient dans la semaine .

– Oui , quand nous aurons gagné la guerre , je me prendrai 500 Juifs et j' irai avec eux en Ukraine . Là-bas , sous ma direction , ils deviendront agriculteurs et exerceront une profession utile .

– Nous isolons les malades , les autres doivent continuer à travailler car les roues doivent tourner pour la victoire .

Vacciner ?

– Nous avons besoin du sérum pour nos concitoyens . Cela ne s' applique pas à ces gens-là . Ce ne sont que des Juifs . L' important , c' est que ma famille , les gardes et moi soyons vaccinés .

Et d' autres malades ?

– Nous n' avons pas de place pour eux .

Des frais spéciaux ?

– Il n' y a pas de tels luxes . Celui qui ne peut pas travailler doit disparaître de la surface de la terre .

Et même quand il disposait de moyens spéciaux pour les malades , il était hors de question de les utiliser . Quand le médecin du camp ( un Juif ) réclamait quoi que ce soit , il obtenait ce type de réponse .

– Docteur , si l' aide que vous leur apportez doit seulement conduire à ce qu' ils me réclament quelque chose , alors laissez -les mourir .

Le matin , avant le départ au travail , tout le monde devait se rendre à l' appel . Surgissait alors Bergmann , qui se faisait présenter les malades . Il avait une méthode expéditive de les ramener au travail . Une matraque et des gifles , et quand vraiment quelqu'un était dans l' incapacité totale de marcher , il avait droit à un bon coup de pied en direction du baraquement réservé aux malades .

Il était fort bien installé . Il fit venir sa famille , et sa femme dirigeait la cuisine réservée à l' équipe de surveillance . C' était un grand ami des animaux . Dans son « écurie » , il disposait de dix oies , quinze lapins , une grande quantité de poules et , bien entendu , quatre porcs . Et l' une de ses activités était la réalisation par les détenus d' un étang pour l' élevage de poissons .

C' est l' observation du contenu des ordures qui nous fournissait ces informations .

Car en fait , c' est nous qui avions droit aux détritus et les bêtes recevaient les bonnes pommes de terre . Lorsqu' une vieille Polonaise fit paître sa chèvre au voisinage du camp , il la lui prit . Une chèvre de plus dans son écurie !

C' était la manière Bergmann , chef du camp des Juifs de Trzebinia . Je l' accuse d' avoir sur la conscience la responsabilité de la mort « de faim » de plus de 400 Juifs .

Âge : environ 35 ans

Né en Haute-Silésie

Lieu de résidence : inconnu

Luboeinski était policier de métier . Il officiait dans la police civile et était en 1943 gardien au camp de Trzebinia . Il était responsable de la sécurité et de la discipline du camp . L' équipe de surveillance sous ses ordres était composée de 28 employés des chemins de fer . Ces hommes avaient été détachés de leur fonction habituelle comme surveillants du camp des Juifs travaillant pour les chemins de fer .

Luboeinski était une bête dans un corps d' homme .

– Je vais bien vous apprendre le travail et la discipline . Il n' y a qu' une alternative pour vous . Obéir et travailler ou mourir .

Et croyez -moi , il imprégna les détenus de ces concepts . Il avait pour cela les poings adéquats et une solide paire de bottes en cuir d' agneau . Bien entendu , la matraque ne manquait jamais à sa panoplie . C' est lui qui dirigeait les appels du matin et du soir . Lorsque les équipes de travail regagnaient le camp , épuisées par dix heures de travail pénible , il se tenait à l' entrée du camp à les attendre , et gare aux groupes qui ne savaient pas ôter rapidement et avec détermination leur coiffe ( le Kommando devait être dirigé en cadence ) en arrivant au pas devant lui . Il n' était pas question de fatigue et de faiblesse . Voyait -il quelqu'un qui traînait , boitillait ou qui , par faiblesse , s' appuyait sur un camarade , il se précipitait , tel un tigre , sur le pauvre et le martelait de coups de poing jusqu' à ce qu' il s' affaisse . Mais il n' était pas satisfait pour autant . Il était comme dans une griserie sanguine . Quelqu'un était -il étendu au sol ? Alors ses bottes d' agneau cloutées entraient en action . Et cela se poursuivait jusqu' à ce que sa victime gise morte ou que le service sanitaire , dépêché en urgence , traîne le malheureux jusqu' à l' infirmerie , où la plupart du temps , il n' arrivait pas à survivre à ses blessures . Ces « grandes manœuvres » se déroulaient deux ou trois fois , quotidiennement . Bien sûr , on s' efforçait de franchir l' entrée du camp sans incidents , mais souvent ce n' était guère possible . Sur les lieux de travail , les gardiens frappaient pour le moindre détail , et les responsables civils allemands surent suivre l' exemple . Nos hommes étaient en partie tellement démoralisés par le travail pénible et le traitement infligé qu' ils n' en étaient plus à quelques coups près et dans leur désespoir en arrivaient à souhaiter mourir .

Luboeinski aimait l' ordre romain et faisait partie de ces Allemands qui fayotaient le haut et écra saient le bas . Quand la visite du Sturmbannführer

Son grand plaisir était , comme il aimait le dire , de « guérir les malades » . Après avoir expédié au petit jour les Kommandos au travail , il se plaisait à effectuer un contrôle à l' infirmerie . Il arrivait avec sa matraque , et le médecin annonçait « infirmerie occupée par tant de malades » . Si le nombre ne lui convenait pas , il se dirigeait sans dire un mot vers les lits et tapait de sa matraque les pauvres bougres en hurlant :

– Je vais vous aider à guérir , sortez des lits !

Une fois , il se tenait devant un lit , et dans sa fureur tapait sur la victime en hurlant toujours plus fort .

– Ce porc ne se remue pas . Mais je vais le lui apprendre .

Il arrêta seulement sa boucherie quand le médecin lui dit :

– Monsieur le garde , cet homme est déjà mort .

C' est ainsi que Luboeinski aimait l' ordre .

Une fois , un jeune de 17 ans était tout juste sorti de l' infirmerie mais il n' était pas encore apte au travail . Cela ne lui convenait pas du tout . Il fut affecté à un travail peu fatigant , à l' extérieur du camp , et dans le cadre de cette activité , Luboeinski lui ordonna d' aller chercher une pierre , distante d' environ 200 mètres . Un ordre est un ordre . Mais cette pierre se situait en dehors des limites du camp et lorsque le jeune homme en prit la direction , il fut abattu pour tentative de fuite .

Voilà les actes du maréchal des logis Luboeinski . Il assassina de la manière la plus brutale des hommes à bout de résistance par la faim et le dur labeur .

Les gardiens étaient pour la plupart des employés des chemins de fer qui avaient été détachés à cette fonction . Des hommes qui n' avaient pas d' opinion politique particulière , qui très rarement seulement étaient membres du parti et qui par conséquent exerçaient leur fonction plus avec automatisme , quand ce n' était pas à contrecœur . Selon leur tempérament , il y en avait qui s' entretenaient avec nous , qui parfois nous donnaient du pain et des cigarettes . Des hommes qui effectuaient sans prise de position leur travail mais aussi des hommes membres du parti . Et ces derniers ont vite réussi à terroriser tout le camp . Ils travaillaient en accord avec le chef de camp , contrôlaient et battaient les gens sur les chantiers , encourageaient les chefs de chantier à en faire autant et venaient fouiller dans les baraquements . Pas plus leur responsable que les autres gardes n' osaient protester .

Un seul homme ne se préoccupait pas du tout de ce groupe . Un employé des chemins de fer , un Polonais à qui on avait accordé la nationalité allemande . Nous l' avions surnommé « Perunja » . Il s' appelait Ciesinsky . Il nous apportait du tabac , du pain et des fruits . Il échangeait tout contre tout . Il échangeait les montres que nous avions pu sauver des fouilles contre du lard ou du tabac . Comme nous avions tous conservé notre linge personnel , il s' organisa autour de lui un trafic d' échange qui , un jour , fut découvert . Mais Perunja était assez malin pour se tirer d' affaire et très curieusement nous ne fûmes pas sanctionnés .

Entre-temps nous avions pu constater que tout garde , aussi dur soit -il , était corruptible , et nous avions en la matière de véritables spécialistes parmi nous . Mais tout cela était à apprécier avec circonspection . Le footballeur international de Dresde Koehler était un gredin très spécial . Koehler commença son trafic d' échange avec de petits objets . Il découvrit finalement un bracelet de montre en or . Le porteur était un conducteur de tracteur qui , à ce moment-là , avait encore l' autorisation de porter la montre . Il ne pouvait pas la lui prendre , il ne pouvait pas la lui échanger . Mais il sut s' aider . Il ordonna à sa victime d' aller chercher un objet à environ 100 mètres de là et l' abattit pour « tentative de fuite » . Koehler tua ainsi quatre hommes .

Au bout de trois mois , les gardiens furent remplacés . Vinrent des hommes qui appartenaient aux SA . Ils étaient le plus souvent germano-polonais . Leur préoccupation principale était de fouiller les gens sur les chantiers , de leur prendre les quelques objets personnels qu' ils possédaient encore et de les vendre .

Lorsqu' ils ne trouvèrent plus rien à nous dérober , car nous étions , nous aussi , devenus plus malins , ils commencèrent ouvertement à faire des affaires avec nous .

C' est ainsi que nous avons un homme des SA qui nous fournissait couramment , mais seulement contre des dollars ou de l' or , de la saccharine , du beurre et du pain . Un autre était un Roumain qui nous apportait presque tous les jours de l' eau-de-vie et du lard sur le chantier . Pour lui ce n' était qu' un moyen pour arriver à ses fins . Il buvait un coup avec nous et encaissait en bonne et due forme le prix de sa marchandise .

Je me souviens aussi d' un jeune chef d' équipe SA qui , un jour , me donna son petit déjeuner et me demanda conseil : comment sortir de « l' organisation » ( cela signifiait les SA ) . Il en avait déjà assez début 1943 .

À Trzebinia était construite une grande gare de triage avec 36 voies et un hall à locomotives . Nous avions été mis à disposition des entreprises de construction : Heilmann et Littmann , avec 220 travailleurs , Trebitsch AG , avec 250 travailleurs et C Kleinert , avec 100 travailleurs .

La taille des groupes changea pendant la durée du chantier . Durant les quatorze mois de travail , les pertes redevables aux mauvais traitements infligés par les chefs de chantier civils ont été de : 33 % chez Heilmann et Littmann , 40 % chez Trebitsch et 10 % chez C Kleinert .

Il ne faut pas oublier qu' aucune de ces trois sociétés n' a cherché à dissuader ses chefs de chantier d' infliger des sévices à ses travailleurs , bien au contraire , elles les encourageaient plutôt . Le système des mauvais traitements cessa seulement lorsqu' en août 1943 vint un nouveau chef des gardes qui menaça ces entreprises de leur retirer les travailleurs si ces conditions ne prenaient pas fin .

Chez Heilmann et Littmann , le travail consistait à la réalisation des fondations de la gare . On chargeait du sable sur des wagons . La charge quotidienne de travail de chacun était de 11 m³ . Les chefs d' exploitation Schwarz et Hartmann sillonnaient le chantier toute la journée avec des cannes à bec , tapaient les gens et stimulaient les contremaîtres à extraire des travailleurs leurs dernières réserves .

Et nous étions tous des hommes qui n' avions pratiquement jamais eu à fournir un travail physique pénible , qui avions à peine tenu une pelle dans la main .

Vis-à-vis de cette situation , nous n' étions pas seulement sous forte pression morale due aux travaux forcés , à l' incertitude du destin de nos proches parents , nous étions sous-alimentés , mal vêtus et malades .

Le contremaître principal de l' entreprise était un ancien boxeur hambourgeois , Beckmann . Et il faisait un usage abondant de ses capacités de boxeur . Quelqu'un était -il incapable de travailler comme il le souhaitait , eh bien , il le frappait jusqu' à ce qu' il s' affaisse puis le piétinait . Le chef de colonne avait un mal fou à le persuader et le détourner de ces excès , et sa réussite impliquait qu' il ait « fraudé » à ses risques et périls du schnaps ou des cigarettes et qu' il les lui glisse . Beckmann était un authentique sadique .

Les conditions les plus atroces étaient le fait du chantier Trebitsch . La société était responsable de la structure de la gare . On transportait , posait et emboîtait les rails . C' était un ramassis de délinquants qui faisaient office de contremaîtres .

Un contremaître chef dont le nom m' échappe , Krause et Gottschalk . Nous devions transporter des rails de 15 mètres de long . Les contremaîtres se tenaient derrière nous avec des gourdins . Le chef de colonne dirigeait les manœuvres et si quelque chose ne marchait pas immédiatement , ils se mettaient à frapper impitoyablement sur les gens . Krause prenait volontiers un « bâton coudé » et frappait ses victimes sur la tête , si bien que les pauvres gens s' affaissaient , morts , sur place .

Du temps où Luboeinski était responsable de la surveillance , il n' était pas possible d' intervenir . Bien au contraire . Si quelqu'un était puni , on l' envoyait au travail chez Krause ou Gottschalk . C' est ainsi que je fus envoyé un jour chez Gottschalk . Car comme chef de colonne chez Kleinert , j' avais toléré que les gens échangent des vêtements contre de la nourriture . Krause , Gottschalk et le contremaître en chef , un véritable trio d' assassins .

Quel que soit le mauvais temps , Trebitsch laissait travailler ses gens à l' extérieur . Quand les autres sociétés avaient déjà renvoyé leurs ouvriers depuis belle lurette au camp , on n' avait toujours pas fini chez Trebitsch et ce jusqu' à ce que le garde de service , sous la pression urgente du doyen des Juifs , fît stopper le travail . Quelques centaines de Juifs trouvèrent ainsi la mort chez Trebitsch . Si le Kommando était par trop affaibli du fait des pertes humaines , on réclamait tout simplement d' autres gens . Lorsque finalement nous n' avions plus aucune solution , grâce à l' habileté , en fait au talent de corruption , nous avions réussi à rendre la situation beaucoup plus supportable avec les autres sociétés . Notre ami Beni , grand maître en corruption , fut désigné responsable de colonnes chez Trebitsch , il parvint à soudoyer le contremaître en chef et obtint finalement que Krause ne travaille plus avec les Juifs . Mais ce résultat fut atteint peu avant la dissolution du camp . Ces contremaîtres maltraitaient non parce qu' ils étaient imprégnés du dogme du parti , mais tout simplement parce que c' étaient des malfaiteurs . Et ils changeaient immédiatement leur façon d' agir quand ils pouvaient en retirer un avantage personnel .

La situation la plus calme était indéniablement celle de la société Kleinert et on la devait à une certaine compréhension du patron de cette entreprise et au responsable des contremaîtres de chantier . Mais même là sévissait un sadique . Le contremaître de chantier , Auguste . Dans sa colère , il prit une fois le premier objet approprié qui lui tomba sous la main et frappa sa victime , et personne n' osait s' élever contre lui car dans de telles discussions , le spectre de la Gestapo s' affichait toujours en arrière-plan . Le contremaître Richard fut arrêté car il avait réclamé du courrier pour nous . Nous ne l' avons jamais revu .

De jeunes Polonais , qui travaillaient comme ouvriers volontaires avec nous , se comportaient de manière inadmissible . Ils nous frappaient par plaisir sadique . Ils nous procuraient des victuailles mais nous escroquaient . Ils écoulaient de l' or dentaire , car dans le besoin extrême de chacun , les gens s' arrachaient leurs couronnes en or et on pouvait être certain de ne toucher que le quart de la valeur marchande de celles -ci . On le savait d' avance , mais comme on n' avait aucune autre issue et que l' on voulait survivre , on réalisait néanmoins ce genre d' affaires .

La question des malades était un grave problème . Ils ne pouvaient pas rester au camp , car il était toléré un certain pourcentage seulement . Sur 500 hommes , cela donnait 30 à 35 malades .

En novembre 1943 , une épidémie de dysenterie régnait dans le camp . Nous avions 400 malades . Nous ne disposions d' aucun médicament . Et Bergmann ne modifia rien à la nourriture . Nous avions droit quotidiennement à des navets bouillis à l' eau .

Quatre cents malades . Cela alarma les autorités responsables . Lindner en personne vint au camp . Appel des malades dans la cour du camp . Le doyen des Juifs ainsi que le médecin devaient aussi être présents . Lindner s' approcha d' eux et les frappa tous deux au visage .

– Si dans les huit jours à venir , le nombre de malade ne revient pas aux normes habituelles , je laisserai ériger une potence et vous serez pendus .

Lindner avait l' habitude de tenir ses promesses .

Le médecin fut ainsi obligé d' envoyer des malades au travail en sachant qu' ils ne survivraient pas à cela . 60 % des occupants du camp sont morts ainsi . Mais quelle importance . On disposait d' assez de Juifs .

C' est à cette période que j' ai perdu deux amis .

J' ai fait la connaissance de Max Drobatschewski à Ottmuth . Avant guerre , il était violoniste à Radio Luxembourg . La passion commune pour la musique nous rapprocha . Nous étions souvent assis ensemble pendant nos heures libres et parlions du bon vieux temps . Il me parlait des quatuors à cordes dans lesquels il avait joué et nous évoquions les grandes compositions symphoniques . Nous chantions et sifflions des symphonies entières pendant ces soirées de solitude .

Un jour , il fut expédié en secours sur le chantier de la société Trebitsch . On le ramena déjà en début d' après-midi , inconscient , au camp . Nous lui avons massé le cœur pendant des heures . Un fortifiant cardiaque aurait pu le maintenir en vie . Mais , dans ces conditions , nous n' avons pas pu le sauver .

J' ai également perdu mon ami Julius avec qui j' avais tissé des liens étroits depuis Vénissieux et ce dans des circonstances assez tragiques .

Il avait beaucoup neigé . Les responsables des chemins de fer ont réclamé un groupe de travailleurs pour déblayer la neige . Il se porta volontaire pour cette tâche . Nous étions le 31 décembre 1942 .

Tard dans l' après-midi , je fus appelé à l' infirmerie . Quelle affreuse vision m' attendait là !

Mon ami était étendu sur la table , les deux pieds en lambeaux .

Quand il me vit , il m' appela avec un sourire au coin des lèvres .

– Je suis content que tu sois là . Prend vite un crayon et un morceau de papier . Je n' ai plus que quelques minutes à vivre .

Il me donna alors les adresses et les coordonnées de sa famille .

– Si tu retrouves un jour la liberté , essaie de joindre mes proches . Mes dernières pensées sont pour eux . Schma Jisroel Adonaj Elohenu

Et il récitait la prière qu' un Juif croyant prononce lorsque sa dernière heure est venue .

Le médecin était désemparé . S' il avait pu normalement intervenir , on aurait peut-être pu le sauver . Mais dans ces conditions , tout espoir était vain .

Que s' était -il passé ?

Le groupe avait chargé la neige sur des wagons . Les travailleurs s' étaient alors installés sur les wagons pour intervenir plus loin . À l' approche du train , Julius était tombé et passé sous le train . Les deux pieds furent sectionnés . L' employé des chemins de fer de service voulut immédiatement le faire transporter à l' hôpital mais Luboeinski ne laissa pas faire . On n' était tout de même pas à un Juif près . Il était exclu de le faire opérer . Il reçut un narcotique , les plaies ouvertes furent nettoyées et on mit des bandages . Tout cela se passait avec cet affreux sentiment d' impuissance des hommes face à la perte de quelqu'un qui force aussi nettement et courageusement son destin . La seule aide était de la morphine et on n' en disposait qu' en très faibles quantités .

Lorsqu' il revint à lui , il n' y eut pas un seul mot de plainte , pas de gémissements sur ses lèvres . Il faisait partie des hommes qui retiraient toujours du passé la volonté de la réalisation du futur . Et en cette minute , il sentait comme la lueur d' un passé heureux et c' est en pensées auprès des siens , avec un sourire de satisfaction aux lèvres qu' il nous quitta .

Devions -nous le plaindre ? Il avait montré pendant sa dernière heure de vie une force surhumaine , qui lui conféra quelque chose d' héroïque .

C' est avec une extrême tristesse que j' accompagnais le véhicule qui emportait mes deux amis jusqu' à la sortie du camp . Deux victimes parmi bien d' autres . Le dégoût commun nous avait enchaînés . Ils en étaient désormais détachés . Quel serait donc le chemin vers la liberté que j' allais emprunter ?

L' origine de la pluie miraculeuse des paquets , lors de notre deuxième jour de travail sur le chantier , a assez rapidement trouvé son explication .

C' est au début de notre séjour que mourut le médecin du camp , le docteur Haendel . Il nous fut annoncé qu' il serait enterré dans le cimetière juif de Krenau . Le lendemain vint un corbillard conduit par un homme portant un brassard bleu et blanc et une casquette aux mêmes couleurs . Il en ressortit que , dans la ville de Krenau , à quatre kilomètres du camp , existait encore un ghetto avec quelques milliers de Juifs . Cet homme appartenait à la police de ce ghetto . Il nous fut accordé de déléguer deux hommes accompagnés d' un garde jusqu' au cimetière et j' eus ainsi l' occasion de me rendre là-bas .

Je n' oublierai jamais de ma vie l' instant où nous sommes arrivés au ghetto . Il s' était répandu comme une traînée de poudre que nous appartenions au camp .

Les rues étaient noires de monde . La police juive devait forcer un chemin à travers la foule . Et de toutes parts , on nous glissait quelque chose . Cigarettes , gâteaux , pain , chacun voulait faire quelque chose pour nous , et chacun voulait savoir quelque chose . Notre garde était désemparé . Finalement , nous sommes arrivés dans une cuisine communautaire . Le garde reçut un schnaps et des cigarettes et nous avons ainsi eu l' occasion de nous entretenir de manière plus complète . Lorsque nos conditions de vie furent connues , que nous n' avions ni pain ni médicaments , que nous avions besoin de schnaps pour « les gardes » , à peine avions -nous fini de nous exprimer que tout était mis à notre disposition . Toute la communauté était en ébullition extrême . Quelqu'un me glissa dans la poche quelques milliers de marks dont on avait instantanément fait la collecte et le retour eut lieu dans un fiacre plein à ras bord . Quelle allégresse au camp ! Il y avait matière à fumer , chacun eut droit à un morceau de pain . Nous savions désormais que , près de chez nous , vivaient nos frères et nos sœurs qui nous aidaient , et cela quel qu' en soit le prix .

Comme nous avions malheureusement à peu près tous les jours des morts à déplorer , le corbillard venait presque quotidiennement et , caché dans le cercueil , nous trouvions toujours ce que nous souhaitions . Plus tard , nous n' avons plus jamais obtenu l' autorisation d' aller à Krenau , mais une fois le contact établi , des possibilités s' offraient déjà .

Nous n' avions pas encore d' eau courante au camp et une colonne « d' eau » de 20 hommes se rendait trois ou quatre fois par jour à une source qui était à environ dix minutes du camp . Et bien entendu , à Krenau , ils avaient organisé un service spécial qui était posté en permanence sur la voie de la source d' eau et qui remettait aux membres de la colonne des sacs de nourriture . Bien sûr , ce n' était pas aussi simple que cela . Pour pouvoir stationner là-bas , il fallait « graisser » la police locale , il fallait « satisfaire » notre garde , donner sa part à la sentinelle en faction , tout particulièrement à l' adjoint de Lesch qui était un sacré filou . Comme , en outre , c' était un buveur invétéré , il fallait amorcer avec de l' alcool car il était corruptible .

En janvier 1943 , notre camp était tellement infesté de poux qu' il n' était vraiment pas possible d' échapper à un épouillage , ne serait -ce qu' à cause de l' apparition du typhus . Le centre d' épouillage se situait à Krenau , si bien que nous y sommes tous allés .

Quel événement pour le ghetto ! Nous avons réussi à obtenir l' autorisation de nous restaurer après la séance d' épouillage . Toute la ville juive était sur pied .

Dans la cuisine communautaire , on avait dressé de grandes tables pour nous . Le menu était composé de soupe , pommes de terre et gâteau , le tout accompagné de pain . Mais la communauté avait dû s' approvisionner au marché noir . Chacun put manger à volonté . Il nous fut distribué des sous-vêtements , des chaussures , des complets . Et chacun reçut encore un pain , 20 cigarettes et du thé . Nous pleurions de joie .

De retour au camp , l' un d' entre nous a dit :

– Si nous pouvions tous survivre aux événements ! Les Juifs de Krenau méritent un monument .

Ce monument leur revient de droit . Je n' ai jamais ressenti aussi profondément et de manière si émouvante ce qu' étaient la solidarité et l' aide en cas de détresse . Ces gens de Krenau nous ont offert tout ce qu' il leur restait . Leur argent , leurs vivres , leurs habits . Encore aujourd'hui , merci pour tout .

Mais hélas … Quatre semaines plus tard , le ghetto fut anéanti . Dans le jargon administratif allemand on appelait cela « transféré » . Des milliers de Juifs furent conduits à Auschwitz et exterminés là-bas .

Le camp de Trzebinia se composait de neuf baraquements . Dans chaque baraquement , il y avait trois grandes chambres . Chaque chambre comportait 15 lits doubles . Il y avait en conséquence de la place pour 30 hommes par chambre .

Chaque chambre disposait d' un fourneau et comportait deux fenêtres . Chacun d' entre nous reçut un sac de paille et deux couvertures .

Au centre du camp se trouvait le baraquement prévu pour la toilette , disposant quotidiennement de douches chaudes . La cuisine et le logement des sentinelles étaient situés en dehors de la zone clôturée de fils de fer barbelés . Du point de vue hygiène , le camp était plutôt convenablement aménagé . L' occupation du camp fluctuait entre 450 et 600 hommes . En outre , 26 femmes travaillaient aux cuisines et à la laverie .

Les femmes nous créaient un problème tout particulier .

Nos sentiments étaient complètement émoussés . La vie avait -elle encore un sens pour nous et quelle importance avait la vie de notre prochain ? Nous étions le reflet de la misère et du dégoût ; oui , et même complètement habitués à la mort , si bien que nous la côtoyions complètement détachés de tout sentiment .

Ce manque de sentiments humains était la conséquence forcée de nos conditions de vie . À quel niveau étions -nous tombés , quand nous étions capables de prendre en charge pendant notre temps libre les travaux les plus pénibles pour une pauvre assiette de soupe à l' eau , pour un navet cru ou pour un morceau de pain , ou même de dénoncer un camarade ? Le sens élevé de l' existence humaine avait totalement disparu . Des notions pour lesquelles nous avions lutté , qui avaient façonné notre existence , des conceptions du monde , la culture , quelles significations toutes ces notions ont -elles encore aujourd'hui pour nous ? Quand on pense qu' un être humain peut en abattre un autre pour la seule raison qu' il ne travaille pas assez vite , tout cela devient vide de sens . La question de la sanction que méritent de tels actes ne peut pas régler le problème pour nous , mais la simple réalité était bouleversante , celle de penser qu' en dépit de la religion , d' un certain degré de culture – aussi faible soit -il , il existait – , cette brutalité n' était pas le fait d' un seul fou mais que tout un peuple se rangeait derrière de tels actes ou , au mieux , feignait de les ignorer .

Nous-mêmes , dans notre vie commune , avions déjà souvent perdu la notion de justice ou d' injustice et la seule influence active qui pouvait encore nous protéger contre cette dépravation était la présence féminine à nos côtés . Nous avons tout de même tous eu une mère et avons grandi avec son amour . Et ce besoin de tendresse , qui s' éveillait de nouveau à cette présence et devenait la seule force de réaction contre l' instinct bestial qui se développait en nous du fait de nos conditions de vie .

Officiellement , nous étions tenus de maintenir la plus grande distance possible avec elles . Mais en quoi l' officiel pouvait -il être une référence pour nous ? Une bonne parole , une petite caresse jouaient comme un miracle sur le moral des hommes . J' en ai connu parmi eux qui accomplissaient avec une apparente facilité les tâches les plus pénibles car ils attendaient , heureux , l' heure où ils pourraient voir leur amie le long des fils de fer barbelés .

Combien de fois moi-même , grâce aux propos réconfortants de mon amie , ai -je pu fonder de nouveaux espoirs , et combien de fois m' a -t-elle aidé à apaiser ma faim , ne serait -ce qu' avec quelques pommes de terre qu' elle avait braisées au feu . La ténacité avec laquelle elle se défendait et nous défendait envers le chef de camp , avec laquelle elle trouvait toujours une traverse pour escamoter une interdiction était digne du plus grand émerveillement .

Pauvres amies . Toutes , après une courte halte chez nous , ont été exterminées à Auschwitz .

Le baraquement des femmes était à l' intérieur du camp , mais faisait l' objet d' une clôture spécifique de fils de fer barbelés . Si nous ne pouvions pas nous rendre au baraquement des femmes , alors il y avait rendez-vous le long de la clôture .

J' avais été désigné chef du baraquement des femmes . Et ma mission essentielle était de veiller à ce qu' aucun homme ne pénètre dans leur baraquement , j' étais responsable de la propreté des lieux , et devais veiller à ce que les femmes ne volent pas de nourriture pendant le travail . Quelle mission désagréable ! Chaque fille avait son ami , chaque ami avait faim , et lorsqu' on épluche des pommes de terre , on est à la source . Chaque soir , c' était la dispute entre les femmes pour être proche du fourneau . Aucune d' elles ne voulait être la dernière à la cuisson . Les hommes rentraient ponctuellement du travail , et chacune d' elles voulait que son « don d' amour » soit prêt . Aucune interdiction n' était efficace pas plus que la réquisition d' une marmite . On se débrouillait toujours . Si le chef de camp pénétrait dans la chambrée féminine , en un clin d' œil toutes les marmites disparaissaient du feu . Et à peine était- il ressorti que la lutte pour le poste de cuisson re prenait de plus belle . Un dimanche soir , nous étions tous assis avec les copines sur les lits ; on chantait , on mangeait des galettes de pommes de terre , ( « plat national » des camps de concentration , ce sont des pommes de terre râpées cuites sans graisse directement sur les plaques rougies du fourneau ) , on oubliait pendant un court instant tous nos malheurs . Soudain , on annonce la venue du chef de camp . Il est impossible de quitter le baraquement . On rampe sous les lits , dans les armoires , et quand il pénètre dans la chambrée , je suis seul , debout au milieu de la chambre , les femmes vaquant , comme si de rien n' était , à leurs menus travaux , installées sur leurs lits . Je fais mon annonce protocolaire .

– Baraquement de femmes occupées par 26 Juives .

– Pas d' hommes ici ?

– Non , Monsieur le chef de camp .

– Pour ta chance , cela t' en aurait valu 25 .

Lorsqu' il fut ressorti , j' ai repris mon souffle . Tout cela aurait pu tourner au plus mal .

Une fois , le doyen des Juifs , suite à de nombreuses pressions exercées sur lui , avait tranquillement et secrètement accordé l' autorisation de fêter un anniversaire dans le baraquement des femmes . Grâce aux membres du ghetto de Krenau , nous avions des galettes de pommes de terre sucrées et du café . Il était 9 heures du soir . On chantait et oubliait tout quand soudain , la porte s' ouvrit et le SA Lech , délégué par la sentinelle en poste , pénétra . Le doyen des Juifs se précipita et annonça :

– Informe le chef de garde en poste de la célébration d' un anniversaire .

– Y a -t-il du schnaps ?

– Pour Monsieur la sentinelle en poste , toujours .

– Bon , eh bien , servez -moi .

Si bien que le SA Lech s' assit dans le cercle de ses Juifs , comme il disait , et fêta l' anniversaire . Et quand nous nous sommes tous levés en fin de soirée pour chanter l' hymne national juif , il se leva aussi et se mit à chanter avec nous , mais néanmoins avec ses propres paroles « Embrasse -moi Louise » .

À cette époque , nous étions en février 1943 , naquit l' idée d' une représentation théâtrale . Bergmann avait donné son accord . Bien sûr il y eut de grandes discussions , si nous devions , dans notre triste situation , effectivement jouer et ce en un temps où quotidiennement des camarades disparaissaient , où nous avions à peine de quoi nous nourrir , où nous étions obligés de travailler péniblement chaque jour . Nous avons tout de même opté pour la représentation théâtrale . La possibilité d' oublier pendant deux heures notre environnement , de vivre dans un autre monde justifia cette option . Tous œuvraient fébrilement pour cette première représentation . De Krenau nous parvinrent un violon et un banjo . Nous avions un programme de première classe . Meilech Herschkowitz , ancien directeur du théâtre juif de Vienne , Hermann Spitz , violoniste à la radio de Cologne , le violoniste Peter Dymoff , un jeune ténor , des chansonniers , etc .

Ce fut une grande réussite . Les yeux brillaient de joie quand notre orchestre de jazz , composé de violon , banjo et six chanteurs , monta sur scène . Le théâtre devint pour nous une telle nécessité que nous vivions pratiquement entre deux représentations . Tous les 15 jours , le dimanche après-midi , il y avait un nouveau programme . Spitz était infatigable avec son orchestre , des sketches furent écrits , des mélodies furent composées , tristes et gaies , tout était ironisé . Le refrain d' une valse s' achevait par :

Oui , c' est le travail forcé , dans la joie et dans la peine .

Un autre tango , qui eut ici sa première , avait le texte suivant :

Aujourd'hui les temps sont maigres .

Aujourd'hui on ne danse plus le tango .

On est depuis longtemps dans le camp

et l' on soupire beaucoup après la liberté ,

on rêve de jours meilleurs .

Quand sera -t-on à nouveau heureux ?

Quand sera -t-on à nouveau content ?

Et quand chantera -t-on à nouveau

la mélodie d' un tel tango ?

Quelles joies lors des répétitions ! Quelles recharges d' énergie au cours de ces heures , et quels plans bâtissions -nous pour l' avenir , pour la liberté ! Et qui a pu revoir cette liberté ? Hormis Spitz , le ténor Kurzinski et moi , presque personne parmi les membres de ce groupe théâtral n' est encore en vie .

Pauvre Meilech Herschkowitz . À Auschwitz , encore dans la quarantaine , il jouait dans le groupe théâtral . En janvier 1944 , lors de la grande sélection , il ne put être sauvé . Condamné à être brûlé . Lorsqu' il fut sorti du Block le soir ( les candidats à la mort étaient rassemblés dans un Block spécial et surveillés jusqu' à ce qu' on les conduise le lendemain matin au crématoire ) , il vit un chef de section SS

– Monsieur le chef de section , vous me connaissez bien ?

– Bien sûr , tu es l' acteur .

– Vous vous êtes souvent bien amusé au théâtre , Monsieur le chef de section .

– C' est clair , et la prochaine fois , je reviendrai .

– Je me retrouve dans la sélection et dois être brûlé . Ne pouvez -vous pas m' aider ?

– Je ne peux rien faire pour toi .

– Ne croyez -vous pas , Monsieur le chef de section , que , si je dois mourir , j' ai bien mérité au moins une balle .

– Tu as bien raison .

Il sort son revolver de la poche . Bruit d' un coup de feu .

Ainsi mourut Meilech Herschkowitz en janvier 1944 à Birkenau .

Un dimanche matin , on vient nous chercher pour un travail urgent . Un train a déraillé à la suite d' un sabotage . Il faut immédiatement réparer la voie . Nous partons à 150 sur les lieux . Il faut travailler dur . La ligne est enfin accessible . Nous rentrons au camp à 2 heures du matin complètement épuisés .

Nous devons tous nous rendre aux sanitaires . Le doyen des Juifs négocie en notre présence avec Bergmann un repos de compensation le lendemain matin .

La conversation se poursuivait sur un ton de plus en plus élevé . Pour Bergmann , il n' en est nullement question . Lorsque nous comprenons son refus , l' un d' entre nous entame la Hatikwah ( hymne national juif ) . Spontanément tous chantent avec lui .

Ne nous laissons pas abattre

« Tant que l' on est sur pied , on peut vaincre ,

Celui qui tombe reste étendu

Celui qui survit a la vérité pour lui .

Ces vers de Goethe ont été récités au début de la présentation théâtrale suivante .

Nous voulons survivre .

C' est le troisième responsable de surveillance qui vint à Trzebinia . C' était vraiment quelqu'un d' humain et pour nous il devint presque un ami . Il ne prenait pas de précautions oratoires . Il remplissait bien ses fonctions vis-à-vis des autorités , mais avec cette nuance qu' il essayait dans la mesure du possible de nous aider , à la différence de son prédécesseur qui recherchait toujours la pire solution pour nous .

Cela le conduisit bien entendu très rapidement à une sévère explication avec Bergmann . Leurs échanges se limitaient au pur administratif . Il fit le tour des chantiers et menaça les entreprises de retirer immédiatement les travailleurs si l' un d' eux était frappé sur le lieu de travail . À l' appel du matin , il observait lui-même les malades et ne laissait aucun d' eux aller au travail . Il n' y avait aucun quota limite pour lui . Si quelqu'un ne pouvait pas travailler , il fallait tout bonnement le soigner afin qu' il guérisse .

Il se rendait à Krenau , alors que le ghetto avait déjà disparu , et nous achetait des médicaments .

Il réceptionnait les Kommandos à l' entrée du camp lorsqu' ils rentraient du travail , exigeait qu' ils ôtent leurs couvre-chefs , mais pas de marche au pas cadencé .

– Laissez -les rompre les rangs , ils sont fatigués .

Il contrôlait la distribution des rations et nous donnait une grande partie de son propre repas .

Souvent , le soir , il venait dans le camp , nous réconfortait en parlant de l' émetteur anglais et de notre prochaine libération . Nous le mettions en garde de ne pas trop s' exposer pour nous . Mais il n' en avait cure . Une seule chose était importante pour lui :

– Depuis que je suis ici , il n' y a plus de morts , il y a moins de malades et le rendement au travail s' est amélioré .

Il veillait ainsi sur nous . Nous n' avions que le seul souhait qu' il puisse rester avec nous jusqu' à la fin de la guerre . Malheureusement , notre joie ne dépassa pas le cap des trois mois .

Le 2 novembre 1943 , à l' appel du matin , un homme en civil était présent . ( Il fut vite établi qu' il appartenait à la Gestapo . ) Il nous apprit que le camp allait être dissous . Nous allions tous aller dans une fabrique de chaussures , puisqu'en hiver nous ne pouvions pas travailler dehors .

– Ne soyez pas anxieux . Nous veillons à ce que tout se passe au mieux pour vous . L' usine est à 25 kilomètres d' ici . Nous n' avons malheureusement pas de véhicules à disposition si bien que vous devrez être transférés à pied . Ne prenez que le strict minimum . Le reste de vos affaires vous sera acheminé . Alors , cœur joyeux et musique en tête .

Quelle immonde bassesse , quel cynisme ! Nous prenions tout simplement la route d' Auschwitz-Birkenau .

Il nous avait été promis au départ de Trzebinia du travail dans une fabrique de chaussures . En fait , on nous conduisit au sens réel des mots , avec chants et flonflons , vers la mort , à Birkenau , ce camp de l' anéantissement humain .

À notre arrivée , il fallut entrer en rangées de cinq . Un médecin SS , un jeune homme d' environ 25 ans nous laissa passer devant lui . Nous ne savions pas encore ce que cela signifiait , mais nous n' avons pas tardé à l' apprendre : il s' agissait d' un filtrage bien connu que tous craignaient , effectué sous le nom de « sélection » .

Le médecin SS se tenait main levée et dirigeait individuellement les gens vers la droite ou vers la gauche . Ceux de droite étaient ramenés au camp , les autres furent emmenés . On ne les a jamais revus . Le jeune homme avait décidé de la vie et de la mort .

Nos camarades ont directement été conduits au four crématoire

Sur ces entrefaites , dans notre baraquement , plus de 1 000 hommes étaient réunis .

Quel contraste avec ce matin ! Fabrique de chaussures , salles de travail chauffées , occupation agréable , c' est tout ce que l' on nous avait raconté . Musique en tête , vos bagages vont suivre . C' était leurs méthodes : mensonges , que des mensonges . C' est ainsi que nous étions partis de France en Allemagne pour le travail seulement , qu' on avait encouragé femmes et enfants à accompagner volontairement le père . De fait , le but de la collaboration du gouvernement de Vichy avec l' Allemagne était l' anéantissement des Juifs . À Trzebinia , plus de la moitié du convoi était morte et ici , à notre arrivée , plus de la moitié de nouveau était brûlée . Que va -t-il advenir de nous ?

Pour commencer , on s' entasse dans les Blocks de rassemblement . Le « doyen d' âge » ( le « Kapo

– Où sont vos effets ? Sortez votre or , sortez brillants et montres .

Là où il trouvait quelque chose , il prenait . Celui qui s' opposait à lui voyait le gourdin entrer en action . Le soir , Pinkus revint et nous expliqua :

– Vous pensiez certainement que nous allions vous mettre des lits à disposition pour votre arrivée . Vous êtes ici dans un camp de concentration . Tout se pose à terre , juste là où cela se trouve . Des tinettes pour les urgences sont installées dans les coins . Personne n' a le droit de sortir . Celui qui fait du bruit a droit à 25 coups . Nous poursuivrons la conversation demain .

Et il disparut sur ces dernières paroles . Il faisait un froid de canard . Nous avions compté que nous étions le 2 novembre . Nous nous asseyons serrés les uns contre les autres à même le sol de pierres en essayant de nous réchauffer mutuellement et avons eu toute la nuit pour réfléchir sur notre destin .

Le matin , à 6 heures , on nous rassembla à nouveau , on avait droit au café . Un pot avec de l' eau tiède noircie pour dix personnes . On se le passait de l' un à l' autre . Je crois bien que le dernier de chaque groupe avait encore la possibilité de boire l' intégralité de son pot .

Il se mit à pleuvoir et nous avons été autorisés à regagner notre baraquement . Nous avons alors tous dû nous dévêtir complètement . Tous les effets furent jetés sur un même tas . Rien ne pouvait être conservé . Nus comme des vers , sous une pluie battante , nous avons été jusqu' au bâtiment de désinfection , où nous avons attendu , en costume d' Adam . Les fenêtres étaient en grande partie arrachées et le vent sifflait à travers les locaux . Après trois heures d' attente , nous commencions à virer au bleu , on nous a conduits enfin dans la salle de coiffure . Une douzaine de coiffeurs officiaient et nous ont rasés sur tout le corps . Savonner était quelque chose que l' on ne connaissait pas ici . Affûter une lame était un luxe superflu , mais il fallait raser .

– Tourne -toi , baisse -toi , écarte tes joues arrière avec les mains .

C' est ainsi que l' on nous rasait . Mieux dit , que l' on nous arrachait les poils .

Après cette séance proche du martyre , nous sommes passés dans un local à douches . Là aussi , les fenêtres étaient bien fatiguées . Et il fallut de nouveau attendre . Entre-temps , il était déjà midi , Nous avons dû nous rassembler en rangées de dix . On distribuait de la soupe . Nous disposions de plus de récipients pour manger que le matin . Nous avons eu droit à un demi-litre de potage de navet . C' était toujours mieux que rien du tout .

Finalement la douche put fonctionner . Il y avait même de l' eau chaude . Sans possibilité de se sécher , nous sommes passés dans une pièce où l' on nous distribuait des vêtements . Mais à quoi eûmes -nous droit ? Une mince veste de lin , qui , avec un peu de chance , pouvait même vous aller et contenir des poches , un pantalon , une chemise , une casquette et une paire de pantoufles en bois . C' était notre tenue vestimentaire hivernale .

La réception se poursuivait . On remplissait une fiche de renseignements , recevait un numéro entre les mains , devait dénuder son bras gauche à la sortie et ce numéro était tatoué sur l' avant-bras .

159 923 . C' était ma nouvelle dénomination . Même les signes de votre vie personnelle vous étaient retirés . Je n' étais plus Erich Altmann . Je n' étais plus que le numéro 159 923 , résidant du camp de concentration d' Auschwitz , jugé en état de santé suffisante pour ne pas être immédiatement exécuté . J' étais ravalé au rang d' une force de travail qui , avant son extinction , pouvait être utilisée aux fins de la machine de guerre allemande .

Sous la surveillance de SS , nous avons regagné notre nouveau quartier , clopinant , enserrés en rangées de cinq , histoire de nous donner une certaine contenance , engoncés dans notre nouvel accoutrement . Camp de quarantaine A , Block 9 , à Birkenau .

Les lieux de logement sont de grandes écuries . Des châlits sont dressés sur les côtés , trois superposés , longueur 2,5 mètres , qui doivent pouvoir recevoir cinq hommes . Mais généralement , nous étions toujours sept à neuf sur un châlit . Initialement , il y avait même eu des sacs de paille comme matelas . Mais ils n' étaient plus là pour nous . Le milieu de la pièce était traversé dans toute sa longueur , sur une hauteur de 70 centimètres , par un fourneau encastré sur lequel on pouvait s' asseoir . Il servait généralement aussi de voie de circulation pour le doyen d' âge du Block et pour les différents services à accomplir dans la pièce . Car de ce piédestal le gourdin permettait d' avoir accès partout . Le fourneau était également le podium idéal pour toute gymnastique punitive . Il n' était pas rare d' y stationner une demi-heure genoux fléchis .

Une chose était remarquable dans cette quarantaine . Les tourments et misères du camp étaient plus le fait des doyens d' âge et de Kapos que des SS qui , à l' intérieur du camp , étaient plutôt passifs . Ils avaient su trouver leurs hommes de peine .

À Birkenau , ces fonctions étaient presque exclusivement occupées par des Polonais , des « BV » ( Berufsverbrecher : délinquant professionnel ) et des hommes libérés d' un centre de redressement qui , après expiation de leur peine , avaient été envoyés au camp de concentration . Ils étaient en très étroite liaison avec les SS . Ils se tutoyaient le plus souvent , les approvisionnaient en objets de valeur qu' ils arrivaient encore à nous extraire , en schnaps et nourriture , et faisaient volontiers des beuveries avec eux .

En général , nous n' avions aucune relation avec ce type d' individus . Ils vivaient comme des dieux inabordables . Chacun avait son propre serviteur , ( appelé « Piepel » ) , chacun disposait de son propre cuisinier , car l' ordinaire du camp ne concernait pas ces Messieurs . Avait -on l' occasion de parler avec eux , et se plaignait -on de notre traitement incroyable , ils vous expliquaient alors ( et il s' agissait de ceux qui étaient bien intentionnés ) :

– C' est maintenant un paradis pour nous ici . Nous avons dû souffrir tout autrement dans les années 1940 et 1941 . Pourquoi seriez -vous mieux traités maintenant ?

« Ne pas être mieux traités » justifiait de nous frapper , nous piétiner et nous voler .

Nous sommes donc revenus au Block 9 , complètement frigorifiés , boitillant maladroitement dans nos savates en bois , et la chasse commença .

– Tout le monde sur le côté gauche .

Avant que nous ayons atteint l' âtre , le gourdin s' abattait déjà sur nous .

– Tous dans les lits , huit hommes par châlit . Deux hommes , une couverture . Je ne veux pas entendre un mot .

C' est avec ces paroles que le chef de Block Rudi se promenait sur le four . Et là où l' on entendait une parole , cela provoquait la sortie des huit hommes du châlit , leur alignement sur le muret de chauffage et trois coups de gourdin chacun .

On était allongé dans les châlits , serrés les uns contre les autres , on gelait sous notre léger habillement et on avait faim . À cela s' ajoutaient toutes les petites misères qui rendent la vie en camp tellement insupportable .

Les galoches de bois doivent être placées sous les châlits . Gare à toi si tu as la malencontreuse idée de les monter avec toi . Les toilettes sont à 200 mètres , à l' extérieur . Veux -tu sortir pour un besoin pressant , tu commences par chercher tes galoches . On te les a dérobées . Que faire ? En voler une autre paire ? Si on te surprend à le faire , tu n' échappes pas à 25 coups de gourdin ! Mais quelle autre solution ? Tu te traînes jusqu' aux toilettes . Tu te poses enfin . Et soudain tu reçois des coups de gourdin sur le dos . Des Russes , taillés tel un arbre caucasien ( des Ukrainiens ) , sont les gardiens des lieux et marquent un vrai plaisir de te faire la chasse . Tu es à peine en place que le temps passé est déjà excessif et tu reçois ta correction et dois t' enfuir au plus vite . Es -tu du côté gauche qu' il te faut bien entendu être à droite . Es -tu devant et tu devrais être derrière , et tout à l' avenant . On gèle de froid , on souffre de la vessie ( Blasenkatharr ) , on a la diarrhée , et comme c' est généralement une information connue , on va trouver comme par hasard les toilettes fermées . Tu dois courir jusqu' aux suivantes , distantes de 500 mètres .

Reviens -tu un peu plus tard dans le baraquement , on t' aura à coup sûr volé ta couverture . Tu engueules ton compagnon de litée car il n' a pas fait attention et déjà le « service maison » est là et te frappe car le chef de Block a exigé le calme le plus absolu .

Tôt le matin , à 6 heures , il y a l' appel , la distribution du café suivant dans la foulée . Tout cela , à l' air libre , peu importe qu' il pleuve ou qu' il neige . Nous restons alors deux heures au grand air ( nous sommes si bien couverts ) , et finalement nous pouvons retourner dans les Blocks , mais immédiatement sur les châlits et n' avons pas le droit de parler . Si trop de bruit est engendré , alors tous de nouveau dehors , et nous restons quelques heures de plus à l' air libre . La nourriture est toujours distribuée à l' extérieur . On nous donne trois quarts de litre de soupe aux navets . On part à la pêche aux pommes de terre et louche avec envie sur le voisin qui en a peut-être trouvé une . Nous avons une telle faim et nous voyons des groupes dits de fonctionnaires , tous d' anciens détenus , qui mangent quatre à cinq litres de soupe . Ce sont les usufruitiers de ce qui nous est volé .

Un appel a de nouveau lieu le soir . Le chef de Block SS en effectue encore un . C' est alors :

– Ôtez les couvre-chefs ! Remettez les couvre-chefs !

Si la synchronisation du geste ne convient pas ( il y a environ 800 hommes devant le Block ) , alors l' exercice peut se poursuivre des heures durant . Pour varier les plaisirs , on alterne parfois avec une demi-heure de flexions de genoux . C' est une occasion de voir ce que signifie le sport dans le camp .

Notre Stubendienst

Je m' efforce de trouver un moyen pour sortir de ce Block . Je finis par trouver une occasion . Dans le camp familial des Tchèques

Quelle différence avec la quarantaine ! Des familles juives y vivent ensemble . Hommes , femmes , enfants , bien entendu dans des Blocks séparés , mais ils se voient au cours de la journée . Pour les enfants ont été installés des jardins d' enfants et des écoles . On leur donne du lait , du pain blanc et du beurre .

Notre premier souci était bien sûr la nourriture . Que peut -on « organiser

Mais on nous donna immédiatement midi et soir du café chaud . Nous n' avions pas à nous repentir de notre inscription ici . Le travail n' était pas trop pénible et pour notre peine nous recevions un litre entier de soupe nettement meilleure que celle de la quarantaine . On y trouvait même des pommes de terre .

Peut -on seulement comprendre ce que signifie avoir un rhume sans disposer de mouchoirs ? Avoir la diarrhée sans le moindre morceau de papier ? C' étaient nos soucis principaux . Nous étions fin novembre et nous marchions pieds nus dans nos savates en bois .

Les femmes tchèques nous aidaient autant qu' elles le pouvaient .

Nous nous demandions souvent pourquoi les Tchèques bénéficiaient de ces conditions exceptionnelles . Ils pouvaient recevoir des colis et tenir une correspondance , ce qui nous était absolument interdit . Ce n' est que quelques mois plus tard que nous avons eu la solution de cette énigme .

Fin 1943 , une nuit , nous entendîmes un mouvement exceptionnel de camions dans le camp . Nous avions été consignés dans notre Block , personne n' avait le droit d' en sortir . Le lendemain nous avons appris que le camp tchèque avait presque entièrement été vidé au cours de la nuit . Hommes , femmes et enfants qui avaient pendant des mois disposé de soins particuliers avaient tous été conduits en une nuit au four crématoire et tués .

Ils avaient accompli leur devoir . Ils avaient fait parvenir des rapports dans leur pays indiquant comme ils vivaient bien dans le camp , qu' ils ne travaillaient pas beaucoup , et combien ils étaient satisfaits . C' est ainsi que vint de Theresienstadt

Fin novembre furent organisés des transports prévus pour être répartis dans différents camps de travail disposés à proximité . Malgré le faible nombre des sélectionnés sauvés de la crémation et conduits au camp avec leur numéro tatoué , celui -ci était néanmoins surchargé .

Les autres ne sont -ils pas beaucoup plus heureux que nous ? Eux qui croyaient sans aucune arrière-pensée se rendre en salle de douches et étaient , de fait , conduits au crématoire . Ne sont -ils pas plus heureux que nous qui sommes exploités jusqu' à notre dernière énergie musculaire au service de la machine de guerre allemande ?

Combien de fois ne nous sommes -nous pas posé cette question ? Mais finalement , la volonté de survie est plus forte . Nous avons tout de même encore l' espoir de revoir nos familles , de rentrer au pays , un grand espoir de liberté .

Combien de fois étions -nous étendus sur nos châlits , affamés , abattus , et tremblant de froid . On fermait les yeux et on rêvait , oui , rêvait de la patrie , des grandes prairies vertes , de sa femme et des enfants , et on se façonnait ainsi la volonté et la force à la résistance .

Cette volonté me poussa , à la première occasion , à essayer d' améliorer d' une manière quelconque ma situation . On recherchait des mécaniciens . Je me présentais .

Nous avons été conduits devant une commission de contrôle . Un civil nous reçoit . Comme cela s' est avéré plus tard , c' était l' ingénieur en chef Bondzius de chez Siemens-Schuckert

Cet examen s' est passé deux jours plus tard . Bondzsius et notre futur chef technique Hanke sont présents . C' est ici la première fois que nous sommes directement en contact avec des civils qui nous traitent humainement . Tout cela ne rentrait pas du tout dans le cadre de ce que j' avais vécu jusqu' alors .

– Ne soyez pas aussi nerveux , réchauffez -vous un peu auprès du poêle et travaillez en toute quiétude .

Ces deux hommes firent vraiment tout pour que nous réussissions cet examen . Souvent , ils nous glissaient pratiquement la réponse en même temps qu' ils nous posaient la question .

C' est ainsi que la plupart d' entre nous fûmes reçus .

À partir de ce moment nous appartenions au Kommando Siemens et irions travailler dans une usine « à part » .

– Jeunes gens , restez vaillants afin que nous puissions bientôt travailler efficacement ensemble .

C' est ainsi que prit fin la séance .

Quelques jours plus tard nous avons été convoqués . Nous prenons rapidement congé de nos anciens camarades avec qui nous avions été si longtemps ensemble à Trzebinia . C' est seulement après ma libération que j' ai appris qu' ils ont presque tous été conduits à Varsovie et que très peu d' entre eux ont survécu à cette période .

Nous avons été conduits au camp D. Birkenau était composé de cinq camps indépendants l' un de l' autre . Le camp A était celui de la quarantaine . Le camp B était à cette époque le camp des familles tchèques . Le camp C n' était pas encore aménagé . Il devint en août 1944 un camp de transit pour les convois de Hongrois . Le camp D était celui des travailleurs et le camp E était le camp familial des bohémiens

Dans le camp D , nous nous sommes installés au Block 11 . Nous avons cru avoir gagné car nous étions désormais des spécialistes reconnus . L' ingénieur avait parlé de la prise de fonction sous 14 jours environ . Mais nous avons très rapidement dû reconnaître qu' avant le démarrage effectif du travail il y avait encore à parcourir un long chemin parsemé d' épines .

L' accueil au Block 11 ne pouvait être qualifié de spécialement encourageant .

– Vous pensez avoir des droits particuliers en tant que travailleurs spécialisés . Vous commettez une erreur fondamentale . Vous êtes ici dans la SK

Et déjà , les coups de poing s' abattaient . Le rêve de Kommando spécial n' a pas fait long feu . Il nous faut attendre que notre Kommando parte « en transport » .

Nous n' avions plus besoin de travailler pour le camp et nous devions recevoir une soupe spéciale .

La réalité a été tout autre .

Le chef de Block au n° 11 était Emil Bednarek . Qui est passé par Birkenau sait que ce nom s' identifie à tout un programme de mauvais traite ments particulièrement recherchés . Bednarek était germano-polonais . Il était professeur de sport de profession et originaire de Tarnovitz .

Le Block 11 était composé d' une société très hétéroclite , car le SK ( compagnie punitive ) regroupait des détenus qui , pour une raison quelconque , avaient été punis . L' essentiel des troupes était des Allemands et des Polonais . Ceux -ci étaient « punis » pour ivresse ou « organisation » ( c'est-à-dire vol ou trafic ) . Leur condamnation courait le plus souvent sur plusieurs mois .

Le baraquement était complètement isolé des autres bâtiments . Les chantiers de travail des Kommandos SK étaient distants de six kilomètres du camp . Le travail était particulièrement dur , aggravé encore par l' aller-retour quotidien effectué à pied .

Outre ces condamnés sanctionnés , le Block 11 comportait encore un autre Kommando , dénommé « IL

Nous étions donc complètement isolés dans ce baraquement et n' avions aucun contact avec le reste du camp .

Il existait encore un autre Kommando dont l' isolement était similaire au notre . C' était le Kommando spécial

Comment aboutissait -on dans ce Kommando ? Habituellement , on les prenait , sans refus possible , dans un autre groupe . C' était une pure affaire de chance de ne pas intégrer ce groupe .

Comment ces hommes se comportaient -ils vis-à-vis de leur travail ?

Ils étaient en grande partie devenus le produit de leur propre emploi . Il ne leur faisait même plus d' effet . Si l' occasion se présentait d' avoir , malgré les interdits , l' occasion de pénétrer dans le Block 13 , on pouvait constater à quel point ces hommes étaient devenus des êtres dénués de tout sentiment et de tout scrupule . Certains se tenaient à l' écart et priaient . Ils avaient trouvé les livres de prière auprès de leurs victimes . D' autres étaient assis sur les lits et commentaient la riche moisson du travail de nuit . Une fois , je surpris le dialogue suivant entre deux jeunes hommes ( un nouveau transport venait d' être annoncé ) :

– Enfin un nouveau transport en vue .

– Je n' ai même plus quelque chose de convenable à manger .

J' ai été frappé comme par la foudre et j' avais honte de moi-même d' avoir dû entendre de tels propos . Comment est -il seulement possible de penser une pareille chose ? C' est ainsi que les nazis formaient leurs collaborateurs . Par le principe du « je te prends , je te rends » , ils réussissaient à les extraire passagèrement de la plus profonde détresse pour qu' ils deviennent leur bras armé , et à les conduire ainsi à exécuter n' importe quelle tâche , aussi abjecte soit -elle . Tu parles à un camarade aujourd'hui et demain il t' exécute sur ordre de notre ennemi commun . Cela fait partie des choses les plus tristes générées par cette vie en camp .

Mais nous , nous avions été livrés à Emil Bednarek .

Lui et son adjoint avaient leurs propres méthodes . Nous sommes en décembre . Il neige et il fait un froid de canard . Nous avions de nouveaux vêtements . Notre nouvelle tenue se composait d' un costume à rayures en lin , d' un caleçon , d' une chemise et d' un manteau rayé .

Le déroulement de la journée commençait à 4 heures du matin avec le premier gong . Le SB

C' est le petit déjeuner . On n' a plus de pain . La ration quotidienne de 250 grammes a été dévorée la veille au soir . Nous sommes à nouveau éjectés du Block que l' on nettoie .

À 5 h 30 c' est l' appel du matin , et avec l' ordre « Rassemblement des groupes de travail » . Ainsi s' achève la première partie de la journée .

Les Kommandos de travail partent vers les chantiers et nous , hommes de Siemens , nous restons au Block , plus exactement dans la cour , car le Block est toujours en cours de nettoyage . Nous attendons et nous gelons littéralement sur place . Nous faisons les cent pas , on se tape mutuellement sur les épaules , sautons d' un pied sur l' autre , et l' idée salvatrice est finalement de se précipiter aux toilettes . Ici , on est au moins quelque peu protégé du froid . Mais c' est sans compter avec Bednarek . À peine nous a -t-il découverts qu' il se précipite , nous chasse dans la cour .

– Vous voulez probablement étouffer dans cet air pourri . Sortez dans la cour , l' air frais vous fera énormément de bien .

C' est ainsi que nous gelons jusqu' à 11 heures Nous avons enfin le droit de retourner dans le Block . Mais celui -ci n' est pas chauffé . Les manteaux doivent être soigneusement rangés et placés sur les lits . Celui qui parle trop bruyamment est évacué dehors . Personne n' a le droit de s' asseoir sur les lits . C' est ainsi que nous nous traînons là debout , au moins satisfaits d' être sous un toit .

C' est enfin l' heure de la soupe . La distribution s' effectue toujours dans la cour . Un Polonais , long comme un jour sans fin , est préposé à cette tâche . Nous nous pressons sur deux rangées . Gare , si le mouvement est trop « animé » . La louche s' avère être un redoutable instrument de frappe sur la tête . Il crie :

– Tous , à genoux !

Avec l' écuelle à la main , nous devons avancer ainsi vers le récipient . Nous recevons notre litre de liquide et devons repartir selon la même technique .

Et malheur à toi si tu te redresses . Le SB ne rate jamais son coup de pied et ta soupe se renverse et … tu peux repartir . Sous les moqueries et ironies des autres détenus .

Un soir , nous venons de percevoir nos maigres rations quand débarque Schulz , l' adjoint au chef de groupe dans le Block .

– Attention !

D' un bond , nous sommes debout .

– Qui fume ici ?

Pas de réponse .

Il pose la question à nouveau , puis une troisième fois .

Pas de réponse .

– Vous vous fichez de ma figure . Je compte jusqu' à trois , et vous êtes tous dehors dans la cour . Les Kapos allemands ( c' étaient justement eux qui fumaient ) veillant à ce que personne ne reste dans le Block .

Nous étions 280 hommes dans le Block . La porte fait 2,50 mètres de large . Schultz compte jusqu' à trois et nous nous précipitons vers l' extérieur . L' un bouscule l' autre . Le pain est en charpie , la margarine est perdue , les uns sont en caleçon , sans chaussures , mais c' est bien dérisoire en ce moment . Notre seul but , c' est d' être dehors . Celui qui ne réussit pas dans le temps imparti est pourchassé avec la cravache . Certains blessés sont étendus dans l' entrée . Le monstre sort et recommence :

– Je compte jusqu' à trois , et vous êtes à nouveau dans le Block .

Ce jeu-là se poursuit deux fois . Les Kapos , directement responsables de nos misères , s' amusent délicieusement . Nous avons toute une série de blessés et en prime la moquerie .

La vie devient de jour en jour plus insupportable . Des camarades sont battus à mort sous nos yeux . Poux , typhus et gale déciment les troupes . Il n' y a pratiquement pas de médicament , exception faite si on est capable de les payer avec du pain ou des cigarettes . Mais nous ne recevons pas de colis comme les Polonais et nous devons prélever le mode de paiement sur nos faibles ressources alimentaires . C' est ainsi que certains parmi nous cou rent des semaines durant avec des maladies contagieuses , jusqu' à ce qu' ils soient vraiment obligés d' intégrer l' hôpital , ce qui signifie une mort certaine .

Enfin , un jour , réapparaît notre ingénieur en chef accompagné du chef de camp . Nous entendons de belles promesses telles que repos , meilleure alimentation , et un peu d' exercice .

Exercice : c' était le mot clef qu' il fallait pour Bednarek . Il nous faisait sortir chaque matin quel que soit le temps , et les quelques exercices se transformaient en une heure de sport .

Marcher au pas , chanter des chants militaires ( on vous apprenait le texte au gourdin quand on ne le connaissait pas ) , courir , sauter , sautiller , effectuer des roulades , jusqu' à ce que l' on soit au bout de ses forces . S' il le remarquait , il en rajoutait un peu , jusqu' à ce que l' on s' écroule .

Bednarek ne supportait pas que des détenus puissent être épargnés . Il était plus ardent que les nazis eux-mêmes .

1 er janvier 1944 . C' était un dimanche . La journée a commencé par un isolement du Block . Personne ne devait quitter le Block . Puis tous les Juifs ont dû se rassembler . Nous en connaissions la signification : sélection .

Il y avait à nouveau trop de Juifs dans le camp . Nous avons été conduits au « centre de triage » . Devant le baraquement , il fallait complètement se dévêtir . Dans le baraquement se tenaient le médecin SS Fischer

Si on s' est convenablement présenté , bien raide , si on a effectué son demi-tour assez rapidement , si on n' a pas de plaie ou de furoncles et si un peu de chance vient en plus , on est orienté à droite . Va -t-on à gauche , on enregistre immédiatement votre numéro d' immatriculation et l' on sait que demain matin , c' est la mort ; mourir car on n' apparaît plus assez fort pour effectuer le travail exigé , mourir parce que le national-socialisme a décidé de l' élimination totale des Juifs , et que le compromis n' existe pas pour ces gens-là , mourir parce qu' il n' y a plus de conscience au monde . Pour l' Allemand , il n' existe que l' accomplissement des prescriptions qui lui ont été données . Il n' a plus de conscience , plus de sensibilité pour l' humanité .

C' était notre nouvelle année 1944 . Plus de la moitié des Juifs de ce camp ont été ainsi condamnés à mourir .

Mais la vie se poursuivait pour les autres . Il y avait au camp un grand orchestre . La nouvelle année était la meilleure occasion de donner un concert . Malgré la sélection , malgré le crématoire ; ou peut-être parce qu' il y avait de telles choses , on faisait de la musique et on jouait au théâtre , afin de pouvoir bercer d' illusions les détenus . Juste ce jour-là était prévu l' après-midi un concert dans notre Block . L' orchestre était exclusivement composé de musiciens juifs . Pendant le concert , un SS arrive et appelle les camarades sélectionnés le matin même . La musique s' interrompt . Nous saluons nos camarades avec qui nous avons vécu jusqu' à ce jour , avec qui nous avons partagé les misères . Ils doivent partir . Ce sera peut-être notre tour demain . Soudain la musique se remet à jouer . Nous crions « Arrêtez ! » Ils continuent . Les musiciens ont les larmes aux yeux . Le SS et Bednarek l' ont voulu ainsi .

C' était notre vie . On a faim , on espère , on meurt . Et tout cela en musique .

Un ami , qui a été à mes côtés quelques mois , vient m' enlacer avant la séparation :

– Si tu sors vivant de cet enfer , dis à ma famille que je suis en pensée auprès d' eux . Je veux mourir en bon patriote , avec la croyance à un avenir meilleur , avec la Marseillaise aux lèvres .

Une dernière poignée de main : Adieu

Nous les rescapés , nous nous regroupons . Qu' allons -nous devenir ? Nous voulons tout au moins nous faciliter réciproquement la vie . Vivre en bonne camaraderie . Mais le jour suivant , toutes ces bonnes résolutions sont oubliées . Les petits soucis , les petites querelles rendent vaines les meilleures résolutions .

Douze hommes de notre Kommando avaient été emmenés avec les autres , et quelle ne fut pas notre surprise et notre joie de les voir réapparaître le lendemain . L' ingénieur en chef avait obtenu que les membres de notre Kommando , soient , en tant que spécialistes , exclus de toute sélection . Au petit jour , le chef de camp vient dans le Block réservé aux condamnés , appelle les gens de Siemens et les fait sortir . Malice cruelle du destin , un Hollandais et son fils qui appartenaient à notre groupe avaient dormi pendant cette phase . Lorsqu' ils se réveillèrent , les rescapés avaient déjà été ressortis du Block des condamnés ; le chef de camp était reparti . Ils avaient dormi par-delà leur vie .

Chaque jour nous apporte de nouvelles surprises . Appel général , appel des malades , et appel de contrôle de poux . Cela signifiait , le soir après le repas : station debout , à moitié nu dans le Block non chauffé et recherche des poux dans la chemise sous une lumière absolument insuffisante . Puis , il y avait contrôle de poux , mais , alors que , de manière générale , on envoyait à l' épouillage les gens qui avaient des poux , Bednarek avait une méthode bien à lui pour l' épouillage .

Sa recette : dix coups pour commencer , puis mise sous la douche froide , tout habillé . Cela valait bien une vraie séance d' épouillage .

Du matin jusqu' au soir , on était pratiquement pourchassé en permanence et l' on était content de voir arriver la nuit . Mais le repos de la nuit ne nous était pas toujours accordé . La journée durant , nous n' avions pas d' autre activité que de traîner çà et là dans le froid . Nous sommes réveillés la nuit afin d' être rasés . Et il fallait en outre se lever quatre ou cinq fois pour aller aux toilettes situées à l' extérieur du Block . Si elles étaient bouchées ( ce qui n' était pas rare ) , de grandes cuves étaient disposées dans la cour . On était assis à l' air libre par moins 15 degrés de froid , souffrant d' une diarrhée chronique et ne recevant jamais le moindre médicament .

Ce traitement entraîna naturellement la mort d' une partie non négligeable des hommes . Notre Kommando , qui était dans ce Block pour « convalescence » , avait fondu à moins de la moitié des effectifs . Quel triste bilan au bout de deux mois !

Typhus , jambes enflées , diarrhée , fatigue générale et mauvais traitements .

Mais on n' était pas en manque de détenus . Chaque semaine étaient choisis de nouveaux artisans parmi les arrivants et qui nous étaient affectés . On ne vit que d' une distribution de repas à la suivante . On s' habitue aux petites tracasseries . Et parce que l' on s' y habitue , on finit par se trouver bien petit .

Chacun connaît déjà le déroulement des événements et se débrouille pour se sortir plus ou moins du chemin tout tracé que ceux -ci prennent . La seule vraie terreur qui régnait toujours était de tomber malade . Au Block 11 , pas de soins et aucun égard . L' issue de la plus petite chose pouvait être mortelle . Dans notre Block , l' infirmier était soit le coiffeur soit le menuisier . Qu' est -ce qui nous attendait ? La plupart du temps , un coup de pied ou un coup de poing . Si on avait besoin du médecin , on trouvait finalement un moyen de l' approcher même sans l' aide de l' infirmier . Cela fonctionnait tant que la demande ne dépassait pas le stade du petit bandage , et des petits bandages de papier étaient apposés sur les plus gros furoncles . Avait -on de la fièvre ( et la température était prise lors de toute visite ) , alors on était hospitalisé . Le séjour à l' hôpital s' achevait hélas , dans presque tous les cas , avec le « jamais revoir » . À l' hôpital , les sélections étaient pratiquement hebdomadaires : après elles , tous les Juifs étaient brûlés . En 1943 et 1944 , le seul avantage des non-Juifs par rapport aux Juifs était celui de ne pas connaître la sélection . C' est pour cela que chacun préférait , aussi mal en point puisse -t-il être , lutter avec la dernière énergie pour rester dans le Kommando . Ainsi des malades atteints de typhus vécurent -ils des semaines parmi leurs camarades au Block , jusqu' à ce qu' un jour ils ne se relèvent plus . Plus tard , il y eut des contrôles fréquents de température . Un médecin venait au Block , et lorsque le Kommando rentrait du travail , il fallait se présenter torse nu et langue tirée . Mais cette méthode fut efficace la première fois seulement . On a cherché , et trouvé , la possibilité d' échapper à ce contrôle .

C' est ici que mourut le célèbre violoniste Peter Dymhoff

Chaque soir , on se demandait : « Combien de temps encore ? » et se consolait avec le : « On s' est rapproché d' un jour de la fin . »

Un jour enfin arriva l' ordre « Rassemblement pour Siemens » .

Nous sommes conduits à l' entrée du camp . Bondzius et le chef de camp nous y attendent . Nous sommes alignés sur cinq rangées . Le couvre-chef à la main . Les deux hommes négocient longuement ensemble . Soudain , l' ingénieur nous regarde étonné . Nous sommes en effet toujours au garde-à -vous , sans manteau , couvre-chef retiré . Bondzius n' est pas loin de nous , en manteau de cuir , le chef de camp est en manteau de fourrure , col très largement relevé au-dessus des oreilles .

– Remettez donc vos couvre-chefs . Vous avez bien assez froid .

Tiens , il y en a même un qui remarque que nous sommes transis de froid . Nous en restons baba . Le chef de camp ne dit pas un mot . Nous remettons nos couvre-chefs , et à nouveau Siemens a gagné notre confiance .

« Demain , le Kommando part d' ici . Nous construisons notre usine à Bobrek , distant d' une dizaine de kilomètres d' Auschwitz . »

Sur insistance de l' ingénieur , on nous distribue encore le jour même des pulls et des manteaux .

Un nouveau chapitre de notre vie de détenus commence .

À 4 heures , le gong retentit . Après la chasse matinale quotidienne comme d' habitude en direction du baraquement des toilettes , et au café , nous sommes finalement appelés au rassemblement à 5 h 30 . Nous nous rendons sur la grande place d' appel . C' est là que se réunissent tous les Kommandos qui sortent du camp . Chaque groupe a son Kapo responsable à sa tête . Au milieu de la place se trouve l' orchestre des détenus , composé de 60 hommes . Il est 5 h 45 . L' orchestre joue par tous temps .

« Tout s' écoule , tout passe . »

Le grand chant de réconfort de la guerre .

Il fait encore sombre . Au fond , à l' arrière du camp , près du petit bois , les crématoires sont éclairés par les flammes de dix mètres de haut qui sortent de leurs cheminées . On brûle … Quel non-sens que cette vie . Et malgré tout , on veut tenir le coup . Musique , crématoire , faim et froid .

On pense à toutes ces inscriptions sur les faces de tous les baraquements et de tous les bâtiments du camp :

« Le travail rend libre . »

« À chacun son dû . »

Le nôtre est le plus souvent le dernier chemin à travers le four .

Mais on tient néanmoins tant à la vie . Cette vie qui , jadis , était symbolisée par la liberté et la famille . Ces jours -ci , nous ressentons son total contenu bien plus intensément que jamais , et ce sentiment renforce toujours plus notre volonté profonde de nous en sortir .

L' arrêt du concert matinal vous ramène instantanément à la réalité du moment présent .

L' air d' une marche déclenche le départ . 25 000 hommes en colonnes par cinq se mettent en branle . À la porte d' entrée les attendent les gardes SS qui les accompagnent sur les lieux de travail . Au pas , « couvre-chefs ôtés , les mains sur la couture du pantalon » , nous sortons par la grande porte .

– Siemens , dans le camion !

Notre itinéraire traverse la ville d' Auschwitz . Dans toutes les rues s' étirent des groupes de détenus se rendant à leur travail . La population est là , indifférente . À dix kilomètres d' Auschwitz , près du pont enjambant la Weichsel , il y a un ancien bâtiment d' usine . C' est là notre nouveau lieu de travail . L' usine doit être aménagée par nous

Un conducteur d' engins , polonais , travaille sur le chantier , et , moyennant or et dollars , il nous approvisionne largement . Les Kapos de Birkenau n' en manquaient pas de ces derniers et en disposaient même à foison . Les Juifs en apportaient et les Kapos trouvaient ce que les SS ne leur avaient pas pris .

Nos sentinelles n' étaient presque jamais plus de vrais SS , à l' exception des supérieurs . C' étaient des Hongrois et des Slovaques , qui faisaient affaire avec les Kapos . S' ils disposaient de suffisamment d' alcool , ils nous laissaient en paix .

Tout se passait fort bien jusqu' au jour où notre Kapo est rentré ivre au camp . Comme Allemand du Reich , il n' avait pas à craindre une sanction très sévère . Il fut condamné à trois mois de SK et perdit la responsabilité de son Kommando .

Notre nouveau Kapo , Leo , s' intitulait lui-même prisonnier politique et était soi-disant officier de l' armée de l' air néerlandaise . Apparemment , la vie au camp et plus particulièrement ses fonctions de Kapo l' avaient tellement transformé qu' il était devenu un fidèle mandataire des nazis . Il exigeait la plus stricte discipline , beaucoup de travail , et si les choses ne se déroulaient pas comme il le désirait , eh bien , il nous frappait . Lui aussi avait un sérieux penchant pour l' alcool et était presque quotidiennement ivre . Il circulait sur le chantier équipé de gants de cuir , de longues bottes , d' une élégante vareuse et veillait strictement à ce que lui-même soit « Monsieur le Kapo » et nous de simples détenus .

Mais lui aussi se fit un jour « rattraper par sa fin » . Il eut la faiblesse d' entreprendre une liaison avec une surveillante SS . Un garde les surprit lors de tendres ébats .

Six mois de SK et la perte du Kommando .

Pendant ce temps , qu' il pleuve ou qu' il fasse froid , nous devions monter l' usine .

Nous quittions Birkenau à 6 heures et étions de retour à 18 heures . Souvent , au retour , nous devions encore rester dehors deux à trois heures , jusqu' à l' appel avant de pouvoir intégrer le Block . Puis nous avions droit successivement à un contrôle de poux , un contrôle médical , un contrôle vestimentaire , et le cycle recommençait . On avait mérité le repos après le gong du soir . Repos ? Nous étions huit sur le châlit . Nous étions si faibles . Comment était -ce possible de supporter ces efforts physiques avec 300 grammes de pain , 30 grammes de margarine et un litre de soupe ? Vous ajoutez à cela la crainte quotidienne du déroulement des événements . Le lit est -il bien fait ? La séance de contrôle de poux se déroule -t-elle sans incidents ? Quand et où va -t-on échanger mes chaussures déchirées ? Quand va -t-on nous donner du linge propre ?

Mais globalement , on était plutôt heureux quand on pouvait partir chaque jour avec le Kommando . Même pour un travail pénible , c' était plus agréable que de rester « au repos » dans le Block , on pouvait ainsi échapper aux exercices physiques usants et aux multiples tracasseries .

Comme nous avions été recrutés en tant que spécialistes des métaux et que sur place , il était demandé des ouvriers du bâtiment , plus de la moitié du groupe restait au camp et fut occupée à des travaux de nettoyage .

C' est ainsi que nous avons à nouveau passé des journées entières au camp . Rien ne s' obtenait « en force » et il faut bien se soumettre au destin . Mon ami Bruno s' efforce néanmoins , avec réussite , de sortir . Un soir , il rentre au camp avec une hémorragie . Le médecin prescrit trois jours de repos . Au lit . Mais Bednarek ne le supporte pas au Block . Il doit aller au centre de triage . Le deuxième jour de son séjour là-bas : ordre de brûler tous les pensionnaires de ce centre . Destin !

Début février , je retourne sur le chantier . Le travail progresse . Mais les conditions de vie au Block nous ont tellement affaiblis que nous accusons presque chaque jour des pertes .

Depuis des semaines , je me traîne avec la gale . Dès que l' occasion m' en est donnée , je me frotte contre une colonne , un mur . Nous nous tenons souvent ensemble comme des ours au zoo , en nous frottant . Impossible d' obtenir des médicaments . Je n' ai tout d'abord observé qu' une petite tache rouge sur mon corps . Le médecin ne put rien détecter de plus , mais me prescrit néanmoins une friction . On nous frotte avec un mélange d' acide chlorhydrique et d' hyposulfite .

Nous sommes au Block , nus , en longue file . Devant moi se tient un petit Russe , sale et recouvert de plaies sur tout le corps . L' infirmier le frotte , puis me traite avec le même gant , si bien que j' ai vraiment la gale maintenant . Il existe bien un médicament efficace , mais le médecin exige 60 cigarettes en échange . Je n' arrive pas à rassembler cette quantité . Je suis probablement dans la phase la plus pénible de tout mon séjour à Auschwitz . Un travail harassant à réaliser pendant la journée , le soir , la bousculade au Block , et la nuit , pas de sommeil à cause des démangeaisons .

À cette période , j' ai été affecté à un Kommando de l' armée de l' air qui travaille sur le terrain d' une usine de ballons de défense . Un caporal-chef nous a en charge . Nous sommes en général très prudents dans nos relations avec des militaires . « Monsieur le caporal-chef » par-ci , « Monsieur le caporal-chef » par-là . À chaque question posée , on se découvre . Le caporal-chef me prend à part et me dit :

– Tu n' as pas besoin de me dire « Monsieur le caporal-chef » et tu peux me tutoyer . Nous sommes des camarades . Si je ne portais pas mon uniforme , je serais probablement vêtu de ton costume . Pour nous Allemands , il n' y a de choix qu' entre ces deux voies .

Mon bon ami de Zwickau , tes paroles m' ont alors donné bien du courage . Chaque jour , il me donnait sa soupe , et lorsqu' il prit quelques jours de congés , il me rapporta une pommade contre la gale qui me permit de guérir fort rapidement de cette désagréable maladie .

Il existait tout de même encore en Allemagne quelques êtres humains qui prenaient de façon tout à fait désintéressée des risques pour nous . Tout ceci se passait bien entendu dans le plus grand secret . La peur devant les camarades était trop grande . Si bien que parmi quatre soldats de la troupe , l' un nous donnait à manger secrètement à l' insu des trois autres . L' un ne devait pas savoir ce que faisait l' autre . On ne faisait pas confiance à ses meilleurs amis .

Nous passions souvent une semaine à Bobrek

Il y avait là le dépôt de bois mal famé . On l' appelait lieu de rassemblement des « musulmans » . Lorsque quelqu'un était affaibli au point de ne plus pouvoir se rendre au travail , il était alors un « musulman » et on l' envoyait au dépôt de bois . Tant qu' il était encore apte à se mouvoir , il était forcé de scier du bois ou de le ranger . S' il n' en était plus capable , on le casait dans un coin où il pouvait achever sa vie . Ils gisaient là , ces « cadavres vivants » , sans forces , le visage boursouflé , accolés les uns aux autres , incapables de se tenir sur leurs jambes , pourchassés par d' inhumains Kapos et chefs de Block , afin de mourir plus vite à l' extérieur , exposés au vent et au mauvais temps . C' était la manière la plus efficace de se débarrasser de ces « musulmans » .

Nous nous retrouvions parmi ces hommes , sciant du bois , devant assister à ce pitoyable spectacle quand on les traînait à coups de pied , et nous faisions des évaluations sur la durée de la période qui nous séparait d' une situation analogue , si aucun miracle ne se produisait .

Entre-temps nous étions en mars 1944 . La Hongrie a été occupée par les Allemands , et les premiers convois de Juifs hongrois arrivent à Birkenau

Alors qu' on gazait habituellement 300 personnes à la fois dans une grande pièce , on en entasse 500 à 800 dans le même volume . Alors que la mort avait lieu au plus tard huit minutes après le début du gazage , 25 minutes ne suffisent plus . Mais la direction du camp exige la rapidité et l' on brûle des êtres qui sont encore en vie . Nous faisons partie de Kommandos de rangement du camp et par ce fait nous sommes souvent obligés d' être témoins de ces scènes .

Sur la rampe d' arrivée

Tout cela était entassé pêle-mêle et formait d' immenses tas sur la voie qui conduisait au crématoire . Les « Canada » travaillaient jour et nuit . Birkenau n' avait jamais vu cela . On nageait dans la nourriture , saindoux , pain , lard , chacun avait une relation pour se faire approvisionner .

Lorsque nous sommes arrivés sur la rampe pour nettoyer , un SS nous a expliqué :

– Bouffez ce que vous voulez mais alcool et objets de valeur doivent être remis .

Que de scènes épouvantables se sont déroulées devant les crématoires ! On ne se donnait même plus le mal de tuer les enfants . On les enfermait vivants dans des sacs postaux et les jetait tels quels dans le feu . Une femme s' est extraite telle une torche vivante du tas des brûlés . Le gaz ne l' avait pas tuée

Le camp entier vivait dans un état incroyable d' excitation . D' un côté , on tuait par centaines de milliers , et par ailleurs on distribuait des quantités invraisemblables de nourriture .

Le médecin SS se tient sur la rampe . Les vieillards , des femmes , les enfants , faibles et malades , sont directement conduits au crématoire , les autres passent par la désinfection . On coupe les cheveux des femmes , qui sont alors conduites dans des baraquements d' appoint , pour être ultérieurement affectées aux camps de travaux à proximité .

Fin mai , l' usine de Bobrek est enfin achevée . Nous passons à la désinfection le 26 mai et le moment béni si longuement désiré est enfin arrivé . Nous quittons Birkenau . Nous avons survécu au régime du Block 11 d' Emil Bednarek .

Le grand portail de Birkenau est enfin derrière nous . Nous soufflons d' aise . Mais notre camion n' est pas encore là . Nous devons attendre et nous nous allongeons dans les fossés du bord de route . L' épaisse fumée décapante du crématoire recouvre Birkenau et masque de temps en temps le soleil . Au loin , nous voyons passer les trains , ceux qui amènent encore d' autres gens . Sur la route , un convoi de longueur infinie d' hommes , femmes et enfants passe . Ils effectuent leur dernier trajet . Affaiblis par les durs efforts de leur long voyage , ils se traînent péniblement là où ils espèrent enfin trouver le repos . Le soleil brûle impitoyablement . Les gens sont assoiffés . À bout de forces , appuyés les uns sur les autres , ils nous font signe lorsqu' ils sont à notre niveau et nous mendient un peu d' eau . Mais nous , nous ne devons pas parler avec eux et encore moins leur donner quelque chose . Nous nous détournons , nous ne pouvons pas les aider . Nous voulons rester forts . Nous avons déjà dû voir tellement de choses . Mais tout simplement , cela ne va plus . Ah ! Si ce véhicule pouvait seulement arriver afin que nous puissions partir loin , loin pour ne plus devoir partager cette détresse … Le véhicule arrive enfin . Nous partons et ne devions plus jamais revoir Birkenau .

À Bobrek tout a été préparé à notre attention . Le nouveau chef de camp , un officier SS et le chef d' exploitation nous attendent . Nous sommes répartis par petits groupes de travail ; 25 jeunes détenus entre 11 et 18 ans sont arrivés avant nous . Ils doivent être employés comme apprentis . Pendant que nous sommes encore réunis sur la place de rassemblement , le chef de cuisine SS arrive . Le cuisinier initialement prévu n' est pas encore là . Il lui cherche un remplaçant . Je me porte volontaire et suis accepté . L' ingénieur fait bien quelques objections car j' ai été prévu comme rémouleur mais il cède finalement . Et c' est ainsi que commença ma fonction de cuisinier des SS .

Le bâtiment de l' usine est pratiquement achevé . Nos logements sont dans un bâtiment en pierres . Les toilettes et les douches sont à l' intérieur du Block . Le dortoir offrait de la place pour 220 personnes . Cinq hommes par niveau , avec trois niveaux . Après avoir reçu de nouveaux vêtements et suite à la désinfection , nous avons eu droit ici à de véritables sacs de paille et chacun avait deux couvertures .

Le hall de travail était à proximité du Block . Nous réalisions des outillages servant à la fabrication de commutateurs électriques Nous disposions de bancs de découpage et de précentrage , de fraises , de tours et de polisseuses . Il y avait une petite fonderie , un poste de soudure électrique et autogène , ainsi qu' un poste de trempage . Les machines étaient en partie de fabrication récente , produites à l' étranger , saisies quelque part en Europe . Nous réalisions en outre des tarauds , travail presque exclusivement effectué par des femmes . Il y avait par conséquent au camp un groupe de 38 femmes , commandées par un Kapo . C' étaient des femmes d' origines polonaise , tchèque et française .

Le travail s' effectuait sous la conduite de contremaîtres civils expérimentés détachés des usines Siemens de Berlin , avec lesquels , par conséquent , nous étions en contact direct . Nous avions ainsi brutalement été transférés du camp de concentration dans un milieu totalement différent . On exigeait par contre de nous un travail très précis , au micron . Afin de pouvoir le réaliser , il fallait bien que le traitement soit tout autre .

En ce qui concernait le travail , les SS étaient complètement hors circuit . Leur action ne s' exerçait que sur notre surveillance . Même le chef de camp pouvait uniquement intervenir dans les halles de travail par l' intermédiaire du chef de production . Par rapport à ce que nous avions dû endurer jusqu' alors , nous nous sentions basculés dans une situation qui nous donnait l' impression du miracle . Interdiction de nous frapper . Le temps de travail était strictement respecté . Le temps de repos était du temps de repos effectif et quand le médecin des détenus vous portait malade , vous étiez effectivement soigné .

Le Kommando était pratiquement entièrement composé de Juifs . En outre , il y avait encore quelques Polonais dans le camp ; ils étaient employés comme maçons et par la suite , dans la mesure où ils n' étaient pas désignés comme contremaîtres , ils furent nommés adjoints de chambrées . Mais cette situation ne pouvait pas bien évoluer . Ils ont vite été persuadés qu' ils pouvaient se prévaloir d' une position supérieure à celle des Juifs . Ils commencèrent à voler quotidiennement une partie des rations alimentaires et à tracasser les gens le soir dans le Block . Une réclamation auprès du chef de production fut immédiatement suivie d' effets . Les rations furent contrôlées et lorsqu' un jour il y eut bagarre entre un adjoint de chambrée et un travailleur juif , le chef de production exigea immédiatement le déplacement des détenus polonais . Et quelques jours plus tard , ceux -ci quittèrent effectivement le camp .

En général , une grande fatigue se manifestait chez les contremaîtres allemands . Ils venaient tous de Berlin et étaient contents d' échapper aux bombardements . Bien entendu , ils faisaient venir leur famille . Pour eux , le poste qu' ils occupaient était avant tout un facteur de sécurité vis-à-vis du front et des bombardements . Le travail ne venait qu' en troisième position . On prenait pour cela tout son temps . Et c' est pour cela que nous entendions chaque jour la remarque suivante :

– Donnez -vous le temps de travailler . Travaillez lentement et précisément et non rapidement et approximativement .

Comme chacun disposait de temps , chacun entreprit des travaux personnels . Les objets les plus variés furent réalisés . Des bagues , des fume-cigarette , des étuis , des peignes , des boîtes métalliques , des boîtiers de montres , des pipes , des briquets , des bracelets , des colliers , et bien d' autres choses encore . Si l' un des gardiens voulait faire un cadeau , moyennant un peu de pain ou de la margarine , il trouvait dans la halle de fabrication tout ce qu' il voulait . Dans toute la Haute Silésie , il n' y avait pas autant de cadenas à vendre qu' il ne s' en fabriquait secrètement à Bobrek . Et dans les deux semaines qui ont précédé Noël 1944 , aucune pièce correspondant à notre mission ne sortit de l' usine . Tous étaient affairés à la réalisation de cadeaux . Chef de camp , contremaîtres , gardes , chacun avait sa commande en cours , et , pour finir , nos femmes étaient aussi des clientes reconnaissantes des « bijoux fantaisie de Bobrek » .

Le chef de camp s' appelait Anton Lukaschek . Il était officier SS , natif de Haute-Silésie . Demeurant avant guerre dans la partie polonaise de la Haute Silésie , il avait misé sur deux cartes . Il avait participé à la guerre comme sergent dans l' armée polonaise et , non sans une certaine fierté , il racontait aux détenus polonais qu' il avait veillé le corps de Pidulski

Si le colonel Schwarz

Si une des femmes juives émettait une requête , le refus lui était pénible . On avait souvent le sentiment qu' il aurait bien aimé inclure quelques femmes juives dans son cycle de visiteuses . Mais il n' a jamais osé pousser aussi loin

Lukaschek se croyait très malin , mais il avait finalement mal misé . En effet , il était lâche . Il avait effectivement admis depuis fort longtemps que tout était perdu pour les Allemands , et lorsque plus tard , lors de notre évacuation vers Gleiwitz , il essaya de s' enfuir avec trois détenus , il était trop tard . Il devait accompagner notre convoi , en tant que chef de celui -ci , jusqu' à Buchenwald .

Ma fonction de cuisinier me conduisait à des relations plus étroites avec nos gardiens . Seuls les responsables étaient encore de véritables SS . Et lorsque l' on avait la chance de tomber sur un homme du genre de Lukaschek , on pouvait survivre à cette période sans se sentir en permanence en danger de mort .

C' est à cette réalité que 220 détenus et 38 femmes doivent d' avoir pu économiser leurs forces . Ils ont pu ainsi survivre aux journées atroces que nous avons endurées , entre le 18 janvier 1945 et notre libération en mai , et les ont bien mieux supportées que les détenus de Birkenau ou ceux des mines de charbon de Haute-Silésie qui ont effectué le même parcours que nous .

Les premières sentinelles que nous avions à Bobrek étaient des Waffen SS slovaques . Tous de jeunes gaillards qui , selon leurs propres dires , avaient plus été contraints à effectuer leur service qu' ils n' avaient été volontaires . On pouvait d'ailleurs constater qu' ils n' étaient pas entièrement dans leur élément . Ils exerçaient leur fonction tant bien que mal . Je les ai souvent observés à 3 heures du matin quand je me rendais aux cuisines , endormis à leurs emplacements de faction . Ils n' avaient que deux centres d' intérêt : leur nourriture quotidienne et la possibilité d' éviter d' être envoyés au front . Ils se chamaillaient toute la journée entre eux et étaient à l' opposé de ce que l' on est habitué à voir de la part d' un soldat allemand .

D' innombrables trafics se développèrent avec les détenus . Ils nous procuraient de la nourriture et étaient preneurs d' articles cadeaux fabriqués dans la grande halle , qu' ils revendaient à l' extérieur du camp . Ils furent remplacés au bout de trois mois et envoyés au front .

Leurs successeurs étaient des membres de l' armée allemande , hommes âgés de 50 à 60 ans . Ils avaient déjà été des combattants de la guerre de 1914-1918 et étaient de toutes manières fort mécontents de devoir à nouveau être mobilisés . Ils finirent par trouver de la satisfaction à leur activité , car gîte et couvert étaient plutôt bons et ils se trouvaient hors zone de danger . Il n' y avait aucune hostilité dans le comportement qu' ils avaient vis-à-vis de nous . Leur sens de la discipline , comme chez chaque Allemand , était tellement développé qu' ils appliquaient sans état d' âme les consignes qui leur avaient été données . Malgré la propagande nationale-socialiste qu' ils enduraient depuis de longues années , ils ne faisaient pas preuve de la moindre initiative personnelle . Mais ils gardèrent le silence sur tout ce qu' ils entendaient et voyaient , se rendant ainsi complices du système .

Un jour , un sous-officier vint vers moi dans la cuisine , car je préparais également les repas pour son groupe qui effectuait la surveillance d' un pont situé non loin de là . Nous avons eu une conversation . Il avait 24 ans et déjà quatre années de campagne de Russie derrière lui . Son père était directeur d' une unité de production de gaz près de Hambourg . Sa poitrine était ornée d' une série impressionnante de décorations . Croix de fer de 1 re et 2 e classe , « barrette de combat rapproché » , médaille des grands blessés de guerre , etc .

– Savez -vous , me dit -il , quand je fais le bilan , je ne vois rien d' autre qu' une obscurité s' étendant à l' infini devant moi . Je suis parti à la guerre à l' âge de 19 ans , incorporé au lieu d' intégrer l' école technique supérieure . Je voulais devenir ingénieur électrotechnicien . J' ai maintenant cinq ans de campagne derrière moi , ma jeunesse est fichue , ma maison est détruite , et je n' ai pas de réel métier . Et qu' est -ce qui m' attend après tous ces sacrifices ? Hitler nous a précipités dans le plus grand malheur .

Je le regardais quelque peu décontenancé car en tant que détenu , on évite volontiers ce genre de discussions .

– Vous regardez probablement ma boutique de plombier ( et il m' indiquait sa poitrine ) , mais pour cela , je n' ai réalisé aucun acte de bravoure particulier . Je n' ai fait que remplir le devoir que l' on m' avait édicté et rien de plus .

– Pourquoi , lui demandai -je , me racontez -vous tout cela à moi , un détenu ? Voulez -vous absolument me créer des désagréments ?

– Absolument pas , poursuivit -il , c' est parce que vous êtes de toute manière le seul avec qui je puisse aborder ce thème . Il faut bien que je vide mon cœur une fois à quelqu'un . Ce n' est pas possible avec mes camarades , car dans nos rapports actuels , je ne peux pas faire confiance à mon propre frère . Je sais que vous êtes un opposant aux nazis , peut-être êtes -vous opposé à moi aussi , mais vous ne me dénoncerez certainement pas .

– Il y a une chose que je ne comprends pas , lui répliquai -je . Vous n' êtes pas le seul à penser ainsi . Dans toute l' Europe , il existe des mouvements de résistance . Pourquoi ne vous regroupez -vous pas pour lutter ensemble contre le régime ?

– Mais je veux vivre .

C' est tout ce qu' il m' a répondu .

– Savez -vous , lui ai -je alors dit , c' est parce que vous ne trouvez pas ce courage que vous devrez supporter les conséquences d' un effondrement . Quand je parle en privé avec vous , vous êtes un indiscutable opposant à Hitler . Quand vous êtes avec un collègue , vous éviterez , ne serait -ce que la moindre allusion , au genre d' opinion que vous venez d' exprimer et si vous vous retrouvez à trois vous allez alors crier en chœur « Heil Hitler » .

Telle était l' ambiance générale parmi les soldats . À la gare , depuis un wagon qui se dirigeait vers le front de l' Est , deux soldats allemands me crièrent « Ne t' en fais pas , on les aura bientôt les Boches » [ en français dans le texte ] . C' étaient des « soldats malgré-eux » alsaciens . Le III e Reich avait ainsi recruté des soldats provenant de toutes les régions d' Europe . Tout cela ne tenait que par l' intervention sans scrupules de véritables nazis .

Janvier 1945 . Deux ans et demi au camp de concentration . On parle depuis si longtemps d' un proche effondrement , mais on ne veut tout simplement pas y croire . Depuis des semaines , le front se maintient devant Varsovie et Cracovie . À l' ouest , les combats s' éternisent aux alentours d' Aix-la-Chapelle , et nous avons déjà beaucoup trop rêvé de la délivrance pour encore pouvoir y croire . Et néanmoins , les signes que quelque chose est en cours se multiplient . Non pas que nos contremaîtres ou nos gardiens manifestent une plus grande inquiétude qu' auparavant . Pour eux , le principal demeure une bonne chair et un poste tranquille chez Siemens-Schuckert .

Et pourtant , le 10 janvier , une colonne avec environ 500 détenus venant de Cracovie passe par ici . Des hommes et des femmes en tenue rayée , surveillés par des SS . Le convoi s' étire sur la route , telle une chenille rampante qui agonise . Ils sont sur la route depuis six jours déjà , mal vêtus et sans alimentation . La région de Cracovie est en cours d' évacuation ? Mais quelle signification pour nous ? Le front va certainement tenir . C' est ce que nous disons résignés , en espérant très fortement le contraire .

Quotidiennement , nous réceptionnons encore des marchandises pour la fabrication . Le ravitaillement se fait sans problème aucun . Nous recevons couramment de la nourriture prévue avec trois semaines d' avance . On allait ainsi , tranquillisé , se coucher , et nos soucis étaient beaucoup plus liés aux préparatifs d' une présentation théâtrale prévue pour le dimanche suivant .

Dans la nuit du vendredi , à 2 heures , la porte du dortoir s' ouvre brutalement , le gardien chef vient :

– Tous debout immédiatement . Préparez -vous pour un départ à pied . Chacun n' emporte que l' indispensable .

Mon Dieu . Dehors , il fait moins 20 degrés . Nous n' avons aucun linge chaud , nous n' avons pas de manteaux et nos chaussures sont en mauvais état . Nous y sommes . Le 18 janvier doit décider de notre destin . Nous sommes tous abominablement énervés . On emballe et se retrouve finalement avec un sac bien rempli . Rien que des bricoles que l' on a péniblement acquises , pour lesquelles on a souvent souffert de la faim des jours durant afin de pouvoir les posséder . Maintenant , en aucun cas , on ne voudrait les laisser ici . Nous n' avons encore reçu aucune nourriture . Les ingénieurs et les contremaîtres sont également là et l' un d' entre nous a pu capter une information sur les Russes qui étaient à sept kilomètres de Trzebinia , soit donc à 21 kilomètres d' ici .

Comment est -ce possible ? On n' entend aucun tir d' artillerie . On ne voit aucun avion , dehors c' est le calme le plus total et il semble malgré tout que ce soit vrai . Et néanmoins nous attendons . Les heures passent … Il est 5 , 6 puis 8 heures et rien ne bouge . L' ordre du départ n' est pas encore arrivé . Les pessimistes commencent à nouveau à douter . Il est 10 heures . On découpe des couvertures pour se confectionner des gants et des chiffons pour les pieds . On tente ainsi de se protéger du froid . Veille à ce que l' on ne te surprenne pas en flagrant délit de sabotage ! C' est tout au moins la menace que même en cet instant profère le doyen du camp ; il crie que tout homme surpris à découper des couvertures sera sévèrement puni , car lui , était responsable du matériel . Pauvre homme qui se donne ainsi des airs d' importance .

Il est 11 heures . Le chef du Kommando donne l' ordre de préparer de la nourriture pour les gens . Je me rends rapidement à la cuisine , allume le feu , met de l' eau à chauffer et … l' ordre de marche est arrivé . C' est le départ . Avant , recensement des disponibilités alimentaires ! Notre magasin est bourré de marchandises . Nous distribuons tout . Mangez ce que vous pouvez , emportez tout ce qu' il est possible de prendre . Enfin , vers 14 heures , chacun a trois pains , deux cubes de margarine , du sucre , de la confiture et du fromage . On effectue un dernier appel , et l' on sort , direction la route nationale .

– Adieu Bobrek , tu as été un paradis pour nous .

allons -nous ? Tout d'abord à Buna , le camp principal dont nous dépendons

À Buna , le camp tout entier était en ordre de marche

Mais singulièrement , aucun tonnerre de canons n' est entendu . Aucun bruit de bataille , rien qui permette de conclure à la proximité des Russes . Moyens de transport et camion , c' est ce que nous appelons ici une « bonke » ( expression du camp pour désigner une information bidon ) . Le but à atteindre au cours de la première nuit était , selon les données officielles , distant de 45 kilomètres . Nous avions déjà accompli 15 kilomètres , soit donc un total de 60 kilomètres . Il fallait en venir à bout à pied . Notre paquetage fut immédiatement réduit . Hormis la nourriture et deux couvertures , tout fut jeté . Il est bien difficile de se détacher de quelques souvenirs qui nous sont devenus très chers , mais c' était une question de vie ou de mort .

Après le passage devant nous des 12 000 hommes de Buna , c' est notre tour . Ordre : « Restez tous regroupés en rangées de cinq . Les traînards seront abattus . »

Dieu soit loué , nos gardes étaient des hommes de 50 à 60 ans , qui eux-mêmes ne pouvaient pas tellement bien marcher . Et nous avancions dans la nuit . Il fait un froid de canard et on est content de pouvoir marcher et de faire des mouvements afin de se réchauffer .

Il va être minuit , puis 1 heure .

– Est -ce que nous n' arrivons pas bientôt ?

– Ah ! Comment peux -tu penser cela , nous avons à peine la moitié du trajet derrière nous .

– Je ne peux plus rien porter , le pain est si lourd .

– Eh bien , jette ta camelote . Il n' y a pas d' alternative ici . C' est ou bien … ou bien .

Et l' on jette le pain .

– Une pause , nous n' en pouvons plus .

– Pas de pause , sinon nous n' avançons pas .

Ce genre de dialogue se poursuit toute la nuit .

– J' ai une affreuse soif .

– Mec , ne mange pas de neige , tu vas attraper la mort .

– Mais j' ai une telle soif , ça ne va plus , et la neige a si bon goût .

Chacun a sa spécialité . Je me mélange la neige avec du sucre , mais si on doit continuer longtemps ainsi , j' abandonne .

Et déjà le premier est étendu dans la neige .

– Je n' en peux plus .

– Mais tu vas geler sur place .

– Mais avec la meilleure volonté , cela ne va plus .

– Poursuivez votre chemin , nous ne pouvons rester sur place .

– Mais que faisons -nous de notre camarade monsieur le garde , il ne peut plus marcher .

– Oui , mais je ne peux pas vous aider . Laissez -le allongé , je ne le tuerai pas .

Vite , vite , le frotter avec de la neige , et :

– Adieu camarade , tu as tenu le coup si longtemps et tu dois rester en plan au bord de la route .

La population nous regarde , indifférente . Certains nous crient :

– N' avancez pas aussi vite , les Russes sont bientôt là .

Mais de manière générale , c' est plutôt une ambiance d' animosité que d' amitié qui règne vis-à-vis de nous .

Il est 4 heures du matin . Je peux à peine encore lever les pieds . À mes côtés deux femmes qui n' en peuvent vraiment plus s' efforcent encore d' avancer .

– Aidez -nous donc , que nous ne restions pas en plan au bord de la route .

Que peut -on faire ? Deux hommes prennent une femme sous les bras et progressent d' un pas lourd .

– Nous voulons faire une pause . Nous ne pouvons plus aller de l' avant .

Le doyen d' âge est au commandement .

– Il est hors de question d' effectuer une pause ; si nous nous arrêtons , alors plus rien n' ira .

Et nous marchons , marchons . Ah ! La neige froide a si bon goût ! À cet instant , je fais le vœu que chaque année , en hiver , à la première chute de neige , j' en mangerai une poignée . En souvenir de cette heure !

Courte pause , mais sans s' asseoir , mes genoux ploient . Une épouvantable douleur martyrise le haut de mes cuisses . Les glandes sont enflées et provoquent d' intolérables souffrances , mais de l' avant , de l' avant

On a énormément parlé de s' enfuir mais , maintenant , on est si faible , si apathique , qu' on n' y songe même plus . Il est 8 heures , il reste encore dix kilomètres à couvrir . Il neige et un vent épouvantable souffle . Mon Dieu , est -ce que cela n' aura jamais de fin ! Au cours de cette marche , bon nombre d' entre nous sont déjà restés en route . Que vont -ils devenir ? Vont -ils pouvoir se sauver ?

Même notre Maurice , un jeune de 17 ans , n' en peut plus . Nous le traînons encore avec nous un certain temps , mais ça ne va plus . Nous le frottons avec de la neige et :

– Adieu mon vieux , sauve -toi

Enfin , vers 10 heures , nous atteignons une immense grange , et ici on entend :

– Repos jusqu' à ce soir .

Nous nous écroulons dans la paille . On ne pense pas à manger , ni à boire , on a un seul souhait , se coucher , s' étendre , dormir . Mais même cela n' est pas si simple . Nous sommes plusieurs milliers et chacun veut avoir une place . Un seul mot d' ordre « À l' attaque » . Nous sommes cinq amis . Avec nos dernières forces ( on pense toujours que ce sont les dernières mais il faut néanmoins continuer à aller de l' avant ) , nous conquérons une place , nous nous disposons en cercle et mettons nos affaires entre nous . Plus une parole n' est échangée .

À 4 heures de l' après-midi , nous sommes réveillés . En route .

– J' aimerais bien dormir encore .

– Tous dehors !

C' est là que j' ai laissé passer une grande occasion . Certains se sont cachés dans la paille et sont restés sur place . Raté !

Aujourd'hui nous n' effectuons que 30 kilomètres jusqu' à Gleiwitz . Il y a là-bas gîte et nourriture . Que c' est agréable à entendre et cela vous insuffle un courage nouveau !

Mon ami Max Weber me manque . Il s' est enfui . Quel courage !

Max était officier de l' armée de l' air allemande . Il avait participé à toute la campagne de Russie . Après une blessure , il s' est retrouvé à Bruxelles et s' éprit malgré toute son éducation nationale-socialiste d' une fille juive . Résultat : désertion , participation au mouvement de libération de la Belgique , et arrestation .

– Qui êtes -vous ?

– Je suis juif et me nomme Max Weber .

– Juif ? Alors direction le centre de rassemblement des Juifs .

De Mechelen

Pendant cette marche , bon nombre de camarades ont réussi à s' enfuir . Mais seuls ceux qui étaient capables de s' exprimer en polonais avaient une chance de s' en sortir . La population ne faisait rien pour nous aider . Dans les villages que nous traversions , de grandes affiches étaient placardées : « Celui qui aide les détenus à l' évasion ou les héberge chez lui sera fusillé . »

Vers 22 heures nous arrivons enfin au camp de Gleiwitz

Une fois parvenus dans l' enceinte du camp , le chef du Kommando , les gardes , le doyen d' âge ont disparu et nous sommes à l' extérieur à attendre . Tous les baraquements sont surpeuplés . Il n' y a pas de place pour nous , et déjà les premières couvertures sont à terre et certains se sont allongés et dorment .

– Mais vous êtes devenus fous . À moins 20 degrés vous ne pouvez tout de même pas dormir dehors . Vous allez geler .

Mais bon conseil est cher , lorsque l' on est complètement épuisé .

Je pars à la recherche d' une information . Mais en vain . On est ainsi debout dans le froid , se tape l' un l' autre sur le dos pour se réchauffer , s' entoure la tête de la couverture et on voudrait pleurer . On est tellement à l' abandon . Camaraderie ?

Chacun , dans ces heures-là , pense avant tout à soi , et il a déjà assez à faire avec lui-même . Trouves -tu une place , tu es alors un enfant de la chance . On se regroupe , s' allonge au sol , serrés les uns contre les autres . Mais on ne tient pas le coup plus d' une demi-heure . Le froid est vraiment trop vif .

Nos femmes ont disparu . Elles ont certainement trouvé un refuge . Nous pouvons peut-être les retrouver et nous abriter auprès d' elles . Vaines recherches . Tout se ligue contre nous . Je finis par trouver une place dans le Block allemand , sous un lit . J' étais heureux . Mais j' entends un « angle vert

Si tu es juif , dehors . Tu peux crever dehors . Ce serait encore mieux . Ici , il n' y a place que pour des compatriotes allemands .

Véritablement , ils étaient de nobles représentants du peuple allemand , cette racaille d' assassins . Il arrive finalement jusqu' à moi , me heurte du pied :

– Qui es -tu ?

– Fous le camp ou tu reçois mon poing dans la gueule .

Cela avait effectivement une résonance de « compatriote allemand » .

J' étais sauvé et pouvais demeurer au chaud le reste de la nuit .

Le matin commence à poindre . Qu' est -ce que la journée va encore nous apporter ? J' entends que l' on distribue du café chaud . Il est exclu de pouvoir en obtenir . On se bat littéralement autour de ce peu d' eau chaude . A -t-on déjà la chance d' avoir un gobelet , on est alors sûr de le renverser dans la bousculade .

Je retrouve mes camarades , qui , pour la plupart , ont erré toute la nuit . Nous partons à la recherche de nos femmes . Nous finissons par les retrouver . Mais quelle situation ! Les anciens détenus , prévenus de la présence de femmes dans le camp , ont « fortifié » le baraquement réservé aux femmes , et personne n' a le droit d' y pénétrer . Pour eux , il n' y a ni peines ni soucis . Ils sont depuis si longtemps dans le camp que c' est pratiquement leur vie . Ils se sont établi des fonctions qui non seulement leur rendent cette vie supportable , mais la rendent même agréable . Rien ne leur manque . Ils sont les exécutants du système nazi . Quand ils reçoivent l' ordre de supprimer leurs camarades , ils le font avec la même évidence qu' ils prépareraient un autre travail , car ces ordres sont tout à fait bien honorés . Ils ne manquent jamais de pain , beurre et cigarettes . Ce type de Kapos était bien plus dangereux que les SS . Quand , à Auschwitz , un Kommando partait au travail et que le Kapo recevait instruction de revenir le soir avec quelques morts , il prenait une pelle et battait ses camarades à mort . C' était sa fonction . En retour , il était l' homme de confiance du chef de camp et avait un pouvoir illimité sur la vie de ses compagnons .

Ces Messieurs avaient tout bonnement mis le baraquement des femmes en quarantaine . Et nos femmes ? Elles ne disaient rien car la faim provoque la douleur . Et nous ? Nous étions dehors dans le froid . Mais finalement , la fureur nous saisit . Nous avons forcé l' entrée du baraquement , nos amies de longue date ont su comment se comporter et ces Messieurs les Kapos ont été obligés de tenir compte de notre résistance .

L' homme dans une telle situation est une créature bien particulière . Lorsque nous avons de nouveau ressenti la chaleur , lorsque nous avons eu un morceau de pain dans la main , lorsque nous avons pu nous asseoir par terre , nous avons déjà à nouveau pu tout oublier . Oublier qu' à 50 mètres de nous se trouvaient des montagnes de cadavres de nos camarades , oublier que ce martyre n' était pas terminé , même pas interrompu , oublier qu' une heure plus tard nous pouvions , nous aussi , nous retrouver sur le tas .

En ces moments , c' est une intense envie de vivre qui l' emportait , et lorsque l' un d' entre nous apporta un violon , on se mit à jouer , à chanter , et on oubliait . Curieuse existence où « un instant au paradis n' est pas trop cher payé par la mort » .

Et cette chaleur , cette proximité des femmes , cela nous paraissait déjà être le paradis . Le soir était entre-temps arrivé et le combat pour le quartier de nuit reprit . Nous avons eu de la chance cette fois et avons trouvé un coin dans une des baraques .

Mais que va -t-il se passer ? Pas de nourriture , pas d' habillement , pas de chaussures convenables . Chaque instant voit des amis qui ne tiennent pas le coup partir définitivement … morts de froid , de faim . Mais nous sommes échaudés . La vie continue pour nous . Tant que nous vivons , nous gardons l' espoir de recouvrir la liberté . C' était notre seul but . Vivre la chute d' Hitler . Nous venger de tout ce qu' on nous a fait endurer .

Nouvel ordre le lendemain matin : « Tous au rassemblement . » On nous distribue un quart de pain à chacun et 100 grammes de saucisse . Nous sommes 15 000 dans le camp . Nous allons poursuivre le périple en train . Direction Buchenwald . Être conduit ? Quelle chance ! Nous n' avons plus besoin de marcher . Un nouveau courage nous pénètre .

Avant de gagner la gare , nous avons à nouveau droit à l' une de ces sélections de mauvaise réputation . L' un après l' autre , nous devons nous présenter en marchant devant le médecin SS . Et celui -ci , selon des critères que nous avons été incapables d' identifier , en a retiré quelques centaines . Ils sont tout d'abord isolés . Une partie de ceux -ci ont par la suite réussi à échapper à cet isolement et à se fondre dans la masse . Les autres furent exemptés de la suite du voyage … ils furent fusillés .

Nous étions maintenant le long de la voie et attendions le train . Certains , très maîtres d' eux-mêmes , tenaient encore leur morceau de pain à la main . C' étaient des artistes de la faim . La plus grande partie avait déjà oublié depuis belle lurette les provisions de voyage . Après une attente de trois heures nous apparaît enfin notre train . Cent vingt wagons découverts , des wagons plats pour transport de charbon . Tous se précipitent . Pêle-mêle , on crie , des amis se perdent , la masse humaine est livrée à elle-même . Je suis en mesure de monter sur un wagon , je reçois un coup violent et me retrouve dessus après un très beau vol plané . Quel état règne ici … Nous sommes 130 dans le véhicule . Une partie seulement , jambes étroitement repliées , est en mesure de s' asseoir . Les autres sont debout , entassés . Est -on seul ? On est alors fichu . C' est ainsi que l' on se regroupe , par quatre ou cinq et alors , un seul but : écarter l' autre pour avoir soi-même sa place .

Penser , morale , camaraderie , égards ? Ce sont des notions qui nous ont échappé depuis un temps certain . Veux -tu vivre ? Il faut alors t' affirmer à l' aide de tes coudes .

Deux wagons de détenus sont toujours accouplés à un wagon de gardes . Le voyage débute . Nous partons en direction de Mährisch-Ostrau

Le train roule sans interruption . Çà et là , on entend des tirs d' armes . Certainement que l' un ou l' autre a sauté du train en cours de route . On essaie de s' organiser afin que chacun puisse avoir la possibilité de la station assise . Notre wagon est constitué de Polonais , d' Espagnols , de Hongrois , de Français et de Russes . Il est exclu de procéder à la moindre mise au pas à l' intérieur du wagon .

– Kapo , on m' a pris ma place .

– Kapo , on m' a frappé , on a volé mon pain .

Ce n' est qu' à l' aide des poings que l' on peut avoir gain de cause . Qui a encore la force et le sens de se battre pour la cause commune ? Parmi nous , il y a nombre d' hommes déjà plus âgés et qui sont à bout de forces .

Et le train roule . Et nous recommençons à manger de la neige . Et les essais afin d' obtenir un peu d' eau chaude à partir de la locomotive avortent . Avec mon « compagnon de combat » , nous avons une place le long de la paroi arrière du wagon , et , étroitement serrés l' un contre l' autre , nous essayons de nous réchauffer mutuellement . Soudain , une masse informe vole au-dessus de nos têtes , accompagnée de hurlements de douleur . Quelqu'un a réclamé sa place , et on le pousse d' une extrémité à l' autre . Chacun se protège et prolonge la poussée afin de l' écarter . Cet homme « vole » ainsi pendant un temps qui semble infiniment long , jusqu' à ce qu' il cesse de crier . Il n' a plus besoin de réclamer une place . Mais il n' est finalement pas le dernier mort de notre wagon . Ce n' est surtout pas le moment de t' affaiblir , car tu ne pourras plus te défendre , et on va s' asseoir sur toi et ce sera ta fin .

La nuit s' écoule ainsi . Et nous jetons les cinq cadavres de la première nuit dehors , pour avoir un peu plus de place . Le train se rapproche d' une grande gare : Mährisch-Ostrau . La population tchèque , qui aperçoit notre convoi et entend parler de nos souffrances , s' approche des voies avec des paniers remplis de pains et nous les jette dans les wagons . Aussi bonne que soit l' intention , aussi courageusement interviennent -ils , nous étions profondément touchés , et néanmoins nous souhaitions qu' ils ne le fissent pas . Chaque morceau de pain génère une bagarre dans le wagon , et provoque par conséquent mort d' hommes .

Nous roulons ainsi cinq jours et cinq nuits . Prague , Olmütz , Marienbad , Eger , Zeitz , Weimar ! Pendant ces jours , nous avons eu droit à un demi-litre de soupe à Prague . Mais ceci seulement pour quelques heureux , car plus de la moitié n' avait rien reçu . À Olmutz et Eger , chacun eut droit à 200 grammes de pain .

Arrivés le soir à Buchenwald , à bout de forces , et pratiquement incapables de nous extraire des wagons , nous n' étions plus que 7 000 hommes . Cinq mille cadavres restèrent dans les wagons et durent être déchargés par des Kommandos spéciaux .

Un frisson me parcourt encore aujourd'hui tout le corps lorsque j' entends seulement ce nom . Un concept de l' épouvante pour tous les êtres humains qui connaissent quelque peu le concept allemand . Et maintenant , moi aussi , j' ai abouti à cet endroit . Il fait déjà nuit lorsque nous avons été débarqués des wagons . Je cherche mes amis , mais n' en trouve pratiquement aucun . C' est la police du camp qui nous accueille à la gare : des détenus qui ont été regroupés dans un Kommando spécial , bien vêtus , avec des manteaux verts d' uniforme , de solides bottes , chacun étant armé d' une matraque . Des sbires du commandement nazi . Pendant notre séjour au camp , il nous a assez souvent été expliqué : « Si vous n' obéissez pas immédiatement , nous allons chercher la police du camp . Vous allez alors ressentir l' effet de la mise en action des matraques . »

La police du camp nous réceptionne donc et , sur cinq rangs , nous fait franchir en bon ordre le grand portail d' entrée .

Mais nous ne sommes pas conduits dans un baraquement pour dormir , ni même pour qu' on nous donne quelque chose à manger . On nous conduit sur une grande place clôturée , et là on nous laisse attendre . Nous ne sommes pas seuls . Des centaines de gens sont déjà regroupées ici . Les uns sont debout , d' autres se sont étendus par terre , d' autres encore se pressent dans une direction bien déterminée .

Finalement , j' apprends que nous devons maintenant passer à la désinfection et que le camarade qui me fournit l' information attend dans cette enceinte clôturée depuis le petit jour . En outre , pluie et neige alternent . Nos couvertures , seule protection contre le froid , sont complètement trempées et durcies par le gel .

Je rencontre un petit Hongrois qui était avec moi à Bobrek .

Il est très terriblement affaibli et je le prends avec moi . Devant l' impossibilité de passer à la désinfection dans les heures à venir , nous essayons de nous installer aussi confortablement que possible . Des monceaux de couvertures traînent à la ronde , car c' est sans paquets que l' on pénètre dans les douches . Nous nous allongeons sur un de ces tas , nous nous enroulons complètement dans les couvertures , et essayons de dormir . Mon « petit » ami est au bout de ses forces . Je tente de lui insuffler un peu de courage , mais même cela me paraît pénible dans notre situation . Nous restons ainsi trois heures environ . Lorsque je me réveille subitement en entendant que l' on conduit les gens dans un Block . Je me lève précipitamment et secoue mon « petit » ami .

– Allez , lève -toi , nous allons dans un Block .

Il ne bouge pas . Je le secoue encore , ne reçois aucune réponse . Je tâte son pouls . C' est passé . Il n' a hélas plus besoin de désinfection .

Pauvre petit , tu as tenu le coup jusqu' ici . La longue marche vers Gleiwitz , le voyage en train et maintenant , tout est fini .

Tout court vers un côté et dans ces cas-là , on suit tout simplement le mouvement . J' arrive ainsi à un portail , et effectivement , on nous conduit vers un Block , appelé le petit quartier

Le matin arrive ainsi . On nous rassemble à nouveau et nous conduit à nouveau dans le Block d' épouillage , et toujours rien à manger , rien à boire . Mais nous sommes déjà satisfaits de ne pas devoir attendre trop longtemps avant d' atteindre la douche . Ce n' est pas aussi simple qu' il paraît . On doit tout d'abord entièrement se dévêtir . On arrive alors dans la salle des coiffeurs . Une armada de coiffeurs nous attend , équipés de rasoirs électriques dernier modèle . On monte sur une chaise , et déjà la procédure classique démarre . Devant , derrière , sur la tête , et en toute partie du corps où un seul poil peut sévir , à l' exception du visage . La barbe peut pousser . Nous sommes néanmoins très impressionnés par la vitesse à laquelle s' est déroulé le premier acte de la séance d' épouillage . Rien que la pensée de la même séance à Auschwitz où les coiffeurs sévissaient avec des couteaux de rasoir émoussés et sans savon provoque encore après coup les douleurs de ces tracasseries .

Après le rasage , on se rend dans la pièce suivante . On vous met en mains un morceau de savon et on vous plonge dans une sorte de tonneau rempli d' eau chaude . Oh ! Que c' est agréablement chaud ! Mais un désinfectant a été mis dans l' eau et il vous brûle épouvantablement les yeux et la peau . On s' enduit rapidement de savon et on frotte , cela contient la douleur .

Nous aboutissons pour finir sous la douche . Quel délice ! On est enfin nettoyé à neuf par de la véritable eau chaude ; on reste environ dix minutes sous la douche . L' effet de cette eau chaude provoque le retour d' un certain courage pour affronter la vie présente .

Mais quelle allure nous avons ! Amaigris , défigurés , exténués . Et néanmoins , on se sent comme un nouveau-né . Même des serviettes sont à notre disposition . C' est un luxe que nous ne connaissons absolument plus . Chacun reçoit une chemise , un caleçon , un pantalon de lin , une veste , une paire de chaussons , une paire de galoches et un couvre-chef . Les quelques rares affaires que nous avions péniblement réunies dans le précédent camp nous sont prises . Retour à la case départ .

Immédiatement après la douche , nous continuons à travers une série de bureaux . Tout est installé de manière très moderne : fichiers énormes , questionnaires ; on passe par une douzaine de guichets , et on se retrouve finalement à la sortie ; on est muni d' un nouveau numéro ; on se met dans la file et retour au Block .

Il fait de nouveau sombre lorsque nous arrivons au Block et il faut de nouveau attendre . À l' entrée , une grande table a été disposée , et une fois de plus , on enregistre notre état civil et notre numéro . On nous donne enfin un litre de soupe , un demi-pain et 100 grammes de saucisse . Notre premier vrai repas depuis notre départ de Bobrek douze jours auparavant . Lorsque mon tour arrive , la soupe est déjà froide , mais on est néanmoins satisfait . Je retrouve une partie de mes camarades de Bobrek , et nous décidons de rester ensemble . Sur un châlit , prévu pour cinq personnes , 17 hommes doivent trouver place . Cela occasionne pas mal de discussions et beaucoup de cris jusqu' à ce que l' on finisse par nous disposer afin que chacun ait au moins une place assise . Celui qui doit sortir la nuit est plus malheureux . À son retour , sa place est occupée et c' est seulement après une cascade de jurons et quelques coups de pied qu' il réussit à se replacer . Comme au cours d' une nuit chacun doit au minimum s' absenter deux fois , certains allant jusqu' à quatre ou cinq escapades , il n' était pas pensable de songer au somme . Quelle expédition que de se rendre aux toilettes ! Celles -ci étaient à l' extérieur du Block . Si , après maintes difficultés , on était arrivé à s' extraire du châlit ( il y en avait toujours trois superposés ) , il fallait alors repérer le chemin conduisant à la sortie . Les couloirs abritaient beaucoup de dormeurs . On distribuait quelques coups et maints jurons en prime .

La distribution de la nourriture représentait un problème particulier . Elle arrivait dans de grands baquets de 50 litres . La cuisine était à une distance du Block correspondant à dix minutes de marche . Avant que la soupe ne nous parvienne , elle était forcément froide . Et c' est là seulement que débutait la distribution . L' adjoint de chambrée devait d'abord déterminer le nombre de gens . Pour 80 personnes nous ne disposions que de 20 jeux de couverts . L' un devait par conséquent attendre jusqu' à ce que l' autre ait terminé et était par conséquent spectateur de l' ardeur avec laquelle son prédécesseur achevait sa soupe en passant le doigt ou encore en léchant consciencieusement le récipient . La distribution s' effectuait sous le contrôle de 80 paires d' yeux , et gare si l' un recevait ne serait -ce qu' un soupçon de moins que l' autre . Cela engendrait de véritables batailles .

Tout à l' honneur du doyen d' âge du Block , détenu politique et à la différence des criminels qui officiaient presque exclusivement à Auschwitz , la distribution s' effectuait de manière fort équitable . Il n' y avait pratiquement pas de vol . Les rations étaient par contre totalement insuffisantes . Deux cents à 250 grammes de pain quotidien , un peu de margarine ou de confiture , un litre de soupe et deux fois du café . C' était le quota quotidien . Une fois par semaine , le pain s' accompagnait de 100 grammes de saucisse , et deux fois par semaine c' était du pain sec .

Pendant la distribution , chacun devait rester sur le châlit . La nourriture était tendue à chacun par l' adjoint de chambrée . On était assis totalement coincé , les jambes allongées , comme dans une cage , et on avalait fébrilement sa portion . Pas question de couteau pour découper son pain . On nous avait tout retiré , même cuillers et couteaux . On buvait la soupe directement du récipient . Mais la découpe du pain restait néanmoins un problème . On opta finalement pour la solution de la cuiller : son manche avait été aiguisé , et nous nous sommes appropriés cette cuiller . Elle put donc servir de couteau . Ce genre d' acquisition se pratiquait dans les toilettes . Ce lieu était une véritable bourse . Contre du pain et des cigarettes , on pouvait tout y acheter .

Un mot spécial se doit d' être dit dans ce contexte sur les détenus français de Buchenwald . Ils firent preuve envers les nouveaux arrivants d' une véritable solidarité . Chaque Français , et quelle que soit sa religion , reçut dans les premiers jours de son arrivée dix cigarettes fournies par les anciens détenus . C' était une fortune pour nous car elles nous permettaient des échanges importants . Lorsqu' un jour des colis de la Croix-Rouge devaient être distribués aux Français « aryens » , le responsable – il s' agissait de Marcel Paul

– Je suis ici au camp de concentration parce que j' ai combattu pour l' égalité et la liberté des hommes . Aujourd'hui , pour la distribution des colis , on me pousse à établir une différence de traitement entre les aryens et les non aryens . Nous devons manger et nos camarades juifs doivent nous regarder . Je ne suis pas d'accord avec cela . Un autre que moi doit alors assurer le partage . Je propose que nous fassions le partage en incluant nos camarades juifs .

Cette proposition reçut l' assentiment général et c' est ainsi que dix hommes reçurent un colis . Quelle joie , quelle reconnaissance ! Depuis trois ans , pour la première fois , un don de la Croix-Rouge française ! « Oh ! Ça sent si bon la France

Nous étions en février , et à Buchenwald , en altitude dans les montagnes , il faisait particulièrement froid . Pendant toute la journée , un vent particulièrement désagréable souffle . Neige et pluie alternent . À 6 heures du matin , tous dehors pour l' appel . Il fait encore nuit . Chacun veut être le dernier afin de rester aussi longtemps que possible au Block . Mais finalement , tout le monde doit sortir , accompagné de cris et de bousculade . Même les malades , ceux que nous appelons nos « musulmans » , doivent sortir . Je n' ai jamais pu déterminer l' origine de cette appellation

Dans notre transport , une bonne moitié étaient ces « musulmans » . Des « morts errants » , des corps exténués avec des membres gelés et des pieds enflés , avec des ulcères gros comme le poing sur tout le corps , des êtres hors de force par suite des grandes fatigues cumulées des semaines durant , brisés par une diarrhée chronique qui obligeait à se lever chaque nuit six à huit fois . Et pour tous ces gens , un médecin venait quotidiennement pendant une demi-heure . Mais il ne disposait d' aucun médicament et était dans l' incapacité d' effectuer le moindre examen d' un malade à l' intérieur du Block ( et ce avec les allers et venues de 1 500 hommes ) .

Chaque jour , des douzaines d' êtres disparaissaient ainsi dans le Block . Et tous ceux-là furent les premiers jours impitoyablement chassés hors du Block à l' heure de l' appel .

Et on peut à peine s' imaginer ce que représente un tel appel quand on ne l' a pas personnellement vécu : il pleut , il neige , le sol est détrempé , on piétine dans la fange en étant insuffisamment chaussé , un grand nombre même pieds nus . Le camp est bondé , la place d' appel trop exiguë . On est là en rangées de cinq , quand on nous oblige à passer en rangées de dix . Et c' est toujours un autre fonction naire qui nous compte et chacun obtient un décompte différent . Conséquence : nous sommes là debout dans notre tenue légère , sans manteau , grelottant de froid . Et cela dure trois à quatre heures . On n' a pas le droit de quitter sa place . Beaucoup , en urgence , font leurs besoins là où ils se trouvent . Mais gare si l' un des fonctionnaires s' en aperçoit , cela signifie des coups . On se réchauffe les uns les autres en se tapant sur les épaules , on sautille d' un pied sur l' autre . Des gens s' écroulent , mais tant qu' ils respirent , ils doivent se rendre à l' appel . Afin d' être comptés comme on le ferait d' un troupeau d' animaux . Pour finir , un SS arrive . Il va aussi compter , bien qu' il s' avère sans espoir de pouvoir réellement compter une telle masse humaine . Finalement , c' est l' ordre « Retour dans les Blocks » .

On se précipite tous dans les Blocks ; on se pousse , se presse , crie , se bat , afin de pouvoir se réchauffer aussi vite que possible , mais on ne craint pas si dehors déjà on est serré les uns contre les autres . Cela aussi réchauffe .

Chaque jour débarquent de nouveaux transports . L' avance des Russes est régulière et on évacue de nouvelles régions . Ils ne sont pas tous réceptionnés à Buchenwald . Les trains restent alors à l' arrêt trois ou quatre jours en gare de Weimar pour finalement poursuivre le parcours , direction inconnue . Des trains fantômes remplis d' hommes désespérés et de morts .

Si un transport est néanmoins accepté ici , alors il vient chez nous au petit camp , et c' est dans les Blocks surchargés où 1 500 hommes sont déjà abrités que 300 hommes viennent encore en plus . À cause de cela , le Block est transformé . On modifie le sens de placement des châlits et les allées sont rétrécies .

C' est pour cela qu' un soir de pluie battante nous nous tenons dehors devant le Block , trempés et transis de froid . Avec l' espoir de pouvoir rapidement y pénétrer . Mais le Block est fermé pour transformations et personne ne se préoccupe de nous . Nous finissons par crier et l' on appelle la police du camp . Après de longues hésitations , nous faisons avec la police du camp le tour du camp à la recherche d' un abri pour la nuit . Et finissons notre périple dans une laverie . Mille cinq cents hommes dans cette petite pièce . Nous restons debout , serrés les uns contre les autres , dans un froid humide . On nous dit que c' est pour quelques heures . Il est 22 heures . Minuit passe , puis 4 puis 5 heures . Midi arrive et nous sommes toujours là , sans manger ni boire , « Vous aurez tout au Block » et vingt-quatre heures se sont déjà écoulées . On nous distribue enfin un litre de soupe de navet et un peu de pain .

– Vous réintégrerez bientôt votre Block .

Il est de nouveau minuit , 4 heures , 6 heures et nous sommes toujours là . Aujourd'hui on se demande comment c' était humainement possible , d' endurer une telle chose . Il est de nouveau midi , et c' est finalement après trente-cinq heures ainsi passées que l' on nous conduit vivre les trois heures de l' appel du soir . Tout acte a une fin , et nous regagnons enfin notre Block . Et une fois de plus recommence la lutte pour une place .

C' était Buchenwald en février 1945 . Chaque jour , la question « Combien de temps encore ? » revient . Où sont les Russes ? Et les Américains ? À quelle distance de Weimar sont -ils ? Nous espérons pour ne pas devoir désespérer , mais chaque jour nous voit un peu moins nombreux , car l' un après l' autre « effectue sa sortie » .

« Il n' en manque jamais un , mais toujours un de moins . » Ce proverbe d' un Blockältester ( « chef de Block » ) d' Auschwitz me vient de façon très vivante à l' esprit ; car c' était ce qui se passait ici de manière délibérée afin de nous anéantir « par la méthode froide » comme on dit , depuis que le crématoire n' est plus en fonctionnement .

Nous végétons ainsi trois semaines à Buchenwald , sans même jamais ôter les vêtements , sans sommeil normal , sans repas régulier , sans avoir la possibilité de se laver convenablement . On finit tout de même par rassembler les groupes de travail et les répartir dans les camps extérieurs . Il est de nouveau question de Siemens-Schuckert . Mais nous n' osons pas y croire . Un matin , pourtant , il est soudain annoncé : « Rassemblement du Kommando Siemens . » On nous conduit au bureau du travail et nous retrouvons là le chef de production de Bobrek . Nous aurions aimé le serrer dans nos bras , tellement nous étions heureux de retrouver cet homme qui s' était souvent impliqué pour nous . Bien entendu , il faut reconstituer notre Kommando , car des 220 membres masculins , il n' en reste plus que 88 . Nous devons partir quelques jours plus tard . Nous sommes vêtus de neuf , recevons des habits civils , un manteau , sur lequel a été peinte à la peinture à l' huile une grande croix rouge . Un matin : sortie par le grand portail , destination inconnue

« Doigts croisés » , encore un enfer derrière nous .

Nous arrivons au bord de la voie ferrée de Buchenwald . Cette fois le voyage s' effectue dans des wagons fermés . On nous donne la nourriture pour trois jours . Pain , margarine et fromage . Les gardiens voyagent avec nous , dans le même wagon . Où allons -nous ? Des rumeurs circulent : Allemagne du sud , Magdebourg , Autriche , mais personne ne sait vraiment quelque chose de précis . Après quelques heures de voyage , nous sommes passés par Mersebourg , Naumbourg et arrivons à Halle . Maintenant , plus de doute , la direction , c' est Berlin .

Quelles images s' offrirent à nous pendant ce voyage ! Des tas de débris , des ruines , des voies de chemin de fer éventrées . Nous longeons la grande usine de Leuna

Le voyage de Weimar à Halle , qui demande trois heures en temps normal , en a duré vingt-quatre . La gare de Halle est bondée de femmes et d' enfants .

Des sœurs de la Croix-Rouge et des membres des jeunesses hitlériennes vont et viennent en état d' excitation dans la gare . À travers des conversations que nous avons captées çà et là , nous avons appris que tous ces réfugiés viennent de Dresde . La ville a été presque entièrement détruite par les bombardements alliés . La nouvelle fut ressentie par nous avec quelque satisfaction . Dans ces conditions , la résistance ne peut plus durer très longtemps , et notre libération est proche . Les Russes sont aux portes de Görlitz

Après trente-six heures de voyage , nous arrivons enfin à Berlin-Tempelhof . Quelles retrouvailles avec cette ville ! Je l' ai quittée voilà douze ans avec la promesse formelle de ne jamais remettre les pieds en Allemagne . J' aurais tenu parole , mais … les événements ne se déroulent pas toujours comme on l' a envisagé

Lichterfelde est détruite , Tempelhof est en ruines , nous traversons Berlin et arrivons finalement à Haselhorst

L' accueil est ponctué par une fouille des poches . Prétexte : nous ne devons pas avoir d' objets superflus avec nous . Choses inutiles signifie ici : mouchoirs , rasoirs , couteaux de poche . En bref , on nous a pris tout ce que nous possédions . Mais nous avions décidé cette fois de ne pas nous laisser manœuvrer tels des débutants . Siemens représentait toujours pour nous le souvenir de Bobrek , et l' espoir que notre ingénieur prendrait fait et cause pour nous . Et nous avions raison . À la suite de nos énergiques protestations , nos affaires nous furent restituées .

On nous a répartis dans les Blocks , regroupés par pays de provenance . Français , Polonais et Allemands . Les Blocks étaient disposés selon des schémas déjà éprouvés ; par contre ici pas de châlits , mais des lits individuels , superposés par trois .

Nous étions deux par lit . Nous étions à peine installés que la sirène d' alarme s' est déclenchée .

– Tous hors des lits , et aux abris .

Nous nous précipitons et déjà nous entendons les vrombissements des avions . Nous ne relevons aucun tir antiaérien . Les vagues d' avion se suivent les unes après les autres . Cela se passa ainsi pendant toute la durée de notre séjour à Berlin , du 2 mars au 22 avril . Midi ; bombardements des Américains ; soir : visite des Anglais .

La plus grande partie des Kommandos travaillait à l' entretien de la ville . Nous étions prévus pour l' usine de composants numéro 2 et devions tout d'abord nous reposer pendant huit jours . Au cours de cette période , on nous ficha une paix relative , et ce , grâce à notre « entrée énergique » . L' appel du matin était -il achevé , nous retournions au Block et dormions à nouveau . Outre la ponctualité des bombardements nocturnes , les SS avaient une méthode complémentaire pour nuire à notre sommeil la nuit . Chaque jour étaient effectués des contrôles pour vérifier si les lits étaient convenablement superposés . Les Hongrois , qui , de faiblesse , n' arrivaient pratiquement plus à tenir sur leurs jambes , et qui ne maîtrisaient pas encore la technique des anciens détenus , faisaient quotidiennement l' objet de reproches . Conséquence : on nous réveillait à 2 heures du matin et nous avions droit à une heure de répétition de montage de lit . À 3 heures et demie , nous avions le droit de nous recoucher pour nous relever une demi-heure plus tard et recommencer une nouvelle séance de « montage de lits » .

Nous étions donc forts satisfaits de pouvoir dormir le jour . L' alimentation était désolante . Chaque jour : soupe de navets ; elle se composait de navets qui la plupart du temps étaient déjà pourris , et d' eau . Elle n' était même pas salée . Même pour un estomac d' affamé , il en coûtait de la manger . Par ailleurs , nous avions droit à 250 grammes de pain , trois fois par semaine à 30 grammes de margarine , et une fois à 50 grammes de confiture . Trente pour cent de ces rations étaient retenus à la source par le doyen d' âge et les adjoints de chambrée . Et ils n' en faisaient nul mystère . Ils n' avaient nulle honte de ramener dans leur pièce en notre présence des miches de pain et des cubes de margarine . Dans la mesure où ils ne les mangeaient pas entièrement , ils en avaient besoin pour faire des affaires .

Nous avions reçu des vêtements neufs à Buchenwald . Chacun d' entre nous avait des vêtements civils . Les détenus berlinois portaient toujours le costume rayé . Bien entendu , ces Messieurs essayaient maintenant d' obtenir de tels habits . Chacun pensait à la fin prochaine et à la possibilité d' une évasion . Si bien que , chaque jour , ils nous faisaient des propositions les plus alléchantes pour des échanges moyennant des paiements complémentaires avec du pain , de la margarine et de la soupe . Nous opposions tout d'abord un refus obstiné , puis on en vint à marchander , la faim était trop grande .

Je m' étais fixé tout d'abord de refuser tout échange , car la question de l' évasion m' avait tout autant interpellée que ces Messieurs . Mais finalement mon estomac grouillait par trop . Et je suis par ailleurs arrivé à l' opinion que l' évasion , alors que nous touchions au but , n' était plus adaptée à la situation . Deux Polonais avaient essayé de s' évader . Ils revinrent au camp , où ils furent traités « très généreusement » . Avant l' appel du soir , nous avons été réunis en carré , un chevalet ayant été placé au centre . Ils ont été attachés à celui -ci l' un après l' autre et chacun eut droit à 50 coups d' un tuyau en caoutchouc rempli de petites billes en plomb .

Le 21 mars était le jour de mon anniversaire . Je ne pouvais pas résister à l' envie de manger une fois à satiété . La veille , j' ai échangé mon manteau contre un paletot léger : quatre rations de pain , et cinq litres de soupe . J' étais heureux avec mes quatre rations de pain dans la poche . Et je m' étais promis de leur faire un sort le lendemain matin avec toute l' ardeur d' un affamé . Le soir , au moment de me coucher , je plaçai la veste et son précieux contenu sous la tête et mes chaussures au pied du lit . Dans l' attente de l' alerte quotidienne , on ne se déshabillait pas davantage et l' on essayait de dormir . Avec la ponctualité habituelle , la sirène retentit à 10 heures du soir . Je me lève immédiatement , mets mes chaussures , et veux attraper ma veste . Dans l' obscurité , je n' arrive pas à la trouver , elle a disparu . Je fouille mon lit , c' est celui du milieu , j' en descends , cherche dans le lit inférieur , par terre , mais en vain . Mes lunettes étaient également dans la veste , si bien que je ne voyais pas grand chose . Entre–temps , presque tout le monde était descendu dans les abris , et je reçois soudain un coup de ce tuyau en caoutchouc sur la tête .

– Pourquoi n' es -tu pas dans le bunker ?

Aucune explication ne pouvait m' être d' un secours quelconque . Je devais sortir au plus vite . Après l' alerte , je signalais ma perte au doyen du Block . Les lunettes avaient entre-temps été retrouvées par quelqu'un par terre . Le pain avait naturellement disparu . Inutile de le chercher . Il avait déjà été mangé .

Triste anniversaire ! Les seuls vœux qui me furent donnés émanèrent d' un camarade qui me dit quand je le rencontrai :

– Je te souhaite d' avoir une fois l' envie de pouvoir mourir dans ton lit , à la maison .

Je n' ai plus jamais conservé ne serait -ce que la plus petite parcelle de nourriture . Mon estomac était finalement un garde-manger beaucoup plus sûr que ma poche .

Après huit jours de repos , nous avons été au travail . Nous faisions partie du poste de nuit . Je fus affecté à une machine de rabotage . Mais qui avait encore l' esprit au travail ? On passait pour commencer quelques heures dans un abri . Il faisait très froid dans l' usine , et en plus , on manquait de matières premières ou d' outils . La plupart du temps , on dormait près des machines . Les contremaîtres aimaient à discuter avec nous . Ils comprenaient parfaitement que les malheurs commençaient pour eux . Personne n' avait de doute de l' effondrement final .

– Si seulement les Russes étaient déjà là , tout erait achevé .

On entendait cela chaque jour .

– Voyez -vous , expliquait l' un de nos contremaîtres , c' est maintenant notre tour . Nous allons probablement devenir des travailleurs de force et serons expédiés en Sibérie ou quelque part ailleurs .

Les articles de la presse allemande étaient orientés dans cet esprit .

Vous devez combattre avec nous jusqu' à la fin victorieuse , car si nous réussissons avec toutes nos forces réunies à vaincre l' ennemi , vous serez tous récompensés de vos souffrances actuelles . Mais si l' ennemi devait l' emporter , vous serez des esclaves pour le restant de votre vie , vous irez alors en Sibérie .

Ce que signifiaient camp et travaux forcés , nos contremaîtres ont pu le voir à proximité .

– Nous n' avons jamais été d'accord avec les nazis , nous vous avons toujours aidé là où nous le pouvions , maintenant nous sommes aussi au bout du rouleau .

– Vous avez parfaitement raison , accordais -je à mon interlocuteur . Il n' y a qu' un point que vous oubliez dans vos réflexions . Lorsque l' armée allemande était dans le Caucase et que Rommel se battait devant Alexandrie , alors vous aussi vous leviez le bras à l' horizontale et vous avez aussi crié « Heil Hitler » , car vous avez considéré Hitler comme le sauveur du peuple allemand . Vous avez ainsi mérité toute punition . Si vous vous trouvez une fois dans un camp ou en Sibérie , je peux seulement vous souhaiter que vous rencontriez sur place un civil qui se conduise envers vous aussi correctement que vous vous êtes conduits envers nous .

Tous avaient déjà compris . Seuls nos « angles verts » , au camp , ne voulaient pas comprendre et admettre que leur puissance appartiendrait au passé . Ils continuaient à jouer les hommes de peine des SS . À l' appel du matin , ils nous offraient toujours la même scène . On envoyait les hommes affaiblis ou malades au travail , et s' ils ne le faisaient pas volontairement , ils étaient frappés . L' homme responsable du service du travail , Harry Schumann , restaurateur de Francfort-sur-le-Main , fulminait tous les matins comme un possédé sur le site de l' appel et distribuait coups de poing et coups de pied tous azimuts .

Le front se rapproche lentement . La position des Russes est près de Küstrin , sur l' Oder . On ne travaille plus à l' usine . On parle à nouveau d' évacuation . L' usine de composants devrait être transférée à Hof , en Bavière .

Nous attendons une fois de plus notre transport . Et comme il ne faut pas rester à traîner inactif dans le camp , on nous envoie dans d' autres Kommandos . Je débarque dans le Kommando du bois . Nous allons en forêt , dans la lande des Vierges , pour abattre des arbres . Là , nous sommes au grand air toute la journée et nous nous reposons plus que nous ne travaillons .

Le 28 mars , le service du travail vient m' extraire du Kommando . J' arrive dans le groupe de transport , mais je suis en surnombre et reste finalement avec le Kommando de chargement du charbon .

Nous travaillons dans l' usine de câbles voisine . Vers 9 heures et demie , alerte aérienne . En marche accélérée , nous rentrons au camp . Nous descendons dans le bunker le plus proche de la sortie , afin de pouvoir , alarme passée , retourner aussi vite que possible au travail . De loin , on entend déjà les vrombissements des bombardiers américains . Par saccades , les explosions des bombes retentissent . Soudain a lieu une violente détonation dans le voisinage immédiat . Des éclairs illuminent le ciel . La déflagration me projette au sol , et nous sommes dans l' obscurité . Un calme pesant s' installe , faisant suite à d' effroyables cris et gémissements . Une bombe a explosé dans notre bunker . Une fumée âcre envahit la salle . Je tâte les différentes parties de mon corps . Tout me semble être en ordre . Par contre , mes lunettes ne sont plus là et je saigne à la tête . J' arrive à me libérer et je maintiens mon mouchoir devant nez et bouche . La fumée s' épaissit de plus en plus , je ressens une brusque envie de vomir , j' ai du mal à respirer . Mes yeux pleurent , le sang coule sur mon front . Mon cœur bat comme avec des coups de marteau . Je sens que mes forces m' abandonnent . C' est la fin . Et puis je découvre soudain un rayon lumineux dans l' obscurité . Je vois un trou dont le diamètre correspond environ à la taille d' un thaler

Le camp est en flammes . Toutes les baraques brûlent . Le ciel est d' un noir profond : c' est la fumée . On a l' impression que tout Berlin est une mer de flammes . Et à nouveau on entend vrombir les bombardiers lourds et à nouveau l' explosion en saccades des bombes .

Les avions sont sur nos têtes . Sssssst ! Boum ! Une bombe tombe sur le bunker des SS . Des lamelles de phosphore descendent par centaines du ciel , voletant autour de nous . Elles touchent le sol en dégageant des flammes blanches comme neige . Je suis étendu par terre . Je ne vais plus entrer dans un bunker .

Tout à coup , une véritable pluie de pommes de terre s' abat sur nous . Une bombe a explosé dans une cave de pommes de terre . Pas de retenue pour les détenus . Tous se précipitent hors du bunker , et n' ont plus qu' un seul objectif : les pommes de terre . Les pommes de terre . On s' en remplit les poches . On quitte la veste afin de s' en servir comme d' un sac , plus d' avion qui vrombit , oubliées les lamelles de phosphore , on néglige le risque de bombe , on ne voit plus que les pommes de terre .

Nous nous précipitons vers les baraques en flammes , afin de rôtir nos pommes de terre . Embrochés sur du fil métallique , on les jette dans les flammes . Nous vivons depuis si longtemps en danger permanent de mort … mais jamais nous n' avons eu une telle chance de manger jusqu' à saturation .

Quelle remarquable image !

Au mépris de la mort , nous sommes là debout dans un camp en flammes et faisons rôtir nos pommes de terre .

Au cours du même après-midi , nous allons dans un camp près de Spandau

À Sachsenhausen

Au camp , on ressentait l' effondrement prochain . Lors d' un bombardement , des feuilles d' informations furent jetées à partir d' un des avions . On y annonçait la libération de Buchenwald et notre prochaine libération était également signalée .

Les Kommandos sortaient encore travailler , et nous avons directement été recrutés . La gare d' Oranienburg avait fortement été endommagée par les derniers bombardements . L' essentiel des activités des détenus consistait au déblaiement de la ville . Je tra vaillais dans l' enceinte d' une usine de fourneaux . Là , nous avons été mis en relation avec des prisonniers de guerre français . Lorsqu' ils nous entendirent parler français , ils nous manifestèrent une grande solidarité que nous ne connaissions plus que par ouï-dire , mais elle s' est toujours confirmée chaque fois que nous avons eu l' occasion de croiser des camarades français . Leur premier souci fut de nous approvisionner en cigarettes et quand l' un d' eux a remarqué que j' étais sans pull-over par ce grand froid , il a quitté le sien pour me le tendre .

– J' ai un épais manteau , prends -le donc .

À midi , j' ai été envoyé avec un autre détenu et un garde pour aller chercher les repas du groupe . Nous marchons à travers la ville , le garde avance d' un pas lourd derrière nous . Je l' entends dire :

– Tête haute , jeunes gens , nous allons bientôt être libres et pourrons nous venger de cette racaille de SS .

Je me retourne quelque peu étonné . Celui qui parle ainsi est lui-même un SS .

– Ne te retourne pas , sinon nous ne pouvons pas discuter sans nous faire remarquer . Je suis tchèque et on m' a enrôlé de force dans la SS . Mais aujourd'hui , les choses en sont au point où je retourne mon arme .

Tous les gardes ne pensaient pas ainsi . Je travaillais un jour dans un Kommando de sable . Nous devions charger des wagons . Nous actionnions la pelle pendant dix heures en continu , avec une pause d' une demi-heure pour le déjeuner . Notre garde était un Allemand de Pologne . Il ne nous accordait pas la moindre minute de repos . C' est à l' aide d' un bâton qu' il nous « motivait » . Lorsque nous ne travaillions pas assez rapidement , nous devions alors lui tendre l' intérieur des mains , et cette fripouille nous frappait jusqu' au sang .

Aucun des autres gardes n' osait s' élever contre cette façon de faire , la proximité des Russes n' avait pas encore fait disparaître cette terreur .

Lorsque nous avons rejoint le camp le soir , ce fut de nouveau le « rassemblement des Siemens » : nous devons être évacués sur Hof en Bavière . Nous étions préparés à bien des choses , mais la nouvelle ressemblait à s' y méprendre à une mauvaise plaisanterie . Le front était à proximité , les Américains étaient aux portes de Leipzig , et nous devons nous rendre à Hof

Mais il en est bien ainsi . Nous recevons de la nourriture pour dix jours : pain , margarine et fromage . Chacun perçoit deux couvertures , et un camion nous conduit à l' usine , à Siemensstadt

Nous sommes 80 hommes répartis entre deux wagons raccrochés au train qui venait d' être chargé . Nos gardes appartiennent à la Wehrmacht et le res ponsable du transport est un capitaine SS . Le train se met en branle le 8 avril , direction la Saxe .

C' est une véritable loterie . Le gros lot , tant pour nous que pour les gardes , est moins l' évacuation plus ou moins heureuse sur Hof , que la possibilité d' échapper aux Russes et de tomber sous la coupe des Américains .

La première nuit de ce voyage est passée sur une voie de la gare de triage de Ruhleben . Le trajet démarre au lendemain matin . De notre alimentation prévue chacun a déjà fini au premier matin un pain entier , ce qui correspond à la ration de trois jours . Mais quelle importance à l' instant présent ? Pour une fois nous sommes vraiment rassasiés et nous attendons le grand miracle . Nous arrivons à Jüterbog . Nous restons la nuit sur une voie annexe . L' après-midi , les chemins de fer expliquent qu' il n' y a plus possibilité de passage . Retour donc sur Berlin . Le soir même , nous sommes à nouveau à Ruhleben . Nous passons la nuit en gare , et le matin le responsable du transport se rend à la direction de Siemens .

« Le transport doit absolument passer , quel qu' en soit le prix . »

Le baromètre de notre humeur , tombé au plus bas , connaît une remontée importante .

Le voyage reprend dans la nuit même .

Jüterbog , Riesa , Bad Schandau , l' ancienne frontière tchèque . Et à nouveau le train stationne toute la nuit . Cela fait maintenant six jours que nous sommes en route . Nos provisions sont réduites à leur plus simple expression . Sur nouvelles instructions des SS , nous sommes très strictement surveillés . Nous n' avons pas le droit de sortir lorsque nous le désirons , mais seulement quand l' autorisation nous en est donnée . Les gardes étaient installés aux portes et celles -ci devaient toujours être verrouillées .

Les Américains sont maintenant à Chemnitz

Et nous voici donc sur le chemin du retour .

Nous passons Dresde . Qu' est -il advenu de cette grande et magnifique ville ? Rien d' autre que des ruines

Mais tout cela n' existe pas pour nous . Pour commencer , nous sommes toujours enfermés . Retrouverons -nous la liberté ? Tiendrons -nous le coup ?

Nouvelle halte du train peu avant Meissen . Ici , il y a une usine de Siemens . Tout le train , à l' exception de notre wagon , est dérivé jusque dans l' enceinte de l' usine .

Les Américains sont à 20 kilomètres . La tension atteint son point culminant . Qu' en advient -il de nous ? Une locomotive arrive finalement et nous ramène à grande vitesse à Riesa

Infatigable , notre SS court dans tous les sens . Il entreprend vraiment le maximum pour nous ramener à Berlin . Il discute avec un employé des chemins de fer . Nous entendons :

– Pends -toi avec ton gouvernement berlinois et ton Adolf . Cela n' existe plus ici . Les Américains seront bientôt ici et cela en est fini de ce remue-ménage .

Est -ce notre salut ?

Nos gardes ne bronchent pas . Nous tremblons d' excitation . Mais soudain nos wagons sont de nouveau à la manœuvre , ils sont accrochés à un train qui file à pleine vitesse , et nous regagnons Jüterbog .

Et tout fier de lui , le SS raconte à nos gardes qu' il a distribué aux spécialistes des manœuvres tout le tabac et une partie de la nourriture réservée aux gardes afin de les persuader d' accrocher nos wagons au dernier train .

Nous repartons pour Ruhleben .

Et c' est deux jours plus tard que nous repassons en marchant , complètement découragés , et affamés , le grand portail d' entrée de Sachsenhausen .

C' est le désordre intégral qui règne à Sachsenhausen . Les travaux extérieurs sont gelés . Les Kommandos restent au camp . Les sentinelles sur les miradors nous rappellent néanmoins que nous sommes toujours des prisonniers . Les camps externes ont été supprimés . Heure après heure , de nouveaux transports arrivent . Ils viennent à pied de Magdebourg

La dernière sensation était la mobilisation des « bandits professionnels » . Ils étaient désormais dignes de porter l' uniforme des SS . Et ils affichaient leur fierté à travers le camp dans leur nouvel accoutrement . On leur donnait même armes et munitions afin de pouvoir accomplir leur temps de garde .

Les avions continuaient à bombarder avec ponctualité . Le 20 avril , les alentours du camp fut pris comme cible . Notre excitation était indescriptible . Nous pouvions observer tous les détails . Ils arrivaient par vagues . Une fumée de reconnaissance était déclenchée et les bombes tombaient immédiatement . Les baraques tanguaient , tels des bateaux en haute mer . Mais aucune bombe ne tomba sur le camp . En guise de bombes , nous avons été envahis de messages écrits annonçant notre prochaine libération .

Le 22 avril , le camp est nettoyé et rangé . Nous devons tous nous réunir , par groupes de nationalités . Avec quelque satisfaction , je décide de rester parmi les derniers ; peut-être se présentera -t-il ainsi une occasion de rester . Nos anciens codétenus , maintenant gardiens , veillent à ce que personne ne se cache . À la sortie du camp , on nous distribue de l' alimentation de marche . Chacun reçoit un pain , et une boîte de viande . Nous sortons par groupes de 500 hommes , accompagnés d' environ 80 gardes .

Dans le camp se déroulent les scènes les plus invraisemblables . Le pain servant à la distribution au portail de sortie est apporté dans de petites carrioles à bras . Sur la place de l' appel , une telle charrette est renversée , le pain est volé . Nos nouveaux gardes tirent dans le tas . Mais qui cela intéresse -t-il ? C' est une pure suggestion de masse . Par principe , pendant toute ma détention , je n' ai jamais pris part à des actes de violence . Prendre part à des actes de violence et prendre des risques ne faisait pas du tout partie de mes intentions pendant ces dernières heures . Mais la charrette arrive , je me trouve dans la masse , on se précipite , tout le monde essaie de saisir l' opportunité qui se présente , et moi automatiquement avec les autres . Certains de mes camarades , qui m' ont observé avec mon pain sous le manteau , se précipitent sur moi , me couvrent et nous nous glissons lentement dans un coin . Quelques minutes plus tard , le pain était relégué au rang des souvenirs .

Toutes les femmes et une quantité non négligeable de détenus ont déjà quitté le camp . À 18 heures tinte la cloche du camp . Les détenus encore présents ne partiront que le lendemain matin . Nous retournons dans les Blocks . Exceptionnellement , nous avons droit à une soupe d' orge au lait avec du sucre . Deux litres par personne . Au moins pour la dernière fois , la cuisine s' est donné quelque mal . Nous essayons ensuite de dormir .

À 21 heures , nouvelle alarme . Tout le monde doit se préparer pour un départ immédiat . Tout se fait en catastrophe . Plus question de regroupement par nationalité . Pas de distribution de nourriture , pas de décompte des hommes , départ immédiat seulement . Les gardes ont disposé leurs bagages sur une charrette à bras que nous devons tirer .

Et on nous explique :

– Sur ordre du chef de camp , tout retardataire au cours de la marche ou tout homme qui sortira du rang sera abattu .

Nous marchons par rangées de cinq . Le ciel est d' un rouge feu . La ville d' Oranienburg brûle . Nous avançons à un rythme incroyable . Les SS ne connaissent pas de pardon . Sur le bord de la route gisent nombre de morts , tous sur le ventre , balle dans la nuque .

Au vu de notre expérience des derniers mois , nous n' avions emporté que le strict nécessaire . Mon équipement se limitait à une petite casserole de cuisson qui , attachée par une lanière , pendait dans mon dos , et de deux couvertures . Nous n' avions pas de nourriture .

Nous marchons toute la nuit , jusqu' à 10 heures du matin , sans aucune pause . Dix pour cent de nos camarades sont restés au bord de la route au cours de la nuit , face plaquée au sol . Puis , courte pause .

Le soir nous parvenons à Rheinberg . Nous y rencontrons d' autres colonnes dont un groupe de femmes . Nous passons la nuit dans une grange . Les femmes ont encore rencontré au cours de la nuit le véhicule blanc de la Croix-Rouge , et on leur a distribué des colis de nourriture . À cette occasion , nous sommes informés que c' est désormais la Croix-Rouge qui s' occupe de notre subsistance et doit nous prendre en charge à Wittstock , sur la Dosse , pour nous transférer en Suède .

Est -ce la vérité ? Nous avons peine à le croire , nous nous en tenons au fait que les camions doivent venir de Lübeck et qu' ils ont déjà distribué les premiers colis au bord de la route .

Le lendemain matin , la marche reprend . Plus la peine de penser à de la nourriture . Nous arrivons sur la route principale conduisant à Mecklembourg . Celle -ci est complètement obstruée par des réfugiés , des paysans avec tous leurs biens sur des véhicules , souvent suivis de quelques vaches qu' ils tirent derrière eux . Des véhicules de transport , chargés de militaires et de civils , des familles avec des charrettes à bras , des cyclistes , des jeunesses hitlériennes bardées de tous leurs équipements de marche , des prisonniers de guerre par groupes de six à huit hommes : tous ont pris la même direction , le nord , afin de fuir les Russes . En des sites précis , on érige en toute hâte des barrages de tanks gardés par des hommes âgés ou par de jeunes garçons de 15 ans environ . Dans les villages , de nouveaux réfugiés s' intègrent dan la masse des fuyards . Les gardes nous laissent à peine prendre de l' eau . Nous la volons aux chevaux dans leurs auges . Un seul objectif : avancer encore plus vite . Une petite halte s' effectue toutes les quatre heures . Vers 6 heures du soir , nous cherchons un campement pour passer la nuit .

Le troisième soir , on nous distribue trois pommes de terre crues , qui ont été réquisitionnées dans le village . Pour les cuire , il faut une casserole , de l' eau et du bois . Ma casserole était devenue le bien le plus précieux de mon équipement . Je ne la porte plus dans le dos , mais sur ma poitrine , attachée autour du cou . Nous avions à peine trouvé un emplacement pour la nuit que commençait une nouvelle chasse . Deux hommes étaient préposés à la recherche de bois , deux autres partaient en quête d' eau , le cinquième veillant à la conservation de l' emplace-ment que nous occupions . Aucun arbre n' était trop haut pour en prendre le bois , aucune eau n' était trop sale pour être bue . Très vite , toute la région était enfumée par le petit bois humide qui se consumait péniblement … mais nous avons réussi à faire cuire nos trois pommes de terre .

C' est finalement ici que nous organisons notre campement pour la nuit . Notre « colonne » se composait essentiellement de Polonais et d' Ukrainiens . Nous étions dans une situation analogue à celle de notre voyage sur Buchenwald . Ne pouvait tenir le coup que celui qui avait la volonté de se défendre sans scrupule . Nous devions surmonter les bagarres pour affirmer notre emplacement .

Par chance , le Dieu du temps n' était pas trop mal intentionné vis-à-vis de nous . Le ciel était nuageux , mais il ne faisait pas trop froid et il ne pleuvait que par intermittence . La nuit , nous nous sommes étendus à cinq , étroitement rapprochés , afin de nous réchauffer . Chacun disposait en outre de deux couvertures , si bien que l' entraide était fort au point .

La deuxième nuit , je constate dans un demi-sommeil que quelqu'un tire sur ma couverture . Je me lève précipitamment et je vois encore le voleur s' enfuir et disparaître dans l' obscurité en emportant ma couverture . Avec les Polonais et les Ukrainiens , cela devient de plus en plus pénible de jour en jour . Nous ne devons plus écarter la moindre mesure de prévention .

Le lendemain nous reprenons place dans le grand flux des réfugiés . Impossible d' avoir des nouvelles directes et fraîches du front . Il n' y a plus de journaux . Plusieurs fois par jour , les routes sont mitraillées par des avions volant à basse altitude . Et nous devons nous couvrir sur les bas-côtés de la route .

Nous traversons une petite ville provinciale . Les rues sont complètement bouchées . Des attelages , des camions , des tanks , des militaires , des transports de munitions , tous toujours dans la même direction . Seule l' idée d' une prochaine libération nous donne encore la force de poursuivre cette marche . Les SS fusillent encore et encore les retardataires .

Au quatrième jour , après avoir reçu comme seule nourriture depuis le départ nos trois pommes de terre , nous rencontrons enfin le véhicule blanc de la Croix-Rouge . C' est à la seule promesse du chauffeur qu' il y en aura pour tous qu' un ordre relatif finit par régner dans le groupe . Et on distribue un paquet pour cinq hommes . Nous disparaissons vite dans un coin afin d' ouvrir le colis . Au premier coup d' œil , nous nous croyons dans un conte de fées ; quatre jours sur la route avec en tout et pour tout trois pommes de terre crues , et soudain arrive le salut d' un autre monde : chocolat , beurre , jambon , sardines , café en grains , thé , sucre , confiture , et tube de lait concentré . Tout est immédiatement ouvert , partagé en cinq , et mangé . Mais nous n' avons pas de pain . Nous mangeons le jambon avec le beurre . Le chocolat en même temps que la confiture , avec pour résultat que , dans la demi-heure qui a suivi , certains parmi nous vomissent ou se tordent de douleurs à l' estomac . Polonais et Ukrainiens se comportent comme des sauvages . Ils se précipitent en groupe sur des solitaires qu' ils sentent en mesure de déguster avec mesure les délicatesses distribuées , et repartent avec leur butin . Ceux qui ne se sont pas regroupés afin de se défendre leur sont livrés en pâture . Et toujours , dans les fossés , ceux qui n' ont pas pu poursuivre leur route . Un tir dans la nuque les a tués

Après cet intermède alimentaire , nous poursuivons deux jours durant notre marche , dormons dans des prés détrempés ou en forêt , poursuivons notre combat pour une gorgée d' eau , jusqu' à ce que nous parvenions à Wittstock , sur la Dosse . Selon les dires , c' est là que nous devrions être pris en charge par la Croix-Rouge .

Dix kilomètres avant la ville , nous pénétrons dans une forêt et , de loin , nous identifions déjà cette fumée grise caractéristique des colonnes en train de cuire des aliments .

Plus de 20 000 déportés de tous les peuples d' Europe sont réunis ici . Nous cherchons , plein d' espoir , les camions blancs . Mais pour commencer , nous cherchons un emplacement de campement , pas trop éloigné de la source et avec possibilité de trouver du bois . Tout prend la signification d' un séjour prolongé ici . Quelques détenus essaient de ramener un peu d' ordre dans les groupes . Un poste de soins est mis en place , mais il n' y a pas grand-chose à faire face à ce manque de discipline général . De hauts pontes SS vont et viennent , et nous donnent soudain des explications apaisantes . Ils nous assurent que plus personne ne pourra être abattu , et que l' on acceptera désormais la survie des faibles et des malades . Ces SS , nous aimerions les tuer , mais , après de violentes discussions sur l' éventualité d' une résistance , nous arrivons à la conclusion qu' il est provisoirement encore préférable d' attendre . Le comportement douteux des Russes et des Polonais d' une part et le grand nombre de SS armés d' autre part nous ont conduits à cette opinion . Depuis deux jours , on se nourrissait avec le thé encore en notre possession après la distribution des premiers paquets .

Le second jour , on devait nous répartir de l' alimentation . C' est ce que l' on nous avait annoncé . L' air devenait subitement plus respirable . Que nous a -t-on donné ? Trois pommes de terre , une grande cuiller de farine , et une boîte de un kilo de viande pour … 100 personnes . Le résultat pour nous cinq fut … une pomme de terre et une cuiller de farine .

Le même soir encore , trois camions de colis américains sont arrivés . La distribution devait être effectuée dès le lendemain par des employés de la Croix-Rouge . À 5 heures du matin , nouvel ordre : « Tout le monde doit immédiatement se réunir pour le départ . » Comme les paquets n' étaient généralement pas distribués au moment de l' ordre de départ , nous n' avons pas attendu longtemps et avons quitté la forêt avec l' un des premiers groupes à partir . Deux hommes reçurent un paquet .

C' est ainsi que l' on s' est à nouveau retrouvé sur la grand-route . La situation s' était encore détériorée ici . Le front étant de plus en plus proche , la fréquence des passages d' avions à basse altitude augmentait et la route était encombrée de chevaux morts , de voitures entièrement brûlées , de charrettes de paysans renversées et de cadavres carbonisés .

Il n' était pas possible de retenir certains détenus . Ils se précipitèrent sur les chevaux morts pour découper de la viande qu' ils mangèrent immédiatement .

La Croix-Rouge s' était déclarée prête à prendre en charge les malades et les hommes très affaiblis . Forts de ces informations , des groupes de gens se trouvaient tous les quatre à cinq kilomètres sur les bas-côtés de la route , complètement enroulés dans les couvertures , qui attendaient , sous la surveillance d' un garde , le véhicule salvateur .

Nous avions parcouru 240 kilomètres et nous rapprochions de Schwerin , ville principale du Mecklembourg . Mes chaussures étaient à nouveau complètement transpercées . Je marchais pour ainsi dire pieds nus . Mes forces diminuaient à vue d' œil . Je devais parfois m' appuyer sur un camarade . Un panneau indicateur marque encore huit kilomètres jusqu' à Schwerin . Lentement et silencieusement , nous nous traînons vers cet objectif . Une voiture vient à notre rencontre . Quelle rare apparition ! Sur cette route , depuis plusieurs jours , tout ne se déplace que dans une direction . Un officier allemand se tient debout dans la voiture . Il crie :

– Où est le chef du transport ? Tout le monde doit faire demi-tour , les Américains sont à Schwerin .

Je n' en croyais pas mes oreilles . Nous fuyons devant les Russes , et les Américains sont déjà à Schwerin ! La borne indique six kilomètres . Toute ma fatigue a disparu comme par enchantement .

Les Américains sont à Schwerin .

Le moment est venu pour nous . Pas une seule minute je ne suis disposé à faire demi-tour avec la colonne .

Un retour ? Mais pour aller où ?

Mes camarades hésitent . Les SS vont tirer sur nous .

– Si vous ne participez pas , alors j' y vais seul .

Ils ne l' acceptèrent pas .

Nous étions au bord d' un bois . Les gardes tentaient de ramener un peu d' ordre dans le « tas » et criaient :

– Demi-tour en rangs par cinq .

Quelques tirs s' entendent .

Mais c' était bien secondaire à cet instant pour nous . Les Américains ne sont qu' à six kilomètres .

Un saut sur le côté , dans le bois et vite , nous nous cachons dans les buissons . Les gardes sont totalement occupés à organiser les rangées de cinq . Nous ne bougeons pas , et lentement la colonne disparaît derrière une petite colline .

NOUS SOMMES LIBRES !

Cette notion n' intègre pas immédiatement notre conscience .

Nous nous enfonçons lentement en rampant plus profondément dans le bois . Attention , nous sommes face à une cuisine de campagne de la Waffen SS . Nous nous en rapprochons , toujours en rampant .

Les soldats sont assis tout autour et mangent . Arrive alors un officier .

– Mettez les harnachements en tas , lâchez les chevaux dans le pré , détruisez les armes et faites sauter les munitions .

C' est en ces termes que retentit l' ordre .

Et nous assistons au spectacle de ces Waffen SS , ces symboles de la force germanique , qui se désarment , et ce , devant des prisonniers , face à l' ennemi . Ils font ainsi fi de « l' honneur du combattant » , tellement prisé par eux , et préfèrent la fuite à la mort « pour leur cher Führer » .

« Chaque maison , une forteresse . » On était bien loin de ces paroles

« Un Allemand préfère la mort à la honte de la déroute . »

Je sors de ma cachette et me dirige vers la cuisine .

Le lieutenant me crie :

– Que cherches -tu ici ?

– Rien que quelque chose à manger , lui ai -je répondu .

– Ne peux -tu pas attendre que nous soyons partis ?

Je ne réponds pas et lui demande si je ne peux pas prendre un seau rempli de viande que j' avais repéré .

– Prends -le et fiche le camp !

Je reviens , content , avec la viande , auprès de mes camarades . Et nous , tels des loups affamés , nous précipitons sur cette viande crue .

Les soldats finissent par partir et nous « occupons » la cuisine .

Ils étaient très pressés . Nous trouvons encore des fusils , des pistolets-mitrailleurs , des grenades antichars , des caisses de munitions , mais tout cela était sans intérêt pour nous . Nous cherchions autre chose et avons finalement découvert : sucre , pain , margarine , pommes de terre , viande , du linge propre , et même une paire de chaussures neuves .

Nous mangeons , tout ce que nous pouvons ingurgiter . Je fais encore cuire des pommes de terre avec de la viande , mais plus personne ne veut y toucher .

Nous entendons des cris sur la route et nous nous levons précipitamment . Le premier char américain passe . Le deuxième s' arrête . Un soldat en descend . Nous le serrons dans nos bras . Il distribue des cigarettes . Et nous nous tenons là , pleurant . Pleurant de joie , pleurant du bonheur qu' il nous a offert de pouvoir vivre cette heure . Nous le ressentons vraiment très fort en ce moment précis .

Nous sommes libres .

Un cycliste , un sergent français , s' approche de nous :

– Êtes -vous des déportés ?

Il vient d' un camp de prisonniers français proche d' ici et nous y accompagne .

De loin , les drapeaux de la libération s' illuminent : le drapeau tricolore , les couleurs américaines , anglaises et russes .

Nous décidons de passer la nuit dans un pré situé devant le camp . Nous allumons un grand feu . Notre feu de joie .

Le 2 mai 1945 , nous avons de nouveau été intégrés dans la civilisation humaine .

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