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Ceux qui en ont mangé sont tombés malades et beaucoup qui se sont jetés sur la bouffe sont restés à Buchenwald après la libération .

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Mémoire de déportation

Je suis réveillé en sursaut dans mon lit par un fort tonnerre qui fait basculer la maison . Qu ' est -ce que ça peut être ? Sûrement un orage , on est au mois de mai . Je vais à la fenêtre pour voir . Dans la chambre , il fait clair bien que l' horloge ne montre que cinq heures . Dehors , je vois un temps magnifique , le ciel est bleu sans aucun nuage , ce qui est très rare en Belgique , où il pleut presque chaque jour . Il tonne de nouveau . Si ce n' est pas un orage , qu' est -ce que c' est , alors ? Je n' ai pas à attendre longtemps pour connaître la réponse .

Tous les habitants de la maison sont debout . Mes sœurs , qui dorment en haut , descendent à toute vitesse , sans savoir de quoi il s' agit . Dans la rue , des gens se sont groupés pour se questionner l' un l' autre . Soudain , quelqu'un montre du doigt un avion qui vole très haut . Ils sont tous d'accord que ce bruit vient d' un champ de manœuvres . Malheureusement , la radio n' annonce pas la même nouvelle ; le bruit viendrait d' une vraie manœuvre : la guerre . Les Allemands ont déclaré la guerre à la Belgique , au Luxembourg et à la Hollande , et leurs troupes sont déjà entrées dans ces pays .

Mes parents pensent à la Pologne , où l' armée allemande a fusillé le frère et le beau-frère de mon père en 1939 , et avec eux des milliers d' autres . Comment se sauver d' eux ? Coûte que coûte , nous ne devons pas tomber entre leurs mains . Le plus simple serait de prendre le train pour la France , mais la caisse est vide . Mon père a livré hier la marchandise sur crédit sans avoir pu prévoir la catastrophe du 10 mai . Ma sœur aînée va chercher sa solde de travail . Elle est vendeuse chez Sontag et reçoit cent cinquante francs par semaine . Ce sont ces cent cinquante francs qui constituent donc notre capital le jour de la guerre . Mon père ne réfléchit pas longtemps : si les gens fuient , ils ont besoin de sacs à dos , nous en fabriquerons . Tous , nous nous mettons au travail pour gagner un peu d' argent .

Entre-temps , les Allemands avancent . Ils ont envoyé des parachutistes et occupent déjà Holle , un champ d' aviation près d' Amsterdam . En Belgique , de grands combats se déroulent près du canal Albert .

Les jours passent et les Allemands avancent toujours . Chez un voisin , nous écoutons tout le temps la radio . Le mardi soir , on annonce que les Allemands ont passé le canal . Nous regardons la carte de la Belgique et pouvons constater que le canal est le dernier obstacle jusqu' à Anvers . « Demain , nous partons » , dit mon père . Très tard dans la nuit , nous préparons nos sacs à dos ; chacun de nous reçoit de l' argent et une feuille avec des adresses de la famille à l' étranger et , au cas où on se perdrait en route , le rendez-vous sera chez ma cousine Minski , à Montceau-les-Mines . Il n' est plus question de dormir cette nuit . Le bourdonnement des avions nous tient éveillés .

Levés tôt , nous mangeons pour la dernière fois dans cette maison où personne ne sait s' il y reviendra . Toutes les choses de valeur – cuir , machines et outils – ainsi que des vêtements ont été rangés dans la mansarde qui , paraît -il , est bien placée . Les Friedman , une famille allemande , y ont mis leurs affaires . Ils n' ont rien , ces malheureux : quelques caisses contenant de l' argenterie et du cristal . Mon oncle , de son côté , y entrepose son stock de tissus et ses machines . Notre mansarde s' est changée en un magasin plein d' objets de valeur qui feront un jour la fortune de quelqu'un .

Nous quittons la chambre en silence . L' atmosphère est lourde . Voilà qu' on laisse toutes les affaires pour lesquelles nos parents ont dû travailler dur , et maintenant notre père ferme la porte à clé et nous dit : « Nous savons quand nous quittons la chambre , mais non pas quand nous y reviendrons . »

Nous ne sommes pas les seuls de la maison à partir : les voisins Goldstein – mari , femme , enfant , belle-sœur et fille sont de la partie ; après , Jachimowitz et sa fille Maria . Quand nous arrivons en bas avec nos colis , ma sœur aînée commence à se sentir mal et nous sommes obligés de l' aider à marcher . Une charrette à bras transporte les colis vers la gare . Nous tournons la rue Plantin-Moretus , passons chercher mon oncle et ma tante qui habitent Van Spangenstraat , et arrivons à la gare . Dans la gare , beaucoup de gens attendent le train . Dehors , des obus explosent bruyamment et , de temps en temps , les sirènes sifflent .

Quelle direction prendre ? Le mieux serait d' aller vers la côte , mais on n' a pas le choix : il n' y a que des billets pour Bruxelles . Après avoir longtemps réfléchi , nous décidons d' aller à Bruxelles , même si c' est plus près des lignes allemandes .

Le train est bondé et des réfugiés venant de Hollande racontent que les Allemands brûlent les villages et tuent les gens . Il faut se méfier de chacun , les espions et les traîtres sont partout . Arrivés à Schaerbeek , beaucoup de gens descendent du train . Nous , nous continuons jusqu' à Bruxelles .

« Les réfugiés pour la France retournent à Schaerbeek » , crient les employés de la station . Nous retournons donc à Schaerbeek avec le même train , et , de là , des trains spéciaux partent pour la France . Le train file à toute vitesse . Tassés les uns sur les autres , les réfugiés se disputent entre eux . Nous sommes assis dans le couloir sur nos colis , espérant que tout se terminera vite et bien . La nuit tombe et un silence complet devrait régner , mais c' est impossible avec tant d' enfants ! Tout d' un coup , quelqu'un crie : « Des parachutistes ! » , provoquant une panique formidable . Les enfants réveillés commencent à pleurer , les mamans gémissent en pensant que les Allemands sont déjà dans le train . En fait , personne ne sait si ce bobard est vrai . Je vois des lumières tomber du ciel mais j' ignore si ce sont des parachutistes .

Tôt le matin , nous arrivons près de la frontière française . Lorsque nous descendons du train , on nous montre le chemin à prendre vers un couvent où nous serons ravitaillés et où nous pourrons nous laver . Ce n' est pas loin , à peine un kilomètre . Bien que nous ayons peu de bagages , nous savons que s' il faut marcher quelques kilomètres , nous jetterons tout . Arrivés au couvent , nous nous lavons et mangeons . Après quoi , nous devons continuer sur Tournai . « Impossible de prendre un train , nous attendons depuis trois jours » , nous dit une femme devant la gare . Beaucoup de familles ont élu domicile ici en attendant de pouvoir prendre le train .

N' écoutant pas tous les racontars , nous entrons dans la station . Ma sœur aînée , accompagnée de Marie et Abram Rosenthal , est allée se renseigner sur l' heure du train pour la France . Ils ont acheté des billets jusqu' à Lille car on n' en vend pas pour plus loin .

« Un train partira à quatre heures et demie » , nous dit un fonctionnaire . Quelques minutes avant quatre heures , nous montons dans un wagon à bestiaux . J' ai à peine enlevé mon sac à dos que je suis projeté à terre par le brusque départ du train . J' en comprends tout de suite la raison en entendant le bruit des avions et des bombes . Nous avançons à une allure formidable , poursuivis par des chasseurs allemands . Je peux distinguer un combat aérien au-dessus de nous . Enfin , tout devient tranquille ; on se relève et on commence à organiser le wagon pour y faire autant de commodité que possible . La majorité des occupants de ce wagon sont des Juifs partis d' Anvers en même temps que nous . Il y a les Goldstein ( trois personnes , dont un enfant de six mois ) , les Glatt

Le voyage se passe assez bien à part quelques incidents . Les vivres se font rares , car nous n' en avons pas pris assez avec nous . Heureusement , au passage des villages français , les paysans nous ravitaillent .

La famille allemande Friedman montre son sale caractère . Eux ont pensé au ravitaillement et , alors que nous n' avons rien , ils mangent des sardines , du chocolat , du pain , etc . Penses -tu qu' ils donneraient quoi que ce soit à l' un d' entre nous ? À part le manger , ils ont encore autre chose , comme argent et bijoux ! La femme voit dans chacun un voleur et ça lui tape sur le système nerveux jusqu' à la rendre folle . Les Rosenthal , eux , font du commerce avec du chocolat et des cigarettes , qu' ils ont pris dans leur épicerie .

Schwarzbart est une petite famille . La femme que tout le monde appelle « tante Léa » a un voca bulaire formidable : elle sait jurer des heures durant sans répéter le même mot . Tout ce qu' on distribue , elle le prend . Une fois , elle a une bouteille avec du lait , et d' un coup elle entend ( je ne sais comment , car elle ne comprend pas le français ) qu' on distribue à boire . Vite elle jette le lait et qu' est -ce qu' elle reçoit ? Du café noir . Une autre fois , des sœurs de la Croix-Rouge distribuent du lait avec un œuf frais pour chaque bébé . Notre tante Léa les attend et commence à crier quand elles sont devant notre wagon : « Moi , cinq bébés , petits , petits . » Nous nous tenons le ventre de rire tellement c' est comique .

Les plus malheureux de tous sont les Goldstein . Willie , qui n' a que six mois , est malade et pleure jour et nuit . La maman n' a pas assez de lait et ce que donne la Croix-Rouge n' est pas suffisant . Heureusement que ma sœur sait un peu d' anglais et obtient du lait condensé de la part des soldats qui partent pour le front . Aussi , dès qu' on a passé la frontière , sa sœur Glatt et sa nièce , étant citoyennes autrichiennes , descendent du train .

Nous passons le long de la côte et arrivons à Bordeaux , où sont stationnés beaucoup de trains transportant des réfugiés . « Avec l' argent belge , nous ne pouvons rien acheter , dit mon père . Nous allons demander de descendre du train et changerons l' argent dans la station . » Ma sœur demande à un homme de service si le train restera quelques heures sur place . Comme la réponse est affirmative , le père de famille descend , accompagné de ma sœur , Marie , d' Abram et de moi , qui les suis contre la volonté de ma mère .

Pendant le voyage , une autre famille juive est venue s' installer dans le wagon ; ils s' appellent Morgenstern . Il y a le mari , sa femme , leur enfant , la sœur et la mère . Le monsieur est âgé de trente ans mais avec la barbe qu' il porte , il peut bien passer pour quarante . Sa barbe lui cause des ennuis : quand il est passé devant des soldats , l' un d' eux lui a tiré la barbe en gueulant : « Sale Juif ! »

L' argent , on n' arrive pas à le changer . Et puis , quelle panique quand , en revenant , nous constatons que le train est parti ! Après de longues recherches , nous retrouvons l' homme de service . Il nous promet de retrouver le train et , après avoir passé par beaucoup de bureaux , nous apprenons l' endroit où est stationné le train . En nous voyant , ma mère , de joie , me donne une telle gifle que j' y pense encore .

Le même jour , le train part et s' arrête à Béziers ( Hérault ) . On remarque qu' on est dans le Midi au fait que les gens ne sont plus si bons que dans le Nord . Des autocars sont prêts pour distribuer les réfugiés dans les villages . Nous aurions préféré aller dans un village avec seulement mon oncle et sa famille et Goldstein avec sa famille . Mais on ne nous demande pas notre avis , et ainsi nous arrivons à Margon .

Margon est un village de deux cents habitants qui se trouve dans le département de l' Hérault .

À peine descendus du car , nous nous dirigeons vers la mairie pour nous inscrire . Après , chaque famille va chez un paysan pour manger . Étant très religieux , mes parents ne veulent pas aller manger chez un non-Juif . « Nous sommes très fatigués du voyage , qui a duré huit jours , et nous voulons seulement nous reposer » , dit ma sœur aînée au secrétaire de la mairie .

On nous donne un appartement de deux grandes chambres avec cuisine . Les autres réfugiés n' en ont pas de si beaux . Nous n' allons pas manger chez les paysans , mais sans argent nous ne pouvons rien acheter à l' épicerie .

Le soir , je vais avec Anna , ma sœur aînée , chercher du lait quand Pépi , la femme de Goldstein , vient à notre rencontre en pleurant . « Je ne sais pas me faire comprendre là où je suis , c' est une Espagnole et les chambres sont si tristes ! » Nous la calmons et , le lendemain , elle vient vivre avec mari et enfant dans une de nos chambres . Elle est heureuse et nous aussi ; ils sont gentils .

Les habitants ne sont pas très sympathiques , surtout après qu' ils ont su que nous étions juifs . Le maire est un paysan qui nous demande s' il doit payer l' allocation depuis le 15 mai , jour où nous sommes partis d' Anvers , et s' il doit payer les bas de soie pour les femmes .

Une semaine plus tard , je me trouve avec mes sœurs à Roujan , village plus grand que Margon et à deux kilomètres et demi de là . Nous y sommes allés pour faire des achats et changer notre argent belge . Nous n' y sommes pas depuis longtemps qu' un Belge du Comité des réfugiés

Le 13 juin , on rassemble tous les étrangers de sexe masculin âgés de dix-sept à quarante-huit ans , parmi lesquels se trouve mon père . Quel départ que c' est ! Tout le monde pleure et beaucoup de femmes se sentent mal . Le seul homme qui reste est mon oncle , qui a plus de cinquante ans .

Le lendemain 14 , la nouvelle court que Paris est occupé par les Boches et que les armées alliées se battront même si toute la France est occupée . Mais ça n' arrive pas car le maréchal Pétain engage des pourparlers avec l' ennemi pour un armistice qui est signé officiellement le 24 juin .

La vie au village devient monotone . Je ne sais pas le français , je n' ai pas d' amis et emploie toute la journée à écouter parler la politique , à apprendre à jouer aux échecs ou à me promener avec Willy qui , âgé de huit mois , est mon meilleur ami .

Les réfugiés non juifs sont retournés dans leur pays sauf ceux de Moselle et d' Alsace , qui sont zones interdites . Pour les Juifs , une mauvaise époque s' annonce . Le gouvernement de Vichy a créé un bureau spécial pour les Juifs , avec Xavier Vallat comme Commissaire général aux questions juives .

L' été est magnifique et chaud comme c' est l' habitude dans le Midi . Je vais quelquefois me baigner avec mon oncle dans une petite rivière , l' Hérault , jusqu' au jour où nous voyons d' autres baigneurs autour de nous : des rats ! Ça suffit pour nous dissuader d' y retourner .

Les raisins mûrissent et les vendanges commencent . On gagne vingt-cinq francs par jour , en plus deux litres de vin . Ce travail dure dix-huit jours sans repos . On travaille même le samedi , et l' argent ne fait pas de tort car les cinquante francs par jour que notre famille touche comme allocation ne suffisent pas .

Après la vendange , les champs sont laissés libres à tout le monde , et alors commence la saison de grappillage . Toute la famille sauf ma mère , bien entendu , qui a assez de travail à faire ( la cuisine sur un feu ouvert avec du bois mouillé ) , va chercher les grappes de raisin oubliées pour en faire de la marmelade pour l' hiver .

Le temps pour les Juifs va de mal en pis . Dans certains départements , on envoie dans des camps tous ceux qui reçoivent des allocations . Des comités juifs se constituent en CAR ( Comité d' aide aux réfugiés ) qui vont dans certaines régions en disant aux Juifs de ne plus prendre d' allocations de l' État et qu' eux paieront la même chose que l' État . Chez nous aussi , ils viennent pour nous avertir du danger qu' on court en acceptant l' allocation .

Personne ne veut risquer d' aller dans un camp , d' où arrivent de mauvaises nouvelles . Les camps en France ne sont pas fameux . Glatt

Ça n' aurait pas encore été le pire avec l' allocation si notre maire , un paysan , n' avait pas écrit à la préfecture que les réfugiés sont gênants et qu' un petit village comme Margon , avec ses deux cents habitants , ne peut subsister avec une trentaine de réfugiés , surtout que le ravitaillement est difficile à cause de la culture du vin .

Le déplacement a lieu pendant la nouvelle année juive

Le premier hiver est passé . Le CAR commence à payer de moins en moins . Nous devons tout accepter à cause des mauvaises nouvelles venant des camps d' internement : Agde , Gurs , Rivesaltes , Noé , etc . Moi , je commence à aller à l' école pour apprendre le français . Les enfants se moquent de moi ; un si grand garçon qui ne sait pas le français ! Je n' apprends pas comme eux l ' histoire , la géographie ou les mathématiques , seulement la langue française .

En 1941 , l' ORT

Certains paysans donnent des morceaux de terre , naturellement pas les meilleurs . Le maire , Bousquet , lui , donne un morceau de forêt . C' est la meilleure , mais la plus dure à travailler . Les terres sont partagées . Glatt , Goldstein et nous , on prend le bois . Le travail est difficile : couper les arbres puis les déraciner . C' est pourquoi notre joie est grande quand , après quelques mois , un bon morceau a été labouré et ensemencé . Les autres , qui ont pris des terres déjà labourées pour ne pas avoir tant de travail , ont du chagrin que les légumes poussent mal , tandis que chez nous , ça pousse merveilleusement . Aussi , l' ORT nous donne beaucoup plus de matériel qu' aux autres .

Mes sœurs sont parties avec les filles de Rosenthal à Montpellier dans une école de couturières de l' ORT . Je m' ennuie maintenant plus qu' avant . Je ne vais plus à l' école . Ma seule occupation est le jardin , et mon seul ami est Willy , qui est déjà plus grand ; il sait marcher et crie tout le temps : « Moïsi ! Moïsi ! » Seulement moi , j' en ai marre de vivre sans amis et je veux partir dans n' importe quelle école d' agriculture : Moissac , Taluyers ou La Roche . Les deux premières appartiennent à l' Union de la jeunesse juive ( UJJ ) et j' ai des amis d' Anvers à Taluyers , Blattberg , Boutek , Berenbluth , tous du parti Bnei Akiva ( Misrahi ) .

Un autre fléau vient frapper les Juifs de la France libre . Les hommes de dix-huit à cinquante-cinq ans ont été appelés à Agde , qui devient un camp de groupement de travailleurs étrangers ( GTE ) .

La vendange de 1941 est passée , nous avons tous travaillé chez Laurès . Le vin que nous recevons est changé en argent . L' hiver arrive avec ses longues soirées . Pendant la journée , nous ramassons des bûches pour pouvoir les brûler . Ce n' est pas un hiver comme en Belgique . Ici , c' est seulement le vent , qui peut atteindre jusqu' à – 18° C.

Mes sœurs viennent de temps en temps . Elles sont très contentes . Il y a encore des filles et des garçons d' autres villages . Je les envie et je suis pas mal jaloux de devoir rester seul au village .

C' est en décembre que je reçois une lettre me demandant de me présenter le 19 janvier 1942 pour partir à La Roche , qui ouvrira ce même jour . Je suis heureux ; enfin , je vais quitter cet endroit et vivre avec des jeunes .

Le 19 janvier , je pars avec mon père et Anna , qui est venue spécialement de Montpellier pour prendre congé de moi . Nous prenons le car pour Béziers où nous nous rendons au CAR , qui m' a donné les frais et les indications pour le voyage . À onze heures , je prends le train et embrasse fort ma sœur et mon père ( ma mère est restée à Pouzolles ) , avant que le train s' éloigne .

C' est un beau voyage à travers de grandes villes , des villages et des champs jusqu' à Agen , où je change de train pour Penne-d'Agenais . De là , un car qui passe par le domaine me conduit à La Roche . J ' y reçois l ' accueil chaleureux des deux chiens , Tommy et Benny .

Je suis le deuxième élève après Rauner , qui est arrivé ce matin . En peu de temps , je visite le domaine : château , étable , dortoir . Les champs , je les laisse pour une autre fois . Le domaine est dirigé par Klementinowski , l' administrateur , et Malkine , l' agronome , puis il y a des réfugiés qui travaillent comme ouvriers .

La première nuit , nous dormons à deux dans une belle petite chambre . Le lendemain , il est déjà tard quand nous nous levons pour déjeuner . Peu à peu , les élèves arrivent de tous les côtés et nous sommes déjà un groupe de trente garçons , avec un surveillant , et le directeur , Charmats .

Le début est difficile pour moi car je suis orthodoxe . Je prie chaque matin et ne veux pas manger la viande . Quelqu ' un d' autre à part moi prie aussi mais mange la viande quand même . Après un certain temps , je me décide à manger de la viande aussi . Le lapin , ce n' est pas mauvais !

La Roche existe depuis 1940 . C' est un ancien château avec quarante hectares , une étable avec des vaches , des bœufs et un taureau . L' école a comme professeurs l' agronome , le docteur , le directeur et le jardinier . La matinée , c' est du travail pratique dans les champs , le jardin , l' étable ou les ateliers . Ces travaux se font par roulement de deux semaines . L' après-midi , il y a cours théorique : zoologie , botanique , chimie , physique , agrologie , jardinage , et histoire et culture juives . Le samedi , on joue aux échecs , au ballon ou on se promène dans les villages avoisinants .

Moi , j' emploie les samedis à faire des achats à Penne , situé à trois kilomètres de La Roche . J ' y achète des pois , des fèves ou des œufs pour envoyer à mes parents , qui en ont besoin . Les premiers temps , c' est assez difficile pour moi à cause du français , que je connais à peine . Aussi , mon premier trimestre n' est pas brillant sauf pour le travail pratique , où j' obtiens 17 points sur 20 .

Pour Pâque , j' obtiens cinq jours de congé . Mes sœurs sont venues de Montpellier et , ainsi , nous fêtons Pâque tous réunis . Les jours me paraissent longs , je voudrais déjà être de retour à l' école . Le cinquième jour , je repars joyeux d' avoir été chez moi et joyeux de retourner à l' école . Le voyage est beau ; je ne sais pas que c' est peut-être la dernière fois que je vois ma famille .

Les jours passent comme d' habitude , sauf que je progresse en français . Le 18 juin , Anna est venue me voir à La Roche . Ce n' est pas pour moi qu' elle est venue en Lot-et-Garonne , mais pour son fiancé , qui travaille à quinze kilomètres de moi . Le samedi suivant , je vais les voir chez les paysans . Comme c' est primitif ! Pas d' électricité , pas d' eau courante . Ces gens ne sont jamais allés au cinéma et ils se souviennent d' avoir été une seule fois aux douches !

En été , nous travaillons davantage dans les champs , surtout pour la récolte du blé , de l' avoine et du seigle . J' aime ce travail , surtout avec la moissonneuse-lieuse ; c' est intéressant . Les gerbes sont mises en tas en attendant la batteuse . Quel jour quand on bat le blé ! Le soir , il y a une grande fête qui se termine avec un discours

du maire de Penne ; il nous promet plus de pain pour les mois prochains . Mais … l' homme pense et les temps changent .

Depuis un certain temps , des bruits courent que les Juifs aptes au travail sont déportés en Allemagne pour y travailler . Les premiers à y être envoyés sont ceux qui se trouvent déjà dans les camps d' internement d' Agde , de Rivesaltes , de Gurs et dans les camps GTE ( groupement de travailleurs étrangers ) . « Vous n' avez rien à craindre , nous dit Charmats . Notre école est protégée par le gouvernement de Vichy . »

L' atmosphère est déprimante . Beaucoup de parents d' élèves ont déjà été déportés .

Vendredi 23 août : comme d' habitude , nous sommes tous réunis le soir pour manger , et voilà qu' on apporte un message pour Alter , lui disant de venir immédiatement à Lyon rejoindre ses parents . Nous comprenons que cela a un rapport avec la déportation , surtout après que le lendemain matin , la gendarmerie lui déclare qu' on ne délivre aucun sauf-conduit pour voyager . Le dimanche matin , un gendarme vient avec une liste de noms et demande si ces gens se trouvent ici . Beaucoup de noms d' élèves se trouvent sur cette liste .

J' ai reçu une lettre de mes parents me disant qu' ils sont partis à Montpellier parce qu' à Pouzolles il fait très chaud . Ils ont écrit aussi à M. Charmats pour lui demander quoi faire avec moi . Il leur répond qu' ici on est en lieu sûr et qu' il n' y a pas de danger .

Les jours suivants , des forces de police arrivent à Penne .

Le 25 août au soir , un gendarme vient dire que la rafle est pour demain . Le même soir , tous ceux de plus de dix-huit ans se cachent sur le mont près de La Roche .

Vers cinq heures du matin , nous nous réveillons en sursaut . Les chiens aboient ; des gendarmes ont encerclé l' école . Ils nous laissent nous habiller puis appellent ceux qui sont marqués sur la liste . Ils sont furieux que la plupart ne soient pas là , sauf quelques jeunes . Ils prennent les jeunes et veulent emmener une fillette de deux ans dont les parents se sont enfuis . Charmats parvient à grand peine à les sortir de leurs griffes .

L' atmosphère devient très triste ; seul avec quelques jeunes , je travaille au jardin , sans intérêt et avec dégoût . Qui sait s' ils ne viendront pas nous chercher demain ou les jours suivants ? Charmats nous calme en disant que même si nous allons au camp , nous nous en sortirons puisque nous avons moins de dix-huit ans et que nous sommes protégés par l' État de Pétain .

Le 28 août , les gendarmes entourent pour la seconde fois le dortoir et emmènent le reste des jeunes . L' au revoir , avec les femmes qui restent , est très émouvant . Nous sommes conduits à Villeneuve , où ceux de moins de seize ans sont libérés , et nous continuons pour Casseneuil .

C' est la première fois que je vois un camp . Des baraques , des fils barbelés , des gardes . Un monde fou s' y tient déjà depuis le 26 août , jour de la grande rafle dans toute la France .

Les jours suivants sont pleins d' espoir . L' école nous envoie du ravitaillement en masse , nous en distribuons la moitié . Le soir , les jeunes se rassemblent dans une baraque en chantant et en discutant . Entre les sionistes , dirigés par Abram Rosenthal et Toto , et les communistes , les discussions sont animées .

Nous apprenons que la date de déportation est fixée au 3 septembre . Nous savons que M. Charmats se donne beaucoup de peine pour nous faire sortir , mais jusqu' à présent sans résultat .

Un jour , j' apprends qu' Abram Rosenthal et Toto ont filé en emmenant avec eux une jeune fille . J' en suis furieux . Pourquoi ne m' ont -ils rien dit ? Nous avons habité ensemble à Pouzolles et à Margon . Mais je ne connais pas encore la vie , j' allais l' apprendre dans un chemin très dur .

Notre sort est enfin fixé . « Vous êtes jeunes et vous le supporterez » , nous annonce Fuks , le rabbin d' Agen , qui revient d' une conférence avec le chef du camp . « Nous avons eu à décider entre les familles qui travaillent avec l' ORT et vous , nous avons décidé de laisser les familles . »

Maintenant , il ne nous reste plus qu' à faire nos bagages . Cette nuit , il n' est plus question de dormir . Les miens sont vite faits , je n' ai qu' un sac à dos . Mais Jacques et Emmanuel , qui ont quelques valises , peuvent à peine se débrouiller . Tard dans la nuit , l' école nous envoie les affaires demandées : nécessaire de couture , savon , médicaments , etc . Avant l' appel , on nous annonce que nous ne pourrons prendre que des affaires pour trois jours et que les gros bagages suivront .

Vers trois heures du matin , les Français commencent la déportation vers Drancy . Des groupes sont déjà partis et maintenant c' est notre tour . Les noms de mes amis ont déjà été appelés et je les vois dans l' auto mais , par miracle , mon nom n' a pas été appelé . M' auraient -ils oublié ? Bien possible dans l' organisation française . Mais non , cette fois -ci , l' organisation marche et on m' appelle . Et ce que je pense être une chance au début devient une malchance puisque mes amis sont loin de moi , et qui sait quand et où je les reverrai .

Démoralisé , je suis encore plus sage qu' un mouton . Tout m' est égal ; je n' adresse pas un mot à mes compagnons de voyage et n' essaie même pas de m' évader quand on nous installe dans les wagons à bestiaux . Pourtant , toutes les chances sont réunies pour réussir une évasion : les wagons ont leurs portes ouvertes , ils sont gardés par deux gendarmes que nous pourrions facilement désarmer . Mais personne ne bouge . C' est une masse morte qui roule pour les abattoirs .

Le ravitaillement a été placé d' avance dans les wagons et distribué pendant le voyage . Je ne sais pas que ces gens qui sont dans le wagon joueront un rôle dans ma vie , comme Epstein , Schrablewsky ou Wahl . Mon seul ami est Dachinger , qui était avec mes sœurs à Montpellier , puis se rend à Combe . De là , nous nous retrouvons à Casseneuil et après dans le train .

Heureusement , le voyage ne dure pas longtemps . Le soir , nous passons la ligne de démarcation et vers midi nous sommes à Paris . J' ai souvent rêvé de voir Paris , mais pas dans de telles conditions . C' est une situation spéciale dans laquelle on fait le tri de la marchandise vivante .

À côté de notre train , d' autres trains sont rangés mais hélas , passé la ligne de démarcation , les wagons sont fermés . Nous sommes tristes d' apprendre que des Juifs français s' y trouvent , venant du camp de Pithiviers , et qu' ils seront dirigés vers l' Allemagne . Nous essayons de leur faire passer du pain et du tabac , ce qui ne nous réussit pas toujours . Je vois pour la première fois la gueule d' un boche , j' aurais préféré ne jamais l' avoir connu .

Le trajet , du train à Drancy , se fait dans des autobus parisiens qui traversent la capitale française sous la botte allemande . Ce n' est pas le Paris dont j' ai tant entendu parler mais une ville qui ressemble à nous , morte !

Drancy , nom connu des Juifs de France . Beaucoup d' entre eux y ont laissé leur vie comme otages ; puis c' est devenu un camp de transit pour les camps d' Allemagne .

On nous enregistre à l' entrée . Les suspects ( non en armes mais en valeurs ) sont fouillés , puis c' est l' ordre d' honneur

Bien content de retrouver mes amis , je m' arrange pour venir chez eux . L' un de nous , Erich Mayer , retrouve ses parents et partira avec eux avant nous .

Comme c' est drôle de tomber tout d' un coup dans une vie qui m' est inconnue ! Je m' imagine soudain revenu à l' âge de pierre . Les lois de la morale n' existent plus ; les filles se donnent à n' importe qui et les rapports sexuels se font sans gêne dans les chambres où dorment , pêle-mêle , hommes et femmes , dans les escaliers , en un mot , partout .

Les conditions d' hygiène ne sont pas meilleures . La nuit , il est défendu d' aller aux WC . On se sert d' un seau hygiénique , qui est placé à chaque étage . Mais il ne suffit pas pour tant de monde , ce qui provoque un débordement qui coule dans les esca liers . La nourriture ne vaut pas grand-chose , mais pour nous , qui avons encore des vivres de La Roche , ça peut suffire .

Nos bagages , qui devaient nous suivre , ont disparu sans laisser de traces . Par malheur , nous n' avions pas pensé à une telle possibilité ; aussi me reste -t-il très peu d' affaires : deux couvertures , un manteau , des sous-vêtements de rechange , des souliers sabots , une culotte longue , des chaussettes et un vieux pull .

Un jour avant notre départ pour l' Allemagne , nous passons un contrôle effectué par des Français . Ils nous enlèvent tout ce qui leur semble bon . Chez moi , ils n' ont rien à prendre , sauf quelques francs . Mon stylo , que j' avais donné à Emmanuel pour le cacher chez quelqu'un qui travaillait au bloc , a disparu pour toujours .

En écrivant sur Drancy , il faut « honorer » la milice française

Tout le monde ne peut survivre à ces quelques jours à Drancy , et les suicides sont fréquents . Je suis sûr que si nous savions ce qui nous attend , peu de gens attendraient d' être déportés .

Dans notre nouveau bloc , isolé du reste des Juifs , je rencontre Mme Jachimowitch . Elle habitait avec nous à Anvers . Nous avons fait ensemble l' évacuation et les villages du département de l' Hérault … Depuis mon départ pour La Roche , je ne l' ai plus revue et voilà que je la retrouve pleurant entre les barbelés . Elle me donne les dernières nouvelles de mes parents . Ils se trouvent tous en bonne santé à Montpellier ; mon oncle , à cause de son âge , est resté à Pouzolles , et elle pense qu' on ne lui fera rien en raison de sa santé . « Ç'aurait été plus facile , me dit -elle , si j' avais eu Maria ( sa fille de six ans ) ici . » Alors elle me raconte que quand les rafles ont commencé , sa fille a été envoyée en colonie d' enfants et , depuis , elle n' a jamais eu son adresse . Je la tranquillise en lui disant d' être heureuse de savoir l' enfant entre de bonnes mains .

Le 9 septembre 1942 , nous sommes de nouveau introduits dans des wagons à bestiaux

Comment ai -je pu survivre à ces trois jours de voyage , je ne l' ai compris qu' après . Les nuits sont les plus dures . Chacun veut s' allonger de force . Moi , j' ai ma tête sur les genoux de Rauner . Ils sont deux frères dans le wagon ; ils ont l' air de deux nains mais je les aime bien pour leur gentillesse .

Les bobards vont bon train : on descendra à Metz et de là , chacun sera dirigé où il est nécessaire . La nuit , nous passons Metz sans nous arrêter et le train file à toute vitesse .

Les jours suivants sont très mauvais . Beaucoup ont déjà mangé toutes leurs vivres et nous ne savons pas quand et où nous allons en recevoir d' autres . Les seaux étant réservés aux femmes et pour le grand besoin , les hommes pissent à travers les rainures entre deux planches et , naturellement , il reste quelque chose dans le wagon même .

Nous avons déjà dépassé Leipzig , ville natale de Jacques Bursztein

Au troisième jour , une chose est claire : nous nous dirigeons vers la Pologne . Je crains les Polonais plus que les Allemands , mais qui suis -je et qu' est -ce que j' ai à dire ? Pour me casser la tête , on ne me demandera rien . Seulement , pensé -je , ceux qui ne peuvent pas travailler iront sûrement dans un ghetto . Je sais que ce n' est pas bon là-bas , mais peut-être mieux que de travailler pour les boches .

« Juden raus ! Alle Männer raus !

Les femmes et les enfants , restés dans les wagons , crient et pleurent pour qu' on les laisse rejoindre leur mari , père , fiancé ou frère . Les SS frappent de leurs fouets cette foule criante . Certains hommes sont renvoyés auprès de leur femme à cause de leur âge ou parce qu' ils ont tellement supplié qu' on leur a accordé cette grâce .

Bientôt , on referme les wagons ; ceux qui sont restés à la gare attendent en rang les camions qui viendront les chercher . Défense de parler . Assis à un mètre de son voisin le plus proche , chacun pense à ce qu' il a déjà vécu au cours de ces deux dernières semaines et à ce qui l' attend encore .

Le train avec les femmes et les enfants et le restant des hommes continue son chemin , inondé par les larmes de ces voyageurs . Peut-être aurais -je mieux fait d' aller avec eux dans un ghetto ?

Quelques mois plus tard , nous apprendrons que leur route ne conduit pas au ghetto , mais au four : Auschwitz

Je n' ai pas besoin de beaucoup de temps pour comprendre ce que signifie être juif dans un camp . Et aussi que la lutte pour la vie devient féroce , égoïste , lâche .

C' est très tard dans la nuit qu' on nous embarque dans des camions à la gare de Cosel ( Haute-Silésie ) . Jacques et Hans Last sont sûrement déjà partis . Je reste avec Emmanuel dans le camion , où nous sommes entassés comme des sardines . Il fait noir sur la route à cause du couvre-feu mais , de temps en temps , les gardiens qui nous surveillent éclairent pour voir si personne ne s' évade . Quand nous traversons les villes et les villages , les enfants crient : « Juifs , Juifs . » Nous n' avons pas besoin de l' entendre d' eux , on le sent sur notre dos .

Nous roulons pendant quelques heures . Soudain on revit ce qu' on a déjà vécu : cris , pleurs , coups nous annoncent que nous sommes arrivés . Vite , vite , les paquets d' un côté , nous de l' autre , tels sont les ordres , suivis d' une pluie de coups . Au moins , si je voyais où me mettre , qui me tape , ce serait facile , mais il fait tel lement noir que c' est le fouet qui t' annonce si tu es dans la bonne ligne ou non . « Eh bien , pensais -je , les histoire s des camps dont j' ai entendu parler avant la guerre deviennent une sale réalité , ça signifie SS . »

Malheureusement , ce que j' avais cru dans le noir être des SS sont des Juifs ! Des Juifs polonais , et c' est alors que je commence à apprendre ce que les Juifs sont capables de faire , ainsi que les mots Kapo , Judenälteste , Vorarbeiter

Avant de recevoir un demi ou un tiers de lit , nous passons les formalités ; les Kapos qui nous surveillent changent de ton et commencent à être aimables . Ce changement est dans leur intérêt car ils proposent à celui qui a une montre ou de l' or de le lui garder jusqu' après les formalités , mais gare à celui qui réclame quoi que ce soit : au lieu de récupérer son bien , il reçoit des coups , car leur banditisme est convenu avec le Lagerältester

Après les formalités , nous passons par la cuisine où chacun reçoit une assiette d' eau avec un peu de choux et quelques pommes de terre non épluchées . Je me régale de la chaleur de la soupe . Bien qu' on soit en septembre , les nuits sont suffisamment froides . Il y en a qui ne mangent pas la soupe bien qu' ils aient grand faim . Fatigué de tout ce qui s' est passé , je m' endors dans la moitié du lit .

Le lendemain , je retrouve Jacques et Hans , qui ont eu la chance d' arriver pendant la journée , et se sont ainsi épargné des coups . Bientôt , c' est l' appel où le Judenältester , Abramtchik , nous apprend , le fouet à la main , la discipline du camp et la loi : « Einer für alle , alle für einen . »

Des volontaires sont demandés pour la fabrication de fouets . Pour tout le monde qu' il y a , quelques fouets ne leur suffisent pas . Mais les volontaires ne manquent pas et ces idiots en fabriquent pour eux-mêmes .

La discipline est très stricte : garde-à -vous quand un Allemand passe ou quand un Schiber ( Kapo ) te parle . Malheur à celui qui l' oublie ou rouspète quand il reçoit un ordre ! Le plus grand salaud de tous les Schiber s' appelle Kolski , un Juif de Haute-Silésie , marchand de bestiaux . Il a trouvé ici le lieu où il peut régner . « Je vous montrerai , nous dit -il , comment nous avons vécu en Pologne pendant que vous vous bourriez l' estomac . » Personne n' ose lui parler ; au contraire , on tâche de ne pas le rencontrer .

Un contrôle au camp nous prend une grande partie du peu qu' on possédait . Ils m' enlèvent une paire de souliers et les couvertures . Pour ces derniers , je suis fort heureux parce qu' elles sont pleines de merde .

Par malchance , je me suis inscrit comme agriculteur . J' avais pensé qu' en travaillant dur chez un paysan , ce ne serait rien ; au moins à la campagne , il y a de quoi manger . Qui aurait pensé qu' on nous prendrait pour nous faire travailler à la Reichsautobahn

Le troisième jour , en revenant fatigué avec Dachinger ( qui , bien plus âgé que moi , marche déjà avec peine ) , on m' appelle pour me préparer à rejoindre un autre camp . C' est Jacques qui a fait ça . Comme lui et les deux autres se sont inscrits comme Fachman

Le 17 septembre 1942 , je quitte Johannsdorf . Nous sommes groupés par colonnes de cent , chacune avec un Schiber . Le responsable du nouveau camp se présente , c' est Epstein . Je le connais bien ; souvent , nous lui donnions de notre nourriture à Casseneuil . Cette place , il se l' est achetée avec une montre . Pas bête de sa part . De toute façon , il en aura une autre .

Avant d' arriver à la gare , nous marchons dix kilomètres . Pour celui qui a peu de bagages , la route est facile , mais pour les autres , c' est l' enfer , si bien qu' ils jettent leurs bagages . Groupés par cent avec quelques gardiens de la Wehrmacht

Le voyage est très agréable ; nous avons des wagons de voyageurs où chacun s' installe de son mieux . Le nom des lieux par lesquels nous passons a été changé par des noms germaniques . Tout le long du chemin , des camps ont été construits pour les ouvriers étrangers qui remplissent l' Allemagne .

Un camp vide sans lavabos avec une terre argileuse changée en boue . Pour commencer , chacun de nous se précipite dans une baraque pour occuper un lit . Un autre Juif entre aussitôt après nous , en nous demandant à tous de sortir parce que cette chambre sera occupée par lui et ses amis . Je le connais de vue ; c' était un des « rouges » de Casseneuil .

Nous trois , nous quittons cette chambre pour aller dans la chambre n° 9 . Les jours suivants sont consacrés à l' organisation du camp : nettoyage , arrangement des chambres , partage en groupes de travail ( Kolonne ) .

Un jour , un camion s' arrête , en descend Hauschild , avec treize femmes juives . Bientôt , nous apprenons que ce sont des femmes polonaises prises dans une rafle et emmenées ici sans rien du tout . La plupart de ces femmes sont jeunes et , peu après , elles ont déjà des amis .

Le camp est organisé de la façon suivante : aux cuisines se tient Wahl , un Juif allemand , ancien marchand de bestiaux , qui prend plaisir à donner des coups ; devenu en 1943 simple forçat , il sera tué pendant un bombardement en 1944 ; Judenälteste Epstein , un Juif autrichien , qui au début se conduit bien , mais plus tard change à cause d' une fille , Gila ; il deviendra en 1943 un simple ouvrier et mourra en 1945 . Puis il y a quelques Kapos : Alfred , Epstein

Notre premier jour de travail tombe pour Yom Kippour .

Jacques , Emmanuel et moi , nous nous trouvons dans la Kolonne 4 , avec Stessel comme Kapo . Nous sommes la seule colonne qui va au travail à pied , les autres partent chaque matin avec le train Judenexpress au travail , qui se trouve sur la route de Czestochowa ( frontière du Generalgouvernement ) .

Nous levant à quatre heures du matin , nous n' avons pas d' eau pour nous laver . Il n' y a qu' une pompe pour tout le camp . Alors , c' est avec une tasse de café qu' on fait sa toilette : se laver la figure , les mains , se brosser les dents , et il en reste encore pour boire .

Juste après le réveil , les lits sont faits comme une planche ; le pain ( cent cinquante grammes ) est partagé entre six ou sept , selon l' humeur du cuisinier . Enfin , après l' attente sur la place d' appel , nous partons au travail . Tout le long de la route , les fumeurs cherchent des mégots que les voyageurs du train lancent par la fenêtre . Pour les fumeurs , le manque de cigarettes est pire que pour les non-fumeurs , le manque de vivres , qui s' est fait très vite sentir .

Notre travail consiste à charger et à décharger les wagons avec du Schotter .

Tout aurait été moins grave si nos chers Juifs les lèche-bottes ne facilitaient pas la tâche aux Allemands . Un exemple : trois hommes sont placés à charger un wagonnet de deux mètres cubes . La répartition de ce groupe de trois n' est pas régulière . Stessel , qui ne veut pas que ses amis se crèvent , les a mis ensemble , tandis que moi , j' ai comme partenaire un commerçant ( Frank ) et un diamantaire ( Gutman ) . Ces deux derniers , qui ne sont pas habitués à travailler , ne peuvent pas suivre les autres ; ce qui amène le contremaître à être constamment sur notre dos .

C' est un Bavarois , notre contremaître , qu' on aime ne voir que de loin . Son grand plaisir est de se promener avec un couteau en criant : « Saujud stinkender , schneid dir dem Görgel ab . »

Notre chance réside dans les gardiens . D' habitude , ils sont changés tous les dix jours mais nous conservons toujours les mêmes : Fink et Tsenkowski . Ce dernier , bien qu' il soit Parteigenosse

Ça a débuté dans un champ de pommes de terre . Nous labourions la terre avec nos pelles et tout d' un coup , une pomme de terre rôtie tombe à mes pieds . Je la ramasse et quand Tsenkowski se retourne , je lui dis en mauvais allemand : « Danke schön . »

Le soir , rentrant les premiers , nous avons le privilège de nous laver et de remplir les cruches d' eau pour le reste de la chambre . Ce service a duré jusqu' au jour où , arrivés en même temps que les autres , nous avons eu beaucoup de peine à pouvoir nous laver sans remplir les cruches . Quels noms ces vieux nous ont lancés à la tête : « Voyous , vauriens , etc . » Depuis lors , c' est fini , ils doivent se débrouiller tout seuls .

Un jour , un nouveau transport de Juifs , cinquante personnes venant d' Annaberg

Dans la chambre 4 , d' où nous sommes chassés , un groupe de jeunes a formé une collectivité . Leur moral est supérieur à celui des autres , surtout à cause de leur chef de chambre , Peter Dischel ( communiste d' Autriche interné en 1938 à Buchenwald , parti en Italie puis en France , réinterné et de retour dans un camp en Allemagne ) . C' est un homme comme il n' en existe pas beaucoup , surtout au camp , où il est unique .

Avec le changement des chambres , quelques jeunes de la chambre 4 sont allés habiter le bloc des privilégiés , c'est-à-dire chez les détenus qui restent travailler au camp – dans notre vie , ils représentent la « bourgeoisie du camp » .

Peter ne veut pas prendre n' importe qui . Son intérêt est pour les jeunes . Nous ne sommes pas si nombreux au camp , trois cent cinquante environ , ce qui fait qu' on connaît chacun d' eux . Il se renseigne auprès de Stessel sur nous trois , et reçoit l' opinion suivante : Jacques est un garçon très bien , Emmanuel moins bien , moi je suis un rouspéteur . On m' a affublé de ce nom au travail , car me retrouvant de nouveau avec deux faibles à un wagonnet , je me suis mis à rouspéter , ce qui m' a valu une gifle de Stessel . Voyant la scène , Tsenkowski m' a appelé pour que je lui explique l' affaire . Il était évident qu' il ne pouvait pas me donner raison mais j' ai remarqué plus tard qu' il engueulait Stessel pour sa mauvaise répartition des travailleurs .

Enfin , nous voilà entrés dans un milieu jeune . Peter nous explique leur collectivité : chaque chose reçue , gagnée par un travail supplémentaire et organisé , mais pas ce qui a été volé chez les boches , est partagée selon une liste . Pour nous , cela représente plus que ça : nous avons quitté les vieux , qui nous embêtaient , pour vivre avec les meilleurs éléments du camp . Ici , nous entendons les dernières nouvelles , même si elles viennent de l' OKW ( Oberkommando des Wehrmacht ) .

Je m' arrange très bien avec les autres . Au début , je parlais à peine parce qu' ils disaient que le yiddish est un mauvais allemand et que ça fait mal aux oreilles de l' entendre . Mais après , je me suis rattrapé .

Dans cette chambre se trouvent Peter Dischel ( Sturm ) , Nissan Levin , Herbert Hirschfeld ( fusillé ) , Gert Hirsch ( gazé ) , Max Lilienfeld ( disparu ) , Max Ransenberg ( disparu ) , Max Vielgut ( disparu ) , Uli Bernhard , Hans Jaffè , Joseph Bohorodcaner ( disparu ) , Emanuel Sigal ( disparu ) , Jacques Bursztein , moi et quelques autres dont j' ai oublié le nom .

Comme dans toute collectivité , la nôtre n' est pas totale . Ceux qui échangent des affaires personnelles contre des vivres n' en donnent pas à la collectivité . Ce n' est que beaucoup de mois après notre entrée dans l' enfer que Jacques et moi partageons les résultats de nos échanges .

Quelle morale règne au camp ? pourrait -on se demander . Dès l' entrée au camp , les pensées envers la famille disparaissent pour faire place à la lutte pour la vie . On ne discute pas politique mais alimentation : qu' est -ce qu' on a mangé , ce que j' aurais mangé , ce que je mangerais , ce qu' il y aura ce soir , si la soupe sera épaisse ou non . Le deuxième sujet est celui des femmes . Bien que le besoin physique ne soit pas tellement fort , le besoin moral subsiste . On dit chez nous : « Si j' avais à choisir entre une jolie femme et un repas , je prendrais le dernier . » Comme nous sommes des Juifs de différents pays , chacun raconte ses histoire s et les façons de vivre comme célibataire .

Ce n' est pas pour rien que le reste du camp envie cette chambre collective qui démontre que la vie est plus facile en groupe .

Chez nous , la question alimentaire se discute en dernier lieu . Nous sommes les premiers à recevoir les nouvelles par le journal ou par la radio transmises par Jaffè . Bien que ces nouvelles proviennent de sources allemandes , elles sont notre seul lien avec l' extérieur . Notre lutte n' est pas si égoïste que chez les autres . Chacun de nous sait qu' il faut s' organiser tant qu' on peut , puisque l' autre le fait aussi . Est -ce que Kurt Feigenbaum et Hirschfeld ne sont pas entrés dans le magasin de pommes de terre par la fenêtre , rapportant une cruche pleine , risquant ainsi leur vie ou tout au moins vingt-cinq coups distribués par le cuisinier Wahl ? Est -ce que Jacques et moi et d' autres aussi n' avons pas reçu des coups ? Mais avec tout cela , notre collectivité devient plus forte .

Les dernières nouvelles sont bonnes . Darlan

Avec l' approche de l' hiver , notre situation devient difficile . Il y a longtemps que j' ai dû échanger mes chaussures en cuir contre d' autres , en bois , ce qui me provoque des blessures à travers mes chaussettes trouées ( si on peut encore appeler ça des chaussettes ) .

Rester au camp comme malade n' est pas une chose facile . Notre bon docteur Seidler se dispute chaque matin avec le Wachthabender

On ne peut pas dire que notre Wachthabender soit mauvais ; de son métier , il est facteur et il aime beaucoup à se faire entendre et à se faire respecter . C' est lui qui chaque matin inspecte les malades et désigne ceux qui doivent rester à l' infirmerie . Forcément , ceux qui souffrent de maladies internes sont considérés comme des simulateurs ; au contraire , ceux qui ont des blessures moins graves restent au camp .

Les appels durent très peu , contrairement à ceux des autres camps , où quelques heures sont la pratique courante .

Le samedi après-midi , comme d' habitude , nous devons travailler aux installations et au nettoyage du camp . Cette fameuse idée de nous faire travailler pendant notre temps libre vient du Kapo Lindner qui , pour lécher les q … des boches , leur demande pourquoi ne pas occuper ces travailleurs forcés pendant leur temps libre . Il ne faut pas beaucoup insister pour ça et , depuis ce jour , le temps libre n' existe plus .

Un dimanche , je suis à porter des briques dans le camp , qui ressemble au marais de Pinsk .

Chaque Kapo a sa manière de servir : l' un court derrière ceux qui ont un centimètre de cheveux pour leur faire une croix à travers la chevelure . Il le fait pour nous montrer qu' il vaut plus que nous , puisque lui peut garder ses cheveux . Au travail , c' est la même chose : Stessel , Bartfeld et Lustig sont des vrais gramophones qui , du matin au soir , gueulent : « Los , los , los , ‘ ran , ‘ ran , ‘ ran ! »

Schrablewski influence Epstein pour que nous ne recevions rien en lui disant : « Ils ne foutent rien au travail , ils n' ont pas besoin de supplément . » Cet argument est tout à fait faux . C' est seulement plus tard que notre Kommando 4 est devenu le plus facile . Nous n' aurions rien dit si un autre , le jeune Süss ( tué en 1944 par un bombardement ) , plus âgé que nous mais avec un air bébé , n' avait pas touché beaucoup de suppléments .

Au travail on est déjà un peu habitués , bien que traîner des rails d' une place à l' autre toute une journée ne soit pas si facile .

Mais voici que l' hiver se déclare un beau jour . C' est le 11 novembre 1942 , jour historique sauf pour nous , qui n' avons pas eu le temps de penser à ce qu' il représente . Des averses de grêle et de pluie nous transpercent jusqu' aux os . Nous n' avons pris aucune précaution car le temps était magnifique . Tous les ouvriers sont partis à l' exception des forçats

Nous attendons que l' adjoint du Wachthabender ou les ingénieurs nous disent de nous arrêter et , pendant ce temps , nous piochons péniblement la terre , glacés par le froid et l' humidité . Stessel est arrivé à se procurer un pot avec des pommes de terre et lutte pour que le feu ne s' éteigne pas . Comment nous avons pu passer cette journée du 11 novembre avec une température de zéro degré sans attraper une pneumonie , cela nous ne le comprenons pas .

Depuis ce jour , l' hiver est là , un hiver de Pologne et pas du Midi de la France . Nos vêtements civils sont usés et le vent souffle partout . Les Allemands nous ont fait coudre des étoiles sur les vêtements : sur la veste , une devant et une derrière , et sur le pantalon , deux devant . Quand nous marchons en rang , nous avons l' air d' une belle nuit pleine d' étoiles .

Heureusement pour nous que les chers visiteurs SS ne viennent pas souvent , mais chaque fois c' est de trop . Un samedi après-midi , nous rentrons crevés du travail et je cherche des trucs pour échapper au travail dans le camp . Voilà que Peter entre , et nous dit qu' un SS est au camp et visite quelques chambres et , comme d' habitude , la nôtre sera la première puisqu'elle est la chambre modèle . À peine a -t-il fini que l ' « Achtung ! »

Allant de l' un à l' autre , rampant sur la table , il ressemble à une panthère prête à sauter . Comme tous les autres visiteurs , il ne peut pas sortir d' une chambre sans faire sentir à l' un ou à l' autre qu' il y est . C' est le cas chez Bohorodcaner , à qu' il demande de dire « Ich bin … » etc . Comme ce dernier ne répond pas assez fort à son goût , il lui dit de répéter plus bas , puis encore plus bas et encore plus bas . Alors Bohorodcaner est interrompu par une gifle en pleine figure et les mots suivants : « Ne sais -tu pas parler plus haut ? » Bohorodcaner n' est pas le seul , d' autres encaissent aussi leur part . Mais si Bohorodcaner avait regardé notre Lagerführer

Dans toutes les chambres où le visiteur passe , c' est « fête » . Entrant dans la chambre de la bourgeoisie du camp , il remarque pour leur malchance qu' ils viennent tous d' Autriche . Il les fait tous courir autour du bloc parce qu' il hait les Autrichiens et encore plus les Juifs autrichiens .

L' hiver 1942-1943 est très rude . Bien que la bataille de Stalingrad soit gagnée , la guerre avec toute sa férocité continue . Des transports de Juifs venant de Belgique , de France ou de Hollande passent par nos chantiers chaque jour . Vers où vont -ils ? Nous-mêmes ne le savons pas . On pense généralement qu' on les mène dans un ghetto de Juifs en Pologne .

Depuis quelque temps , une voix mystérieuse nous informe : on brûle ces Juifs quelque part en Pologne . Mais comment y croire ? C' est impossible de brûler tant de gens ! Sûrement que ce sont des calomnies inventées par quelqu'un . Puis nous commençons à réfléchir : que fait -on de nos malades ? Pourquoi les envoie -t-on nus dans des camions ? Même si c' est comme les Allemands le disent , qu' on les envoie à Auschwitz ( un camp de convalescence , qu' ils disent ) , on devrait leur laisser leurs vêtements .

Nous commençons à croire cette voix qui nous raconte que les malades n' arrivent jamais à Auschwitz , qu' on les asphyxie dans le véhicule .

À cause du gel , notre travail chez Völkel

Le temps pendant lequel nous travaillons au camp est pour nous de vraies vacances , car de temps en temps je m' évade du travail pour me cacher dans la chambre où , au moins , il fait moins froid que dehors . Parfois , un Kapo vient fouiller la chambre mais il ne trouve pas ma cachette . Pour mes pieds écorchés , c' est le repos préféré car rester dans le Revier

Les vacances ne durent pas longtemps ! Schrablewski ne peut pas voir des jeunes se reposer au camp tandis que des malades et des vieux vont au chantier pour travailler par manque de place à l' infirmerie .

Quel travail barbant dans cette colonne : toute la journée , on jette de petites pierres d' un endroit à l' autre sans pouvoir se réchauffer . La chose la plus grave , ce sont les Schiber

Je ne pense pas du tout à ma famille . Je suis seulement content que si mon père se trouve dans un camp , qu' il ne vienne jamais là où je me trouve . Peut-être est -ce mal de ma part . Seulement , quand on voit les pères et les fils qui sont ensemble au camp … Ainsi , quand Hans Atlas voyait son père recevoir des coups , il se mêlait à l' affaire et encaissait des gifles lui-même . C' est même allé plus loin : quand son père a dû partir en transport pour l' autre monde , Hans est parti comme volontaire avec lui .

Je n' ai pas travaillé longtemps au travail barbant . Schrablewski a remarqué que j' étais un bon ouvrier et m' a mis dans le groupe « élite » , qui compte vingt détenus . Nous sommes connus comme des travailleurs de force , mais en réalité nous travaillons moins que les autres . Notre travail consiste à charger et à décharger des wagons de pierres . Nous roulons avec les wagons et devons jeter les pierres le long du chemin . Mais comme il n' y a qu' un rail et que nous devons laisser passer les autres trains , surtout que tous ces transports montent vers la Russie avec armements et soldats , plus il y a de trains , plus nous nous reposons en attendant que le rail devienne libre . Mais une fois au travail , ça va vite .

Ce qu' il y a de mieux , c' est que presque chaque jour je touche une Rabio Marke

Emanuel Sigal n' est plus chez nous depuis quelque temps . Avec dix-sept autres , il est parti , soi-disant comme bon mécanicien , pour Blechhammer .

Comme il y a tout le temps des changements dans les Kommandos et les chambres , Peter , qui a de grandes idées , a voulu rassembler dans une autre chambre des hommes qui ont déjà eu des activités socialistes . Pour cela , il a changé de chambre , emmenant avec lui quelques-uns de notre chambre et d' autres personnes d'ailleurs . Par contre , nous deux avons été exclus du groupe et envoyés à la chambre 6 , chez le Stubenälteste

Je suis vraiment fâché contre Peter . Tout le temps que nous étions dans la même chambre , nous avons fait de notre mieux pour participer à l' organisation , par tous les moyens . D' un côté , les rabiots volés à la cuisine , le travail volontaire pour recevoir de la soupe , allumer du feu chez nos voisins quand , pour nous récompenser , on nous permettait de rentrer au camp plus tôt . Chacun dans la chambre versait trois cuillérées de soupe , ce qui faisait que nous avions une assiette de soupe par jour .

Jacques est plus raisonnable que moi . Il me dit : « Nous devons rester en bonne relation avec eux , ça nous sera plus profitable que de nous fâcher . » Depuis lors , nous allons chaque soir les visiter pour entendre les nouvelles . De temps en temps , ils nous donnent de la soupe .

Pour être plus proches de la chambre 18 et quitter Tannenbaum , qui nous embête par haine de Peter , nous avons réussi à aller vivre dans la chambre 17 , avec Rosenberg comme Stubenälteste . C' est un assez brave garçon , qui s' est réjoui de nous voir venir chez lui . Sa chambre est habitée par des Musulmänner

Cette dernière corvée est une des plus dures du camp . Il faut faire la garde pendant deux heures prises sur six heures de sommeil , chaque deuxième ou troisième nuit . C' est plus dur que de travailler douze heures : la tâche consiste à laisser aller chacun aux toilettes , et si quelqu'un n' est pas de retour au bout de cinq minutes , il faut donner l' alerte . Au début , il fallait marcher cent mètres pour faire ses besoins , et sans rien sauf une couverture sur le dos , dans un terrain boueux où on se cassait la figure . C ' est sûr que personne n' avait envie d' y aller et qu' il faisait ses besoins à mi-chemin par fainéantise d' aller plus loin ou parce qu' il ne pouvait plus attendre .

J' ai eu moi-même une histoire . Une nuit d' hiver , je vais aux WC , il fait froid et noir . Je pense que ça ne vaut pas la peine d' aller jusque là-bas et je commence à me vider . Soudain j' entends qu' on vient vers moi au pas militaire . J' essaie de m' arrêter mais le gardien me dit : « Ne te gêne pas , fais vite et retourne pour ne pas attraper froid . » Je ne me le laisse pas dire deux fois et retourne en vitesse au bloc . Pour ma chance , c' était Tsenkowski qui était de garde , sinon , je ne m' en serais pas tiré à si bon compte .

Depuis que quelqu'un en allant tout ensommeillé aux WC est tombé dans un fossé et s' est ouvert la tête , nous avons reçu un seau par chambre qu' il faut aller vider lorsqu' il est à moitié rempli . Bien sûr , il n' y a jamais personne pour vouloir s' en charger , surtout que c' est celui qui fait le service de nuit qui envoie le faire . Alors commence la vieille chanson : l' un est malade , l' autre n' entend pas ce qu' on lui dit , un troisième trouve qu' il y a encore suffisamment de place et ainsi de suite , jusqu' à ce que le seau déborde jusque dans le corridor . Pour faire un besoin , il faut soulever le seau . La plupart pensent être des bons viseurs et s' en foutent si ça va un peu de côté . Le principal est qu' ils se sont vidés .

Nous ne restons pas longtemps dans la chambre 17 . La raison en est que la nouvelle chambre de Peter ne va pas du tout ; les nouveaux venus ne s' adaptent pas bien à la collectivité . Ils font des difficultés entre le collectif et la chose privée . Après quelques semaines , nous sommes de retour dans le groupe .

L' hiver continue . Entre-temps , les anciens de Völkel sont allés travailler dans un nouveau chantier de béton . C' est le Kommando 5 , dirigé par Alfred Epstein . Comme partout , Jacques et moi , nous sommes ensemble dans ce Kommando . Nous ressemblons à des jumeaux siamois , au lit , au travail , la moindre petite chose est partagée entre nous . Nous sommes plus que des amis puisque , dans ce chemin féroce et sans pitié , il est difficile de tenir l' un sans l' autre .

Notre travail consiste à construire un pont à la frontière du Generalgouvernement . Nous commençons à avoir quelques contacts avec des civils , surtout que beaucoup de Polonais de Czestochowa viennent travailler à Gnachin .

J' ai commencé à apprendre un nouveau métier : mendier ! À chaque passant , je demande du pain ou une cigarette , mais la plupart ne comprennent pas . Alors , j' ai appris quelques mots en polonais comme Chleba ( « pain » ) , Cigaria ( « cigarette » ) , Ktoura Codzina ( « quelle heure est -il ? » ) , etc . Il y a des femmes qui posent des pots de soupe et les reprennent une fois vides . À part mendier , un commerce commence avec ceux qui travaillent avec nous . Je n' ai pas grand-chose sauf un peigne , un porte-monnaie et un pyjama ; je peux changer ces deux premiers puisque je n' ai ni cheveux ni argent et , pour le pyjama , c' est un bon débarras à cause de mes poux .

Ces poux sont , avec les puces et les punaises , un de nos fléaux . D' où le premier pou est arrivé , nous ne le savons pas . Peut-être que les Allemands l' ont rapporté d' un pays occupé . En tout cas , quand j' ai vu le premier pou , ça a été une sensation pour moi . Je me rappelle qu' à la foire , en Belgique , j' en avais vu qui faisaient différentes petites choses , mais ce qu' ils font ici est moins agréable à sentir qu' à voir . Depuis l' apparition du premier , l' expansion est allée très vite et bientôt tout le camp en est plein . Alors de grands cris ont été lancés : « Mort aux poux ! » Chacun doit se laver le matin et le soir , sans quoi , il ne touche pas sa ration .

Pour pouvoir contrôler , des numéros spéciaux sont donnés en sortant et , dans les douches , des Kapos contrôlent que nous nous lavons le torse nu . À Kochanowitz , l' hygiène est très difficile , bien qu' il y ait déjà des douches installées . L' eau manque presque chaque fois qu' on est en train de se laver . Mais l' eau n' est pas un remède radical contre les poux . En nous lavant , nous les rafraîchissons un peu . La seule chose à faire est de les chercher sur soi et , bien des fois , c' est très amusant de voir dans quelle position nous les cherchons . Au zoo d' Anvers , j' aimais bien voir les singes faire ce travail et puis manger leur trouvaille . Chez nous , c' est pareil à la cage aux singes sauf que nous ne mangeons pas les poux .

Un changement s' est produit au camp : le Dr Seidler , qui est aimé de tout le camp , sauf par le Judenälteste , vient d' être remplacé par le Dr Kremer , un Juif de nationalité française ( Metz ) envoyé d' Annaberg . Il est médecin de l' armée et nous traite comme des soldats . Sa gueule n' est pas très agréable , mais c' est de lui que nous avons appris qu' il existe vraiment des fours et des chambres à gaz . À ce moment , beaucoup qui étaient pleins de courage se sont démoralisés , ce qui les a amenés parfois jusqu' au four ou , comme c' est l' habitude chez nous , à enterrer les morts . Seuls les malades sont envoyés au four . Ceux qui ont la chance de mourir sont enterrés ou plutôt jetés dans un trou , nus .

Collés les uns aux autres , tapant des pieds en essayant de nous réchauffer , deux colonnes attendent devant la gare d' Alt Herby

Après cinq heures d' attente , le train arrive . D' un coup , tout le monde revit et , comme il ne s' était rien passé , chacun se précipite pour avoir une place dans le train , où au moins il fait chaud . La raison de ce retard est un accident qui s' est produit à la Kolonne 3 , en déchargeant une construction de fer . Jusqu' à ce qu' ils aient pu libérer le fer du wagon , cela a duré jusqu' à neuf heures du soir . En général , cette colonne est une des pires de toutes , pas seulement parce qu' ils ont le pire Kapo , Laufer , mais parce que les contremaîtres du chantier sont des salauds de première classe . J' ai déjà fait connaissance avec eux . C' est la plupart des fois dimanche , quand tout le monde est au camp , qu' il arrive des wagons à décharger et , comme toujours , je suis parmi ceux qu' on choisit pour ce travail . Au temps où il ne faisait pas si froid , ce n' était pas si grave mais , maintenant que le sable est gelé et qu' on avance très difficilement et lentement , les coups ne manquent pas dans cette scène de tohu-bohu .

Les griffes hivernales se détachent petit à petit de nous et le soleil nous envoie de temps en temps ses rayons réchauffants . De nouveau , nous sommes en avril . L' année dernière , j' étais en visite chez mes parents pour Pâque . Maintenant , je m' en fous de Pâque , et je dois attendre aussi longtemps que mes aïeux en Égypte pour être libéré .

Depuis quelque temps , la colonne de Schrablewski travaille à agrandir la gare ( Kippe ) . Ce travail est assez dur , surtout que c' est Pierunie le contremaître . Beaucoup de non-Juifs polonais et ukrainiens travaillent avec nous et Pierunie leur distribue plus d' un coup . Eux , de leur côté , attendent le moment de pouvoir lui rendre le coup , et il sera mortel , disent -ils .

Après une longue interruption , je reviens travailler à la Kippe , un samedi matin . Souvent le travail est dur , surtout quand il faut changer la position des rails , avancer , soulever , reculer . Mais le plus souvent , avant d' aplanir le terrain , nous devons attendre que les wagonnets de cinq mètres cubes arrivent et soient vidés par un groupe spécial de bons ouvriers .

Un groupe de notre chambre est en train de discuter en attendant les wagonnets . Notre discussion doit être très intéressante car nous n' avons même pas remarqué que les wagons sont déjà vidés . Egon Altman est avec nous à discuter quand nous le voyons partir brusquement ( il est de ce groupe spécial ) , et , en voulant sauter sur le train en marche , il tombe à cause d' un tas de sable entre les wagonnets . Les cris poussés par les autres nous font réaliser ce qui vient de se passer . Le pauvre garçon est gravement blessé , sa main droite ne ressemble plus à rien . Et dire qu' il est champion de ping-pong ! Avec son pied , il aurait peut-être plus de chance . Heureusement pour lui , nous avions échangé nos chaussures . Il m' avait donné ses chaussures en cuir , un peu trop petites pour lui , contre mes chaussures en bois . Pendant que les roues passaient sur les chaussures , le bois craquait et ses pieds pouvaient se retirer automatiquement . Il est très difficile de le faire rentrer au camp . Les trains civils ne laissent pas entrer les Juifs . « Juden eintritt verboten »

Les soins au camp ne sont pas fameux non plus , tout le nécessaire manque . Toutes les maladies sont traitées avec les seuls médicaments qui , juste à ce moment , se trouvent à l' infirmerie . La plupart du temps , c' est de l' aspirine : elle est donnée pour tout et n' importe quoi : contre la toux , le mal de ventre , de tête , de pied , la diarrhée , etc . Le plus grave de tout sont les poux qui viennent saluer chaque nouveau venu .

En avril , un groupe part pour un autre camp , Boberik

Comme toujours , le bien ne dure pas longtemps . Au bout de trois semaines , nous quittons le paradis pour un autre camp qui où les débuts seront difficiles .

Le 9 juin 1943 , on nous installe de nouveau dans des wagons . Nous avons demandé et reçu la permission de voyager dans le wagon à bestiaux où Egon est couché sans pouvoir bouger . Le voyage a duré quelques heures mais nous avons pu remarquer le changement de terrain ; nous sommes entrés dans une contrée de mines , ce qui ne nous fait pas grand plaisir .

Le camp est déjà peuplé quand nous y arrivons et , à notre grande surprise , la plupart des détenus sont ceux qui nous ont quittés trois semaines plus tôt pour Boberik . Il est clair que c' est la crasse de la crasse que Boberik a renvoyée . Surtout qu' une grande partie des nouveaux sont des Hollandais .

Ce que signifie « hollandais » dans un camp , ceux qui y ont été le savent . J' aime le Hollandais , peut-être parce que je parle sa langue et que je connais son pays . J' ai été déçu quand les premiers Hollandais sont arrivés à Kochanowitz . Ce sont eux qui infectaient le camp de poux . Connu comme peuple sur le premier plan de l' hygiène , ici , ils ne veulent plus se laver et préfèrent faire leurs besoins devant la chambre et même dedans que d' aller à vingt mètres de là jusqu' aux WC . Au travail , ils sont le plus pourchassés . Quelle pitié de les voir tenir une pelle comme une plume !

Il y a une grande différence entre un bourgeois de Belgique ou de France et un Hollandais . Les premiers sont pour la plupart des Juifs polonais à qui la misère n' est pas inconnue , tandis que les Juifs hollandais vivaient à un niveau très haut , il n' y avait pas de prolétaire juif . Mais cela va de pair avec l' assimilation . Il n' y avait pas une famille en Hollande qui ne fût pas en voie d' assimilation .

La nouvelle chambre fait le double de celle que nous avons quittée , c'est-à-dire qu' elle est prévue pour quarante-cinq hommes . Notre groupe se débrouille pour dormir dans le même coin ; sauf quelques indésirables que nous avons détachés du groupe , et des nouveaux comme Nana Spielman ou Harry Tertas , le groupe reste intact . Pour se protéger , Egon peut désormais coucher dans notre chambre et non à l' infirmerie , qui n' est même pas encore arrangée .

Dès le lendemain , nous commençons à travailler . Je suis dans un petit groupe avec Bartfeld comme Kapo . Le chantier est à une demi-heure du camp , chez la firme Kallenbach . Les autres vont plus loin et travaillent plus dur que nous . Le seul inconvé nient est la durée de travail : de sept heures à sept heures avec une demi-heure de repos à midi .

L' administration est à peu près la même qu' à Kochanowitz , sauf que le Lagerführer ici est un ancien SS et nous le fait sentir , surtout dans la nourriture , qui est mauvaise et insuffisante . C' est donc qu' il vole beaucoup .

Après quelques semaines , tout le monde travaille chez Kallenbach , à qui le camp appartient et qui nous a fait venir pour agrandir la gare . Nous sommes tous groupés dans différentes colonnes . Je suis dans le Kommando des rails . Ce travail est assez dur : porter des rails , poutrer et clouer les rails sur les poutres . Notre contremaître Copel a ses humeurs . Parfois , on ne l' entend pas de toute la journée , mais gare quand il s' énerve ou commence à battre avec une barre en fer sur n' importe quelle partie du corps ! Je suis un de ses préférés : « J' ai un fils comme toi à l' armée » , dit -il .

Les autres sont Alexander Paul , Harry Tertas et Tannenbaum , tous les trois Vorarbeiter . Avec Tannenbaum , j' en suis venu une fois aux mains . Voilà comment ça s' est passé : Copel m' avait donné un travail à faire . Une fois qu' il est parti , Tannenbaum m' appelle pour m' asseoir sur une barre pour soulever des rails . Peu après , Copel revient et me demande ce que je fais là . « Tannenbaum m' a appelé » , dis -je . « Quoi , moi ? Je n' ai rien dit . » « Tu m' as bien dit de venir » , dis -je . Paf , je reçois une gifle . Paf , je la lui rends . Nous commençons à nous battre . Naturellement j' encaisse pas mal de coups . Seulement , chaque coup qu' il reçoit entame son prestige . Copel se marre tandis que je commence à m' inquiéter , car ce soir je risque de prendre vingt-cinq coups sur mon derrière quand Schrabewski apprendra cette affaire . Heureusement , j' ai payé moins cher : une engueulade de Schrabewski et pas de Rabio Marke . Mais en échange , je suis délivré de Tannenbaum , qui ne m' a plus jamais rien dit .

Quand les premières locomotives ont commencé à rouler au chantier , j' ai reçu un poste de freineur sur l' une d' elles . Mon travail consistait à changer les Weichen

Le travail que nous faisons n' est pas mal . Nous partons le matin en camion vers Cogolin

L' automne est de nouveau là , et voyager sous la pluie n' est pas agréable

Le lendemain , c' est une autre canaille qui vient avec nous : Laufer . Alors que nous sommes assis dans le camion à vingt ou trente , monsieur veut qu' autour de lui la place reste vide , à cause des poux , dit -il . Moi , je suis le seul qui peut rester à côté de lui , non pas par affection , mais parce qu' il a peur des « rouges

Au mois d' août , un groupe arrive de Ratibor

Le frère du Schrab est mort de la façon suivante : au travail , Lipman le battait sans pitié . Un jour qu' il déchargeait un wagon d' une certaine hauteur , Lipman le flanque en bas , puis commence à le piétiner jusqu' à ce qu' il ne se relève plus . Il prend aussi plaisir à faire faire de la culture physique aux détenus , pieds nus en hiver , en leur donnant des coups de fouet . À côté de Peiskretscham se trouvait un camp de prisonniers palestiniens

Avec ceux de Ratibor sont arrivés Kostelitz ( Judenälteste ) , Kurt Bachman , un type comme Peter , de la même école . La plupart de ces nouveaux venus vont dans le camp de l' autre côté du nôtre , tandis que dans notre chambre , on a placé un père avec ses deux fils [ nommés ] Silberberg , Hans Kahn et Heinz Jakobus .

De plus en plus , nous avons à souffrir des bêtises d' Epstein , qui se fout de ce qui se passe au camp , surtout de la nourriture infecte à base de rutabagas qui nous est distribuée tout le temps , car lui mange la nourriture des SS sans intervenir pour améliorer la nôtre . Une grande campagne pour un coup d' État commence à germer dans le camp . D' un côté , Peter , avec l' aide de Schrab , de l' autre côté , Genia , qui travaille chez les Lagerälteste , et puis nous , qui réclamons aux gardiens de changer le cuisinier qui vole notre nourriture . Ou quand ils nous demandent pourquoi nos vêtements sont déchirés , nous disons que le Judenälteste ne s' occupe que de sa poule et pas de nous . Toutes ces réclamations répétées à chaque occasion devaient finalement porter leurs fruits .

Le dimanche , après l' arrivée de ceux de Ratibor , l' appel a lieu comme d' habitude . Epstein , qui déteste Kosterlitz parce que tout le monde l' appelle Judenälteste , voulant nous faire entendre qu' il n' y a qu' un Dieu , dit : « Es gibt nur ein Judenälteste und das bin ich

Le dimanche suivant , le début d' appel se déroule comme d' habitude ; les Kapos se tiennent comme des rois devant le rang tandis qu' Epstein fait l' appel . Après avoir terminé , le Wachthabender ordonne à tous les Kapos , à l' exception de Schrab , de rentrer dans la colonne . Nous nous retenons difficilement de ne pas faire éclater notre joie devant les autres car nous savons que , même au camp , les communistes ont fait leur révolution , et ont réussi . Le Wachthabender lit la liste que Peter et Schrab lui ont remise : Kosterlitz , Judenälteste ; Schrablewski reste à son poste d ' Oberkapo ; Hadda , Berg , Scharf , Eisig , Silvain ( ces derniers sont des Kapos de Ratibor ) ; cuisine : Egon , qui est guéri ; Piccard , aide-cuisinier ; Horner , chef cordonnier ; Fischbein , son aide . Ces deux derniers sont les vieux du camp . Avant de quitter la place d' appel , Kosterlitz , pour se moquer d' Epstein , dit : « Es gibt nur ein Judenälteste und das bin ich . » Une rigolade commune résonne sur la place d' appel .

Fini le règne d' Epstein et de ses amis Bartfeld , Laufer et Wahl . Ce dernier pensait être le plus fort du camp et a parié avec Granek Godel , qui était lutteur à Anvers , à qui serait le plus fort . C' était un match amusant , surtout de voir voler Wahl dans les airs , finissant le match en vaincu .

Cette victoire pourrait être en même temps une défaite . Nous sommes préparés à une telle éventualité . Les anciens journaux et cartes d' opération ont été brûlés et nous avons reçu l' ordre de nier toute relation politique entre nous , même en cas de torture . Heureusement , il existe un groupe de communistes au camp , et les dénonciations d' Epstein sont considérées comme des calomnies et une volonté de revanche par le Lagerälteste et le Wachthabender .

La même semaine , un transport part pour Peiskretscham avec Epstein en tête , suivi par d' autres volontaires qui espèrent retrouver leur règne là-bas . Simultanément , Kosterlitz part brusquement pour une direction inconnue . Nous sommes comme d' habitude à travailler quand notre Wachthabender , visiteur rare du chantier , vient appeler Schrab pour le ramener au camp . Nous pensons tous que , sûrement , le camp sera liquidé . C' est en rentrant que nous apprenons que deux SS sont venus chercher Kosterlitz et que , désormais , Schrab sera Judenälteste avec Berg comme Oberkapo . Peter , à qui Schrab a voulu donner un poste , l' a refusé .

Par l' effet de notre révolution , notre petite collectivité disparaît pour faire place à une collectivité commune ( tout le camp ) . Pour nous , personnellement , c' est pire , car avant nous avions beaucoup organisé à la cuisine même . Nous avions employé beaucoup de systèmes : multiplié les cartes à manger , rendu plus d' assiettes à la cuisine que le nombre de personnes , les rations des malades étaient prises en double ; maintenant que les nôtres dirigent la cuisine , la corruption s' est arrêtée , et le reste de la nourriture est distribué à tour de rôle et pas vendu comme avant . Tout cela est très bien mais , avec ou sans bonne volonté , la nourriture reste insuffisante . Depuis des mois , nous ne recevons rien d' autre que du rutabaga séché , auquel nous avons donné le nom du tabac russe Mahorka . Que ce rutabaga séché est une délicatesse , on en jugera par le fait que seuls les Juifs , les Tziganes et les Russes en reçoivent

Pour obtenir un surplus de nourriture , je deviens le petit nègre d' Egon ; je nettoie ses chaussures , lave sa chemise , fais son lit et en échange j' obtiens sa ration de soupe . Jacques en fait autant chez un autre . Entre nous deux , la collectivité continue : la moindre des petites choses est partagée , ainsi que la vente des cigarettes et du tabac . Nous avons mangé pas mal de rations de pain au lieu de fumer .

Une fois , j' ai fait une grande affaire avec des civils hollandais , ceux dont je disais plus haut « être hollandais » . Eux m' achetaient du papier à cigarettes , ce que je troquais au camp contre de la margarine . C ' était après quelques mois de séjour en Allemagne . Nous recevions trente paquets de cigarettes Rama . Pour les fumeurs , c' était l' abondance ; pour moi , je ne savais pas bien quoi faire avec tant de cigarettes . L' offre étant plus grande que la demande , les affaires n' étaient pas possibles . Les fumeurs se disent que quand on fume une cigarette , la faim passe . Comme l' occasion d' avoir faim est plus souvent que désirable , j' ai essayé . Comment je n' ai pas rendu le lait de ma mère , je ne le sais pas , mais combien j' ai vomi , j' ai pensé que c' est la fin de ma fin ! Depuis lors , j' ai laissé les fumeurs remplir leur estomac avec de la fumée .

Le travail au chantier est entré dans son stade définitif . Quatre locomotives ont été mises en action et je suis devenu chauffeur sur l' une d' elles et non plus freineur comme je l' ai été . Le freineur de notre train s' appelle Meyer , un garçon très gentil , seulement il nous fait dérailler très souvent à cause de son étourderie . Notre chef , un Polonais , s' appelle Franz Vescoli . C' est un chic type ; jamais un gros mot . Il m' aime beaucoup et se donne de la peine pour que je puisse conduire seul la locomotive . Ce n' est pas très difficile et , après quelques semaines , je conduis seul en son absence .

À chaque repas , il me donne une tartine . Ce n' est pas la tartine , qui pèse très peu , qui me fait tant plaisir , que le geste . Comme je reçois une tartine le matin et le soir , je mange celle du matin , mais celle de l' après-midi je la garde pour Jacques . Souvent notre chef me regarde d' un air interrogatif : « Pourquoi mets -tu le pain dans ta poche ? Tu n' en as pas de trop . » Il a raison : chaque gramme de nourriture qui entre en supplément de notre ration se fait fort remarquer , mais je sais que quand Jacques reçoit quelque chose en supplément , il le partage aussi .

Les dimanches à Borsigwerk sont mieux qu' à Kochanowitz . Sauf les wagons , qui doivent être vidés aussi le dimanche , aucun travail n' est fait . Naturellement , la corvée de décharger les wagons tombe toujours sur les mêmes dos , celui des jeunes comme Léon et Maurice Zygel , Worcelmann , Jacques et moi . L' après-midi , nous sommes libres ; assis dans notre coin , chacun devant une occupation : repriser les chaussettes ou les vêtements , jouer aux échecs . Chacun écoute le court résumé de la semaine donné par Kurt Bachman , qui habite notre chambre et nous parle de la vie en Russie . Par lui , j' ai appris beaucoup de choses qui m' étaient inconnues avant : le kolkhoze

Pour Noël , j' ai donné à Vescoli un paquet de cigarettes . Il en était très content , nos pas par manque de tabac , puisque lui-même vend du tabac au chantier à cent vingt marks le kilo , mais en raison du geste , qui lui montre que je tiens à lui .

Noël n' est pas fête pour les Juifs . On trouve donc de quoi nous occuper pendant les jours fériés des Aryens .

Jusqu' à quand durera notre misère ? Aucun d' entre nous ne compte plus les jours ni les mois , et beaucoup n' existent plus . Mais ceux qui rêvent veulent vivre pour voir la revanche . Une chose nous tient : « Einmal kommt der Tag , dann sind wir frei

Après ses vacances , Vescoli est revenu en m' apportant un petit colis avec du bon gâteau que sa femme a fait . Il m' a raconté que sa femme et sa fille sont malades et que lui-même se sent très mal . Je lui ai conseillé de retourner chez lui jusqu' à ce qu' il se sente mieux . Ce n' est pas si facile d' obtenir un congé pour rentrer chez lui mais , en fin de compte , il l' a obtenu et il est parti . Avant de repartir , il m' a donné toute la ration de pain qu' il avait apportée . Tout le temps que je lui disais de partir , je pensais : « Quel dommage qu' il remporte son pain , j' ai une place sûre où le mettre et d' où il ne sortira jamais ! » J' ai donné une part de pain à mon freineur et partagé le reste entre Jacques et moi .

Josek , un autre Polonais , me dit toujours : « Tu sais pourquoi Franz t' aime ? Il a une fille pour toi . » Je me dis que si sa fille est aussi gentille que lui , il n' y a rien de mal à ça ; seulement si elle a la même couleur que lui , c' est moins rose parce qu' il a deux joues rouges comme des tomates .

Mon chef suivant est le chauffeur du camion , un homme très bon , peut-être mieux que Vescoli . Le premier jour de travail , il m' a donné un bout de gâteau tellement grand que je pensais rêver . Après , c' est moi qui lui ai donné quelques cigarettes en retour ; pour cela , il m' a donné un morceau de gâteau pareil au premier . Jacques se rappelle encore ces jours . Nous n' avions encore jamais mangé autant de gâteau de notre vie , c'est-à-dire dans notre vie au camp .

Quelques jours après le départ de Vescoli , notre chef d' atelier nous ordonne de laver les locomotives . Pourquoi cette hâte ? La chaudière n' est pas suffisamment refroidie , surtout que notre baromètre n' est pas juste , il ne descend jamais au-dessous de un degré . Par précaution , dans l' éventualité où il y aurait encore de la vapeur dans la chaudière , je prends une clé de soixante centimètres et on me dit de m' enfuir en cas de pression . Je commence à ouvrir doucement ; d' un coup , je ne vois plus rien , la vapeur m' entourant comme un brouillard et , de l' autre côté , je retiens ou plutôt je tâche de retenir la pression de la chaudière . Les cent mètres séparant la locomotive de l' atelier , je les fais en battant le record du monde . Jamais de ma vie je n' ai couru aussi vite . Sûrement que ma vitesse vient de ce que la vapeur mélangée à l' eau bouillante m' a trempé et brûlé mes cuisses .

Arrivé à l' atelier , je descends mon pantalon et me place à côté du poêle avec mes brûlures . Mais ça me prend très longtemps à le faire et je suis obligé de me coucher pour ne pas m' évanouir . Ma chance est qu' il a neigé déjà toute la matinée et le Wachthabender a donné l' ordre de rentrer . « Ils ne font quand même rien et sont trempés jusqu' aux os » , dit -il . Ceux qui travaillent à l' atelier doivent rester sur le chantier mais moi , à cause de l' accident , je peux rentrer . Boitant et soutenu , c' est ainsi que je fais la route ; le froid et les douleurs provoquées par le frottement des plaies sur le pantalon me rendent la tête vide . Heureusement que le chemin ne dure qu' une demi-heure .

L' infirmerie est déjà bien installée , seulement les médicaments manquent . Le Dr Kremer me fait un pansement à sec et me dit que je peux rester au camp . La première semaine , je reste dans ma chambre , mais chaque jour il m' est de plus en plus difficile d' aller aux WC et même de me rendre à l' infirmerie pour faire les pansements . À la fin de la semaine , je dois aller au Revier . J' ai les larmes aux yeux en entrant dans ce Tiergarten

Ces semaines au lit ne sont point des semaines de repos . Pour la première fois , je pense vraiment à ma famille . Où sont -ils ? Je suis sûr que s' ils ont été pris , les parents ne font plus partie des vivants . Peut-être mes sœurs tiennent -elles encore le coup comme moi , mais ont -elles la chance d' être dans un groupe comme moi ? Et si à présent elles vivent , combien cela durera encore jusqu' à la libération ? Et , sans le vouloir , en pensant à la liberté , je me mets à imaginer les menus que je mangerai . Pour commencer , quand je serai libre , je mangerai un pain entier avec de la confiture , beaucoup de confiture .

Pourtant la nourriture ne me manque pas : j' ai ma ration en plus de celle d' Egon . Même si je ne peux pas jouer au petit nègre , Jacques le fait pour moi tandis que moi je reçois la soupe . Aussi , les cinquante grammes de Vescoli m' arrivent par Jacques , qui travaille à ma place et reçoit , comme moi , du pain matin et soir . Il mange celui du matin et m' apporte celui du soir .

Être malade est une mort sûre . Des commissions de SS viennent de temps à autre visiter le camp , et ceux qu' ils trouvent au Revier , ils les envoient à Auschwitz selon leur plaisir . Beaucoup n' ont pas besoin d' attendre cette commission , ils meurent d' épuisement ou par manque de soins .

Je me rappelle ces deux qui étaient couchés à côté de moi : Brat , le Polonais , un gaillard qui avait fait cinq ans de Légion étrangère et qui est tombé ici de fatigue ; le second , un Hollandais , Nort , qui comme la plupart de ses concitoyens échangeait contre du tabac le peu de graisse qu' il touchait . À la fin , ça l' a mis au lit et il a eu une mort terrible .

Je reste à l' hôpital cinq semaines et demie . Sauf lire les journaux qu' on m' apporte et manger , je n' ai rien à faire . Mes grandes souffrances , je les ai chaque jour quand on m' enlève les pansements . C' est terrible , ces pansements de papier qui se collent aux plaies : pour les enlever , il faut les arracher avec la peau . Les seules fois qu' on me met de la graisse sur les plaies , c' est les jours où l' on reçoit de la graisse de cochon . Et comme j' ai le choix entre manger ma ration ou la mettre sur mes plaies , naturellement je choisis la deuxième option .

Ce n' est pas facile de faire un trajet après qu' on a été couché un certain temps . C' est mon cas après cinq semaines et demie . Je dois sortir avec des blessures encore ouvertes parce qu' on attend une « commission de malades » . Avec beaucoup de mal , je me rends au chantier sur une route gelée , au mois de février , en Haute-Silésie . J' ai la chance que ma locomotive soit en réparation : comme ça , je reste à l' atelier pour aider à la réparer . Même cette tâche m' est difficile car je tiens à peine sur mes jambes .

Un jour , je montre mes plaies à Vescoli , qui va chercher le Stellvertreter des Wachthabenden

La cause de beaucoup de morts est la démoralisation . C ' est la pire des choses qui existe pour un homme . Un de nous , un nommé Gert Hirsch , se laisse de plus en plus aller . Nous essayons de le remonter , croyant que c' est la faim qui le mine , parce que depuis quelques mois notre nourriture est uniquement composée de rutabagas . Lui , comme quelques autres , n' arrive pas à manger ces rutabagas même s' il a une faim terrible . Pour l' aider , Genia , la fille de notre groupe , lui procure de la semoule , des flocons d' avoine , etc . , mais son moral reste le même .

Depuis que nous sommes à Borsigwerk , une dizaine de détenus se sont évadés . Ce n' est pas compliqué de s' enfuir , mais arriver au but sans être repris est bien plus difficile , parce qu' il faut traverser toute l' Allemagne , et ceux qui partent pour la Pologne sont livrés ou tués par les Polonais .

Pour être plus sûrs que nous ne nous évaderons pas , on nous fait quitter nos pantalons avant la nuit et le chef de chambre les remet au magasin jusqu' au matin . C' est très drôle de nous voir nous promener en caleçons . Ces mesures n' arrêtent pas les évasions parce que celui qui a l' intention de s' enfuir se pro cure un autre pantalon . Même les sentinelles n' ont pas tellement peur que nous partions . Plus d' une fois , une sentinelle est venue dans le corridor où nous étions assis , pour nous dire qu' il voulait sommeiller un peu et que nous devions le réveiller dès que le contrôle s' approcherait .

Une fois seulement , on nous a ramené un évadé . C' était un docteur juif de Belgique nommé Moor , qui était médecin à Königshütte

Depuis quelque temps , la rumeur court que nous allons quitter Borsigwerk pour Peiskretscham

Les malades qui ont été transportés le matin ont été très maltraités , nous racontent ceux qui les ont accompagnés . Nous avons voulu installer les malades avec douceur dans les wagons à bestiaux , surtout ceux qui ne peuvent pas bouger . En voyant cela , les SS nous ont poussés de côté et les ont jetés comme des sacs dans les wagons . Ceux qui les accompagnaient sont devenus malades de ce specta cle . En outre , ils ont reconnu , dans les malades de Peiskretscham qui voyageaient dans le même train , Steller , mon premier Kapo , et Ludwig Mann , un garçon de dix-neuf ans qui était parti de chez nous fort et en bonne santé . Après quelques mois il repasse chez nous à l' état de squelette et il est condamné à être dévoré par le four .

Nous attendons trois jours au camp , prêts à partir . Tous les chiffons sont emballés : c' est toute notre richesse .

Le 28 mars 1944 , à une heure et demie , nous partons pour Blechhammer , en passant par Hindenburg

En entrant , nous voyons que le camp est grand . Un tas d' internés sont stationnés devant l' entrée pour voir s' il n' y a pas des connaissances parmi les nouveaux venus . Nous , de notre côté , faisons la même chose et apercevons Hans Last , Epstein et Kosterlitz . Nous aurions préféré ne jamais retrouver ces deux derniers à cause des histoire s qu' on a eues avec eux . En nous voyant , Hans Last accourt en montrant une grande joie . Comme nous avons peu de temps pour parler , il nous dit seulement de sortir de nos bagages toutes les valeurs , car ce qu' on met au magasin ne nous reviendra jamais . Nous obéissons à son conseil et sortons le tabac , qui est la seule chose de valeur que nous ayons .

Après la douche et la désinfection , nous sommes partagés entre les baraques , deux par lits . Naturellement , Jacques devient mon compagnon de lit . Une fois que nous sommes couchés , on nous distribue des rations assez bonnes .

Le lendemain , nous passons la visite médicale . Tous ceux qui sont malades ou se disent malades sont retenus et enfermés dans une ancienne douche . Gert Hirsch est le seul qui y reste , bien qu' on lui ait demandé de tenir , il ne voulait pas le faire . Une fois qu' il est enfermé , nous ne pouvons rien d' autre pour lui que de lui rendre visite . C' est une chose affreuse de voir les malades dans cette chambre . Enfermés comme des animaux sauvages , ils ne se lavent pas , font leurs besoins dans la pièce et ne reçoivent que la moitié de nos rations . En les visitant , j' ai l' impression d' être au zoo tellement leurs expressions sont farouches et tellement ça sent mauvais . Après deux semaines , ils sont envoyés à Auschwitz .

Depuis que nous sommes à Blechhammer , les détenus de plusieurs autres camps comme Boberik , Ottmuth

Depuis le jour où il a appris le meurtre de son frère , il attend pour pouvoir se venger . Ce jour arrive lorsque Lipman , le meurtrier , débarque de Peiskretscham . Habillé comme un chef de cirque , le fouet toujours à la main , Lipman commande de pauvres hères qui se traînent péniblement sous ses coups . Mais dès qu' il franchit la porte du camp , Schrablewski lui arrache son fouet . Lipman proteste , alors Schrablewski lui dit : « Tu sais qui je suis ? Schrablewski , ce nom te dit sûrement quelque chose . Tu te rappelles que tu as tué mon frère ? »

Lipman est dégradé et placé avec ses hommes , dans la même baraque . Ceux -ci , comme des animaux déchaînés , se jettent sur lui et l' auraient pendu si Demerer , le chef du camp , n' avait pas été averti et n' était pas accouru pour le sortir de là . Demerer , qui sait que Lipman est connu chez les Allemands comme un bon Kapo , a peur des représailles si jamais on le tue .

Jusqu' en 1944 , les petits camps appartenaient au Sonderbeauftragte

La répartition du travail est faite au hasard . Le premier matin , quand nous sortons travailler , nous sommes placés en colonne et partagés en fonction des besoins de chaque firme . Je n' ai pas de chance . Nous sommes placés chez la firme Werk , Kommando 19 , avec Eisig comme Kapo . Nous sommes contents d' Eisig car il vient comme nous de Borsigwerk . Au début , le travail n' est pas dur : creuser dans de la bonne terre avec un patron qui est myope au point de ne pas nous voir . Quand il remarque un Allemand , il nous donne l' alerte en gueulant : « Sechs , sechs

Le chantier nommé OHW

Les jours de Pâque , nous échangeons le vêtement civil avec l' étoile contre le « pyjama » du bagnard . Entrés à la douche en civil , nous en sortons rayés de la tête aux pieds . Point habitués à ce changement , nous ne nous reconnaissons pas l' un l' autre . Ce qu' on a l' air drôle avec ça ! Mais le pire est qu' il fait froid . Sortant du bain , nous nous groupons et apprenons les nouveaux commandements du camp et l' exercice de « Mutzen ab » et « Mutzen auf »

Pendant que nous étions à la douche , toutes nos affaires ont été enlevées de la chambre . Désormais , je n' ai plus que ce que je porte sur moi . Une fois les baraques vides , nous devons commencer à nettoyer le lit , la table , tout doit être blanc d' aujourd'hui à jamais .

Les civils que nous croisons font une drôle de figure en nous voyant . Beaucoup d' entre eux ont pitié en voyant des enfants de neuf ans ou des femmes dans cette tenue .

La plupart des femmes restent à travailler au camp à la cuisine ou à la lessive . Leur nombre est de cent cinquante mais , à entendre les disputes , les injures , etc . , on a l' impression qu' elles sont plus nombreuses que les hommes , qui sont quatre mille cinq cents .

Le programme de la journée est le suivant : lever à quatre heures et demie ; un quart d' heure après , chacun doit avoir fait son lit d'après les prescriptions , pris son pain et être sorti de la chambre pour donner à ceux qui sont de corvée la possibilité de laver par terre . Ces derniers sont en général des volontaires qui acceptent d' accomplir ces corvées pour une assiette de soupe en plus . Chaque soir , chacun de la chambre donne trois cuillerées de soupe pour ceux qui sont de corvée . Après une demi-heure , à cinq heures et quart , le deuxième coup de sifflet annonce l' appel . Ce n' est qu' après six heures qu' on quitte le camp , bien heureux de pouvoir se réchauffer après tant d' attente . Le froid est notre grand ennemi le matin .

Au début du règne des SS dans notre camp , il nous arrivait de retrouver le soir , en rentrant , une chambre en désordre : lit , table , armoire , tout mélangé ; cette punition pouvait être à cause d' un lit mal fait . Ou on nous réveillait à deux heures du matin pour que nous mettions les chambres en ordre .

Le chantier est à trois kilomètres du camp ; nous faisons la route presque en courant . Arrivés au chantier , nous sommes presque plus fatigués qu' après une journée de travail . Les heures de travail sont de sept à neuf , une demi-heure pour déjeuner sans pain , de neuf heures et demie à midi , de midi et demi à dix-huit heures . Le soir , nous nous regroupons devant la sortie , attendant que tout le monde soit là . Parfois ça dure plus d' une heure mais quand il y a un évadé , ça dure encore plus .

Une semaine après notre passage au pyjama rayé , un soir , en attendant de rentrer au camp , on nous dit que quelqu'un s' est évadé d' un Kommando . Naturellement qu' on lui souhaitait le meilleur . Mais ce qu' on a souffert du froid ce jour-là , jusqu' à ce que nous soyons rentrés ! Les SS le recherchaient avec des chiens de police , tandis que nous , collés les uns contre les autres , nous claquions des dents de froid . Heureusement que leur règlement leur interdit de nous garder au chantier quand il fait noir . Cette précaution vise à nous empêcher de nous enfuir .

Quand nous arrivons au camp , la soupe est froide . Le Blockälteste ( chef de baraque ) distribue le manger comme s' il le donnait de sa poche . On ne reçoit pas toujours sa ration ; ça dépend s' il fait beaucoup de commerce ou non , et gare à toi si tu réclames , tu n' en récoltes que des coups , rien de plus .

Beaucoup d' entre nous , s' étant fait des amis parmi les ouvriers du chantier , obtiennent par eux des lettres , de l' argent , des colis de leur famille . Tout cela fait qu' il y a au camp un vrai marché , avec une bourse . Chaque matin , tu peux entendre le dernier prix du pain , du tabac , de la margarine , de la soupe , etc . Plus d' une fois , les SS ont raflé ce marché mais presque toujours sans résultat . Au chantier , tu as souvent l' impression d' être dans un film de cow-boys : tu travailles tranquillement avec les autres , et tout d' un coup un SS te sort de quelque part , t' ordonne de lever les mains , de te placer l' un contre l' autre , et commence la fouille . Souvent , il te fait déshabiller sans prendre en considération que des civils , femmes et hommes , passent dans la rue . Tomix est le surnom d' un de nos SS qui trouve le plus de plaisir à ça . Gare à celui qu' on trouve avec de l' argent ou une chose défendue .

Jacques , après avoir trouvé une connaissance de Leipzig qui a de l' influence dans le Kommando 21 , quitte le nôtre . Peu après , chaque Kommando doit habiter avec ses hommes dans une baraque . C' est ainsi que nous nous séparons pour la première fois depuis notre déportation de La Roche .

J' ai la chance que dans le bloc 6 , où je suis venu habiter , Egon Altman est Stellvertreter

L' hôpital a changé tout à fait d' aspect : propre , il offre un meilleur traitement et donne aux malades les mêmes rations qu' à nous . C' est le progrès depuis que les SS ont pris le camp . Le chef du camp des malades , le Dr Hirsch , est un homme de soixante ans qui a passé six ans dans les camps de concentration . Son aide , le Dr Ivanta ( dit « éléphant » ) , est tellement gros qu' il arrive à peine à ausculter les malades . Le reste du personnel est composé de chirurgiens qui , dans le civil , étaient cordonniers ou tailleurs et ont appris ce nouveau métier sur la peau des autres .

Peter travaille comme électricien et , au camp , comme coiffeur du bloc . Chaque bloc a des coiffeurs qui sont responsables de toujours raser la tête des détenus . Nisan travaille comme ingénieur de béton ; Kurt Feigenbaum et Rudi Simons sont Stubenälteste ; Victor , le frère de Rudi , est son adjoint ; Herbert Insler , Hans Kahn et Harry Tertas font le service de chambre . Seuls Hirschfeld , Snoek et Spielman n' ont pas su débrouiller .

Notre colonne change de Kommando et nous entrons au Kommando 34 , avec Hadda comme chef , mais dans la même firme . Hadda ne reste pas longtemps chez nous , il est remplacé par Rosenzweig , ancien policier de camp et connu pour les douches froides qu' il a infligées dans le camp , provoquant la mort de Juifs . Au travail , il n' est pas mieux : il nous fait travailler dur et nous bat beaucoup . La plupart du temps , notre travail consiste à monter et descendre les étages en portant un fardeau . Une fois , nous devions monter des planches à deux dans les derniers escaliers sans rampe ; tout d' un coup , nous entendons un cri . L' un de nous glisse par terre , tombe trois étages plus bas et meurt sur le coup en heurtant le béton . Le plus triste est que son frère travaillait avec lui .

J' ai de la chance qu' on nous ait changé de VA ( Vorarbeiter ) . Le précédent , Stachewski , un Juif polonais de Hollande , me faisait toujours des histoire s , jusqu' à ce qu' un jour je lui donne un coup de pelle sur la tête . Lui , en colère , s' est mis à me battre . J' aurais riposté si je n' avais pas eu peur qu' un SS arrive , car c' était en plein chantier . Meller , le deuxième VA , n' était pas mieux ; il m' en voulait parce que je l' avais connu en Belgique comme laitier , alors qu' il se fait passer pour commerçant . Cette connaissance m' a valu bien des coups . Celui qui remplace ces deux-là est jeune , un nommé Rinner . Plus d' une fois , il a pris notre parti contre ce Polonais qui ne sait que se quereller ou frapper sans comprendre que ce n' est pas du travail .

Le jour de la Pentecôte , nous restons au camp . Rester au camp ne signifie pas se reposer . Ceux qui n' aident pas à nettoyer la chambre , qui ce jour-là doit briller , se promènent dehors dans une persécution éternelle des Kapos , qui sifflent les gens pour différents travaux .

Pour cette fête -ci , une autre surprise nous est réservée . Des internés polonais spécialisés dans le tatouage voyagent de camp en camp . Maintenant ils sont chez nous et commencent à nous marquer comme des animaux . C' est d'après l' alphabet que ça marche . Quel mauvais sentiment ai -je en regardant mon bras gauche marqué par un numéro ! Heureusement que ça va vite : on n' a pas le temps de penser à la douleur .

Mon numéro matricule est le 178764 , tatoué sur mon bras .

Depuis qu' il a commencé à faire plus chaud , le travail devient plus dur . Craignant un bombardement éventuel , les Allemands font mettre les machines à l' abri pour les préserver des éclats de bombe . Des essais d' alerte ont été faits plusieurs fois , ce qui nous donne un peu de repos . Mais ce repos ne dure pas longtemps .

C' est en juin 1944 que les premiers bombardements de la RAF

Je me souviens du premier grand bombardement , où nous avons eu beaucoup de pertes . Je travaillais avec Hans Jaffè , Silberstein et quelques autres à réparer les toits ( Dachdecker

Bientôt , nous trouvons un abri dans la terre , une sorte de tranchée en forme de U. Entrant d' un côté , nous nous retrouvons de l' autre côté du U , moins bon à cause de l' eau qui s' y trouve . Il n' est plus question de retourner en arrière tant il s' est vite rempli . Les bombes tombent de tous côtés , nous projetant par terre et de côté par la pression de l' air . Nous nous terrons dans la boue quand , tout à coup , une bombe explose à côté de nous , ar rêtant notre cœur et remplissant de sable la partie de l' abri dans laquelle nous nous trouvons . Les gens ne peuvent pas respirer à cause du sable qui leur entre partout et se mettent à crier : « Des gaz ! des gaz ! » , créant une vraie panique .

Enfin , tout redevient calme et nous commençons à sortir . Quel affreux spectacle ! Différentes places brûlent , les fils électriques , les câbles , les bâtiments , tout est cassé . Ce ne serait encore pas si terrible si , de l' autre côté de notre abri , il n' y avait pas des morts et des blessés . C' est affreux de voir les camarades de travail avec leurs intestins dehors , la tête coupée , etc . Nous transportons les blessés chez le Werkschutz

Depuis ce jour , les avions viennent nous visiter jour après jour et parfois même la nuit . Je me suis trouvé un autre refuge au-dessous d' un pont . Seulement , il faut entrer dans l' eau . Parfois je n' arrive pas à quitter mes chaussures et j' entre dans l' eau avec .

Après deux bombardements , nous avons eu cent vingt morts et autant de blessés . Parmi les morts , il y a Laufer et Wahl ; ces deux , que je connaissais de Kochanowitz , le méritaient depuis longtemps . Mais malheureusement , des innocents comme Süss , âgé de dix-neuf ans , ont aussi trouvé la mort dans la double lutte que nous menons : en bas , les Allemands avec leurs fours et leurs chambres à gaz ; en haut , les Alliés avec des bombes fabriquées par des amis . Les camps de prisonniers anglais ont aussi souffert des bombardements . « Ce sont nos frères qui nous tuent » , disent -ils .

Le travail principal au chantier consiste à combler les trous faits par les obus , à nettoyer l' usine des débris , etc . Un autre groupe , entre autres Egon , doit déterrer les bombes non explosées , puis en enlever la poudre . Ce travail est très dangereux ; j' ai peur qu' il lui arrive quelque chose . Comme il se débrouille bien là où il travaille ( à Heydebreck

Peter est devenu Blockälteste de la baraque 17 . Notre chef de bloc , Okshorn , est remplacé par Lamm , un Juif d' Anvers , qui est un grand salaud . Chaque chef de bloc fait repeindre son bloc sur notre compte ( en soupe ) . La peinture , comme toute autre chose , a été prise au chantier ( Organisiert

Chacun au chantier se débrouille , les uns en faisant du commerce , les autres en mendiant , les troisièmes chez les prisonniers anglais . J' étais très naïf et ne comprenais pas pourquoi quelques-uns d' entre nous recevaient du pain et des cigarettes chez les Anglais , jusqu' à ce qu' un jour l' un d' entre les nôtres , Bohorodcaner , a été découvert par le Kapo Sanders au moment où il sortait de chez eux . Le Kapo l' a appelé , mais lui a foutu le camp ; une fois attrapé , il a encaissé pas mal de coups . L' affaire est simple : par manque de pain ou de tabac , certains se laissent abuser par les Anglais qui , paraît -il , sont forts dans l' homosexualité . Il m' est quelquefois arrivé qu' un Anglais me dise en allemand : « Komm , tut nicht weh

Afin d' augmenter le rendement du travail , les firmes distribuent des primes ( Wertmarke ) avec lesquelles on peut acheter du tabac , de la soupe , de la limonade , etc . Au début , je n' en recevais pas . Jacques , qui en recevait , m' en donnait parfois . Notre amitié s' est refroidie parce que nous n' habitons plus ensemble .

Au chantier , on a construit des bunkers de béton armé , des soubassements de six mètres avec une épaisseur de mur de deux mètres cinquante . Les bombes qui les touchent ne peuvent pas entrer à plus de quarante-cinq centimètres . Le seul inconvénient est que les Juifs n' ont pas le droit d' y entrer .

Les cheminées du chantier ont une hauteur de cent vingt mètres et comme la brume artificielle n' atteint que quatre-vingts mètres , elles sont un point de repère pour les avions . Pour cette raison , la Bauleitung

Descendre la nuit pour aller uriner pose problème . Une ou deux fois la nuit , c' est normal , mais il y en a qui vont jusqu' à six fois et même plus . Quand j' avais la garde de nuit , je m' amusais à compter combien de fois tel ou tel type sortait pendant mes deux heures de garde . Je m' amusais bien , regardant ceux qui couraient à demi ensommeillés , tenant leur truc bien fort pour ne pas faire dans la chambre ; eux , de leur part , s' amusaient quand c' était mon tour de courir .

M' intéressant aux usines allemandes bombardées , j' apprends que la quasi-totalité des cheminées n' ont pas été touchées à cause de leur forme ronde . Depuis ce jour , je me cache chaque fois dans la cheminée pendant une alerte .

De nouveau il y a des changements au bloc : Egon est envoyé au bloc 15 , Lamm est remplacé par Schwarzbart , qui vend et donne à ses amis tant de soupe que ça devient affreux

On a des distractions aussi au camp : un théâtre avec les artistes du camp joue des pièces . C' est plutôt pour les SS , qui n' ont pas de distractions , que pour nous . Les artistes sont groupés dans une chambre du bloc de Peter , qui lui-même est le chef . Comme je chôme depuis le départ d' Egon , vais -je demander à Peter de m' introduire dans cette chambre comme Stubendienst ? Avec Peter , une affaire est vite réglée . Depuis lors , je travaille avec Insler dans la chambre . Ce travail n' est point facile : levé le premier pour aller chercher du café , tu te couches le dernier après avoir balayé la chambre . Les dimanches et fêtes sont employés à bien frotter la chambre tandis que les autres vont parfois se promener .

Les dimanches , de petits groupes sortent pour nettoyer les wagons . Ça tombe que chaque deuxième ou troisième semaine , je sors . Des fois seulement , les Kapos sortent . Ce système a sa raison : les Kapos et les VA , maltraités ces jours-là , nous le font payer les semaines suivantes . Schrablewski , qui choisit les hommes , aime prendre ceux qui ne font rien toute la semaine , et aussi les jeunes .

Un dimanche , on nous met six cents hommes à défricher un terrain ; ce travail n' est pas difficile , mais comme la plupart sont des électriciens qui , toute la semaine , ne foutent rien , ils ne veulent pas défricher le terrain . Les gueulades des Kapos et des VA n' aident à rien , jusqu' à ce que le contremaître commence à frapper . Ces idiots se croient dans un pays démocratique et se mettent à crier : « Hou ! hou ! hou ! » Ça suffit pour que le contremaître fasse un rapport le soir aux SS qu' on a fait du sabotage et de la révolte .

Ce rapport suffit pour nous faire punir . Arrivés au camp , nous sommes partagés par groupe de cinquante avec deux SS pour chaque groupe . Et puis ça commence . Jamais je n' ai entendu donner des commandements avec une telle vitesse . Tandis que nous faisons le premier exercice , on commande déjà le cinquième . Les fouets sifflent autour de nous , provoquant la panique . Nous ne sommes plus des hommes , mais une horde d' animaux sauvages dans un cirque . Tout d' un coup , on nous dit de nous mettre à plat ventre . Mon voisin , qui ne veut pas salir son costume , a reçu un tel coup de matraque que je pensais qu' il ne se relèverait plus . Couché ainsi par terre , nous voyons le Lagerführer qui est devant nous .

Professeur de métier , il nous parle sur un tel ton : « Savez -vous ce que vous avez fait ? » « Oui , du sabotage » , répond -on . « Savez -vous ce que vous méritez ? » « Oui , la mort » « Bon , dit -il au SS . Continuez les exercices jusqu' à nouvel ordre . » Ce nouvel ordre vient après une heure d' exercices .

Les crânes ouverts , crevés ; nos numéros ont été relevés pour que nous fassions un travail disciplinaire les jours suivants . Beaucoup sont morts d' épuisement une ou deux semaines après cette gymnastique . Moi-même , je pouvais à peine me lever le lendemain .

Une deuxième fois que j' ai dû faire les exercices , c' était à cause de deux idiots qui se sont disputés à la douche . Comme nous sommes des gens honnêtes , chacun emporte son pain avec lui partout où il va . C' était le cas ce soir-là : profitant de ce que l' électricité s' était éteinte à cause d' une alerte , quelqu'un a pris le pain d' un autre . S' est ensuivi une engueulade avec des mots distingués comme : « Lèche mon derrière . »

Nous n' y aurions plus pensé si le lendemain , en rentrant du travail , nous n' avions dû attendre dehors le SS , qui arrive toujours trop vite . Il demande quelle chambre s' est douchée entre neuf heures et demie et dix heures . Comme c' est la nôtre , les au tres peuvent rentrer . Il demande alors : « Qui de vous a crié “ Lèche mon derrière ” au garde , tandis qu' il disait d' éteindre la bougie ? Qui ? Personne ? Si d' ici deux minutes le coupable n' est pas trouvé , nous ferons un peu d' exercice . » Comme personne ne sort , nous commençons : lever , courir , tomber , marcher , chanter , tout cela dans un souffle . Au bout d' un quart d' heure , il nous donne de nouveau deux minutes de répit pour livrer le coupable . Notre chance est que , pendant ces deux minutes , quelqu'un lui raconte la dispute pour le pain ; le SS le croit . Ce jour-là , nous ne recevons pas notre ration de soupe .

Le samedi , en rentrant du chantier à midi , c' est la scène . Placés en rond , nous devons assister à la distribution des coups de matraque pour ceux qui se sont laissé prendre à faire du commerce , à écrire une lettre ou à ne pas travailler . La ration va de cinq à vingt-cinq coups . Recevoir des coups n' est pas agréable , surtout que tu ne peux plus t' asseoir les jours suivants . La plupart de ceux qui sont attrapés auraient déjà été contents de ne recevoir que les coups officiels , mais les non officiels sont toujours plus nombreux que les autres : des gifles par-ci et par-là qu' on reçoit même si on ne fait pas de commerce .

C' est surtout le boxeur ( surnom d' un SS qui frappe avec une bague de boxe

Le pire de tout est d' aller au bureau politique

Arrivé là-bas , je ne suis pas le seul à attendre . Nous sommes six et on nous dit de tourner le visage contre le mur et de lever les bras en l' air . Il ne fait déjà pas chaud . Mais cette mesure m' a glacé . J' attends . Trois d' entre nous sont déjà passés , enfin c' est mon tour . J' entre . Wolfsohn ( le Juif qui tra vaille au bureau politique ) me demande mon nom . Je le lui dis . « C' est une erreur , me dit -il , tu peux t' en aller . » Je crois que je me suis envolé tellement je me suis vite retrouvé dans ma chambre . J' avais une drôle de faim ( comme toujours ) , mais la soupe était déjà froide et sans goût .

Nous passons Yom Kippour 1944 ( jour de Justice

Depuis lors , la pendaison devient fréquente . On en pend deux ou trois d' un coup . Le motif est souvent stupide , comme vendre sa chemise contre du pain . Les morts sont brûlés à Blechhammer , où il y a un four crématoire . C' est seulement quand il y a prospérité ( trop de morts ) , on les envoie à Auschwitz .

À Blechhammer , on ne se connaît pas tous . On n' a pas le temps pour faire connaissance et surtout , personne n' est intéressé . C' est par pur hasard que je rencontre des amis d' école comme Eckstein , Rosengarten , Borkowski et Gitler Robek . Au sujet de son frère , Berek , qui était mon chef de groupe au Bnei Akiva

Les nouvelles du débarquement des troupes alliées en Normandie nous ont rendu beaucoup d' espoir

Te faire condamner pour le camp disciplinaire n' est pas difficile : il suffit de te faire attraper avec un journal , de fumer au chantier ou même de donner du feu à un autre . Ce que ça peut être , personne n' a de difficulté à se l' imaginer , surtout que ça se passe à Auschwitz . Auschwitz , qui restera dans notre histoire , possède tout : des chambres à gaz , douze fours qui travaillent jour et nuit , et un camp disciplinaire .

Nous ne sommes pas les seuls à posséder un tel camp . Les civils qui se font punir ont eux aussi leurs camps : Arbeiter Isolierlager

Les évadés repris sont condamnés à mort . Comme l' exécution ne se fait pas tout de suite , ils restent au camp comme otages marqués sur le dos avec un cercle rouge et les lettres IL ( Isolierlager ) . C' est un sentiment désagréable d' attendre l' instant où on viendra te prendre . Mais pire encore est l' instant où on t' attrape : battu , il te faut marcher à travers le camp en criant : « Je suis de nouveau là ! » et , à la fin , rester debout sur un tabouret pendant vingt-quatre heures avec une affiche sur le cou : « Je suis l' évadé . »

Mes relations avec les prisonniers belges et français sont bonnes . Chaque jour , un sergent belge me donne sa soupe de Mahorka ( betterave ) . L' hiver est de nouveau devant nous sans que la guerre soit terminée . Heureusement , j' ai un bon travail dans l' usine , où je peux me réchauffer de temps en temps . Comme notre travail dépend de l' électricité , nous avons eu beaucoup de jours de repos à cause des bombardements . Ces jours libres sont mieux que les dimanches , surtout que les Kapos sont en bonnes relations avec cette firme . La cabane de cette firme sert de restaurant aux SS . Les Kapos préparent de bons repas pour ces cochons , de peur de perdre leur amitié . Même quand il y a de l' électricité , le travail est facile : percer avec un marteau électrique des trous pour vérifier les vis qui ont été mal placées ( sabotage ) et changer leur position .

Un jour , en rentrant du travail , je remarque de petits boutons sur mon corps . Pour la première fois que je suis à Blechhammer , je vais voir le docteur . Je n' ai pas besoin d' attendre à la file , Bochman qui distribue les cartes m' en passe une et bientôt l' « éléphant » me consulte . Il me donne une huile pour me frotter le corps et je rentre dans la baraque . Quelques jours plus tard , voyant que ça ne passe pas mais qu' au contraire ça augmente et me démange , je retourne au Revier et , cette fois , on m' accepte à l' hôpital .

Le règlement avant d' être admis à l' hôpital est : douche et désinfection . Après quoi , on te place dans une chambre . Comme j' ai la gale , maladie contagieuse , j' entre dans la chambre des contagieux . Là , on y trouve la dysenterie , les phlegmons , la gale . Par pure chance , Skotski , qui était aussi infirmier à Borsigwerk , travaille dans cette chambre . Par manque de place , je dois coucher avec un autre dans le même lit . Heureusement qu' il a la même maladie , autrement j' aurais encore attrapé autre chose .

Mon compagnon de lit est un jeune Français de dix-sept ans , Demongeot . Il a été envoyé avec tous les hommes âgés de plus de seize ans des Vosges alors que les troupes américaines n' étaient qu' à dix kilomètres de là . Il n' est pas juif . Depuis deux mois qu' ils ont été envoyés en Allemagne , le groupe , qui compte quatre-vingts hommes , a déjà eu le temps de passer par Dachau et Auschwitz avant d' arriver chez nous .

Rester à ne rien faire devient embêtant , surtout qu' on commence alors à penser à son estomac . Bien que Egon ou Bachman m' apportent du pain ou de la soupe , je pourrais en avaler plus . C' est pour cette raison que je commence à faire le service de chambre . C' est très dur : laver par terre chaque jour et apporter de l' eau pour les malades ; il faut parfois les laver . En plus de ça , apporter et vider le seau hygiénique . Même la nuit , je n' ai pas de repos , car on me réveille pour vider le seau . Distribuer les portions de pain n' est rien , mais comme chaque malade n' a pas mon appétit , je dois mettre leur morceau de pain dans l' armoire et j' en suis responsable . Pour tout ce travail , je ne reçois pas toujours le demi-litre de soupe en plus , mais au moins je reçois le pain qui reste de ceux qui meurent .

Les docteurs et le personnel sanitaire ne vivent pas mal . Ils ont suffisamment à manger ; ils fêtent chaque fête , Noël et Nouvel An 1945 ; tandis que dans notre chambre , des détenus crèvent , ces messieurs chantent et dansent dehors comme si c' était déjà la libération . Beaucoup d' entre eux ne danseront plus d' ici un mois .

Après trois semaines d' hôpital , j' entre dans le même Kommando que Jacques .

Notre théâtre a fait des progrès depuis que je suis tombé malade . Il ne joue plus de petites pièces mais de vraies pièces , comme Un détenu fait le tour du monde , qui dure deux heures . On y voit un petit homme s' endormir au chantier et rêver qu' il fait le tour du monde . Chaque pays est représenté par son folklore , mais la fin est triste ; il est réveillé par un Kapo qui note son numéro pour qu' il fasse du Strafarbeit

Un dimanche soir , après le théâtre , des bruits courent au camp à propos d' une grande offensive russe qui se déroulerait sur le front de Cracovie . Nous n' en croyons pas un mot car on en a entendu parler plus d' une fois . Le lendemain , au chantier , nous apprenons que cette fois -ci , c' est bien vrai . On parle déjà de la prise de Cracovie ; Auschwitz vient d' évacuer les détenus

Au chantier , tout est calme , chacun cherche à entendre les canons , mais tout reste tranquille . Au camp , le Lagerführer appelle les chefs du camp en leur disant que Blechhammer ne sera pas évacué . « Je ne peux pas me mettre en route avec tant d' hommes , de femmes et d' enfants . Je rendrai le camp tel qu' il est . » À ces paroles , nous devenons plus joyeux : le chef du camp en parle déjà , dit -on , et nous serons rendus aux Russes . Comme c' est magnifique !

Nous ignorons que ce samedi est notre dernier jour au chantier . Beaucoup de civils se sont déjà enfuis et , avec eux , un de nos détenus . Comme si le monde était comme avant , les SS cherchent ce détenu en nous laissant attendre dans un froid de janvier . Quand nous arrivons au camp , notre courage tombe en entendant le Lagerführer dire aux chefs que nous attendons le camp de Gleiwitz jusqu' au lendemain , et que s' ils ne viennent pas , nous nous mettrons en route . Le soir , ceux de Gleiwitz arrivent et nous devons vider quelques blocs pour leur faire de la place . Ces groupes d' évacués arrivent en pagaille : un grand groupe avec deux gardes ou un tas de gardes avec quelques détenus . C' est vrai ce qu' on dit , c' est le chaos sur la route . Les chambres sont remplies à craquer , tellement il en arrive . Cette nuit-là , on ne parvient pas à s' endormir .

Dimanche 21 janvier restera pour toujours le début d' une période tragique . Le matin , nous recevons l' ordre d' être prêts pour l' évacuation . Mille deux cents grammes de pain , une boîte de huit cents grammes de viande et cinq cents grammes de margarine forment notre ration pour les jours sui vants . Chaque chef de bloc en a reçu plus qu' il n' y a de personnes ; pour cette raison , Peter m' en a donné double ration . Il sait bien que nous resterons ensemble et que la nourriture sera partagée entre tous . Jacques ne sait pas quoi faire , rester avec nous ou aller avec ses connaissances . Je lui dis que , d'après moi , il vaut mieux qu' il reste avec nous ; depuis le début nous sommes ensemble , pourquoi ne pas rester jusqu' au bout puisqu'on a tout de même toujours eu de la chance

Les magasins ont été vidés pour ne rien laisser aux Russes . Peter m' a aidé à changer les sabots en bois contre des chaussures en cuir . En plus de ça , j' ai coupé une couverture que j' ai mise entre la chemise et une couverture qui me pend le long du corps . Avant de partir , notre groupe a décidé de s' enfuir à la première occasion . Très tôt , les SS passent de chambre en chambre , tirant en l' air et produisant une telle panique que même ceux qui ont décidé de rester à tout prix prennent peur . À grand-peine , les SS chassent les détenus dehors . Comme des bêtes qui savent qu' elles vont à l' abattoir , nous faisons notre possible pour prolonger la durée de l' évacuation dans l' espoir que les Russes arrivent . Rien ne vient , et bientôt nous nous trouvons dehors , attendant la marche vers l' inconnu .

Notre groupe est au complet . Uli Bernhard , qui nous avait quittés à Kochanowitz pour aller à Blechhammer , se trouve avec nous . Même Genia , habillée en garçon , marche entre nous . Les trois mille hommes , les cent cinquante femmes et une vingtaine d' enfants de neuf à quinze ans forment une colonne de quatre kilomètres .

Au début , nous n' avançons pas trop vite , mais au fur et à mesure que nous rencontrons des prisonniers de guerre qui viennent en sens contraire , ils nous crient en passant : « N' ayez pas peur , nous sommes encerclés , impossible de retourner . » À ces nouvelles , l' espoir renaît en nous . Arrivés devant la route principale , nous nous arrêtons et chacun en profite pour attaquer sa nourriture . Beaucoup finissent toutes leurs provisions d' un coup , ce qui n' est pas du tout un coup de héros

Brusquement , nous voyons que la marche reprend et le SS crie : « Marchez plus vite ! » Une fois passé l' Oder , nous serons sauvés , disent -ils . Pas nous : nous savons qu' une fois passé l' Oder , la liberté s' éloignera pour nous de quelques mois encore ; il faut s' évader avant .

L' autostrade sur laquelle nous continuons la route nous est bien connue . Beaucoup de détenus qui ont aidé à la construire gisent dessous : du sang juif y est mélangé avec le béton armé . Je pense à tout cela , surtout que cette route mène à Cosel . Cosel , la première ville allemande où j' ai mis le pied et d' où , depuis 1942 , je suis parti pour un long chemin de misère .

Fuir n' est pas chose facile . Tous les alentours blancs de neige nous refusent leur aide . Au moins , si ça avait été en avril ou en mai , nous aurions pu rester cachés plusieurs jours . Mais maintenant , rester caché des heures dans la neige avec nos pyjamas signifie la mort .

Nous avons déjà parcouru vingt kilomètres ; il fait froid et nous frissonnons de froid . Les soldats SS qui nous gardent en ont marre , ils auraient mieux aimé rester au camp . Mais qu' est -ce qu' ils ont à dire ? Ils sont déjà âgés et viennent de l' ancienne Wehrmacht ; habillés de l' uniforme SS , ils sont haïs par les vrais SS , pour qui rester signifierait la mort . Les quelques détenus allemands ( aryens ) et les Polonais ( anciens officiers ) font le service des boches . Habillés en uniforme , munis d' un fusil et de Panzerfaust

Enfin , nous sommes emmenés dans les baraques bombardées de Heydebreck

Profitant de la pagaille , des voleurs nous ont dérobé quatre pains , soit trois kilos deux cents , et un kilo de margarine . Que faire ? Ce ne sont pas les plaintes qui feront revenir le pain . Nous recommençons à chercher un hébergement pour profiter de ces quelques heures qui nous restent à dormir . Avec beaucoup de peine , nous trouvons une baraque , sans toit , sans porte ni fenêtre , avec un sol gelé ! Couchés l' un contre l' autre pour nous tenir chaud , nous n' arrivons pas à nous endormir ni à nous réchauffer . Mes pieds sont tellement froids que je ne les sens plus , et mes mains sont trop engourdies pour que je puisse boutonner mon pantalon .

Kurt Bachman , qui est allé s' informer du but de notre voyage , revient avec du café chaud , que Genia lui a donné pour nous . Il paraît qu' on retourne au camp . Personne ne croit qu' une telle chose puisse être possible . « Pour le moment , venez avec moi , dit -il . J' ai trouvé une place bien plus commode . » Il nous emmène dans un lavabo rempli de nos détenus . Nous nous installons . Peter a rencontré un Italien ( un ouvrier libre ) qui lui a raconté les dernières nouvelles : Opeln

Moorsoldaten

Dès la fin de la chanson , le sifflement du rassemblement nous oblige à quitter l' endroit d' oubli . Une fois en rang , nous voulons déjà être sur l ' autostrade pour voir de quel côté nous irons , Blechhammer ou Cosel . Quelle joie de voir que nous nous dirigeons vers Blechhammer ! Jamais nous n' avons marché aussi vite qu' à présent . Le grondement des canons s' approche à chaque pas de nous ainsi que la liberté . Sur la route , des civils à bicyclette nous indiquent que les Russes sont tout près .

Jacques , Egon et moi , attelés à une charrette de provisions pour les SS , marchons à la tête de la colonne , bien joyeux de rentrer les premiers au camp . Soudain , un officier arrive en gueulant sur notre chef de camp : « Où allez -vous ? Les Russes y sont déjà . Retournez ! »

Retourner à cinq kilomètres du camp nous coupe les jambes , surtout que nous sommes maintenant les derniers , liés à une charrette et coupés de nos camarades . À grand-peine , nous obtenons qu' on nous échange et , une fois cela fait , nous courons en avant pour chercher les autres . Nous rencontrons Herschfeld , Insler , Snoek , Spielman , Kahn et Heinz , mais nous n' arrivons pas à trouver Kurt , Peter , Levin et Feigenbaum . Nous décidons de ne plus chercher à les rattraper ; sûrement qu' ils se sont évadés puisque le gros de notre ravitaillement était avec eux .

Ça ne ressemble plus à une colonne ; la plupart des gardiens sont en avant , tandis que quelques SS à bicyclette roulent derrière nous . Ils ne sont pas du tout à leur aise ; chaque fois ils regardent en arrière comme des voleurs qui ont la frousse . Même le SS qui est resté pour anéantir le HKB ( Häftlings Kranke Bau

Il fait déjà nuit quand nous passons le pont miné . Sous la direction de deux SS et de quelques sentinelles qui ne sont pas les plus mauvais , un groupe dont nous faisons partie est amené à Cosel . En entrant dans la ville , nous entendons l' explosion du pont , qui vient de sauter . Dans la ville , le SS demande aux passants s' ils n' ont pas vu passer d' autres détenus . Comme personne n' a rien vu , le SS cherche une grange pour la nuit .

Pour nous , dans la paille , la nuit a passé trop vite , sachant que nous devons nous remettre en marche . La journée recommence sans que nous recevions quoi que ce soit à manger ; les chefs de blocs et autres privilégiés se débrouillent toujours , mais nous autres , nous pouvons crever . Heureusement que nous avons encore deux pains , mais qu' est -ce que deux pains pour huit hommes ? Et comme ça en a tout l' air , nous ne recevrons rien avant d' arriver au lieu qui sera , paraît -il , Gross-Rosen

Notre projet d' aujourd'hui est d' arriver à Oberglogau

La première halte pour nous reposer et pour ceux qui ont à manger nous montre combien notre situation est triste . Ces hommes qui n' ont rien mangé depuis deux jours attendent comme des chiens affamés de recevoir une miette de pain et regardent manger les autres . Egon a partagé avec Jacques , et moi avec Uli , mais que faire avec les autres camarades ? Impossible de partager avec tous .

Après deux jours , nous sommes déjà des brutes égoïstes qui ne pensent qu' à eux . En voyant la bagarre entre quelques femmes pour des miettes de pain , nous savons que demain l' un tuera l' autre pour manger . La lutte pour vivre ou mourir met tout raisonnement de côté . Le repos dure trop longtemps ( dix minutes ) , je commence déjà à geler . L' eau qu' Uli a prise pour boire est gelée : impossible de la sortir ; il faut manger de la neige pour remplacer l' eau .

En passant par les villages , les hommes qui ne sont plus qu' une horde sauvage sautent dans les maisons pour en sortir toute chose mangeable . Ni le fouet ni le fusil ne les retient de recommencer dans les autres villages . La population est assez sympathique ; peut-être ne sait -elle pas que nous sommes des Juifs . Le triangle rouge qu' on a sur nos pyjamas indique qu' on est prisonniers politiques

Souvent , quand nous traversons un village , les civils nous apportent du pain ou du café . La plupart du temps , c' est pour les femmes et les enfants , mais parfois tout le monde se jette dessus et le beau café coule sur la neige , où les détenus le lèchent .

Nous parcourons en vitesse les derniers kilomètres avant Oberglogau , peut-être recevrons -nous quelque chose à manger . Les pieds me font drôlement mal , à tel point que j' ai peur de m' évanouir . Ça me gêne de le dire . Je sais qu' Egon souffre davantage encore de son accident à Kochanowitz .

Il fait très noir dans la ville et le bruit des canons n' est plus qu' un bourdonnement . Avant d' entrer dans l' usine où nous passerons la nuit , Jacques et Egon sont obligés de me soutenir pour que je ne tombe pas . Qu' il fait merveilleusement chaud dans cette usine de sucre Hotzenplotzen Zuckerfabrik ! Nous nous installons entre les machines , qui sont encore chaudes . Les SS nous gardent d' en haut et nous défendent de toucher aux machines ou de sortir de l' usine . Le meilleur de tout est le demi-litre de soupe qu' on nous donne . Personne ne regarde au goût . Le principal est que c' est chaud . Je prépare ma couchette en pensant aux poux qui montent et descendent sur moi comme dans un ascenseur . J' ai failli tomber en arrière en voyant mes pieds après avoir enlevé mes chaussures . Bleus de froid , ils me font mal au contact de la chaleur . C ' est à grand-peine que je m' endors .

Quelle bonne nouvelle ! Nous resterons un jour ici à nous reposer pendant que le SS cherchera la masse ( tête )

Tant que je reste couché sur ma couchette , tout va bien , mais quand je me lève pour aller aux WC , je ne peux pas entrer dans mes chaussures tellement mes pieds ont enflé . Qu' adviendra -t-il de moi sans chaussures ? C' est une mort certaine de sortir sans chaussures . Où rester ici ? Je vais demander au chef du bloc qui possède deux paires de chaussures d' en échanger une contre les miennes . Penses -tu ! Il ne veut rien entendre . Heureusement qu' Egon peut me les échanger auprès d' un ami contre des bottes en caoutchouc ( n° 46 ) beaucoup trop grandes . Je peux dire que j' ai pleuré de joie en essayant les bottes .

Les gardiens , qui veulent ronfler toute la journée , nous ont ordonné de ne pas parler . Comme c' est chose impossible , ils nous chassent dehors dans le froid , tels que nous sommes , habillés ou non , ça leur est bien égal . Comme les privilégiés ne sont pas chassés , je me faufile parmi eux , mais hélas toutes nos affaires ont été chipées ; je ne possède plus que ce que j' ai sur moi .

Après une heure , on laisse les gens rentrer et le bruit recommence . Quelqu'un ayant trouvé un dépôt de betteraves sèches , chacun se remplit toutes les poches et les musettes . Tandis que nous nous réjouissons de notre trouvaille , les chefs dorment avec les femmes dans le bâtiment en mangeant du miel fait dans cette usine .

Nous sommes réveillés par l' explosion d' un obus tout près de nous . Le bâtiment chancelle sous la pression de l' air . Habillés , débarbouillés , nous recevons cent grammes de pain , et en route !

Nos chefs ont tellement volé qu' ils sont obligés de se faire des traîneaux pour tout charrier . Ils se conduisent très mal : la margarine que les SS leur ont procurée pour nous la redistribuer ne nous est jamais parvenue .

Un jeune qui a le même problème que moi avec ses chaussures est allé demander à Schwarzbaum , un ancien chef de bloc , de lui prêter sa deuxième paire de chaussures . « Est -ce que je te dois quelque chose ? » , lui répond l' autre . Le pauvre ne peut rien faire de plus que découper sa couverture et s' en entourer les pieds . Il ne peut pas aller bien loin ainsi ; bientôt , il reste en arrière , et un SS se charge de l' achever .

C' est seulement aujourd'hui que nous commençons à ressentir la fatigue , ce qui ne nous empêche pas de nous arrêter dans les maisons en traversant les villages . Des jours sont passés depuis que nous avons vu notre dernier morceau de pain ! Chaque jour , nos forces diminuent tandis que nos mains et nos pieds gèlent . Les nuits , nous les passons le plus souvent dans les granges , où nous recevons quelques pommes de terre .

J' espère toujours rattraper la tête pour voir si Peter et les autres se sont vraiment évadés . « Aujourd'hui , nous rattraperons les autres » , nous dit le SS . Il n' a pas besoin de nous le dire ; depuis que nous sommes à leurs trousses , les morts portant le numéro matricule de notre camp nous indiquent la route

Au loin , nous apercevons la colonne et bientôt nous faisons la jonction . Quelle horrible vision ! Ce ne sont plus des êtres humains mais une colonne de squelettes qui se traînent . Ils nous racontent que , depuis qu' ils ont quitté le camp , ils n' ont mangé que de la neige , ce qui est pire que de ne rien manger puisqu'elle donne la dysenterie . « On nous a dit que vous vous étiez évadés » , nous disent -ils ; malheureusement , ce n' est pas le cas . Voulant retrouver nos camarades , nous avançons plus vite que les autres ; mais voyant que la nuit est trop proche , nous décidons d' attendre le lendemain .

De temps en temps , des coups de fusil retentissent derrière nous , mais personne ne se retourne plus . C' est déjà devenu chose habituelle : chaque coup signifie un de nous en moins . Le peu de betteraves qui nous reste , nous le distribuons à nos connaissances .

Quelle affaire avant de se trouver dans une grange ! À coups de fouet on nous pousse dedans par centaines . Dedans , il fait noir à ne pas pouvoir voir son voisin . Nous trouvons à grand-peine une place , mais impossible de s' endormir : des cris , des pleurs , des injures remplissent la grange . Ce ne sont plus des cris d' hommes ; même au cirque , c' est mieux . Dès que quelqu'un marche sur mes pieds gelés , je crois devenir fou de douleur . En plus de mes pieds , j' ai pris froid au dos la première nuit à Heydebreck . La sortie est comme l' entrée , c'est-à-dire le fouet sur le dos . Ça doit être l' enfer , me dis -je . Est -ce qu' il existe quelque chose de pire ?

Nous nous dépêchons pour être les premiers dehors et essayer d' attraper nos amis s' ils sont là . Une heure plus tard , nous nous réjouissons en nous retrouvant . Peter nous raconte que Genia est restée chez un Allemand comme sténotypiste et il espère qu' elle s' en est mieux tirée que nous . C' est grâce à une initiative de Bachman avec le SS de l' IKB

Nous leur racontons que Herbert et Insler se sont évadés , que Spielman et Snoek ont essayé d' en faire autant , mais comme d' habitude la malchance est toujours du côté de Spielman ; c' est pour cela qu' il se trouve maintenant avec nous dans la colonne .

Nous marchons à leurs côtés en les aidant à tirer la charrette des SS . Le problème de ravitaillement commence pour eux . Jusqu' à présent , ils étaient quatre à manger chaque jour un bout de pain , mais maintenant qu' il faut partager avec tous , il y en aura juste pour une journée . Après avoir tenu conseil , les quatre décident de prendre seulement les anciens dans le partage , c'est-à-dire Jacques , Egon et moi . C' est quand même malheureux pour les autres , mais nous ne pouvons rien faire puisque la ration est une tranche fine .

Nous passons par Neustadt .

Devant la ville de Neisse , notre ami Heinz reste sur la route . Depuis quelques kilomètres , nous l' avons charrié jusqu' à ce que la sentinelle l' ait fait descendre pour l' achever .

Il y a déjà une semaine que nous sommes en route . Que représentent pour un homme en marche les morceaux de pain mangés au début de la journée ? Nos rangs sont déjà beaucoup moins denses . Du sang coule sur toutes les routes de l' Allemagne .

Passé Neisse , il fait nuit et une tempête de neige qui empêche de voir la route nous oblige à changer de direction . Après que nous avons marché quelques kilomètres en luttant pour notre vie , le SS s' aperçoit que nous nous sommes trompés de direction et qu' il faut revenir en arrière . J' entends encore les cris de ceux qui tombent dans la neige , suppliant qu' on les aide à se relever . Comme le diable règne sur nous , personne ne se retourne en entendant les cris , emportés par le vent . Je me souviens d' en avoir soulevé un en l' encourageant à tenir , mais dès que je le lâchais , le vent le rejetait dans la neige , d' où il ne sortirait jamais .

Nous arrivons vers deux heures du matin , épuisés . Non seulement nous avons eu à lutter contre la tempête , mais il nous a aussi fallu tirer la charrette dans cette neige molle . Nous voulions l' abandonner , mais Bachman , le plus faible d' entre nous , nous encourageait en nous disant que nous en tirerions parti . Heureusement , cette nuit je suis mieux logé : deux cents hommes dans une grange .

Le lendemain est jour de repos . La population allemande nous apporte des pommes de terre ou de la soupe . C ' est à grand-peine que je peux avaler mes pommes de terre , tellement mon estomac est rétréci .

Ce jour de repos m' a fait beaucoup de bien . Je me demande combien de temps je pourrai encore tenir : un quart de notre camp gît sur la route depuis que nous sommes sortis de Blechhammer . En tout , nous n' en sommes qu' à la moitié du chemin . La « route de la mort » , comme nous l' appelons , avalera encore beaucoup d' entre nous . Les femmes se tiennent le mieux de tous ; elles ne sont que cent cinquante

De nouveau , nous sommes en route . Ce n' est plus une colonne de quelques kilomètres : on distingue déjà les derniers . La charrette est toujours derrière nous et nous aide à nous tenir droit

La nuit , c' est de nouveau l' enfer . Entassés par centaines , nous tuons nous-mêmes beaucoup de nos camarades sans le vouloir . De peur de recevoir les coups qui tombent sur nous , nous rentrons en vitesse , et malheur à celui qui tombe ! Comme une avalanche , les autres l' écrasent en marchant sur lui . Même avec la meilleure volonté , il est impossible de retenir le courant d' hommes qui rentrent . Chaque matin , nous y trouvons vingt à trente hommes écrasés ou gelés dans la grange . C ' est affreux de voir le sang autour de ceux qui ont été écrasés .

Peter ramasse les chaussures en bon état de ceux qui sont morts . « Celui qui est mort n' en a plus besoin » , dit -il . Parmi nous , beaucoup tomberont à cause de leurs chaussures déchirées ou trop petites . Ça a vraiment été le cas jusqu' à présent . Des chaussures , placées sur la charrette , sont distribuées à tous ceux qui en ont besoin .

Les derniers jours , nous recevons notre récompense pour avoir tiré la charrette tout le temps : nous sommes logés dans des granges avec peu d' autres personnes et ne prenons pas de coups . Mais le principal est qu' on nous sert de la soupe ou des pommes de terre tandis que les autres n' ont rien .

Skotski et quelques sanitaires qui marchent derrière la charrette en se faisant tirer s' ajoutent à notre fardeau .

Deux jours avant notre arrivée , le SS annonce que , le lendemain , des charrettes arriveront et que tous ceux qui se sentent faibles ou qui ne peuvent pas marcher seront transportés jusqu' à Gross-Rosen . Tout le monde veut rouler et non plus marcher .

Les charrettes sont bondées d' hommes-squelettes . Ceux que le SS ne veut pas faire monter viennent demander à Peter d' intervenir pour eux . Peter , qui porte toujours l' insigne de chef de bloc , arrive à les placer . Les voitures passent avec des gens contents de n' avoir plus à marcher . Le soir , un de ceux qui se sont fait transporter dans la charrette revient vers nous ; il n' était pas malade mais trop paresseux pour marcher . Il nous raconte l ' histoire suivante : « On nous a emmenés dans un champ . Le SS nous a dit de descendre , de nous asseoir et d' attendre la nourriture qu' on allait nous apporter . Moi , en voyant ça , je me suis enfui et caché derrière des arbres . J' ai vu le SS lancer des grenades à main pour liquider les faibles . À ceux qui n' étaient pas encore morts , il a donné le coup de grâce avec son revolver . »

Nous avons encore cinquante kilomètres devant nous . Une des femmes qui ne peut plus marcher nous propose un pain par jour si on accepte de la charrier . Nous la tirons toute une journée pour une tranche de pain : ce qui , partagé entre nous , fait une tranche d' un huitième de pain

Les cinquante kilomètres ont été parcourus en une étape . Le matin , nous arrivons devant la porte du camp . Laissant la charrette dehors , nous sommes obligés de nous tenir en rang pour qu' ils puissent nous compter avant de nous laisser entrer au camp

C' est le 5 février .

Le premier accueil est très chaleureux : des coups nous sont distribués par-ci , par-là . Marchant dans le noir en se tenant courbé

Enfin , je me retrouve après deux semaines

Vers six heures du matin , nous sommes frappés et chassés dehors par les droits communs . La sortie est tellement étroite que ça prend trop de temps . Tandis que les coups pleuvent , les gens effrayés , en voulant sortir l' un avant l' autre , se ferment le chemin .

Vers midi , nous sommes chassés de nouveau vers la baraque pour en ressortir après avoir à peine avalé un peu de soupe . Il fait déjà noir quand nous rentrons dans l' étable . Le pain que j' ai avalé disparaît au bout d' un instant dans mon estomac . La nuit , c' est terrible , assis comme la veille : il faut marcher l' un sur l' autre pour arriver à aller aux WC .

Le lendemain , c' est pareil . À six heures , je me trouve déjà dehors dans le froid , et la boue jusqu' aux genoux . Le pire , c' est pour ceux qui ont perdu leurs chaussures dans la boue , comme Hans Kahn . Ses pieds sont déjà tout noirs de froid et il lui est impossible de se procurer d' autres chaussures . Toute la journée nous sommes dehors , debout , attendant le moment de pouvoir nous asseoir .

Un fil électrique sépare notre camp , qui est exclusivement un camp d' évacués , du vrai camp de Gross-Rosen . Les hommes de l' autre côté commencent à faire des affaires : du pain contre de l' argent , etc . Le courant électrique n' étant pas encore introduit , ils peuvent passer les mains de l' autre côté . Tout d' un coup , les Allemands font passer le courant électrique au moment où quelqu'un de notre côté y touche . Il reste collé comme une mouche sur du papier collant . Quelqu'un arrive à l' arracher de là parce que le courant est très faible . Depuis ce moment , le pain et l' argent sont jetés à travers les fils .

Bolle , un ancien dirigeant des sionistes en Hollande devenu Kapo en Allemagne , s' arrange très bien avec les Kapos de Gross-Rosen . La distribution de pain et de soupe se fait dans un tel désordre que beaucoup ne reçoivent rien .

Le troisième matin ( 8 février 1945 ) , nous nous levons plus tôt que d' habitude pour constater que nos Kapos sont partis et qu' à leur place , ce sont ceux de Gross-Rosen qui font l' ordre dans nos rangs de dix . Un petit salaud de Gross-Rosen à qui la tête de Bachman déplaît lui donne un coup sur la tête , lui ouvrant le crâne . Du sang lui coule de partout , et si Feigenbaum et Nissan Levin ne l' avaient pas rattrapé , il serait tombé . Je lui prends sa musette .

Je n' arrive pas à voir ce qui se passe à la porte ; les Kapos courent dans les deux sens et chaque fois quelqu'un reçoit un coup sur la tête . Bientôt , j' ai compris : nos Kapos se sont enfuis avec notre pain , sachant que c' est le tour de Gross-Rosen d' être évacué . Et les coups que chacun reçoit sur la tête , c' est leur système pour compter combien il en sort de la baraque .

Nous devons repasser par le même chemin boueux que la première nuit . Beaucoup comme Kahn qui ont leurs pieds pourris ont dû rester au camp , attendant leur sort ( la mort ) .

Sur la place d' appel , nous recevons de la soupe , du pain et du saucisson pour trois jours . J' espère seulement que ça ne sera pas comme les trois jours de Blechhammer .

Heureux d' avoir quitté ce camp qui aurait été notre cimetière si nous avions dû y rester quelques jours de plus , nous n' arrivons même plus à nous réjouir du grondement des canons .

De nouveau , nous devons quitter la liberté qui court derrière nous . Dans l' esprit des Allemands – qui se chargeront d' accomplir leur tâche jusqu' au bout – nous sommes encore trop d' êtres vivants .

Introduits à cent ou cent vingt détenus dans des wagons ouverts , nous avons plus de place qu' au camp . « Un camp pire que Gross-Rosen , me dis -je , ne peut pas exister . » Les Kapos de ce camp , la plupart des droits communs , se sont incorporés dans l' armée allemande pour combattre les Russes . Je leur souhaite le premier obus russe .

C' est un long convoi qui quitte la gare . Dans les wagons de queue se trouvent Bolle et les voleurs de pain . On les ignore . À quoi bon nous énerver tandis qu' ils mangent ?

Dans chaque wagon , deux sentinelles nous gardent . Nous leur demandons le but de notre voyage et ils nous répondent : « Buchenwald » qui , paraît -il , n' est pas si mal .

Le voyage est mieux que la marche ; même si c' est l' hiver , nous n' avons pas froid . Seulement , quand il commence à pleuvoir , c' est moche . Comme toujours , le fort règne . Ici , dans les wagons , c' est la même chose : le fort est assis commodément tandis que le faible reste debout jusqu' à l' évanouissement . En route , nous passons par Dresde et Leipzig , qui n' ont pas été aussi endommagés que nous espérions les voir .

Le 12 février 1945 , nous arrivons dans la gare de Weimar , où nous remarquons des camps de détenus . Une autre locomotive , qui vient de derrière , s' est accrochée au convoi et part avec la moitié du train en direction du camp .

À peine sommes -nous sortis de la gare que l' aviation alliée vient nous accueil lir . Des centaines d' avions volent dans le ciel comme chez eux . Pas un seul DCA ne tire sur eux et eux font leur travail en toute tranquillité . Je n' ai jamais vu un tel bombardement . Par centaines , les bombes nous tombent dessus . La panique fait fuir les sentinelles , suivies par les détenus . Notre groupe reste dans le wagon , calculant qu' en plein champ on n' est pas mieux qu' ici .

Le bombardement dure une heure sans arrêt , faisant voler en l' air des éclats de fer et de pierres . Dans la gare même , c' est beaucoup plus grave . Une bombe tombe près de nous , tordant les rails comme du fil .

Ceux qui se sont enfuis dans les champs ont oublié le bombardement sitôt qu' ils ont aperçu des betteraves . Le propriétaire du champ , qui était très gentil , leur a encore donné des carottes . Il comprenait qu' ils avaient faim . Beaucoup avaient mangé tout leur pain dès qu' ils l' avaient reçu .

Après le bombardement , notre train recommence à rouler . En passant , des détenus qui travaillent au chemin de fer nous encouragent : « Ce n' est pas si mal ici , on entend des nouvelles du monde et on est bien traités . »

Arrivés sur place , les Lagerschutz ( la police du camp ) , tous avec des triangles rouges ( politiques ) , nous mettent en groupes de cent , et en avant dans mon huitième camp , qui sera mon dernier .

( Ici est collée une photographie découpée dans un journal montrant des quantités d' alliances en or avec les quelques mots suivants :

« Chaque alliance représente un foyer détruit et un être assassiné par les Allemands . Ceci n' est qu' une petite partie des milliers d' alliances que les Allemands arrachaient à leurs prisonniers pour récupérer l' or , au camp tristement célèbre de Buchenwald . Lorsqu' elles libérèrent le camp en avril 1945 , les troupes américaines découvrirent ces anneaux , ainsi que des montres , des pièces précieuses , des lunettes et même des dents en or » ) .

Grandes ouvertes , les portes nous laissent voir un camp sans fin .

J' attends dans une tente mon tour d' aller à la désinfection , qui arrive vers minuit . Ici au moins , tout marche sans coups . Dans la première chambre , on se déshabille . J' ai failli tomber en arrière en voyant mon squelette . Mais en regardant les autres , qui ont l' air encore plus misérables que moi , je devrais être content de moi-même . Mes pieds sont tout bleus et tout enflés .

Dans la deuxième chambre , c' est la fouille : dans la bouche , entre les doigts , dans le derrière , etc . Tous ceux qui ont des blessures comme moi sont inscrits pour aller au Revier . Après , c' est le salon de coiffure où on te coupe tous les poils , de la tête aux pieds , pour entrer dans un bain de lysol

Le lendemain , on nous compte dix fois , mais pas une fois nous ne recevons quelque chose à manger . Quelques-uns de notre transport sont morts de faim . Le chef du bloc et son aide , tous les deux hollandais , ne comprennent pas comment c' est possible . Naturellement , eux qui ont jusqu' à dernièrement reçu des colis ne peuvent pas supporter cette situation . Nous recevons à manger l' après-midi .

Le lendemain , je passe la visite médicale : je pèse quarante-neuf kilos , pour un mètre soixante-dix . Je n' ai pas de maladie , sauf les pieds gelés . Je suis emmené à l' infirmerie avec Feigenbaum et Bachman . Je reçois une chemise propre avec un lit pour moi , tandis qu' au bloc , c' est un lit pour cinq . Ce n' est pas très propre au Revier ; par manque d' eau , on ne se lave pas tous les jours .

Après trois jours , on me relâche avec mes deux pieds bandés dans des pansements en papier . Bachman a fait connaissance avec Henk , chef de l' hygiène de notre bloc , qu' il aide matériellement . J' ai reçu de lui une ceinture pour libérer mes mains . Peter , qui est arrivé au camp quelques jours après nous ( il était avec ceux qui sont restés dans la gare ) , est tout drôle , à cause du bombardement et des coups que lui a donnés un Kapo de Gross-Rosen . Il nous raconte que Schwarzbaum a été tué d' un éclat , qu' il a retrouvé des amis qui étaient avec lui au camp en 1938 et qu' il vient dans ce bloc comme coiffeur .

Dans le bloc où nous sommes , c' est bien et mal . Le bien consiste en ce qu' il ne faut pas aller à l' appel . Mais le mal est que , chaque jour , tu risques d' être appelé dans un Kommando où ce n' est pas fameux . Peter nous promet de tâcher de nous faire mettre dans un bloc stable , c'est-à-dire de travailler à Buchenwald même .

Buchenwald est un camp bien dirigé . Des hommes de toutes nationalités en fonction desquelles ils sont groupés . La Croix-Rouge envoie des colis pour tous , sauf pour les Russes et les Juifs .

Il y a soixante-sept blocs outre les magasins , les cuisines , etc . Cinquante blocs sont dans le grand camp et les autres dans le petit , où il n' y a que des malades ou des évacués . Le camp contient soixante mille à quatre-vingt mille internés , trois fours crématoires , une chambre de torture ainsi qu' un bloc où des expériences médicales sont conduites .

La cuisine , qui est immense , travaille pour les deux camps jour et nuit . La soupe est bonne mais insuffisante : trois quarts de litre par jour et non salée . Deux fois par semaine , les travailleurs reçoivent un supplément de pain et des cigarettes .

L' hôpital est bien équipé , avec tout le nécessaire et des médecins de toutes les nationalités . Pour entrer à l' hôpital , il faut être très malade , sinon tu reçois Schonung

Des convois d' évacués vont et viennent chaque jour . Jacques , Bachman et moi venons au bloc 28B , qui est un bloc stable . Kurt Feigenbaum a trouvé un homme de sa ville ( Stuttgart ) qui est chef du bloc 22 , et c' est là qu' il va . Le bloc 23 et la moitié du 28 sont des blocs avec des Juifs ; l' autre moitié du 28 sont des Belges .

Les détenus sont de toutes nationalités mais aussi de toutes sortes , qu' on reconnaît par les différents triangles : rouge ( politique ) , vert ( droit commun ) , noir ( asocial ) , rose ( homosexuel ) , violet ( biblique , Bibelforscher

Il y a des internés allemands depuis 1933

Notre chef de bloc est un Allemand de Leipzig qui a été relâché et repris après l' attentat contre Hitler en juillet 1944

Le plus affreux de tout ce sont les appels , matin et soir . Buchenwald étant situé très haut , le froid y est plus vif . Nous restons dehors des heures suivant la fantaisie du SS de service . Au commencement , je n' avais pas de caleçon ni de manteau . J' ai dû me débrouiller pour m' en procurer . Seul celui qui travaille en reçoit . Un jour , j' ai travaillé et ça m' a suffi pour en obtenir . Comme ma Schonung n' était pas en ordre , on m' a envoyé à la carrière .

Attachés comme des chevaux , quelques hommes traînent une voiture pleine de pierres . Le Kapo , un vert

Heureusement , le lendemain , ma convalescence est en ordre

Levin , qui travaille dans le Kino , la salle de distribution du petit camp , se débrouille pas mal . Il nous donne du miel , du pain , etc . Même au bloc , j' avais déjà mieux

Les vols sont fréquents dans le bloc et les punitions les plus graves sont promises à celui que l' on attrapera . Pendant une alerte , une assiette de sirop , qui aurait dû être distribuée pour vingt-quatre hommes , disparaît ( pendant les alertes , la lumière s' éteint ) . Aussitôt la lumière revenue , nous voyons que le sirop a fait un trait jusqu' au lit du voleur . Sorti du lit , battu , puis mis nu dans les WC , il est mort deux jours plus tard

Un jour , Jacques propose à Herman ( l' aide du bloc ) de nous confier les jeunes pour que nous nous occupions d' eux . Cette idée lui plaît bien , et depuis il nous enseigne beaucoup de théorie marxiste . Par les postes qui se trouvent dans chaque chambre , nous apprenons les nouvelles du monde . Toute chose y est transmise , de même que les or dres de l' OKW ( Oberkommando der Wehrmacht ) : aller chercher le manger , aller à l' appel , etc .

Des journaux allemands viennent au camp officiellement , nous donnant une petite idée de la situation actuelle . Après avoir passé le Rhin , les Alliés ont fait un débarquement parachuté à Fulda , ville située à cent cinquante kilomètres de Buchenwald , et nous attendons impatiemment notre libération . Le Lagerführer de Buchenwald fait la même promesse que celui de Blechhammer ; nous ne serons pas évacués . La cantine et les magasins d' habillement ont été vidés . Jacques et moi avons reçu des chaussures et du tabac .

Mercredi 4 avril 1945 , les canons se font entendre de loin . Les colonnes de travail rentrent plus tôt que d' habitude . Nous sentons que le jour de la liberté est proche .

Étant dans le groupe des communistes , j' ai reçu quelques informations sur la Résistance qui existe au camp . Des armes introduites en pièces détachées par les hommes travaillant dans les usines sont cachées quelque part dans le camp . Pour faciliter leur tâche , ils ont introduit des combattants dans la police , chez les pompiers et dans toutes les places stratégiques en cas de révolte

Depuis quelques jours , les nouvelles de l' OKW ne se font plus entendre . À la place des nouvelles , les bobards circulent . Le chef de camp , qui est aussi le chef de la Résistance , a appelé tous les chefs de bloc et leur a dit de tenir tous les gens dans les blocs pour ne pas inciter les SS à tirer sur nous . « Il se peut , continue -t-il , que nous prenions bientôt les armes contre nos oppresseurs . Il n' y a pas de différences entre nationalités ou races dans ce moment critique . Il est possible que les SS voudront sortir les Juifs ou d' autres . Nous nous y opposerons . »

Nous sommes en train de manger la soupe quand la radio commande : « Tous les Juifs sur la place d' appel ! » Cet appel arrive comme une bombe après la déclaration du chef de camp . Que faire ? Qu' arrivera -t-il ? Hermann a disparu ainsi que Jacques . Je reste seul avec Levin , qui me dit qu' il faut se cacher . Je le sais bien . Mais où ? Très décidé à ne pas quitter Buchenwald vivant , après avoir compris ce que c' est que l' évacuation , j' entre dans un bloc des Français ( bloc 14 ) . Là , je retrouve Jacques , qui à ce moment du danger vient me dire : « Maurice , chacun pour soi . J' ai ici un copain qui me cachera , mais nous deux , c' est impossible . » « Très gentil de ta part , lui dis -je . Je me débrouillerai tout seul . »

J' ai vu sur la route beaucoup de pères laisser leur fils , les fils leur père , les frères leur frère . Pourquoi un ami s' en ferait -il pour un autre ? Tout de même , je trouve que cette explication n' est pas valable . J' étais juste bien entré , quelques instants plus tard , le couvre-feu était déclaré , empêchant les Juifs de se cacher

« Ouf ! Je me suis bien sorti d' affaire » , me dis -je , surtout que , d'après les derniers bobards , il n' y aura plus d' appels . Mon triangle avec le « F » ne peut pas me trahir après que j' ai enlevé le numéro 1 de mon matricule . À partir de maintenant , j' ai le numéro 25 103 , ce qui est la série des Français

On entend que cette fois -ci , le bloc doit sortir à l' appel . Attendant que les derniers sortent , je me cache au troisième étage du lit , sous le matelas , pour ne pas être remarqué en cas de recherches . J' aimerais être n' importe où sauf à ma place quand j' entends la radio annoncer : « Chefs de blocs , allez chercher s' il n' y a pas de Juifs cachés chez vous . » J' entends les chefs du bloc qui , heureusement , ne cherchent pas , sachant qu' ils en trouveront . Mais j' entends les chiens aboyer dehors , les cris des Juifs mordus , des coups de feu .

Au bout de trois heures que je suis ainsi caché , j' entends des bombardiers russes qui bombardent tout près du camp . Dans la panique , l' appel s' est tu , mettant ainsi fin à ma situation . Jacques , qui me demande de l' excuser , redevient mon meilleur ami .

Le calme revenu au camp , Jacques et moi sortons voir les autres . Le premier rencontré est Nissan Le vin , qui nous dit de venir au petit camp , où le refuge des Juifs est quasi officiel .

Au petit camp , la vie de chien traqué recommence . Jacques ayant trouvé refuge chez ses concitoyens , je reste avec des Juifs communistes polonais . Chaque fois que je suis pris dans les rafles au camp , ils m' aident à m' en tirer .

Voyant que l' évacuation prend du temps , les SS entrent au camp pour accélérer le mouvement . Maintenant , tout le monde doit être évacué . Pendant que les SS organisent l' évacuation , la police du camp la désorganise . Se sentant impuissants , les SS arrêtent les distributions de nourriture , disant que seuls ceux qui sortent en recevront . Beaucoup sortent pour la nourriture mais surtout à cause du silence qui règne autour du camp . Pour moi , la nourriture n' est pas une raison suffisante ; je sais que je peux résister sans manger , même plusieurs jours d' affilée .

Le bloc 66 où nous sommes cachés est un bloc de jeunes , d' enfants de l' âge de trois à quinze ans , tous juifs . Le chef du bloc , un aryen , avec son aide Gustaf , qui est juif , gardent ces deux cents enfants comme les leurs , avec l' aide de la Résistance du camp . Quelques personnes , profitant de leur protection , peuvent entrer et rester avec eux . Comme le nombre de personnes est trop élevé , ce bloc est très sale , surtout pour moi , qui dors avec beaucoup d' autres par terre .

Le sixième jour de l' évacuation , des SS entrent brusquement dans notre bloc . Tirant avec leurs revolvers , ils nous sortent comme des bêtes effrayées . C' est drôle de voir ces jeunes , qui ne savent même pas ce que c' est que vivre et qui cherchent à se cacher . Comme ils montent sur le toit dans l' espoir de ne pas être vus , celui -ci s' écroule sous leur poids .

Chassé sur la place d' appel , je vois les jeunes se ranger à côté d' une baraque . Vite , comme un éclair , j' entre parmi eux sans savoir de quoi il s' agit . Assis , j' attends le SS qui vient vers nous pour nous trier ; la sueur me coule le long du corps . Le SS marche droit vers un homme couché qui fait semblant de mourir . « Qui es -tu ? » , demande le SS . « Polonais » , répondit -il . « Juif ? » , demande le SS . « Non » , lui dit -il . « Enlève ton pantalon . » L' homme obéit . Des coups de pied et de cravache pleuvent sur ce pauvre homme , qui est juif .

Le SS sort les plus âgés d' entre nous en les battant , et laisse les autres retourner au bloc . Me trouvant parmi ces derniers , je retourne en vitesse au bloc , attendant qu' on vienne nous chercher le lendemain , qui sera la dernière journée d' évacuation .

Levés tôt , nous attendons qu' on vienne nous sortir . C' est une journée magnifique . Sauf les canons qui tonnent , tout est tranquille . Cette tranquillité nous énerve , surtout après l' annonce du radio que tout SS qui se trouve au camp ( au bordel constitué par des femmes politiques

Les chefs de la Résistance , qui peuvent se promener pendant le couvre-feu étant donné qu' ils sont policiers , pompiers , etc . , transmettent l' ordre de se tenir prêts . L' heure H a sonné . De deux choses l' une : soit les Allemands nous laisseront comme nous sommes , soit ils essaieront de détruire le camp .

Une deuxième alerte se fait entendre durant cinq minutes . Cela signifie que l' ennemi est proche . Quelle joie entre nous ! En même temps , nous craignons que le camp soit détruit . Des coups de mitraillette retentissent , suivis par la fuite des soldats allemands , qu' on voit à travers la fenêtre . Nos yeux restent avant tout fixés sur le gardien placé en haut de la tour : c' est lui qui nous donnera le signal .

Nous n' avons pas besoin d' attendre longtemps : les sentinelles en fuite , Buchenwald est libéré , les portes sont ouvertes , les fils électriques coupés à différentes places , nous nous embrassons les uns les autres . Enfin , nous sommes LIBRES , libérés par les forces du camp avant l' arrivée des Américains .

Il est difficile de croire une telle chose , après trente-deux mois de souffrance . Je me suis toujours imaginé que cette joie s' exprimerait tout à fait différemment de la manière dont cela s' est fait en réalité . Tranquille , comme si cette merveille était toute naturelle , je regarde passer les premiers tanks américains à la poursuite des Allemands . Vingt et un mille ont résisté comme moi . De tous les autres milliers qui , il y a une semaine encore , étaient vivants , quelques-uns seulement ont pu résister à la longue marche .

Le 11 avril 1945 , vers quatre heures , les premiers soldats américains entrent dans le camp .

En cherchant de la nourriture , des détenus affamés ont déniché une baraque dans laquelle il y avait des biscuits faits avec des ossements humains . Ceux qui en ont mangé sont tombés malades et beaucoup qui se sont jetés sur la bouffe sont restés à Buchenwald après la libération .

Le lendemain , c' est tout drôle de se lever quand on veut et de ne pas avoir peur d' être évacué . Je vais trouver Peter Dischel . Nous nous embrassons . Pour moi , c' est lui mon sauveur ! « À partir d' aujourd'hui , je suis Peter Sturm , me dit -il . C' est pour les Allemands que je devais être un autre

Des comités de toutes les nationalités se constituent pour faciliter le rapatriement . Je me suis inscrit chez les Français ; je veux retourner chercher mes parents , que je ne croyais même pas retrouver .

Les soldats de la III e Armée qui viennent visiter le camp nous montrent que , pour eux , la guerre , c' est du sport et du tourisme . Nous leur montrons toutes les horreurs du camp : les fours crématoires par où des milliers sont passés , la chambre de torture où , avant d' être pendus , les condamnés inscrivaient leur désespoir sur les murs , le trou dans le mur marqué par la balle tirée dans la nuque des prisonniers russes pendant que tout le camp rassemblé pour l' appel devait chanter pour que les autres prisonniers n' entendent pas tirer . Puis les tas de morts restés par manque de combustibles et les tas d' ossements avec les cendres formant les restes des hommes passés au feu . Puis vient le tour de la cour où les coups étaient distribués pendant que les SS buvaient et chantaient . Ensuite vient le bloc des expériences et les objets d' Ilse Koch

« Nous n' avons jamais entendu parler de toutes ces horreurs » , nous disent -ils , après avoir pris des photos de toutes ces choses .

( Ici , se place une coupure de journal représentant la photographie d' un tas d' ossements , avec l' inscription suivante : )

« N' oublions jamais cette photographie . Elle représente un amas d' ossements carbonisés d' hommes , de femmes et d' enfants , le “ rendement ” quotidien du four crématoire de Buchenwald . Chaque jour apportait ainsi son lot d' horreur . La III e Armée américaine délivra vingt et un mille prisonniers , mais Buchenwald avait servi de nécropole à plus de soixante-quinze mille déportés . »

( Ici se place une photo avec l' inscription de la main du témoin : )

« Le four crématoire , par où des milliers sont entrés morts ou vivants , pour en sortir en tas de cendres . »

( Ici la photo manque mais voici l' inscription : )

« Les nécessaires d' Ilse Koch

Les Américains se conduisent très mal avec nous ; ils nous défendent de quitter le camp , de peur qu' on se venge sur la population , qui le mérite bien . En plus de cela , ils ne nous laissent rien prendre de la caserne des SS tandis qu' ils aident les civils à remplir des charrettes . Les Allemands ont volé toute l' Europe et même ici , les Américains les aident encore ( puisqu'ils

Les Allemands ayant saboté l' eau , nous ne pouvons pas nous laver ; les WC sont pleins par manque d' eau . Pourquoi n' ont -ils pas ordonné à chaque habitant de Weimar d' apporter un seau d' eau ? Non , ce serait contre la démocratie américaine .

Les habitants de Weimar ont été emmenés au camp pour voir le travail de leurs patrons . Quelle ironie ! Comme s' ils ne l' avaient pas su ! Quelques-uns ont rigolé en voyant tout ça , nous les aurions abattus , mais le MP

Le 19 avril est le jour de deuil de commémoration de ceux qui sont morts en combattant le fascisme . Vingt et un mille hommes assistent à cet appel où quelques personnalités politiques et journalistes de différents pays sont présents . Des drapeaux de tous les Alliés , avec les photos de Staline et de Roosevelt , décorent la baraque . Roosevelt , mort un jour après notre libération

Tapé à la machine et collé sur une des pages du cahier .

Kameraden ! Wir Buchenwalder Antifaschisten sind heute angetreten zu Ehren der in Buchenwald und seinen Aussenkommandos von der Nazibestie und ihrem Helfershelfern ermordeten 51 000 erschossen , gehenkt , zertrampelt , erschlagen , erstickt , ersäuft , vergiftet , abgespritzt – 51 000 Väter , Brüder , Söhne , starben einen qualvollen Tod , weil die Kämpfer gegen das faschistische Mordregime waren . 51 000 Mütter und Frauen und hunderttausende Kinder klagen an ! Wir , Lebendgebliebenen , wir zeugen des nazistischen Bestialitäten sahen in ohnmächtiger Wut unsere Kameraden fallen . Wenn uns eins am Leben hielt , dann war es der Gedanke : Es kommt der Tag der Rache !

Heute sind wir frei ! Wir danken der verbündeten Armeen der Amerikaner , Engländer , Sowjets und allen Freiheitsarmeen an dieser Stelle des grossen Freundes der ANTIFASCHISTEN aller Länder , eines Organisatoren und Initiatoren des Kampfes um eine neue demokratische , friedliche Welt , F. D. Roosevelt . Ehre seinem Andenken .

Wir Buchenwalder , Sowietbürger , Franzose , Polen , Tschechen , Slovaken und Deutsche , Spanier , Italiener und Österreicher , Belgier , Holländer , Engländer , Luxemburger , Rumänien , Jugoslaven und Ungarn , kämpften gemeinsam gegen die SS , gegen die nazistische Verbrecher , für unsere eigene Befreiung .

Uns beseelt eine Idee : Unsere Sache ist gerecht – Der Sieg muss unser sein ! In vielen Sprachen führten wir den gleichen harten und mitleidslosen Kampf , reich an Opfern und dieser Kampf ist noch nicht vorbei . Noch wähen Nazi fahnen , noch leben die Mörder unserer Kameraden . Unsere sadistischen Peiniger sind noch frei . Deshalb schwören wir hier vor der ganzen Welt an dieser Stelle faschistischer Greuel : « Wir werden den Kampf erst aufgeben , wenn der letzte Schuldige vom Gericht aller Nationen verurteilt ist .

Die endgültige Zerschmetterung des Nazismus ist unsere Lösung . Der Aufbau einer neuen Welt des Friedens und der Freiheit ist unser Ideal .

Dies schulden wir unsern ermordeten Kameraden und ihren Familien . Als Zeichen eurer Bereitschaft für diesen Kampf erhebt eure Hand und leistet den Schwur : « Wir schwören ! »

« Nous , les détenus de Buchenwald , nous sommes venus aujourd'hui pour honorer les cinquante et un mille prisonniers assassinés à Buchenwald et dans les Kommandos extérieurs par les brutes nazies et leurs complices .

« Cinquante et un mille des nôtres ont été fusillés , pendus , écrasés , frappés à mort , étouffés , noyés et tués par piqûres .

« Cinquante et un mille pères , frères , fils sont morts d' une mort pleine de souffrance , parce qu' ils ont lutté contre le régime des assassins fascistes .

« Cinquante et un mille mères , épouses et des centaines de milliers d' enfants accusent .

« Nous , qui sommes restés en vie et qui sommes des témoins de la brutalité nazie , avons regardé avec une rage impuissante la mort de nos camarades . Si quelque chose nous a aidé à survivre , c' est l' idée que le jour de la justice arriverait .

« Aujourd'hui , nous sommes libres ! Nous remercions les armées alliées , les Américains , les Anglais , les Soviétiques et toutes les armées de Libération qui luttent pour la paix et la vie du monde entier .

« Nous rendons hommage au grand ami des antifascistes de tous les pays , à l' organisateur et initiateur de la lutte pour un monde nouveau , que fut F. D. Roosevelt . Honneur à son souvenir .

« Nous , ceux de Buchenwald , Russes , Français , Polonais , Slovaques et Allemands , Espagnols , Italiens et Autrichiens , Belges et Hollandais , Luxembourgeois , Roumains , Yougoslaves et Hongrois , nous avons lutté ensemble contre les SS , contre les criminels nazis , pour notre libération .

« Une pensée nous anime : notre cause est juste , la victoire sera nôtre

« Nous avons mené , en beaucoup de langues , la même lutte dure et impitoyable . Cette lutte a exigé beaucoup de victimes et elle n' est pas encore terminée .

« Les drapeaux flottent encore et les assassins de nos camarades sont encore en vie . Nos tortionnaires sadiques sont encore en liberté . C' est pour ça que nous jurons , sur ces lieux de crimes fascistes , devant le monde entier , que nous n' abandonnerons la lutte que lorsque le dernier des responsables sera condamné devant le tribunal de toutes les Nations .

« L' écrasement définitif du nazisme est notre devoir . Notre idéal est la construction d' un monde nouveau dans la paix et la liberté pour la lutte . »

Der Kommandant des Lagers , der amerikanische Major Shmuhl trat dann ans Mikrophon und würdigte die Opfer der verruchten Hitlerterrors , ehrte sie als Kämpfer gegen den Faschismus und sprach seine Bewunderung darüber aus , dass die Insassen des Lagers Buchenwald in geschlossener internationaler Solidarität im Lager den Kampf gegen ihre Peiniger und Unterdrücker gefuhrt haben . Er dankte für die Sympathie der Buchenwalder Antifaschisten für den grossen verstorbenen amerikanischen Präsidenten F. D. Roosevelt .

Er verprach im Namen der amerikanischen Militärbehörden den Tag der endgültigen Freiheit für alle Insassen des Lagers möglichst zum beschleunigen .

Alliierte Feldgeistliche , Bildberichterstatter der alliierten Armeen , Pressevertreter und viele Offiziere und Soldaten der alliierten Armeen wohnten der Totenfeier bei .

« Le commandant du camp , le commandant américain Schmuhl , vient alors au micro et rend hommage aux victimes de la terreur hitlérienne ; il les honore en tant que combattants contre le fascisme et exprime son admiration à l' égard du combat mené par les internés du camp de Buchenwald contre leurs bourreaux et oppresseurs , combat mené en faisant preuve d' une solidarité internationale étroite . Il remercie les antifascistes de Buchenwald pour leur message de sympathie à l' égard du feu grand président américain F. D. Roosevelt .

« Il promet , au nom des autorités militaires américaines , d' accélérer le plus possible l' avènement du jour qui signifiera la liberté définitive pour tous les internés du camp .

« Les aumôniers alliés , les reporters des armées alliées , les correspondants de presse et beaucoup d' officiers et de soldats des armées alliées ont participé à cette commémoration des morts . »

Le 23 avril 1945 , je reprends le chemin du retour . Un convoi de camions nous ramène en France . Ce sont des hommes libres et joyeux qui composent cette fois -ci les convois traversant les villes allemandes détruites – pas assez détruites d'après nous , car il reste encore des maisons debout .

Nous passons par Fulda , Eisenach , Mayence , Francfort-sur-le-Rhin , Longuillon , où nous restons un jour entier . Puis c' est le voyage en terre française où un merveilleux accueil nous attend à chaque arrêt . Nous sommes le premier convoi de rapatriés qui rentre à Paris , le 30 avril

Dès le jour suivant , j' entreprends des recherches pour retrouver ma famille . J' envoie des messages dans tous les lieux où elle pourrait se trouver . À part Lyon , je reçois des réponses négatives de partout . Mes chances ne sont pas très grandes mais qui ne risque rien ne gagne rien .

Le 1 er Mai , fête du Travail , tous les détenus sont invités au Parti communiste . C' est très bien . En plus des Buchenwaldiens , il y a ceux de Ravensbrück .

Ce même jour est pour moi plus que la fête des ouvriers . L' après-midi , en allant demander des nouvelles de Lyon , je reçois la réponse : « Cousin bonne santé , famille Szmidt bonne santé . » Je suis dur comme de la pierre ; les gars autour de moi pleurent de joie tandis que sur moi , ça n' a pas l' air de faire la moindre impression . La même nuit , je suis déjà dans le train pour Lyon . Partout on nous apporte à manger . À chaque arrêt , des rescapés descendent . Des scènes tragiques ont lieu dans les gares . Des mères ne reconnaissent pas leur fils , des femmes leur mari .

Descendant dans la gare de Lyon , j' entends une voix qui m' appelle ; c' est ma plus jeune sœur . Embrassé par mes sœurs et ma mère , je suis comme abruti . Elles n' arrivent toujours pas à croire que cet enfant toujours faible leur revient plus grand qu' elles et qu' il est devenu un homme . Dommage que mon père soit parti en Belgique le jour où j' ai été libéré . Mais ce n' est plus important , toute la famille le rejoindra d' ici peu de temps .

Le soir , c' est la fête . Après tant d' années de souffrances , la famille se rassemble pour entendre mon histoire , celle que je viens d' écrire dans ce journal .

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