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Si près d' être sauvés , des dizaines de milliers d' hommes et de femmes travaillant dans les camps alentour rejoignirent de force l' immense convoi humain au fur et à mesure de son avancée , et marchèrent à leur tour en rangs par cinq sous les hurlements et les coups , par moins vingt-cinq degrés dans la nuit polonaise , un pas après l' autre , en essayant de ne pas tomber en route car la colonne continuerait sa route inexorable en les laissant achevés d' une balle sur le bord du chemin pour ne pas freiner cette macabre procession .

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Seuls au monde

À l' aube du xx e siècle , Sarah Zalfony et son mari , Léon Dauman , tentèrent l' aventure de l' émigration en quittant Varsovie pour Paris , avec leurs enfants d' une vingtaine d' années . L' espoir d' une vie meilleure ainsi que l' antisémitisme appuyé régnant en Pologne les avaient poussés au départ , pour un pays accueillant .

Établis dans le XI e arrondissement de la capitale française , rue de Montreuil , ils ont vécu et travaillé dans ce quartier où se sont également installés nombre de Juifs d' Europe de l' Est . Sarah devint épicière , son époux vendit du savon .

À leur tour , trois de leurs fils émigrèrent aux États-Unis . Quant à leur fille , Esther , elle épousa un jeune homme de même origine , Herich Mitzner , né en 1892 au sud-est de la Pologne , à Szczebrzeszyn .

Le jeune couple s' installa non loin des Dauman , rue Voltaire , où Herich créa des ateliers de couture et confectionna des vêtements pour les hommes comme pour les femmes . Esther et son mari offrirent au monde trois garçons : Jacques , en 1915 , Charles en 1919 , puis Simon , le cadet , en 1926 .

Ils élevèrent leurs fils dans la langue yiddish , sans toutefois leur inculquer une culture juive . Par amour pour la France , les grands-parents Dauman s' étaient inscrits dans la population française sans se démarquer , et si Herich Mitzner possédait chez lui des objets de culte israélite , il ne s' en servait pas , et seul le pain azyme accompagnait les repas familiaux lors de la Pâque .

Scolarisé à l' école du quartier , Charles fit l' expérience de la violence dans la cour de récréation : aux cris de « Sale Juif ! » se mêlaient les coups qui le désignaient bien malgré lui comme un intrus dans sa ville .

Passionné par la radiocommunication , il obtint en 1937 le certificat de TSF et de radiotélégraphie de Paris , puis il prépara le concours d' entrée à l' école des Arts et Métiers , au grand dam d' Herich Mitzner qui rêvait de créer avec ses fils une ligne de prêt-à-porter . Mais l' aîné , Jacques , versait lui aussi dans l' électronique !

Charles et Jacques suivaient en cours du soir la formation de l' École des officiers de réserve à Fontainebleau , la Préparation militaire supérieure . L' aptitude de Charles au maniement du morse – 1 100 mots , quand les fantassins arrivaient à 700 ou 800 mots – faisait de lui un élève très remarqué par ses professeurs .

De ce fait , les frères Mitzner bénéficiaient de sorties exceptionnelles dont ils firent bon usage pour alimenter leur vive curiosité .

Ils purent ainsi visiter la tour Eiffel , non pas les étages mais les fondations du monument , afin d' étudier le système hydraulique qu' elles renferment .

Charles exerça ses talents de stagiaire dans diverses entreprises dont la Société industrielle et téléphonique , où il fut chargé de reconstituer des fusées IAL

En septembre 1939 , la guerre fut déclarée .

Comme tout citoyen de son âge , Charles considérait que l' armée ferait de lui un homme . Servir son pays , fumer , avoir de la barbe … voilà des principes incontournables ! Mais i l souffrait d' une grave blessure à la main gauche , avec cinq tendons sectionnés au cours d' une chute sur du verre brisé . La chirurgie n' avait pu rétablir la fonctionnalité complète de ses doigts et avait engendré une douleur intolérable pendant de longs mois .

Inapte à l' exercice militaire , Charles n' imaginait pourtant pas un instant être réformé . Il se débrouilla donc pour cacher le discret handicap de cette main gauche et fut mobilisé dans le contingent 39-1 . Il servit dans l' artillerie en qualité d' instructeur au canon antichar 47 .

Dès le 27 novembre 1939 , son contingent fit route pour Nemours , puis se dirigea vers Lyon pour se fixer à Grenoble le 10 juin 1940 avec le matériel de guerre , dans les casernes Vinoy , Bizanet , et Alma .

C' est là , en garnison , que le 18 juin 1940 , Charles entendit l' appel du général de Gaulle à la poursuite de la lutte , et , avec la fougue de la jeunesse , il opta pour la résistance . Il ne concevait pas , lui non plus , de se soumettre à l' occupation allemande .

Son supérieur , le général Étienne Beynet

Resté à Grenoble avec le capitaine Manceau jusqu' à épuisement de son temps légal de service , Charles fut nommé à la conservation et au gardiennage du matériel de l' état-major du 2 e régiment d' artillerie ( 2 e RA ) .

Véhicules légers , camionnettes , camions , bidons d' essence , d' huile , matériel de campagne , tentes , vaisselle , savon , tout ce qu' on peut imaginer pour les besoins d' une vie militaire active et offensive était entreposé dans la caserne Vinoy .

Avant de quitter la ville , le général Beynet avait laissé une enveloppe secrète dans laquelle il donnait pour instruction de remettre le matériel militaire à trois Chantiers de la jeunesse

Par les soins de Charles et grâce à une organisation minutieuse , l' armement fut chargé place Lavalette dans des véhicules légers , en route pour la montagne et la forêt , contrairement aux ordres affichés par la Kommandantur allemande exigeant que tous les services de renseignements , tous les détenteurs de matériel militaire se présentent pour le remettre au parc d' artillerie de Grenoble .

Cette action valut au soldat Mitzner d' être mis aux arrêts , puis transféré à Lyon par les autorités d' une armée d' armistice sans grand pouvoir . Le chef d' accusation portait sur le danger que l' officier avait fait courir à la population en l' exposant à d' éventuelles représailles et prises d' otages .

Incarcéré , tondu , Charles trouva prétexte dans sa blessure douloureuse pour être envoyé à l' hôpital militaire Desgenettes tenu alors par des religieuses . Un médecin lorrain lui recommanda de consulter un commandant , ancien praticien au Val-de-Grâce de Paris .

Passant outre la hiérarchie militaire , le soldat Mitzner s' adressa à l' officier qui , alerté par la gravité du cas , accepta la demande de réforme de Charles pour « section de la main gauche au niveau du poignet , rétraction ou flexion des quatre doigts par suture , impotence fonctionnelle partielle » . On ne pouvait décemment être militaire avec un tel handicap !

Le médecin major ne l' entendit pas ainsi et refusa de donner son accord . Ainsi , d' allers en retours entre les susceptibilités de ses supérieurs , Charles finit par passer devant le conseil de réforme le 23 octobre 1941 .

Il échappait de justesse à la peine de mort ou au conseil de guerre . Dans un même mouvement , il quitta l' hôpital et l' armée . Ainsi Charles fut -il libéré de ses obligations militaires grâce au mal qu' il s' était toujours évertué à dissimuler pour entrer dans les rangs .

Rayé des cadres militaires un jeudi à quinze heures , libéré sans un sou , sans ses papiers , Charles se retrouva dans la rue , en route pour le Dauphiné .

Avec audace , il entra dans une boulangerie et expliqua à la commerçante qu' il n' avait pas le début d' un centime . La boulangère eut la délicieuse bonté de lui offrir du pain .

Enfin de retour à Grenoble , dans le civil cette fois , Charles trouva un emploi dans l' entreprise d' électronique Chevalier avant de rejoindre l' usine Célard , avenue Alsace-Lorraine .

On y fabriquait des postes radiophoniques , de beaux objets gros comme des meubles , rutilants , en bois plaqué , en ronce de noyer , en loupe d' ébène … Charles confectionnait différents outils de communication sonore , comme les talkies-walkies .

Entre-temps , son père , Herich Mitzner , s' était porté volontaire pour le combat et avait dû quitter son entreprise et ses ouvriers .

Jacques , le frère aîné , fut fait prisonnier par les Allemands au cours de la grande bagarre en Champagne et s' évada pour rejoindre Paris .

De son côté , le 7 décembre 1941 , Esther Mitzner avait quitté Paris avec Simon , son fils cadet , et tous deux avaient franchi la ligne de démarcation dès le lendemain pour se réfugier en zone sud encore non occupée , la zone nono

Discrètement accompagnés par un passeur , Pierre Bonin , l' adolescent et sa mère purent rejoindre Grenoble avec l' aide des transports Bélier qui assuraient avec un grand courage et une extrême gentillesse le trajet depuis la ligne à Charolles , en Saône-et-Loire .

Esther Mitzner avait emporté quelques bagages : sa chemise de nuit , ses affaires intimes , les choses auxquelles on tient quand on craint de tout perdre .

Charles hébergea mère et frère à leur arrivée , puis Esther Mitzner trouva un logement sur les quais de l' Isère . Simon resta chez son aîné et chercha du travail , il fallait vivre , et il prit un emploi dans une pharmacie du cours Berriat .

Madame Mitzner , inscrite sur les listes de recensement des Juifs , devait se présenter chaque semaine au commissariat de police .

De novembre 1942 à septembre 1943 , les occupants italiens ne s' acharnaient pas sur la popu lation juive de Grenoble et la vie se déroulait simplement . Il n' y avait ni étoiles jaunes ni rafles pour mettre vraiment en péril l' existence des réfugiés sur cette terre d' accueil

Charles participait à sa manière à la Résistance . Il distribuait clandestinement le journal du réseau Libération

Quand les maquisards venaient récupérer le matériel au domicile de Charles , toute une chaîne de surveillance se mettait en place . Un homme stationnait dans l' escalier , un autre dans la rue . Les clandestins étaient sur le qui-vive , ils avaient peur de tout . À juste titre .

Herich Mitzner , le père , traversa le pays à son tour , en mars 1942 , pour retrouver les siens et reprendre un emploi dans la confection , chez un couturier du centre-ville . Enfin naturalisé , il portait désormais un prénom sonnant bien français , Pierre .

En septembre 1943 , les Allemands occupèrent Grenoble et la vie se durcit considérablement

À la demande d' un ami , le commissaire de la rue Hauquelin fournit à Charles une carte d' identité au nom de Millet . Jean-Charles Millet . Le jeune homme de 24 ans habitait dans les vieilles rues de la ville . Il travaillait , fréquentait une jeune fille , se désaltérait avec ses amis rue Chenoise , où la sympathique patronne d' une maison close leur offrait en tout bien tout honneur les coupes de champagne laissées par les Allemands .

La situation des Juifs était devenue des plus périlleuses , les rafles se succédaient , la résistance s' amplifiait . Charles menait ses activités clandestines avec l' audace , la malice et l' inconscience d' un jeune homme sans méfiance . Pourtant , réfractaire au STO

Mais le 21 février 1944 au matin , Simon , alors âgé de 17 ans , sortit pour aller chercher du pain . Le temps passant , Charles et Marie s' étonnaient de ne pas le voir revenir , aussi quand ils entendirent cogner à la porte , ils ouvrirent sans méfiance . La Gestapo

Charles pâlit , fila dans sa chambre et revint avec son manteau . Les deux hommes de la police allemande se saisirent instantanément de Charles et de Marie . Ils promenèrent leurs regards autour de la pièce , s' arrêtèrent sur un bel appareil de réglage de fréquences importantes … mais n' en dirent rien . Ce matériel d' aviation avait été raflé par des jeunes dans un cambriolage à Lyon . Charles comprit tout de suite qu' il n' y avait plus rien à faire , c' était le coup de grâce . À quelques heures seulement de son départ pour se mettre en lieu sûr !

Menotté , bousculé , le couple fut jeté dans une traction avant . De la rue Très Cloîtres , le véhicule passa par le centre-ville et s' arrêta devant les différents

ma gasins d' électronique soupçonnés de fournir du matériel à la Résistance . Charles , questionné , très déstabilisé par les événements , tentait de n' en rien dire de compromettant . Mais en raison des appareils suspects aperçus à son domicile , le trajet s' acheva cours Berriat , dans l' immeuble du garage Ricoud , devenu le siège tant redouté de la Gestapo . On savait à Grenoble que nombre de résistants arrêtés y séjournaient et y étaient malmenés , torturés lors d' interrogatoires musclés .

Charles fut employé à réparer des convecteurs électriques dans les cellules où des prisonnières souffraient du froid en ce mois de février 1944 . Cette activité lui offrait la possibilité de monter et descendre dans les étages , mais , surveillé en permanence , il n' arrivait pas vraiment à voir ce qu' il s' y passait . Il pouvait cependant constater que l' immeuble était rempli et il comprenait parfois , à l' oreille , que certains étaient mis à rude épreuve . Les récalcitrants étaient envoyés sur la terrasse du toit et devaient rester là à geler dans l' air glacial de l' hiver .

En désespoir de cause , Charles attendait de croiser des collabos , les rares personnes avec qui il avait un contact , dans l' idée de leur extirper un renseignement , de les amadouer pour organiser une évasion , mais ces hommes-là étaient trop occupés à tourner en ville dans leurs véhicules Citroën .

En fin de journée , il fut interrogé par un officier SS présenté comme Aloïs Brunner

C' est là que le nouveau patron , le capitaine Brunner , avait établi son QG , servant à la fois de base d' action et de prison pour les Juifs arrêtés

Bras droit d' Eichmann

À son arrivée à l' hôtel Suisse et Bordeaux , Charles eut la très désagréable surprise d' apercevoir Simon tout en haut de l' escalier . L' adolescent avait été pris dans une rafle quand il faisait la queue devant la boulangerie , place Notre-Dame . Il s' était déclaré à l' adresse de Charles . Marie aussi s' était retrouvée là , dans les locaux de Brunner .

Deux frères juifs allemands , commerçants du centre-ville arrêtés et préposés à l' interprétariat , conseillaient de ne pas résister et prévenaient les détenus en ces termes :

– Ce n' est pas la peine de lutter , ils savent tout . Vous ne prendrez que des coups ! De toute façon , ils baissent le pantalon .

Ce qui arriva en effet . Les deux frères durent subir « l' inspection physique » , en un mot , durent baisser leur culotte pour être identifiés comme juifs . Les faux papiers devenaient inutiles . Les nazis étaient efficaces , zélés , sans pitié , et de bons résultats dans l' épuration ethnique leur évitaient d' être envoyés sur le front russe tant redouté .

Dès le lendemain , Aloïs Brunner convoqua le dénommé Jean-Charles Millet . Tout d'abord plutôt sympathique , il ne tarda pas à se montrer très dur . « Une vraie peau de vache ! » , s' exclame Charles en évoquant cet officier allemand qui , en moins de deux mois , de février à mi-mars 1944 , fut d' une grande efficacité dans le secteur .

Brunner perçut très vite le profit qu' il pourrait tirer des compétences techniques de Charles , maintenant qu' il le tenait sous sa botte . Dans un français approximatif , il fit une offre au détenu :

– Si vous , être tranquille , travailler pour moi ! La Wehrmacht s' occupe de ma radiotransmission . Scheiße Wehrmacht

Aloïs Brunner prit alors un billet , des cigarettes , les mit dans la poche de son prisonnier pour l' amadouer .

– D'accord , lui répondit Charles , mais contre mon frère !

À ces mots , le SS , fou de rage , se mit à hurler , à cogner sur les mains du radioélectricien récalcitrant .

– Votre frère ! Terroriste ! Scheiße !

Les Mitzner-Millet n' étaient pas des terroristes . Ils n' avaient jamais fait dérailler un train . Ils auraient bien voulu , mais pour cela il fallait en avoir les moyens , être courageux , avoir une organisation

Le capitaine SS rejeta les conditions de Charles : accepter le travail contre la libération de Simon . Les deux frères connurent un moment de répit quand le SS quitta le QG pour mener ses activités hors de la ville . Ils logeaient au cinquième étage de l' hôtel , mais chacun à une extrémité du couloir , et ils ne pouvaient communiquer très discrètement qu' à l' occasion d' une sortie de leur chambre pour aller aux toilettes . C' est ainsi que Marie put passer un peu de pain à Simon , privé de repas en raison de son silence obstiné sur l' adresse de ses parents .

Dans l' impossibilité de s' échapper , avec un soldat présent devant chaque porte de l' hôtel , Charles ne voyait pas d' issue , se sentait pris dans une nasse , impuissant . Mais à ce moment-là , il ne croyait encore pas à cette immense criminalité en marche , à l' organisation de l' horreur .

Marie , la jeune fiancée de Charles , finit par être relâchée puisque non juive , et put par la suite , avec l' aide de l' hôtelier , lui faire parvenir un paquet de victuailles dans lequel elle cacha une scie à métaux . En cas de possibilité de tentative d' évasion .

Les gardiens , polonais , portaient une grenade à manche dans leur ceinture et Charles , prêt à tout pour s' évader , tentait de les enjôler . Il n' obtint que des coups . Aucun soldat ne plia jamais .

Charles ne put que griffonner un mot sur un bout de papier déchiré , dans lequel il prévenait Marie de son départ imminent pour Paris . Puis une lettre écrite à la hâte qu' il jeta par le balcon de la chambre .

Ma petite Marie

le départ est peut-être pour jeudi soir 18.15 on raccroche notre train à l' express de Paris .

L' hôtel se remplissait au fil des rafles , la place commençait à manquer , Brunner était absent . On procéda à l' évacuation .

Mais ce jeudi à seize heures , le train s' ébranla avec deux heures d' avance sur l' horaire prévu , et Marie ne fut pas là à temps sur le quai pour agiter la main avec un mouchoir . Ce fut sans adieu que les frères Mitzner furent convoyés à Paris avec quarante-cinq autres Juifs raflés dans les environs , parmi lesquels Louis Weiser dont ils feront plus ample connaissance durant le trajet . Les Allemands ne disposant pas d' assez de menottes , ils attachèrent leurs prisonniers avec des cordes déjà en place dans les wagons de voyageurs . Assis dans un compartiment , avec un pain et leur paquet pour tout bagage , les détenus Mitzner et leurs compagnons d' humiliation furent ainsi emportés , reliés les uns aux autres par leurs poignets encordés

Arrivé à Paris , gare de Lyon , Charles fut transféré en autobus de la CMP

En fin de journée de ce 25 février , il fut conduit au camp de transit de Drancy

et Louis Weiser

Là , dans ce camp , sous la surveillance de gendarmes français qui se tenaient à l' extérieur du camp , c' était « la pétaudière , le foutoir , ça brassait dans tous les sens » , dira Charles . L' organisation tenait de la débrouille . Chacun tentait de trouver quelque chose à manger ou à emmagasiner , une place pour dormir , tentait d' expédier quelques nouvelles aux siens . Tentait surtout de comprendre à quel sort il était voué , taraudé par cette question sans réponse : où se trouvait ce « Pitchipoï

Le 6 mars 1944 , Charles réussit à envoyer une lettre à Marie , lettre codée par souci de protection , dans laquelle il précise : « nous sommes toujours ici et demain nous partirons … ne m' envoyez pas de colis ou autres , c' est inutile . »

Là encore , ils auraient bien tenté une évasion , mais la surveillance était très stricte . Et puis Charles et Simon étaient liés par leur sort , le moindre risque pris par l' un pouvait se retourner contre l' autre . Ils avançaient à découvert .

Aujourd'hui , Charles se dit qu' il eût mieux valu s' évader quand même ! Il ne s' attendait pas à une telle rigueur méthodique dans le processus de destruction des Hommes .

S' il n' avait pas éprouvé lui-même les événements dans sa chair , il aurait eu tant de mal à les imaginer ! Sans l' avoir vu , sans l' avoir vécu , comment imaginer l' innommable ?

Le 7 mars 1944 , le convoi n° 69 hermétiquement fermé quitta la gare de Drancy

Les wagons à bestiaux emmenaient hommes , femmes , enfants dans des conditions de « voyage » à peine imaginables . Aucune ouverture pour respirer , pour aérer une atmosphère bientôt insupportable due au manque d' hygiène , à la chaleur des corps humains entassés là , aux odeurs émanant de la tinette , un fût métallique posé dans un coin du wagon .

Peu après le départ , Charles a encore tenté le tout pour le tout . Dans le camp de Drancy , des résistants faisaient passer quelques outils aux détenus parqués là en transit , et des femmes avaient discrètement remis à Charles des limes , des lames de scie à métaux et une combinaison de métallo . Sous cet épais vêtement , il espérait être protégé s' il arrivait à se jeter du train .

Avec un ami , il essaya de scier une partie du bois au-dessus des pare-chocs , à l' une des extrémités du wagon .

Entassés comme des bêtes dans ces wagons plombés , Charles et ses amis se concertaient :

– Si on peut foutre le camp d' ici , s' il y en a deux qui sautent , ce seront toujours deux de sauvés !

Cette ultime action se déroulait contre l' avis des déportés du wagon , très hostiles à une évasion en raison de possibles représailles . Seul les encourageait un homme d' une cinquantaine d' années en proie à des crises d' angoisse et à des palpitations .

– Ils vont nous tuer , ils vont nous tuer ! suffoquait -il .

Sentant la mort arriver , il promit à tous de les emmener avec lui s' ils réussissaient l' opération avant d' atteindre la ville de Metz . L' homme semblait avoir les moyens de ses promesses et voulait absolument quitter ce train avant le passage de la frontière .

Charles s' acharnait à scier , scier , mais hélas , le moment tant redouté arriva : la lame cassa et se coinça dans le bois . Quand le convoi s' arrêta un peu plus tard en rase campagne , un officier ouvrit soudain le wagon et l' inspecta scrupuleusement :

– Qui a fait ça ? hurla -t-il en repérant l' entame dans la planche .

Personne ne répondit . Ils étaient deux à avoir « fait ça » , mais ils ne se dénoncèrent pas .

– Parole d' officier , celui qui a fait ça , il n' aura pas de punition , mais je veux voir son courage !

Chacun sentait que tout cela allait se finir avec un pistolet sur la tempe . Personne ne dit rien . L' officier lança , exaspéré :

– Ah ! Vous ne voulez rien dire ! Eh bien on verra !

Lui seul savait où allaient les déportés . Ils ne perdaient rien pour attendre ! Il referma la porte , laissant à leur sort des dizaines d' êtres humains étouffant les uns contre les autres , dans l' odeur insupportable dégagée par le tonneau d' excréments .

Le voyage a repris , chacun commentant les événements avec réprobation :

– Tu vois , tu aurais mieux fait de ne rien faire !

– Mais il faut tenter !

Charles subissait même le courroux de Louis Weiser , le Grenoblois auquel il avait été encordé quelques jours plus tôt dans un autre train .

Mais i l fallait être opportuniste dans ces moments-là ! Personne n' était revenu pour raconter et avertir les prisonniers de leur destination .

Le 10 mars , à travers une fente du wagon , les prisonniers lurent sur un panneau : OSWIECIM - AUSCHWITZ

La foule innocente , exténuée , fut extirpée du train , frappée , mise en rang sur une sorte de quai .

À travers la brume du matin , Charles devina au loin des bâtisses , avec une phrase inscrite sur le portique à l' entrée : « Arbeit macht frei

Il entrait donc dans un camp de travail .

Les SS munis de mitraillettes et accompagnés de bergers allemands hurlaient , frappaient à coups de crosse : Los ! Los ! Schnell !

Les déportés spécialement affectés au Kommando

Les hommes en file d' un côté , les femmes et les enfants de l' autre , la sélection commençait . Des mille cinq cent une personnes du convoi n° 69 , le tri sélectif avait gardé cent dix hommes et quatre-vingts femmes . Les mille trois cent onze autres , femmes , enfants , vieillards , malades , furent dirigés vers les chambres à gaz de Birkenau . Les nouveaux arrivants ignoraient tout de cette destination fatale , c' est pourquoi les détenus à pied avaient eu un instant la naïveté d' envier les plus faibles transportés dans des camions .

Dans la Zentralsaun ou Sauna

L' identité de chacun se résumait désormais à un nombre tatoué dans le corps , pour toujours . Sur le corps et dans la tête .

Charles , le radioélectricien , matricule 174971 , Simon , matricule 174970 , également doué dans le même domaine , et Louis Weiser , le compagnon fraiseur , furent triés au cours d' une sélection technique . Charles , Simon et Louis furent soumis à des questions et des tests par l' ingénieur en chef civil de l' usine Siemens . Choisis pour leurs compétences , ils furent tous les trois recrutés pour le Kommando Siemens . Les nouveaux arrivants avaient très vite appris par d' autres prisonniers que , pour survivre ici , il fallait impérativement se montrer en bonne santé et avoir un métier utile . Sinon , c' était la cheminée .

Le lendemain , 11 mars , les déportés affectés au travail forcé se mirent en marche sous les hurlements nazis . Mordillés par les chiens excités , les pieds vite blessés par les galoches à semelles de bois , ils furent transférés au camp de Birkenau , distant de trois kilomètres . Là , dans la partie du camp destinée aux hommes , aucune baraque en dur , à la différence du camp d' Auschwitz I.

Emmenés dans un des baraquements déjà occupés par d' autres prisonniers , les jeunes hommes furent accueillis en se faisant copieusement insulter : u n détenu se mit à hurler de rage , à invectiver ces ignorants qui s' étaient fait arrêter :

– Bande d' idiots ! Vous n' avez encore rien compris ? En 1944 , vous les Juifs , vous ne savez même pas qu' on tue ici par milliers ! Vous n' avez rien fait , pas bougé ! Vous ne valez rien ! Vous ne méritez pas de vivre !

– Mais pourquoi ?

– Ben vous allez voir !

Un homme du convoi demanda alors :

– Quand est -ce que je vais retrouver ma femme et mes enfants ?

– Tu es venu avec ta femme et tes enfants ?

– Bien sûr !

– Et quand ?

– Hier

– Tu vois la cheminée là-bas , qui fume ? Il y a des flammes , ça sent la viande . Tu vois , ta femme , elle est là-dedans ! Elle brûle .

– Arrête ! Qu' est -ce que c' est que ces histoire s ?

– Mais mon pauvre vieux , vous ne savez pas en France qu' ici on gaze et on brûle ? C' est Oswiecim , ici ! hurlait -il . Oswiecim !

– Et alors ?

– Et ben , voilà le résultat ! Vous étiez combien ? Un train entier ? Et ben vous n' êtes plus que dix pour cent !

L' homme écumait de rage . Il leur donna tous les renseignements en un rien de temps . Charles et ses amis furent sidérés , incrédules , bouleversés . En effet , ils n' avaient rien compris , rien fait , rien empêché , ils n' avaient même pas imaginé .

À Birkenau , quatre crématoires fonctionnaient , diffusant dans l' atmosphère une odeur acre et entêtante de chair brûlée .

Après un passage par la quarantaine

Non loin de là , les fours marchaient sans relâche . L' odeur âcre s' échappant des cheminées envahissait l' atmosphère et rendait l' air irrespirable .

Les hommes toujours confinés dans le Block 11 disposaient de sanitaires internes , de même que les détenus du baraquement voisin . Ce bâtiment était le dénommé Block 13 destiné au Sonderkommando

Leur travail consistait à sortir des chambres à gaz les cadavres entremêlés , puis à les enfourner afin de les réduire en cendres . Il leur arrivait de reconnaître un proche , dans la file des condamnés ou dans l' amas de

corps déformés par le gaz . Les morceaux de cadavres qui n' avaient pas brûlé étaient ensuite sortis , brisés , pilés . Les membres du Sonderkommando étaient les seuls à pouvoir décrire l' intérieur des chambres à gaz .

Simon Mitzner , en jeune adolescent vigoureux , agile et audacieux qu' il était , tentait parfois de se glisser très discrètement par la petite brèche creusée au ras du sol dans le mur séparant les deux Blocks 11 et 13 , afin de se procurer auprès des Sonderkommandos un peu de restes de pains récupérés dans les paquets et poches des futurs gazés .

L' entreprise représentait un risque mortel , car personne ne devait entrer en contact avec les détenus spéciaux , mais Simon était astucieux , téméraire , il ignorait la peur et était animé par le farouche désir de sauver son frère aîné . À n' importe quel prix . Par bribes , il finit par comprendre l' épouvantable tâche des détenus voisins , les équipements utilisés . Il apprit comment fonctionnaient les « douches » avec le Zyklon B

Parmi les membres du Sonderkommando , un médecin français de Saumur put fournir aux détenus du SK quelques données instructives sur son activité . Quoique non affecté aux soins dans son Block , il n' en eut pas moins le courage de procurer à l' intrépide Simon un médicament bien utile contre l' irritante épidémie de gale , du Mitigal .

Les nouveaux détenus apprenaient également la vie au camp au fur et à mesure de leurs échanges avec d' autres déportés , bons connaisseurs malgré eux de l' organisation et des règles internes à cette barbarie .

Levés à quatre heures du matin par les coups de bâton sur les châlits et les hurlements , les forçats , après toilette , rangement et attente de leur pitance dans le froid , étaient rassemblés à cinq heures trente en place d' appel parmi vingt-cinq mille hommes en colonne . Le Kommando Siemens partait en transport tous les matins sous les mélodies d' un orchestre de détenus et parcourait une dizaine de kilomètres jusqu' au camp de Bobrek où il s' agissait tout d'abord de reconstruire une usine en ruine

Dans la rudesse de l' hiver , les hommes affaiblis par la faim , l' épuisement , la dysenterie exécutaient les travaux de terrassement les plus durs parce que Juifs , toujours en courant , sous la menace des gardiens et de leurs chiens .

De retour au camp en fin de journée , toujours au son de l' orchestre , exténués , ils se retrouvaient sur la place pour l' interminable appel .

Conspués , humiliés , corvéables à merci , jamais à la bonne place , les prisonniers étaient soumis au harcèlement , au zèle et au sadisme des Kapos , ces hommes bottés et toujours munis d' un bâton .

– Cochons de Juifs ! Vous allez faire du sport

La punition consistait à se tenir accroupi , les bras tendus , sans bouger pendant une demi-heure , à la guise du chef de Block . Celui qui bougeait prenait un coup violent . Cet exercice était fréquent , avec ou sans motif , et , du fait du confinement du Block 11 , il était exécuté dans l' espace imparti aux détenus .

Dans le camp , seuls les Juifs n' avaient pas droit aux lettres et aux colis . NN ( Nacht und Nebel

Les déportés catholiques polonais , condamnés de droit commun , mieux considérés , en meilleur état , recevaient du courrier et parfois des colis de médicaments et d' alimentation . Ils n' en cédaient rien et pouvaient s' en servir de monnaie d' échange .

Des bagarres éclataient régulièrement autour de la nourriture . La mort était là , planait , présente pour chacun d' entre eux . Certains détenus exténués et sans plus de défenses se laissaient aller à l' abandon total et mortel . On les appelait les « musulmans

Tenter de fuir ce monde exposait à la pendaison en place centrale .

Pour les détenus juifs , vingt-cinq grammes d' aliment représentaient un plein réfrigérateur . Affamés , ils couraient après tout ce qu' ils trouvaient , pourri ou non . Ils parlaient de nourriture , surtout les Français , de recettes de cuisine , de quiches … juste pour le plaisir de saliver et de rêver un peu .

Dans cet univers dantesque où l' instinct de survie , les rivalités , les humiliations , les coups , la faim rendaient les êtres si vulnérables et si redoutables , les hommes du Kommando Siemens , affamés , s' accrochaient au groupe , se soutenaient comme ils pouvaient avec leurs maigres forces , puisant au fond d' eux-mêmes des trésors de débrouillardise . Le travail , l' estime leur laissaient juste assez de dignité pour ne pas se sentir totalement déshumanisés et pour résister à ce système de mise à mort subtil et minutieusement élaboré .

Un réveil tardif , un problème d' hygiène , et les volées de matraque des Kapos pleuvaient sur les corps décharnés de ces hommes déclarés Untermenschen , des sous-hommes .

Au cours d' une inspection , un Kapo déclara que Charles hébergeait des poux . En réalité , après une désinfection de vêtements , des bestioles écrasées s' étaient incrustées dans la couture des habits . Elles étaient évidemment mortes , mais les Kapos , à la suite des SS , redoutaient le typhus par-dessus tout ! Une vraie terreur pour eux !

Charles eut alors droit à la punition des vingt-cinq coups sur le postérieur . Battu à tout rompre , les fesses ondulantes sous la violence de la frappe , il essaya de ne pas crier pour épargner son visage , car s' il râlait une première fois , le prix à payer était un coup sur la figure . Une deuxième fois , un autre coup . Et s' il était défiguré , il était bon pour le Revier , l ' « infirmerie » . En un mot , le corridor de la chambre à gaz , car à Birkenau , on ne soignait pas un blessé .

La séance de sévices achevée après ce qui paraissait une éternité ne permettait plus au détenu de s' asseoir ni de s' allonger sur le dos . Quoi qu' il en soit , dormir à plat sur le bat-flanc du châlit relevait de l' impensable . Seules les hanches osseuses et douloureuses des prisonniers trouvaient une place sur la planche de bois . Chaque mouvement de l' un entraînant celui des autres , tous les hommes du châlit devaient se retourner en même temps à droite ou à gauche .

Il arriva que Charles soit frappé dans la baraque des latrines collectives . Les SS y entraient parfois en hurlant et prenaient plaisir à planter la pointe de leur baïonnette dans les fesses des suppliciés . Les sévices , très douloureux , faisaient partie d' un arsenal très élaboré et barbare destiné à briser les corps et les esprits , à tuer ce qu' il leur restait de dignité .

Durant ces heures interminables , debout en place d' appel , Charles sentait ses forces l' abandonner . Il avait appris que renoncer , c' était mourir , et il avait envie de vivre . L' idée du suicide ne l' effleurait pas : arrimé à l' espoir que les avions alliés finiraient bien par arriver un jour ou l' autre , il essayait de ne pas « lâcher » . Mais le silence du ciel le mettait au supplice et laissait les déportés seuls au monde , par millions .

En mars 1944 , les détenus tchèques furent exterminés

Charles et ses amis pensaient avoir touché le fond de l' horreur , quand sont arrivés en avril 1944 les convois de Hongrois

Par milliers , les Juifs hongrois descendaient des trains . Ils étaient si nombreux que le travail du camp en était paralysé .

Ce fut là une vision inoubliable . Comme un grand coup de matraque ! Le coup de grâce . Des femmes , des enfants , des vieillards , des hommes , certains pauvrement vêtus , d' autres bien habillés , comme pour partir en voyage .

Dès le 28 avril et pendant quelques semaines , quatre cent quarante mille Juifs hongrois furent extraits de cent quarante-cinq trains bondés et puants , sous la menace des mitraillettes braquées sur eux tous les deux mètres .

Vingt mille par jour , « une vacherie colossale » , un flot continu qui se déversait sur la Bahnrampe

Cinq par cinq , assommés par le voyage et les hurlements , les condamnés marchaient sur le chemin vers une destination dont ils n' imaginaient pas l' issue fatale . Parce que ce n' était pas imaginable . Parce que les SS s' organisaient pour ne pas les affoler .

Entassés nus par centaines dans de prétendues salles de douche , les condamnés disparaissaient à tout jamais en dix à douze minutes

La capacité de mise à mort de Birkenau atteignait son apogée et une odeur âcre envahissait l' atmosphère nuit et jour .

Sans interruption , à un rythme jamais atteint , les interminables colonnes humaines longeaient la baraque dans laquelle Charles , toujours consigné , impuissant et glacé d' effroi , regardait défiler à portée de vue , à perte de vue , ces hommes et ces femmes avec leurs enfants ou leurs petits-enfants .

Passant à quelques mètres de lui , ignorants de leur sort , ils avançaient , tête haute sans voir personne , en confiance . Ce fut effroyable , interminable !

Ces visages de femmes , d' enfants , leurs regards , leurs traits se sont gravés avec précision dans les yeux de Charles . Jamais il n' oubliera ce qu' il a été forcé de voir , horrifié , se sentant tellement coupable de ne rien pouvoir dire , rien pouvoir faire . Chaque jour plusieurs convois arrivaient . Cela représentait beaucoup de monde . Ces enfants et leur maman allaient partir en fumée .

Pendant des jours et des nuits , à travers une fumée âcre et épaisse , l' air sentait la viande grillée .

Ces quantités industrielles de futurs morts , c' était impossible à supporter . Mais que faire quand il n' y a aucune échappatoire ? Les barbelés , les miradors , les mitraillettes , les chiens ne laissaient aucune chance à personne . Les anciens détenus décharnés , épuisés , dépossédés , harcelés dans une langue étrangère n' étaient plus capables de réaction .

Alors , que dire aux condamnés ?

La perversion du système fonctionnait parfaitement : la culpabilité de l' impuissance était endossée par les victimes des bourreaux ! Elle s' était sournoisement infiltrée dans le cœur de ceux qui regardaient l' insoutenable , malgré eux , comme fascinés par tant d' horreur .

Ce baptême de la mort fut pire que tout . Ce fut terrifiant .

Depuis leur arrivée , Charles et ses amis avaient rengainé leur hargne . Ils luttaient pour survivre , tellement préoccupés par la nourriture , obsédés par les douleurs de la faim et des maladies . Mais à la souffrance que l' on ressent soi-même s' ajoute celle des autres , à côté de soi . Les morts s' accumulaient et le lendemain , il y en avait autant . C' était sans fin .

Et là , les événements avaient atteint un autre niveau . Les déportés étaient au désespoir de voir les arrivages de Zyklon B , sans que rien ne se passe . Sans que rien ni personne n' enraye cette marche forcée , inéluctable , ce fonctionnement ininterrompu des chambres à gaz et des fours crématoires . Devant cet afflux massif , les cadences s' affolaient , les fours saturaient et des fosses furent creusées pour y brûler les cadavres .

« C' était incroyable , dira Charles . On se disait ‘ ‘ Mais ça ne sautera pas , nom de Dieu ! Les briques tiennent ! ' ' . »

Qui arrêterait ce massacre ?

Témoin de l' impensable et de sa propre impuissance , Charles gardera en tête des images dont il ne pourra plus se défaire , se libérer .

Prisonnier à tout jamais . Déjà mort , d' une certaine façon .

Plus tard , quand les Hongrois eurent été exterminés par centaines de milliers , ce fut la liquidation des familles tsiganes enfermées dans une des parties du camp , début août 1944 .

Les femmes étaient belles , avec leurs bottes , leurs robes , leurs enfants .

Le travail des Tsiganes consistait à poser d' énormes conduits de canalisation au fond des ravins . Il n' était pas rare qu' ils se retrouvent écrasés sous le poids des tubes . Il semblait à Charles que les conditions de détention des Tsiganes étaient pires encore que celles qui étaient réservées aux Juifs .

Fin mai 1944 , deux mois après leur arrivée à Birkenau , les techniciens juifs retenus par l' entreprise Siemens pour les travaux forcés furent transférés à Bobrek , dans l' usine qu' ils venaient de reconstruire de leurs mains .

Ce petit camp annexe avait été créé par la compagnie allemande pour y produire des éléments métallurgiques utiles à l' industrie de guerre . Les frères Mitzner allaient pouvoir vivre hors du camp de Birkenau et de ses odeurs obsédantes , et travailler dans de meilleures conditions , en qualité de fraiseurs , tourneurs

Dans ce nouveau camp d' environ deux cent vingt hommes et trente-huit femmes , dont Simone Veil-Jacob , la terreur et la mort étaient moins pesantes . Des séances d' appel moins éprouvantes , une surveillance moins féroce , le travail en intérieur , la vie sur place , l' interdiction de brutaliser les détenus dans les ateliers , la présence des femmes , toutes ces conditions adoucissaient le quotidien et permettaient aux détenus de se redresser quelque peu physiquement et moralement .

Affectés aux établis ou aux machines-outils , les prisonniers travaillaient à l' outillage ou assuraient , comme Charles , la maintenance du matériel . Les besoins pressants de l' entreprise Siemens dans l' Allemagne en guerre leur assuraient sécurité et santé : temps de travail défini , repos effectif , soins

Le soir de Noël 1944 , Charles passa la veillée avec un détenu devenu un ami , résistant lyonnais , Jacques Widmer . Tous deux se parlèrent en confiance , à cœur ouvert , pour la première fois depuis longtemps . Jacques n' était pas juif et avait l' espoir d' échapper à la mort .

Même si à Bobrek les déportés se sentaient un peu moins exposés qu' à Birkenau , ils n' eurent pour autant jamais confiance dans la suite des événements .

Chacun tenait le coup comme il pouvait , ne sachant pas bien à quoi il se raccrochait .

Charles savait juste que s' il n' était pas déjà mort , c' est que ce n' était pas encore le moment . C' était comme ça , c' est tout . La fin pouvait survenir à tout instant , quand son corps lâcherait .

Pourquoi ce jour-là plutôt qu' un autre ? Il n' en savait rien .

Quelques nouvelles sur l' avancée de l' Armée rouge leur parvenaient depuis l' automne , mais ce n' est qu' au moment où le bruit des canons se fit entendre à l' est que les détenus eurent pour la première fois la sensation d' une libération proche .

En effet , en janvier 1945

Dans la nuit du 17 au 18 janvier 1945 , sous la poussée de l' Armée rouge , les SS quittèrent précipitamment le camp en emmenant avec eux sur les routes enneigées pour une marche forcée tous les détenus valides , munis d' une couverture , d' un morceau de pain et de margarine , abandonnant derrière eux les malades et les mourants

Devant la déroute des Allemands et cette évacuation générale vers l' ouest se mêlèrent alors dans les esprits des sentiments de joie et d' inquiétude . Les SS n' allaient -ils pas liquider les prisonniers afin de supprimer les traces de leur barbarie ? Pour filer plus vite , sans ces êtres en guenilles , faibles , malnutris qui les retarderaient dans leur fuite ?

Les SS aux abois craignaient sans doute de se faire éliminer par l' armée soviétique , ou d' être envoyés au front . Ils ne devaient pas laisser les prisonniers aux mains des libérateurs et fournir ainsi les preuves des assassinats en masse . L' Allemagne , cernée à l' est par les Russes et à l' ouest par les Anglo-Saxons , devait récupérer sur son sol une main-d'œuvre en état pour répondre à ses besoins militaires .

Les membres du Kommando Siemens furent ainsi subitement réveillés au milieu de la nuit pour attendre dehors , gelés , le départ de Bobrek à dix heures du matin en direction du camp d' Auschwitz où ils rejoignirent un macabre cortège .

Si près d' être sauvés , des dizaines de milliers d' hommes et de femmes travaillant dans les camps alentour rejoignirent de force l' immense convoi humain au fur et à mesure de son avancée , et marchèrent à leur tour en rangs par cinq sous les hurlements et les coups , par moins vingt-cinq degrés dans la nuit polonaise , un pas après l' autre , en essayant de ne pas tomber en route car la colonne continuerait sa route inexorable en les laissant achevés d' une balle sur le bord du chemin pour ne pas freiner cette macabre procession .

Dans des conditions effroyables , chaussés de godasses à semelles de bois frappant la terre gelée , très vite pieds nus dans la glace , souffrant de faim , de soif , de fièvre , de délires , près de soixante mille détenus vécurent un atroce calvaire , silencieusement , réservant leur souffle à la survie . Le long des chemins , dans les villages , les maisons éclairées restaient fermées au passage de l' interminable cortège d' automates désarticulés .

Au cours de ces journées épuisantes sous une neige tombant en épais flocons , Charles connut son véritable enfer : ses forces physiques l' avaient abandonné . Son corps ne répondait plus , ses jambes s' effondraient sous lui . Fini . Plus de ressort , plus d' énergie . Rien .

Son frère Simon et l' ami Jacques Widmer l' attrapèrent chacun sous un bras et le soutinrent ainsi jusqu' à l' étape suivante . Sans eux il serait resté sur le bord du chemin , à bout de forces , agonisant seul sous une couche de neige , balayé par le vent froid d' un janvier polonais . Il doit la vie à leur force , à leur acharnement à le maintenir debout .

Harassés , poussant en avant leur corps épuisé , les forçats sous bonne garde atteignirent d' une traite le camp de Gleiwitz

Ce ne fut pas le cas , mais les détenus du camp et les nouveaux arrivants exténués en vinrent aux mains et à la folie meurtrière , pour une place et du repos à l' abri d' un grand froid mortel . Dans les hurlements

et les insultes , ce fut une véritable hécatombe ! La sélection se poursuivait sous toutes les formes , dans un sinistre manège . Au petit matin , des corps gelés sous la neige jonchaient le sol à l' extérieur des baraques .

Après quelques jours sans boire ni manger , la marche reprit lentement , machinale , mécanique , et s' acheva finalement par une montée vaille que vaille dans des trains de marchandises aux wagons ouverts à l' air glacial et à la neige . Cent vingt wagons sans protection pour le transport . À chaque arrêt , comme la place manquait , des corps morts gelés étaient dégagés par-dessus bord .

Fouetté par la neige épaisse et drue , Charles ramassait les flocons sur le dos de ses voisins et les avalait , à défaut de boisson et de nourriture .

Chaque jour , chaque heure , chaque minute , Charles pensait mourir .

Serrés debout les uns contre les autres à plus de cent par wagon , les prisonniers transformés en loups affamés se battaient avec férocité pour survivre , pour ne pas glisser et se faire écraser . Le nombre de décès augmentait à chaque étape du martyr , au fond de ces trains transformés en véritables charniers ambulants .

Mais quand on n' avait plus que la peau sur les os , mieux valait encore se tenir sur des corps morts pour amortir les secousses , plutôt que sur le plancher dur et froid du wagon .

La faim , la soif et la terreur poussaient certains prisonniers à prélever des dents en or sur un homme mort pour les échanger contre de l' eau chaude et sale qu' un déporté se procurait auprès du conducteur de locomotive aux arrêts du convoi .

Parfois , la folie meurtrière gagnait les esprits et le carnage augmentait encore le nombre de victimes .

À travers l' Europe de l' Est , le calvaire continuait pour des dizaines de milliers de déportés .

Après un voyage d' épouvante de six jours par la Moravie et la Bohême , ce qu' il restait du convoi atteignit Weimar et les survivants furent intégrés au petit camp de Buchenwald

Tout d'abord emmenés dans un boyau souterrain maçonné où passaient les canalisations techniques , les arrivants pensèrent , là encore , qu' ils pourraient bien se faire mitrailler dans ce lieu sans issue .

– On va se faire canarder , se disaient -ils , pris d' une grande peur .

Mais l' heure n' avait pas sonné ! Charles et Simon furent affectés au Block 57 , après désinfection et vaccination à aiguille unique pour tous . Les épidémies de typhus et de dysenterie faisaient rage et le nombre de morts grandissait , dans la détresse et la désolation .

C' est ainsi que les détenus déjà présents à Buchenwald , exténués par les travaux forcés dans les usines d' armement , accueillirent bien malgré eux plus de vingt mille nouveaux venus évacués , dans des baraques non chauffées , non équipées de tinettes , impossibles à vivre .

Chaque jour , devant l' avancée des Russes , de nouveaux trains déversaient leurs survivants dans ce camp surpeuplé , si bien que dans le Block où arrivèrent les frères Mitzner et leurs compagnons de déroute , mille cinq cents hommes s' entassèrent dans un espace conçu pour trois cents . Le lendemain , trois cents autres affluaient encore .

Le quotidien restait inchangé : appels , corvées , sélections , bagarres … À dix-sept par châlit prévu pour cinq , malmenés la nuit , le jour , les déportés ne voyaient plus le bout de leur calvaire . Les frères Mitzner , déprimés , savaient que la France était libérée depuis quelques mois alors qu' eux restaient encore sous le joug des nazis . Ils se sentaient très atteints moralement par la dislocation de leur Kommando et le transfert de Jacques Widmer , l' ami des moments terribles , dans un autre baraquement car non juif .

Charles et Simon , qui réalisaient à chaque étape l' exploit de n' être pas séparés , eurent peu de contacts avec les autres Français du camp . Il arriva qu' un des chefs de la résistance clandestine , Marcel Paul

Courant février , les membres du Kommando Siemens furent retrouvés dans le camp et regroupés par l' entreprise allemande . Le rassemblement tant espéré se fit de bouche à oreille , si bien que les quatre-vingt-huit prisonniers survivants du Kommando repartirent avec un train de marchandises , fermé cette fois -ci , dans des wagons à bestiaux aux portes coulissantes , pour une destination inconnue mais toujours pour les travaux forcés .

À cette reconstitution du Kommando Siemens et à cette sortie du camp ils durent sans doute leur salut .

Depuis bien des semaines , cette errance vers nulle part était le sort commun de ces vagabonds miséreux au long cours .

À travers les campagnes enneigées , de gare en gare , au milieu d' un pays harcelé de tous côtés et détruit par le feu ennemi , les détenus furent lentement dirigés vers Berlin .

Dès leur arrivée , après trois jours de voyage , ils furent emmenés dans le métro où une rame réquisitionnée pour eux les attendait . La population berlinoise , avertie des bombardements par l' alerte aérienne , s' était réfugiée dans le métro . Ahuris , les habitants de l' Allemagne conquérante , aux abris et aux abois , croisaient sur les quais des formes humaines rachitiques en habit rayé , emmenés sous les mitraillettes pour les travaux forcés dans l' industrie de guerre . Ce face à face inopiné et muet suffisait à renseigner les protagonistes de cette histoire folle .

Transférés par les SS en banlieue de Berlin , au camp d' Haselhorst

Travaillant de nuit à l' usine comme mécaniciens , fraiseurs-outilleurs , avec les instruments utilisés le jour par les Polonais ou les STO , les déportés ten tèrent de laisser quelques petits mots cachés avec le matériel , dans l' espoir d' être lus . Ce fut sans effet . Les ouvriers de jour ne devaient pas comprendre le français et ils ne laissèrent jamais les petits présents alimentaires tant espérés .

Mais les bombardements nocturnes se succédaient à un rythme soutenu sur le secteur , si bien que le groupe dut quitter ce camp aux conditions relativement clémentes , mais en proie aux flammes sous un ciel apocalyptique . Il repartit avec les SS , en camions , vers le camp de Sachsenhausen

Charles se demandait s' il n' allait pas finir sa route ici , sous les bombes des libérateurs , après avoir résisté à tant de drames , d' horreurs et de dangers , après avoir si ardemment désiré que des pilotes anglais survolent Auschwitz et lui donnent quelques signes d' espérance .

Soumis à nouveau au régime habituel de désinfection , épouillage , appels , travaux forcés , les hommes du Kommando furent affectés aux travaux de déblayage des bâtiments détruits , dans des conditions très difficiles .

Puis , sous la pression du front russe , le 8 avril , les SS transférèrent le groupe récupéré par Siemens , avec machines et outils , à destination d' une autre usine en Bavière , mais le train fut bloqué par l' avancée des Alliés à Dresde

Les déportés éprouvèrent une vraie jouissance devant l' effondrement de Dresde et cette vision fut la grande satisfaction de leur vie . La punition ! Pas celle de Dieu , ils n' y croyaient plus . Il les avait laissés tomber . Mais celle des hommes , enfin !

Quand les avions eurent quitté l' espace aérien , les détenus du Kommando Siemens descendirent du convoi arrêté sur la voie , et entendirent alors un des officiers allemands hurler devant les décombres :

– Scheiße Deutschland ! Scheiße Hitler !

Et il partit comme une flèche ! Sa femme et ses enfants habitaient là

Ce jour-là , une première soupe un peu consistante fut servie aux hommes du groupe sur la voie ferrée . Une soupe qui prit l' allure et l' odeur d' un festin , avec une sorte de tapioca gonflant dans l' eau .

Après des jours et des nuits enfermés dans le train , les prisonniers furent ramenés au point de départ et à nouveau internés au camp de Sachsenhausen . Com plètement découragés , ils furent à nouveau affectés à un travail de terrassement épuisant , consistant à déblayer les gravats des bombardements .

À chaque impact d' obus , le sol tremblait , et dans les baraques en bois , la charpente du toit décollait sous l' effet de l' explosion . Dix-sept SS furent écrasés sous les décombres et les gardiens promirent un bouteillon de soupe à ceux qui dégageraient les corps .

Les Allemands , craignant le feu après les bombardements , avaient créé des bassins d' eau dans les rues de la cité , en prévision des incendies .

Les prisonniers creusaient , creusaient , évacuaient la terre sablonneuse avec leurs brouettes , sans un instant de repos , les uns derrière les autres en courant , il fallait toujours courir sous les ordres des gardiens . Les femmes accomplissaient les tâches les plus dures , poussant des wagonnets de sable .

En proie à de violentes douleurs intestinales , les déportés fabriquaient du charbon de bois comme remède contre la diarrhée .

Charles et Simon réussirent à se faire engager pour la corvée de soupe . Il n' y avait pas de meilleur cadeau , car cette tâche permettait de s' accorder une ration supplémentaire du liquide tant convoité .

Mais les Alliés avançaient par l' ouest , et le 16 avril 1945

Trois mois après leur évacuation nocturne du camp d' Auschwitz , une marée humaine trimbalée à travers l' Allemagne sous le feu croisé des Alliés avançait à vive allure , en rang cinq par cinq , et , sur des routes bondées , se heurtait à l' exode d' une population hétéroclite . Tous fuyaient devant l' arrivée des Russes , les habitants comme les SS avec leur cortège macabre .

Les déportés étaient poussés vers l' inconnu , ou peut-être , semblait dire la rumeur , vers un port de la mer Baltique , Lübeck . Mais comment savoir ? Et dans quel but ?

Pendant des jours et des nuits , dans une marche rapide et mortelle , semblable à celle vers Gleiwitz , affamés , sans repas , sans eau , découragés , ils dormaient quelques heures à même le sol , couchés sur la petite casserole qu' ils avaient enterrée à l' aide d' une cuillère pour ne pas se la faire voler , mangeaient ce qu' ils trouvaient là , puis repartaient au lever du jour pour errer à travers les bois et les forêts , guidés par un médecin SS . Des dizaines de milliers d' hommes et de femmes défigurés par la faim et la peur , une sorte de troupeau noir de monde toujours sous bonne garde , s' ébranlaient ainsi chaque matin au milieu du chaos de la guerre , dans les ruines d' un pays dévasté . Le sort réservé à ceux qui tombaient restait le même : une balle dans la nuque .

Les plus forts du Kommando Siemens aidaient les plus faibles , car là encore , dans cette jungle , il leur fallait s' imposer pour trouver une place entre les Polonais et les Ukrainiens de leur colonne . Mais parfois , exténués , ils se ménageaient en repoussant sans égard ceux qui s' accrochaient à eux . Chacun pour soi . Il n' y avait plus de place depuis longtemps pour la pensée et le remords .

Quand , un jour , un des Français du groupe , avec son fils adolescent , sollicita les frères Mitzner avec insistance pour l' aider à avancer , ils lui refusèrent leur soutien , incapables du moindre effort supplémentaire moral et physique .

– On n' en peut plus , débrouille -toi ! fut la seule réponse possible à ce moment-là .

Charles apprit plus tard que ce père et son fils avaient survécu à la marche

Les marcheurs se demandaient avec angoisse à quel sort les destinaient les SS , car ils voyaient bien que leur gardien allemand , le médecin chef major , les trimbalait de droite à gauche pour éviter de se diriger vers le Nord .

Ils supposèrent , bien plus tard , que le médecin , sentant l' issue de la guerre

Le cortège errant au centre des combats fut enfin rattrapé par la Croix-Rouge danoise qui crut bien faire en donnant à des hommes complètement dénutris du chocolat , des biscuits , du café en poudre et de la margarine . Régime idéal pour déclencher de terribles maux de ventre et de redoutables diarrhées ! Ceux qui mangeaient un peu trop mouraient très rapidement .

Au petit matin du 3 mai 1945 , au fond d' un bois régnait un grand silence : les gardes SS avaient disparu avec leurs armes

Dans l' après-midi , une voiture arriva , avec à son bord un chauffeur et un officier de l' Armée rouge . Les détenus comprirent alors qu' ils étaient libres .

Désormais inutiles donc libres , mais complètement perdus . Seuls sur une terre inconnue , assiégée de toutes parts , ils ne savaient ni où ils se trouvaient , ni quelle direction prendre . Atteints de dysenterie , amaigris , ils n' entrevoyaient plus la sortie de cet interminable voyage , de cette odyssée folle .

Pris en tenailles entre les armées anglo-saxonne et soviétique , les vagabonds abandonnés physiquement , moralement , suivirent ceux qui avaient pu glaner quelques renseignements et qui avançaient vers la zone alliée .

Charles et son jeune frère Simon avaient réussi l' exploit de ne jamais être séparés , et en restant ensemble , avec leurs amis , ils se sentaient un peu plus forts . Isolés , ils auraient été trop vulnérables face à la sauvagerie de milliers de prisonniers affamés , parlant plus de vingt langues différentes .

Seule la force de leurs liens leur permettait de ne pas tout abandonner , tout lâcher , de résister encore et encore dans l' espoir de trouver le chemin du retour .

Du personnel de la Croix-Rouge suggéra au petit groupe en désarroi de partir à l' est vers le secteur de l' armée russe afin de rejoindre la mer Noire , la Turquie puis l' Europe . Mais Charles et ses amis n' avaient pas confiance .

Aller avec les Russes , pas question ! Ils n' avaient pas bonne renommée à leurs yeux . Alors ils marchèrent encore pendant des heures , entre deux fronts militaires . Rongé par la faim , Charles avalait tout ce qui se présentait sous sa main , et avec des fleurs de trèfles il attrapa une fièvre aphteuse qui lui incendiait la bouche , à en hurler de douleur .

Dans une zone occupée par les Alliés , il rencontra un médecin militaire américain à qui il parla de son mal , mais n' étant ni prisonnier ni blessé de guerre , il ne reçut aucune aide .

Passant vers un Stalag

Après deux cent soixante kilomètres de marche forcée vers le nord en direction de Lübeck et de la mer Baltique , le petit groupe approcha de Schwerin

Un cheval broutait paisiblement dans un pré . Charles décida de le monter pour se rendre au plus vite à la ville . Ses amis l' attendirent à l' orée des champs , en espérant son retour fructueux . Mais le cheval ne suivait pas la route , et Charles comprit très vite que l' animal était aveugle . Il dut alors le diriger fermement à la bride .

Arrivé au premier carrefour , le cavalier sur sa monture improbable rencontra un soldat américain affecté à la circulation . Sur la manche de son uniforme , un brassard : MP

Charles lui montra son tatouage au bras gauche et demanda :

– Speak French ? Bread ?

– OK !

L' américain tâta Charles le long de son bras puis , visiblement effaré par son extrême maigreur , l' emmena à la pharmacie .

Charles montra l' intérieur de sa bouche :

– Iode ! Aphtes !

La pharmacienne ne semblait pas vouloir s' occuper de cet homme en habit rayé , qu' elle considérait comme un criminel . Le soldat lui intima l' ordre de le servir .

– Donnez -lui ce qu' il lui faut !

La femme obtempéra . Elle avait bien compris la langue de l' occupant .

Le soldat entra ensuite dans une boulangerie :

– Vous êtes combien ? demanda -t-il au jeune homme .

Charles pensait n' obtenir qu' un morceau pour lui , mais il tenta le tout pour le tout :

– Sept , répondit -il .

– Donnez -lui sept pains !

La boulangère obéit à son tour . Charles avait gagné . Il enfourcha le cheval et repartit en sens inverse , nanti de victuailles et de médicaments . Pour la première fois , en ce début du mois de mai , il ramenait de la nourriture au goût de liberté à ses amis , impatients de le voir revenir .

Errant dans le secteur pendant plusieurs jours , les vagabonds inséparables passaient devant des villas désertées par les familles allemandes , si bien que l' envie leur vint de s' y introduire et de profiter de la douceur des draps . Les vêtements et les slips laissés dans les tiroirs leur permirent de se changer à volonté . L' aubaine fut inestimable en ces temps de déroute intestinale . Les plus malades du groupe finirent par obtenir en chemin le traitement médical accordé aux prisonniers de guerre français travaillant dans les fermes du pays .

Un soir , il arriva qu' une Allemande vint à leur rencontre et leur cria :

– Vous ! Bandits !

Et tout en les insultant , elle leur demanda de l' aide pour sauver sa fille traquée par les soldats russes . Cachée dans les bois , la jeune femme terrorisée n' osait pas revenir chez elle et sa mère tentait de la retrouver . Traités de bandits , saturés de souffrances , les jeunes hommes en rayé refusèrent d' intervenir et ils passèrent leur chemin .

Sur la ligne de jonction de leurs troupes , les nouveaux occupants anglo-saxons et soviétiques se répartissaient le terrain et , à ce stade d' errance , mieux valait partir du côté des Alliés .

Pour cela , il fallait encore marcher puis traverser un ruisseau tenu par les Russes , mais les soldats de l' Armée rouge ne laissaient pas passer les réfugiés avant de les avoir tâtés , palpés , dépouillés du peu qu' ils avaient sur eux . Le groupe réussit à entrer en zone britannique où il fut froidement accueilli dans la caserne Adolf-Hitler

Dans une baraque à proximité étaient détenus des criminels SS . Les Anglais proposèrent aux jeunes survivants d' aller les reconnaître et de leur casser la gueule . Charles et ses camarades n' ont reconnu aucun des prisonniers ennemis et les ont laissés à leur nouveau sort . Ils n' eurent pas envie de les frapper . Une extrême fatigue était en train de s' abattre sur eux . Alors qu' ils avaient tenu bon pen dant des mois et des mois sans vrai sommeil , voilà qu' à la fin du martyre , au lieu d' être heureux , ils se sentaient comme assommés , sans plus d' énergie . Avec une seule envie , dormir .

Alors , prendre un pistolet et descendre un type , comme ça , ils n' ont pas pu le faire ! Ce n' était plus le problème pour eux . Sujets aux maux de ventre , maux de tête , à une sensation de froid , assaillis par toutes sortes d' idées confuses , les survivants songeaient surtout à retrouver leur famille au pays .

Et puis ils n' étaient pas assez méchants pour se venger de cette manière-là . Ils n' étaient pas des bêtes . Ils avaient résisté à la déshumanisation programmée et ils reviendraient en hommes dignes .

Le retour définitif en France s' annonçait imminent . Les revenants des camps , à bout de forces , devaient être rapatriés par les airs , et dès que le premier avion se posa , ils crurent que leur cauchemar touchait à sa fin . Enfin ! Mais les soldats anglais en attente de permission ne l' entendirent pas ainsi et revendiquèrent d' embarquer en priorité .

La déception fut immense dans le cœur des déportés :

– Les salauds ! s' exclamèrent -ils , profondément vexés et dépités .

Ils n' avaient pas été soignés par la Croix-Rouge , ni au Stalag et il leur semblait qu' ils en avaient déjà assez supporté ! Malades , épuisés au lieu d' être heureux , l' énergie de se battre les avait quittés . L' attitude des soldats britanniques , inimaginable , leur fit amèrement comprendre que leur histoire risquait fort de ne jamais être entendue et prise en considération à sa juste mesure . Puisqu'elle était précisément démesurée .

Le retour se fit en train de voyageurs , en passant par la Hollande , la Belgique , Hazebrouck , où les déportés firent étape et où le maire les accueillis , tard dans la soirée du 22 mai , autour d' une grande table d' hôte . Il leur offrit un dîner copieux et leur annonça que le genre de repas qu' ils venaient de prendre serait le dernier , car le pays vivait désormais sous le régime des tickets de rationnement . Les déportés survivants auront toutefois droit à une double ration .

Des mille cinq cents déportés du convoi n° 69 , vingt hommes et quatorze femmes sont revenus en mai 1945 .

Trois jours avaient suffi pour atteindre Auschwitz , il fallut seize mois à Charles et Simon Mitzner pour en revenir . Du camp , comme de tout !

Les deux frères et leurs camarades français Gilbert Michlin et Jacques Widmer avaient réussi à n' être jamais séparés par la folie des nazis , ils avaient lutté ensemble contre l' épuisement , la détresse , et c' est peut-être aussi à ce lien qu' ils devaient d' être vivants .

Leur survie représentait en soi une mise en échec du projet d' extermination totale des Juifs .

Arrivés ensemble à Paris le 23 mai 1945 après cette interminable errance de quatre mois à travers un continent bombardé et hostile , ils furent dirigés vers l' hôtel Lutetia

L' état de santé de Charles était préoccupant , mais il préféra repousser les soins à plus tard et quitter très vite Paris pour retrouver sa famille . Dans les mois qui suivirent , il dut revenir régulièrement se faire soigner par le professeur Dreyfus à l' hôpital de la Pitié , ou à celui de Saint-Antoine , selon ses pathologies . Dans le corps de Charles , rien ne fonctionnait normalement . Les problèmes hépatiques , pancréatiques mettaient en péril une survie pourtant réussie au-delà de l' imaginable . Des multiples coups reçus dans le Block , Charles gardait des maux de tête , des pertes de mémoire . La malnutrition , aggravée par l' ingestion de trèfles , de neige en excès , de chocolat , provoquait des troubles digestifs graves et douloureux .

Charles vit un de ses grands amis dériver vers la mort , et il ne put que lui tenir la main et l' accompagner ainsi jusqu' au bout du chemin . Cet homme avait tout supporté , il avait survécu et se croyait enfin sorti d' affaire , d' enfer , mais voilà qu' il quittait dans la souffrance un monde redevenu vivable . Aucun mot ne dira la désespérance de ces moments-là .

Un très grand nombre de déportés épuisés trouvèrent la mort après leur sortie des camps pour n' avoir pas supporté une alimentation trop copieuse et trop riche . Les organismes dénutris n' y résistèrent pas .

Le 22 mai , à Hazebrouck , Charles avait eu la possibilité d' envoyer un télégramme . Il choisit de l' adresser à sa fiancée grenobloise , laissée là sans nouvelles depuis quinze mois :

« Rentré France , bonne santé , arrivée imminente . »

Dès le surlendemain , Charles monta dans un train pour Lyon cette fois -ci , et prit enfin le car jusqu' à Grenoble . Devant la gare routière l' attendait Antoinette , sa belle-sœur . De retour au Chevalon-de-Voreppe , il retrouva sa compagne , Marie , et découvrit enfin sa petite fille de 10 mois , Marie-Antoinette , née en août 1944 pendant son absence . Il apprit également ce qu' il était advenu de ses parents .

Le père démobilisé avait rejoint son épouse à Grenoble où il avait repris un emploi dans la confection . Arrêté par la Gestapo puis transféré à Lyon , à la prison de Montluc , il fut déporté lui aussi à Auschwitz , le 11 août 1944 dans le dernier convoi , le n° 78 . Le soir du 17 janvier 1945 , il avait échappé à l' évacuation du camp par les nazis en se cachant sous une couverture . Dix jours plus tard , il avait été libéré par l' Armée rouge avec les sept mille détenus invalides abandonnés là au milieu des cadavres , et il avait survécu après un retour par Odessa .

En 1944 , le frère aîné , Jacques , était venu habiter la région grenobloise où , bien caché à la campagne , il réussit à ne pas se faire attraper .

Leur mère , Esther , s' était éteinte la même année à l' hôpital de Grenoble , emportée par un diabète que les soins attentifs de son cadet Simon avaient jusque-là jugulé . Après que Simon fut emporté dans un wagon plombé , la santé de la mère s' était définitivement aggravée .

En juin 1945 , dans la chaleur d' un été prometteur , Charles épousa Marie et reprit la vie courante avec avidité . Il garda du mieux qu' il put le cauchemar à distance , quoique rongé par une immense volonté de vengeance .

Après son arrestation , l' appartement de la rue Très Cloîtres avait été vidé , habité , et Charles dut attendre une décision de justice pour récupérer son logement et retrouver un toit pour sa propre famille .

Il apprit plus tard , par une voisine fort naïve , qu' il avait déjà été recherché dans les semaines précédant son arrestation en février 1944 , mais cette femme , sans doute trop peureuse , s' était gardée de l' en informer et de le prévenir .

« J' ai été con , commentera Charles , je ne me méfiais pas ! »

Charles reprit des études en auditeur libre à l' Institut national polytechnique de Grenoble . Formé dans le laboratoire du professeur Berthier , il fit de la recherche en physique et travailla sur différents procédés techniques de pointe .

Dans le désordre du retour à la civilisation , le petit groupe de survivants se retrouva disloqué , dispersé . Le noyau du Kommando Siemens a été séparé . Chacun rentra chez soi et les compagnons d' infortune partis sans laisser d' adresse se perdirent de vue pour la plupart . Les compagnons les plus proches de Charles connurent de brillantes carrières professionnelles , s' entraidèrent , et poursuivirent leurs échanges sur cette folie surmontée en commun . Entre eux , au moins , Charles , Simon , Gilbert , Jacques , Louis

Pour sa part , Charles garde depuis son retour des camps et des marches forcées des troubles si persistants que des hospitalisations s' avèrent régulièrement indispensables .

En 1966 , à 40 ans , Simon mourut dans un accident de la route , si jeune , après avoir survécu à un génocide , après avoir résisté au dessein des nazis . Il avait trois enfants . Charles ne s' en remit jamais . Trop injuste . Inacceptable .

« Je n' ai jamais pu avaler ça ! Après tout ce qu' on avait vécu ! »

Bien plus tard , à la fin du siècle , Charles fut contacté par la firme Siemens pour présenter une demande d' indemnisation au travailleur forcé exploité par l' industrie de guerre allemande .

Les résultats de cette action juridique furent bien maigres : Charles reçut 5 000 francs

Charles entreprit de reconstruire sa vie d' homme , de trouver du travail au plus vite après avoir tout perdu , et il a enfoui en lui , dans un hurlement silencieux , ce qu' il ne pouvait partager .

Raconter lui paraissait invraisemblable . Noyé dans la masse au retour de la guerre , dans un pays en reconstruction , il lui semblait que son histoire serait inaudible parce qu' impensable . Personne ne le croirait . D'ailleurs , lui-même , s' il ne l' avait pas vécu

Personne ne lui demandait rien . Pas même Marie .

Et puis les Français souhaitaient ardemment passer à autre chose , dans un élan de vie et un profond désir d' oubli . Certains , parfois , ont eu de la compassion : un receveur de gare qui ne lui faisait pas payer son billet , ou un commerçant qui lui a donné un costume neuf .

Avec ses enfants non plus , Charles n' a pas cherché à parler , ou si peu , comme ça ! Cela paraissait normal de se taire , de les protéger de ce que le regard d' un homme ne pouvait soutenir .

« On n' en parle pas comme ça , on reste discret , nous explique très simplement Charles . Et puis , quand je suis revenu , j' étais le seul dans ma rue à avoir été déporté . On n' était pas des dizaines ! Les prisonniers de guerre étaient attendus , accueillis , questionnés . Pas nous . Ma femme non plus ne me posait pas de questions . Personne dans la population n' avait envie d' affronter nos mois d' errance à travers l' Europe , notre marche vers la mort . Et nous , on pensait que le poids de cette histoire fatiguerait les autres , alors que c' est nous qui étions fatigués ! On avait l' impression de sortir de taule , et tous les morts qui sont restés là-bas , on ne pouvait pas en parler . On n' est pas des guerriers et on en est à se dire que ça n' a pas pu arriver . Comme on n' a pas été aidés à notre retour , les nœuds sont restés en nous et ils y sont encore . »

Au retour de Charles , le pays était libéré depuis neuf mois , sa fillette avait 10 mois . Lui se trouvait en grand décalage . Si la vie s' était figée pour lui en Pologne , elle avait déjà repris son cours ici , pour sa famille en attente de nouvelles .

Au fil du temps , avec ses maux de ventre , ses maux de tête , Charles passait pour hypocondriaque . Dans les hôpitaux où il cherchait désespérément un soulagement , une guérison , il s' entendait répondre :

– On ne peut rien faire ! Il faut vous calmer .

Mais comment se calmer quand on revient de l' enfer très revendicatif , enragé par l' impunité , l' indifférence , la réminiscence de l' injustice ? Aucune aide psychothérapeutique ne fut proposée pour tenter d' apaiser ces êtres torturés . Pour aider les mots à surgir et prévenir l' installation d' une souffrance chronique .

Charles , à 26 ans , portait sur le bras un numéro tatoué qui nourrissait quotidiennement son désir de vengeance .

Malgré et avec sa très grande colère , il tentait de rebondir , de se remettre sur les rails . Vivre en famille , réussir quelque chose , si modeste soit -elle , comme de trouver une plaque de chocolat dans l' alimentation contingentée d' après-guerre , toucher un petit salaire en attendant mieux . « C' est incroyable , inimaginable , la force qu' on a ! »

Au fil des années , Charles eut trois autres filles à qui il ne raconta rien de son histoire , par souci de protection .

– Mes filles ne posaient pas de questions , je ne leur parlais pas de leur côté juif pour les protéger , car je n' ai jamais cru que ça ne recommencerait pas . Je pensais que la leçon ne servirait à rien , alors ce n' était pas la peine de les exposer .

Avec son jeune frère de déportation , Charles gardait une très forte complicité , mais un fond d' amertume persistait chez Simon . Il se sentait responsable de l' arrestation de son aîné par la Gestapo . Pourtant Charles rendra toute sa vie hommage aux mérites de ce jeune frère solide et solidaire , qui manigançait astucieusement au camp pour améliorer l' ordinaire , qui l' aida à survivre sur la route de Gleiwitz en le soutenant avec Jacques Widmer .

Charles et Simon se réjouissaient d' avoir vaincu Hitler , mais les millions de morts , c' était inexprimable . C' est seulement avec les quelques amis de déportation jamais perdus de vue qu' ils ont pu évoquer pendant des décennies ce qui a constitué leur histoire singulière . Agressés de toutes parts pendant seize longs mois de leur jeunesse , tous partagent la même hargne , se rassurant les uns les autres sur la présence obsédante de leurs souvenirs . Une manière de ne pas se croire fou . Des images insurmontables hantent toujours sa mémoire douloureuse , soixante-deux ans plus tard . Et de plus en plus souvent .

« Pour tous ces Hongrois , nous n' avons rien fait , murmure Charles , bouleversé . Ils sont partis , nous savions ce qui les attendait . Nous les avons laissés aller . Sans les prévenir . Nous n' avons rien dit ! »

Comment pardonner le silence , l' indifférence du monde , quand ils laissent un homme dépourvu , face à sa propre impuissance ?

Quelques mots émergent encore , difficilement :

« Les enfants , cinq par cinq , tout seuls , se tenant par la main … »

Ces mots imprononçables qui s' étouffent , s' arrêtent au bord des lèvres :

« Les enfants , c' était terrible … j' ai des images , les traits de leurs visages … je ne peux pas m' en défaire . Ils me hantent la nuit , plus précis avec le temps , dans les détails . Je les vois en couleur maintenant , c' est encore mieux qu' avant ! C' est trop dur . Ces enfants menaçaient le III e Reich ! paraît -il … Vous expliquerez ça comme vous voudrez ! »

Alors , se rendre aujourd'hui dans les écoles pour témoigner , c' est impossible . Parler à des enfants ? Charles ne peut pas . Rencontrer leur regard ? C' est trop dur .

Une fois pourtant , il a accompagné un convoi , comme il dit sans y prendre garde , pour parler du groupe de lycéens avec lequel il s' est rendu à Birkenau . Son retour sur les lieux fut infiniment troublant . Les baraques détruites , le chemin des chambres à gaz , plus rien n' est rendu de l' atrocité . Bouleversé devant le mur des fusillés , Charles tomba à genoux , envahi par le souvenir de ses amis restés là , à terre , comme des pantins . Ce fut trop dur .

Il se rendra sans doute un jour aussi au Mémorial de la Shoah , mais il n' ira pas seul .

« Il faut qu' on m' emmène . J' ai besoin d' être accompagné pour amortir le choc .

« Je n' étais pas content pendant mon voyage à Auschwitz . Je ne retrouve pas l' atrocité des camps . La boue , le bruit , la poussière , l' odeur , cette misère humaine . Toutes les baraques manquent , le chemin des crématoires .

« Quand j' étais à Birkenau , une fois , j' ai fait une erreur : je me suis retrouvé sur le chemin en entonnoir bordé de canisses . Je m' étais perdu . J' ai bien vu que ça n' allait pas . Un gardien allemand m' a appelé :

« – Où tu vas , Mensch ?

« – Au Block !

« – C' est là-bas ! Schnell !

« Il m' a viré de là et m' a sauvé . J' ai compris alors que j' étais sur le chemin des fours . La foule entrait par là , canalisée dans l' entonnoir . Tout ça est détruit maintenant . L' image n' est pas la même pour moi . »

Maintenant , l' âge avançant , le sommeil s' agitant , les fantômes revenant , les commémorations dans le froid de janvier sans les amis déjà partis , une soirée parmi les Hongrois le ramenant à cette épouvante enfouie , Charles commence à imaginer qu' il pourrait raconter , qu' il faudrait raconter . L' époque offre peut-être assez d' écoute pour qu' il accepte d' affronter ces souffrances aiguës , ces deuils en série , ces meurtres par milliers , malgré la violence des émotions . Pour remettre ses pas dans le chaos de sa jeunesse , pour rendre hommage aux personnes oubliées .

« Ce que les nazis ont fait est impardonnable . Ils ne se sont jamais excusés . S' ils avaient gagné , ils auraient achevé le travail jusqu' au dernier d' entre nous . »

Charles sait qu' il n' est pas seul à ressentir un violent désir de vengeance mais il ose le dire sans détours .

– Pourtant , vous n' êtes pas passé à l' acte , lui ai -je fait remarquer .

– Non , parce que je suis humain . Je suis resté un homme . Ils n' ont pas réussi à nous déshumaniser .

La colère de Charles restée tapie en lui , intacte , insurmontable , l' aide -t-elle à tenir debout , à créer , à inventer ? À vivre ? Le mine -t-elle , ne lui laissant aucun repos , aucune voie d' apaisement ? Le souffle de cette révolte est -il en lui-même la garantie que des millions d' enfants , d' hommes , de femmes exterminés resteront vivants à tout jamais dans sa mémoire ?

Témoin horrifié et impuissant de ces files interminables se dirigeant vers leur fin , se sentant coupable d' être vivant quand tant d' autres ont disparu , Charles ne peut se soumettre à l' inacceptable , ne peut composer avec l' horreur . Il affronte tous les jours depuis sa déportation la présence lancinante des fantômes . On ne quitte jamais un camp d' extermination , on l' emmène avec soi .

– En vieillissant , la mémoire immédiate s' en va , et recrache la mémoire ancienne . Je revois des lieux , des matériaux , des moments , ça ne s' évacue pas , mais je ne le fais payer à personne , assure -t-il .

Parfois , dans le cœur des hommes martyrisés se nichent , en un bien étrange mélange , beaucoup de gentillesse et d' humour ainsi qu' une rage dévorante , une amertume embusquée , un abcès qui enfle avec le temps .

Comment vivre avec ce venin au cœur , ces traces dans le corps ? Peut -on supporter une telle rage ? Que transmettre de ce drame inexplicable à ses descendants ? Quel poids de solitude , de silence et de violence contenue portent -ils eux-mêmes ?

– Depuis Auschwitz , quelque chose est mort en moi , murmure Charles . Je n' ai plus d' émotions . Je me suis blindé . Quand je vois un beau paysage , je ne ressens rien . Je suis désabusé . On me le reproche assez ! Pourtant , des larmes , j' en ai !

En effet , la sensibilité de Charles est bien là , vibrante , palpable , à fleur de peau , mais la tendresse , l' attendrissement seraient -ils devenus dangereux ? Cette mort dont parle Charles , ne serait -ce pas celle des rêves , de l' insoucianc e , de la confiance , de l' émerveillement devant la beauté du monde ? Un désenchantement ?

Et pourtant , à 87 ans , cet homme noué s' est laissé surprendre un soir par un mouvement devenu sans doute irrépressible . Comme sous l' effet d' une étincelle rallumant une douleur vive , il a fait émer ger des mots en survie , pour lui , pour les survivants , les millions de morts , et pour nous tous .

À l' écoute de son histoire , nous mesurons notre difficulté à approcher la réalité d' un drame aussi fou , en même temps que nous est révélée la force d' insoumission insoupçonnée des hommes , tant qu' un souffle les anime encore . Brisés , morts d' une partie d' eux-mêmes mais vivants , certains ont trouvé la force de rebondir et de reconstruire une vie d' homme , mettant ainsi en échec le dessein des nazis . D' autres ont succombé au gouffre .

Chacun à sa manière nous oblige à nous interroger , à nous renseigner sur nous-mêmes et sur notre rapport au monde .

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