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Ma mère était médusée , elle a dit que j' avais de très bonnes dents . J' avais surtout atrocement faim .

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Claire , ma fille , ma lumineuse , tu es là , bébé de six mois , couchée sur mes genoux et tu dors . Tu dors à poings fermés , avec le visage d' ange que tu garderas toujours dans ton sommeil .

J' ai mis un disque sur la platine , mon classique préféré : le Concerto pour violon et orchestre en ré majeur , opus 61 , de Beethoven , interprété par Zino Francescatti ; l' orchestre est sous la direction de Bruno Walter .

En même temps que je vibre intensément aux modulations du violon , je te regarde , toi , ma perle rose , mon petit bijou de chair . Tu sembles absorber la musique comme tu absorbes l' air : naturellement et avec satisfaction . J' ai l' impression que nous communiquons encore toutes les deux comme lorsque tu étais dans mon ventre et que j' écoutais de la musique .

C' est un moment de pur bonheur et de parfaite harmonie !

Le violon et l' orchestre piquent les dernières notes du troisième mouvement et je reste là , comblée et heureuse , me rappelant combien je désirais donner la vie , moi à qui les nazis avaient voulu la prendre . Je me souviens de mon désespoir de ne pas être enceinte après trois mois de mariage . Mon ravissement lorsque , enfin , tu t' es annoncée . J' ai vécu ces neufs mois en complète plénitude , dans tous les sens du terme .

Mon accouchement fut très pénible ; je n' étais pas préparée à subir vingt heures de souffrances , dans une salle de travail où tout le monde pouvait entrer et me donner des conseils contradictoires . À la fin , il a fallu appeler le chirurgien obstétricien qui jouait au bridge chez des amis ( nous étions un samedi ) . Il m' a anesthésiée , a pratiqué une épisiotomie et t' as tirée au moyen de forceps . Tu ne criais pas . Il a fallu te taper un bon moment sur les fesses , la tête en bas , pour que tu pousses enfin un cri , m' a -t-on raconté , car j' étais endormie .

Plus tard , lorsque je me suis réveillée , le médecin est venu me dire :

– Vous avez une belle petite fille !

– Mais je voulais un garçon !

– Ce n' est pas ma faute , madame !

Claire chérie , il ne faut pas m' en vouloir d' avoir répondu ainsi au docteur . Cela m' était égal d' avoir une fille ou un garçon , du moment que j' avais un bébé , mais lorsque j' étais enfant , fille unique et triste de l' être , je m' étais inventé un grand frère que j' avais appelé Alexandre . Ce frère me protégeait du monde ; il était mon confident , je lui racontais tout , mes joies et mes chagrins ; il a fait partie de toute ma vie , à peu près jusqu' à la guerre . C' est pour cela que je voulais un garçon en premier , puis tout de suite après , une petite fille comme toi qui serait protégée par son grand frère .

Quand on t' a apportée à moi , je t' ai tout de suite adorée . On t' a posée près de moi , sur mon oreiller et je n' ai cessé de te contempler longuement , très longuement … Tu étais très belle malgré les marques des fers aux coins externes des yeux . On aurait dit un bébé de trois mois ( tu pesais quatre kilos à ta naissance ) .

Lorsqu' il s' est agi de te donner un prénom , n' osant pas m' exprimer clairement devant ma belle-famille ( j' avais peur de tout le monde à cette époque ) , j' ai mis dans une corbeille trois petits papiers portant chacun un nom : Claire , Françoise , Lucile . Ta petite main devait se poser par hasard sur l' un d' eux , mais j' ai triché et je l' ai poussée sur le prénom qui m' était cher : Claire !

Claire , le prénom de la petite camarade de l' école primaire de filles de la rue de la Mare

Ses parents , en revanche , avaient été déportés à Auschwitz

Ensuite , Claire avait vécu à Lyon où elle avait été arrêtée en mai 1944 , à la même époque que moi à Paris .

À Drancy , à part ne pas manger à sa faim – ce qui était le lot de toute la France à l' époque – , la vie n' était pas trop pénible . Nous , les jeunes , ne faisions rien , excepté de bavarder et de nous promener sous les galeries de ces HLM inachevées .

Des flirts se nouaient ; moi-même , j' avais un amoureux , Serge L. , un beau garçon de dix-huit ans qui m' entraînait dans des chambrées vides pour m' embrasser et me caresser .

Une fois , après nos baisers , nous sommes sortis sur le balcon , et là , de l' autre côté de la grande cour , sur la route nationale qui longeait le camp , j' ai aperçu mon père , son vélo à la main , qui scrutait les bâtiments . Je ne lui ai pas fait signe , de peur qu' il ne se manifeste et ne soit arrêté .

Un jour , Serge me demande si j' ai déjà fait l' amour .

– Non , dis -je .

– Alors , il faut le faire maintenant , dit -il , on ne sait pas ce qui nous attend , tu ne peux pas mourir sans avoir connu ça !

Et pour mieux me convaincre , il prend ma main et la pose sur sa braguette entr'ouverte . Je sens quelque chose de dur et , effrayée , je fais un bond en arrière ; tout juste si je n' ai pas poussé un cri ! J' ai cru que c' était un monstre . Je ne savais pratiquement rien sur l' amour physique ni , surtout , sur le fonctionnement de l' organe sexuel masculin . En fait de sexe masculin , j' avais tout juste vu le petit robinet bien inoffensif de mon cousin de cinq ans , alors que j' avais huit ans et demi .

Après cet épisode , nous avons continué notre relation amoureuse mais je le suivais moins volontiers dans les endroits isolés .

Cette vie « de rêve » n' a duré que cinq jours . Le 30 mai , au petit matin , on a appelé des noms dont celui de ma mère et le mien . On nous a fait descendre avec nos valises et une couverture . Puis on nous a rassemblés dans un coin de la cour et entourés de fils de fer barbelés pour nous ôter toute chance de nous sauver . On nous a aussi distribué un petit colis de nourriture pour la route .

On nous avait prévenus la veille de ce départ et ma mère m' avait dicté une lettre pour la famille . J' ai mis au verso de la feuille l' adresse d' un de mes oncles à Paris et celle d' une amie espagnole au Blanc-Mesnil et j' ai jeté la lettre sans enveloppe par-dessus le balcon , avec simplement la mention que la lettre venait de Drancy et que la personne qui la trouverait serait très gentille de la faire parvenir à l' une des deux adresses indiquées .

J' ai aujourd'hui en ma possession cette lettre datée du 29 mai 1944 . Deux des sœurs de ma mère étaient mariées avec des non-Juifs , donc elles ne craignaient rien , en principe . C' est au mari de l' une d' elles que ce mot était destiné mais c' est l' amie espagnole qui l' a reçu des mains d' un gendarme ; elle a eu très peur , en ouvrant la porte , de voir un gendarme car les étrangers , à cette époque , se méfiaient de tout ce qui représentait l' autorité . En lui remettant la lettre , le gendarme a prié cette amie de ne pas lui adresser la parole si elle le rencontrait dans la rue ( il habitait le même quartier ) . Cette amie , Carmen Torrès , a fait suivre la lettre à mon oncle .

Nous sommes donc là dans la cour , à peu près un millier de personnes , parquées , comme à chaque départ .

Les jours précédents , sur les murs des chambrées badigeonnés à la chaux , nous avions gravé des inscriptions . La mienne disait : « Vengeance ! Nous reviendrons ! 26 mai 1944 . » Au retour des camps , j' ai retrouvé cette inscription qui , peu de temps après , a été effacée ainsi que toutes les autres , lorsque les HLM sont retournées à leur destination première : servir de logements .

Et en avant ! Dans les autobus de la TCRP

Les autobus traversent Drancy , puis Aulnay-sous-Bois et nous déposent à la gare de Bobigny .

Mais non ! C' est bien notre train !

Des soldats allemands se tiennent sur le quai , leur fusil sous le bras . Les gendarmes nous remettent entre leurs mains et disparaissent .

Alors les soldats nous poussent à coups de crosse dans les wagons : hommes , femmes , enfants , vieillards , à plus de cent par wagon . Je suis séparée de Claire et de mon amoureux .

Il faisait très chaud ce jour-là . Nous étions entassés , nous pouvions tout juste nous asseoir , les genoux repliés sur la poitrine . Le train est resté immobile pendant des heures . J' ai cru que j' allais étouffer . Heureusement , ma mère avait eu la bonne idée de nous placer près d' une des deux lucarnes qui encadraient la porte ; nous pouvions au moins respirer un peu et lorsque le convoi s' est ébranlé , nous avons pu avaler avec délices de l' air , tiède , mais de l' air !

Les portes des wagons étaient verrouillées . Un peu de paille était étalée sur le sol . On avait posé un baril d' eau au milieu du wagon et au fond un autre baril pour les besoins naturels . Encore pudiques , nous avons tendu une couverture devant mais on entendait tous les bruits et l' odeur devenait de plus en plus insupportable , surtout pour ceux qui étaient à côté .

À la fin de la journée , le baril des besoins débordait alors que le baril d' eau était vide .

La nuit : une nuit de cauchemar !

Pour pouvoir dormir un peu , il fallait que quelqu'un se mette debout afin qu' un autre puisse allonger ses jambes ; ceci à tour de rôle . On avait soif et on suffoquait dans cette pestilence .

Le lendemain seulement , on nous a permis de vider le baril puant et de remplir le baril d' eau pendant un arrêt dans une gare ; laquelle , je ne m' en souviens pas , mais je crois que nous étions encore en France . Des gens circulaient , pas du tout étonnés de voir des êtres humains dans des trains de marchandises et des soldats autour d' une mitrailleuse sur le toit du dernier wagon . Je l' ai vu parce que je me suis portée volontaire pour aller chercher l' eau . J' ai compris alors que les soldats mettraient à exécution la menace qu' ils proféraient en nous poussant dans les wagons : « N' essayez pas de vous enfuir car nous fusillerons dix d' entre vous pour chaque évasion et nous tirerons sur tout ce qui bouge . »

Le jour suivant , le train s' est à nouveau arrêté , cette fois en pleine campagne . On nous a fait descendre entre deux haies de soldats pointant leurs fusils sur nous et on nous a conduits vers des feuillées ( terme militaire pour désigner des tranchées servant de latrines ) par groupes , hommes et femmes mélangés . Nous nous en fichions , nous avions déjà perdu beaucoup de notre pudeur , et les besoins étaient pressants .

J' ai brièvement revu Claire ainsi que Serge . Nous avons juste eu le temps de nous embrasser avant d' être chassés vers nos wagons respectifs .

Puis ce fut une autre nuit et un autre jour , aussi terribles que les premiers . L' eau manquait de nouveau . Nous avions si soif que nous ne pouvions plus manger nos provisions .

La troisième nuit fut encore plus cauchemardesque que les autres . Pas la place de se retourner . Des enfants pleuraient , des gens âgés gémissaient , d' autres étaient malades et se vidaient par toutes les ouvertures . Mais ce qui m' a le plus frappée , c' est de voir des couples s' embrasser et se caresser . À certaines paroles j' ai compris qu' ils n' étaient pas toujours mariés ensemble , ce qui me choquait profondément à cette époque . J' étais tellement jeune et je ne savais rien ! Je ne comprenais pas que dans cette situation extrême d' enfermement et d' incertitude quant à l' avenir , les comportements pouvaient être exacerbés .

Le quatrième jour – nous étions le 2 juin 1944 – , le train s' est mis à ralentir . Sur des voies parallèles , on voyait d' autres trains arrêtés ou roulant très lentement et , à travers les lucarnes , des visages pâles et amaigris . Nous avons essayé de parler à ces gens . Ils ne nous répondaient pas .

Des femmes en robes rayées ou grises piochaient entre les rails . Elles ne nous regardaient pas .

Le train s' est finalement arrêté . Les portes se sont brusquement ouvertes et des hommes en tenue rayée et au crâne rasé sous un béret rayé , lui aussi , ont sauté dans le wagon . Ils nous ont parlé en français : « Laissez vos bagages , vous les récupérerez plus tard . » Il a fallu abandonner nos valises et le restant de nourriture que nous n' avions pas pu avaler à cause de la soif .

Ils nous disaient aussi , tout bas et en yiddish : « Donnez les petits enfants aux vieilles femmes , ils entreront dans le camp en camion . » Par la suite , nous avons vu que la porte du camp ne se trouvait qu' à une cinquantaine de mètres à peine de la rampe d' arrivée .

Les mères de notre wagon n' ont pas accepté de se séparer de leurs enfants ; deux seulement les ont donnés et s' en sont voulu par la suite . Leur détresse était immense et l' une d' elles est devenue folle , elle errait dans le camp en appelant son petit garçon de trois ans .

Des soldats nous ont fait descendre du train à coups de crosse et de matraque en hurlant : « Los , los ! Schnell , schnell ! » ( Allez , allez ! Vite , vite ! ) On aurait dit qu' ils aboyaient , comme les chiens qui les entouraient . Moi qui avais étudié l' allemand depuis la classe de 4 e et qui aimais tant les poèmes de Heine , Novalis … Cette langue m' est devenue insupportable .

Nous étions arrivés au camp de Birkenau , en Haute-Silésie ( Pologne ) . Sur le quai s' entassaient des pyramides de sacs , de valises , de vêtements … Nous avons commencé à comprendre que nous ne reverrions jamais nos affaires . Ma mère , qui avait souffert tout l' hiver passé d' une bronchite récidivante , a sorti de son sac les ordonnances qu' elle gardait pensant qu' elles lui serviraient ; elle les a déchirées en mille morceaux , en disant : « Ici , je ne suis plus malade . »

On a d'abord séparé les hommes et les femmes en deux colonnes . J' ai fait un signe d' adieu à Serge , de loin . Puis on a fait avancer notre colonne de femmes et nous nous sommes tout d' un coup trouvées devant un superbe officier SS ( j' ai su par la suite que c' était le tristement célèbre Dr Mengele , un sadique notoire ) . Au fur et à mesure que nous défilions , il désignait la gauche ou la droite d' un coup de sa badine .

À Drancy , je m' étais liée d' amitié avec une jeune fille de quinze ans , Fanny ; sa mère et la mienne avaient sympathisé . Dans le train , la mère de Fanny disait que , comme elle était alsacienne , elle parlait bien l' allemand et pourrait peut-être servir d' interprète .

Fanny et sa mère étaient toutes les deux un peu fluettes . Elles marchaient juste derrière nous .

Ma mère et moi avons été dirigées vers la gauche et elles deux vers la droite . Nous ne les avons jamais revues .

C' était la première sélection . Celles qui étaient assez fortes pour travailler avaient une « chance » de survivre quelques mois , mais nous ne le savions pas à ce moment-là .

On nous a fait entrer dans une baraque basse . Des jeunes filles bien habillées se tenaient derrière une espèce de comptoir . Elles ont inscrit nos noms et nous ont attribué un numéro écrit sur une bande de calicot , ornée d' une étoile de David formée par un triangle rouge et un triangle jaune superposés . Il fallait apprendre ce numéro par cœur en allemand .

Les jeunes filles bien mises , des Polonaises , nous ont réclamé certains de nos vêtements , une robe par-ci , des chaussures par-là … Nous venions de France , n' est -ce pas ? Le pays de toutes les élégances ! Nous n' avons pas voulu leur faire ce plaisir . Elles nous disaient : « De toute façon , on vous les prendra ! »

Ensuite , on nous a fait déshabiller complètement . Une fois que nous avons été nues , on nous a tatoué notre numéro sur l' avant-bras gauche . C' était une double humiliation : rester debout , nues , devant ces filles méprisantes et des soldats allemands qui entraient et sortaient sans arrêt .

Ma mère avait le numéro A-7141 et moi le A-7142 . Quand on a commencé à me tatouer le A , avec une simple plume trempée dans l' encre de Chine , j' ai voulu l' effacer et j' ai alors reçu deux gifles magistrales ; j' en ai vu trente-six chandelles et me suis alors demandé où j' étais tombée . Mes parents ne m' avaient jamais battue .

Pendant ces opérations d' enregistrement et de tatouage , nous avons interrogé nos « servantes » sur ce qu' étaient devenus ceux qui étaient montés dans le camion .

« Regardez , nous ont -elles répondu en indiquant une fenêtre , vous voyez ces cheminées avec les hautes flammes ? Ce soir , les vôtres brûleront là-dedans , mais auparavant , ils seront passés par la chambre à gaz . On leur aura dit qu' ils allaient prendre une douche dans une salle avec des pommes d' arrosoir au plafond , mais il n' en sort pas d' eau . On introduit du gaz par des ouvertures . De toute façon , ici , on entre par la porte et on sort par la cheminée . »

Nous avons pensé qu' elles étaient folles .

Ensuite , on nous a conduites dans une pièce sans fenêtres . Le sol était recouvert de caillebotis en bois . Nous étions assises sur des gradins , également en bois . Nous étions très troublées . Au plafond il y avait des pommes de douche , comme les Polonaises nous l' avaient raconté : c' était peut-être la chambre à gaz , elles avaient dit la VÉRITÉ !

Et là , j' ai vu pour la première fois ma mère s' écrouler ! Elle pleurait convulsivement en répétant : « Mais qu' est -ce que j' ai fait ? J' ai emmené un enfant au camp et elle va mourir ! » Je ne savais pas quoi lui dire . Elle se reprochait de m' avoir ramenée à Paris alors que j' étais sur la Côte d' Azur , dans une maison de l' OSE

En fait , ce n' était pas la chambre à gaz mais une sorte d' étuve .

Une fois que nous avons été « nettoyées » , on nous a amenées dans une grande pièce pleine de vêtements et de chaussures où étaient disposées quelques chaises .

Là , nouvelle humiliation ; des filles , armées de tondeuses , nous ont fait asseoir et nous ont rasées à zéro partout : la tête , les aisselles , le pubis .

À la fin de cette « cérémonie » , nous nous sommes regardées , maman et moi et avons éclaté de rire ! Ma mère , menue , avait une petite tête d' oiseau déplumé , et moi , qui avais une grosse tête ronde , je ressemblais à un bagnard . C' est ce que nous étions devenues : des bagnards !

Puis on nous a distribué des hardes ( soi-disant passées à l' étuve ) . Il n' y avait plus de robes rayées car , à cette époque , arrivaient , convoi sur convoi , des trains entiers de Juifs hongrois . La Hongrie , alliée à l' Allemagne , n' avait pas voulu déporter ses Juifs , pas par bonté d' âme , mais parce qu' elle avait assez de travaux d' esclaves pour eux dans le pays . En 1944 , les Allemands exigèrent la déportation des Juifs de Hongrie et depuis le printemps , des milliers et des milliers de Juifs finissaient à Birkenau . C' est ce que nous ont raconté par la suite les Hongroises sélectionnées pour le travail et affectées à notre Block .

Je suis ressortie de cette pièce affublée d' une robe minable , couleur caca d' oie , sur une culotte longue de grand-mère dont la dentelle dépassait , et aux pieds , une chaussure noire à talon bottier et une chaussure marron à talon plat . C' est tout ce que j' avais trouvé à ma taille . Ma mère était encore plus folklorique que moi . Un pantalon blanc de grand-mère également , avec dentelles , et par-dessus une robe bleu ciel courte . Elle ressemblait à une petite fille de douze ans . Elle a eu de la chance : ses chaussures n' étaient pas dépareillées .

Nous nous sommes regardées , mais cette fois sans rire … En moi commençait à bouillonner une terrible rage . De quel droit des êtres humains civilisés s' étaient -ils arrogé les pleins pouvoirs sur la vie d' autres êtres humains ?

Nous sortons de toutes ces épreuves épuisées et démoralisées . C' est déjà le crépuscule et il fait gris . À perte de vue s' allongent des baraques , grises elles aussi . Dans toute cette grisaille , seuls les crématoires lancent leurs flammes rouges , terribles signes de mort . Et nous sentons à présent une horrible odeur . Nous ne savons pas encore que c' est l' odeur de la chair humaine brûlée . Nous l' apprendrons très vite .

Nous défilons devant des baraques , les unes en bois , d' autres en pisé et d' autres en briques . On nous arrête près d' une baraque en briques et on nous pousse à l' intérieur . Tout est silencieux . Nous pensons que nous sommes les seuls êtres vivants ici . Mais non ! Quand on nous fait grimper sur un bat-flanc , nous nous apercevons qu' il est déjà occupé par plusieurs personnes . On nous fait un peu de place , à ma mère et à moi .

Maman murmure : « Mais qu' est -ce que c' est que cet endroit ? Je ne vois rien et je ne sais même pas si c' est propre et s' il y a une table de nuit . » Quelqu'un lui chuchote en yiddish qu' il n' y a pas de table de nuit ici et lui dit de se taire .

Nous n' avons rien mangé depuis la veille mais nous ne sentons même pas la faim ! Accablées de fatigue , nous nous endormons sur notre planche de bois .

Tout à coup , nous sommes réveillées par des cris : « Aufstehen ! Kaffee holen ! » ( « Debout ! Allez chercher le café ! » ) Il nous semble ne pas avoir dormi du tout . Il fait nuit . On fait descendre à coups de gourdin des volontaires pour chercher le « café » .

Nous nous précipitons aux latrines derrière une de nos voisines de lit , mais là , il y a une telle file d' attente que je ne peux plus me retenir et je cours m' accroupir contre le mur ; aussitôt , une grosse bonne femme me tombe dessus et commence à me battre à tour de bras ; ma mère veut s' interposer et elle reçoit également des coups .

Complètement déboussolées , nous retournons vers notre Block où l' on nous fait mettre en colonnes par cinq pour le Zeil-Appel , c'est-à-dire le comptage qui dure deux heures , pendant lesquelles on nous distribue l' eau chaude teintée appelée café . Comme nous n' avons pas de gamelles , on nous donne une gamelle par colonne et nous buvons l' eau tiède brunâtre à tour de rôle . Au moins , nous avons quelque chose d' à peu près chaud dans l' estomac , ce qui ne nous est pas arrivé depuis notre départ de Drancy , depuis cinq jours .

Notre Block était situé dans le camp de quarantaine , le Lager

Pendant la quarantaine , nous n' étions pas censées travailler . Nous passions le plus clair de notre temps accroupies sur le bat-flanc inférieur , à nous raconter notre vie d' avant et surtout à échanger des recettes de cuisine . Il y avait là une Angèle qui possédait un petit restaurant à Marseille ; lorsqu' elle nous parlait de sa recette de bouillabaisse , la bave nous dégoulinait de la bouche jusqu' au menton .

Quatre jours après notre arrivée , le 6 juin 1944 , une Lauferin

Toujours en quarantaine , le midi , nous avions droit à une distribution de soupe que nous lapions , ma mère et moi , chacune d' un côté d' une gamelle commune que nous nous étions procurée . Ici , tout ce que l' on réussissait à obtenir s' appelait « organisation » . On « organisait » soit en volant , soit en échangeant de la nourriture . « Organiser » était le mot d' ordre . Plus tard , nous avons pu organiser une gamelle et une cuiller pour chacune . Quel luxe !

Le soir , pendant l' appel , on nous donnait notre ration solide : un morceau de pain carré , noir , compact , un peu gluant , accompagné d' une plaquette de margarine ou d' un morceau de saucisson de foie , ou d' une cuiller de confiture ; de temps en temps , nous recevions aussi dans la main une poignée de betteraves cuites .

Avec ces betteraves , nous nous frottions les joues pour avoir bonne mine car , outre la première sélection à l' arrivée , il y avait des sélections sauvages ; par exemple , on prenait toutes celles qui étaient pâles , ou celles qui avaient des boutons , ou simplement une trentaine de celles qui étaient à gauche , ou à droite , selon les jours . Nous tentions donc d' être les plus présentables possible .

Ces sélections ont pris fin peu après notre arrivée car , à cette époque , les nazis déportaient en masse les Juifs hongrois et liquidaient les ghettos de Pologne . Les Krematorium

En quarantaine , nous n' étions donc pas affectées à un travail précis , cela n' empêchait pas que l' on venait nous chercher pour des corvées ponctuelles , toujours à coups de trique ou de bâton : transporter des briques ou des sacs de ciment , des rails de chemin de fer , remplacer une manquante au Scheisse Kommando ( commando des chiottes ) , et là , c' était terrible , parce qu' il fallait tirer le caisson à la place du cheval ; c' était très dur mais au moins , devant , on sentait peu l' odeur , alors que , quand on poussait derrière , on était au bord de l' asphyxie . Un autre Kommando était chargé de pomper la merde dans les latrines . Deux longs bacs de ciment percés de trous constituaient ces latrines . Il y avait toujours beaucoup de monde dans cet endroit car cela permettait de souffler un peu entre les corvées .

Une Polonaise ou une Russe était assise sur une chaise toute la journée , veillant à un semblant de propreté et à la fluidité de la circulation . C' était un bon poste .

Une amie du même convoi que nous , Anna Swarc – prononcer Schwartz – , était un jour accroupie au-dessus du trou . Arrive une femme venue de France dans le convoi suivant le nôtre . Apercevant notre amie , elle joint les mains et lui dit : « Madame Schwartz ! Vous êtes là aussi ? » La préposée , une Russe , se précipite :

– Kakaya Madame ? ( « Quelle Madame ? » )

– Vot eta Madame ! ( « La voilà , la Madame ! » )

Au début de juillet , toujours en quarantaine , alors que les fours crématoires ne suffisaient plus pour brûler les cadavres qui sortaient des chambres à gaz , car les wagons à bestiaux arrivaient sans cesse , on m' a empoignée et fait grimper sur un camion débâché dont le plateau était recouvert d' une poudre blanche : c' était de la chaux vive . L' atmosphère était irrespirable . J' ai déchiré le bas de ma culotte de grand-mère et l' ai attaché autour de ma bouche et de mon nez . D' autres filles se trouvaient là également .

On nous a conduites près d' un des Krematorium où les nazis avaient fait creuser par des détenues une grande fosse dans laquelle s' entassaient des cadavres . Nous devions jeter la poudre blanche à la pelle sur les cadavres . Je croyais que la chaux vive devait tout dissoudre au contact des sérosités secrétées par les corps .

Nous n' avons pas pu travailler plus d' une heure et demie . Le nez et la bouche étaient à peu près protégés , mais pas les yeux qui piquaient terriblement et pleuraient . J' ai eu beaucoup de mal à me remettre de cette corvée-là ; j' étais sous le choc . C' était la première fois que je voyais de mes propres yeux des cadavres , des cadavres de gens assassinés . Les images m' ont longtemps hantée .

Claire , qui était dans notre Block , était souvent prise avec moi pour ces corvées ponctuelles . Nous nous quittions le moins possible et le soir , nous parlions tout bas de notre avenir , si jamais nous nous en sortions ! Elle me disait : « Nous habiterons ensemble . Toi , tu reprendras tes études pendant que moi , qui ai un métier ( elle était lingère ) , je travaillerai pour nous nourrir . » Nous en rêvions de cette vie future ! Nous imaginions la situation de notre logement , sa décoration dans les moindres détails , nos sorties , notre vie quotidienne , tout en somme . Nous évoquions nos amourettes , notre vie d' avant ! Claire parlait de sa sœur Lucienne , qui était mariée et avait une petite fille , Yvette .

Cette amitié et cette complicité ont fait dire plus tard à une autre amie , Françoise Tuvel , également déportée et revenue avec sa mère : « Oh ! toi ! Là-bas , tu étais toujours fourrée avec la grande Claire ! »

De temps en temps , il fallait bien s' évader de cet enfer ; on ne peut pas vivre sans arrêt sous pression . Nous chantions souvent les chansons de Charles Trenet , d' Édith Piaf , particulièrement le refrain d' une de ses chansons :

Tant qu' y a d' la vie , y a d' l' espoir ,

Vos désirs , vos rêves ,

Seront exaucés un soir ,

Avant que votre vie s' achève .

Le bonheur viendra vous voir ,

Il faut l' attendre sans trêve .

Chassez les papillons noirs ,

Tant qu' y a d' la vie , y a d' l' espoir .

Les filles de toutes les nationalités chantaient les chansons de leur pays . Quand les Italiennes chantaient Mamma

Les Blockälteste ( chefs de Block ) et leurs aides , en général très cruelles , prenaient plaisir à nous entendre chanter et aimaient surtout nous voir interpréter des saynètes ou danser .

C' est ainsi qu' un soir deux filles françaises , qui étaient danseuses de cabaret dans le civil , nous ont interprété un numéro de leur revue seins nus . Elles étaient habillées , bien sûr . Leur prestation était excellente . Tout le monde l' appréciait . Mais voilà , l' une d' elles avait la dysenterie et elles ont dû abréger leur numéro . Monique et Jeannine sont sorties de scène ( les coulisses étant les travées entre nos bat-flanc ) en agitant la main gauche , un sourire très professionnel aux lèvres , mais Jeannine avait le pouce droit enfoncé dans l' anus pour ne pas se souiller devant tout le monde .

Mi-juillet , à la fin de notre quarantaine , on nous a transférées au Lager BIb , Block 22 , le camp de travail . On nous a d'abord fait aligner sur la place d' appel et on a demandé à chacune son métier . Celles qui étaient médecins ont été affectées dans les différents Reviere ( « infirmeries » ) en tant qu' aides-soignantes ; les couturières , les lingères , dans des ateliers ; les ouvrières d' usine , aux usines autour d' Auschwitz . Ma mère n' a pas voulu dire qu' elle était couturière car elle savait qu' elle serait séparée de moi , âgée de seize ans , qui n' avais aucun métier .

Nous sommes donc restées pour les plus mauvais Kommandos : les Aussenkommandos ( « commandos extérieurs » ) . Nous construisions des routes , nous transportions des rails ; nous faisions tous les travaux des champs , remplaçant les chevaux au moment des labours ( deux tirant la charrue , deux traçant les sillons avec le soc ) , travaillant à la moissonneuse-batteuse dans la chaleur harassante d' août .

Claire n' a pas dit non plus qu' elle était lingère , afin de rester avec moi . Nous avons donc accompli ces travaux très durs en été sous le soleil brûlant , avec seulement une louche d' eau dans la matinée et une autre dans l' après-midi . Nous avions constamment soif .

Nous travaillions souvent avec une fille de mon âge , Nadine , et sa mère , une femme délicate aux grands yeux mordorés , toutes deux du même convoi que nous . Ma mère , très habile de ses mains , apprenait à cette femme comment économiser ses mouvements tout en semblant travailler d' arrache-pied . Nous nous entendions bien toutes les quatre . Nadine avait le même âge que moi et sortait également de troisième . Il s' agit de Nadine Heftler , qui est revenue et qui a écrit un livre intitulé Si tu t' en sors

Une journée de travail à Birkenau : le matin , réveil à 4 heures ; Zeil-Appel pendant une ou deux heures devant le Block , en colonnes par cinq . On nous distribue l' eau chaude appelée « café » . Il faut que les comptes tombent juste , même les mortes de la nuit sont sorties et alignées par terre . À la fin de l' appel , départ pour le lieu de travail . Nous passons le portail de sortie , cette fois en rangs par cinq , en marchant au pas au son de marches ou de valses jouées par un orchestre de détenues . Ma mère me dit toujours de me redresser et de marcher la tête haute , sans effronterie toutefois , pour ne pas me faire battre .

Puis nous marchons pendant trois , quatre , cinq kilomètres jusqu' à notre lieu de travail . Le Kommando 3 auquel j' appartiens est dirigé par un SS , que nous appelons le Monach

Nous travaillons jusqu' à midi . Puis , pause d' une demi-heure pendant laquelle on nous distribue une soupe . Reprise du travail à 12h30 . À 17 heures , nous reprenons la route pour retourner au camp … De nouveau , le portail au pas rythmé par l' orchestre ; nous traînons ou portons les cadavres de celles qui sont mortes d' épuisement ou de mauvais traitements .

Arrivées devant notre Block , nous nous alignons , sans oublier d' allonger les cadavres : il faut toujours que les comptes tombent juste ! Et c' est le Zeil-Appel pendant lequel on nous distribue notre ration du soir . Deux fois par semaine , le mardi et le vendredi , nous avions droit à un Zulage ( supplément ) en tant que travailleuses de force . Ce supplément consistait en une ration de pain avec un peu de margarine , ou du saucisson de foie , ou une cuiller de confiture . Nous avions quand même toujours faim . C' était notre obsession .

L' appel du soir pouvait durer des heures et des heures , car en automne , lorsque nous travaillions à la récolte des légumes , par exemple , certaines filles ramenaient sous leurs aisselles des carottes , des raves à vache … Au portail d' entrée , il y avait souvent des contrôles et on entendait des ploc ! ploc ! : le bruit des légumes qui tombaient par terre . Mais si certaines filles étaient prises en flagrant délit , c' était la punition pour tout le Block et l' appel se passait à genoux dans la boue . Les coupables avaient en plus deux briques dans chaque main , les bras tendus vers le ciel . Cela pendant trois ou quatre heures . Puis nous nous couchions , harassées , trop fatiguées pour même manger .

Dans notre Block , il y avait une petite fille de deux ans et demi , Éva , restée en vie par miracle parce que son père était prisonnier de guerre français et surtout aryen . Elle et sa mère se tenaient sur la couchette du haut , où elles pouvaient respirer . Elles n' étaient pas tondues . La maman ne travaillait pas et bénéficiait d' un régime de faveur de la part de nos dirigeantes . Je n' ai jamais entendu cette petite fille pleurer .

Pendant les appels , Éva était alignée comme tout le monde , par colonnes de cinq , au premier rang , devant sa mère ; elle était très mignonne , une petite blonde aux yeux marron . Et j' ai vu ceux qui nous comptaient inlassablement , les SS et leurs auxiliaires féminines , lui caresser la tête ou la joue alors que , dix minutes auparavant , ils venaient d' envoyer une centaine d' enfants à la chambre à gaz .

Au début du mois d' octobre 1944 , Claire est tombée malade et est partie au Revier . Je ne l' ai pas revue , mais j' ai appris qu' à sa sortie , guérie , elle était partie en transport vers l' Allemagne . De temps en temps , les nazis transféraient leurs esclaves encore utilisables vers d' autres camps .

J' ai retrouvé Claire quelques mois plus tard , en février 1945 , lorsque , après avoir quitté Auschwitz et marché pendant trois jours , nous sommes arrivées à Bergen-Belsen

Claire n' était pas dans mon Block , mais comme nous ne travaillions pas dans ce camp , nous passions notre temps à tuer nos poux et à aller rendre visite aux camarades des autres Blocks . Nous étions contentes de nous retrouver , mais Claire était si maigre et si épuisée ! Elle m' a montré comment elle et ses camarades tiraient les fils de leur couverture pour se tricoter des chaussettes avec des bâtonnets de bois . Je ne l' ai revue que deux ou trois fois , puis elle a disparu de ma vie .

Ce n' est qu' après la guerre qu' une camarade m' a appris que mon amie Claire était repartie en transport et qu' elle était décédée au camp de Dora , neuf jours après la libération du camp . Elle avait contracté la tuberculose .

Pendant des années et des années , je n' ai pas cherché à retrouver sa famille , de même que je n' ai pas parlé de mon expérience , peut-être pour les mêmes raisons ; je ne voulais pas remuer ces souvenirs si douloureux . Ce n' est que lorsque Serge Klarsfeld a publié Le Mémorial des enfants juifs déportés de France dans sa version anglaise que j' ai trouvé sur la liste de notre transport son adresse d' arrestation , inexistante dans la version française . J' ai alors téléphoné à M e Klarsfeld qui m' a donné l' adresse d' une M me Barbato à Joinville-le-Pont . Mais cette dame était sur liste rouge . Je n' ai donc pas pu obtenir son téléphone ni la joindre .

C' est seulement quand le Mémorial de la Shoah de la rue Geoffroy-l'Asnier a entrepris de construire le Mur des Noms ( inauguré le 23 janvier 2005 ) que j' ai su que le nom de Claire serait inscrit , à la demande d' une Lucina Barbato habitant à Joinville-le-Pont . J' étais sûre qu' il s' agissait de Lucienne , la sœur de Claire . Je lui ai écrit et j' ai reçu une longue lettre pleine d' émotion et de larmes .

Naturellement , nous nous sommes rencontrées chez elle , et les larmes ont de nouveau coulé . Cette femme , plus âgée de cinq ans que sa sœur et moi , était déjà très malade . Elle souffrait physiquement , bien sûr , mais surtout moralement . Depuis la fin de la guerre , elle avait remué ciel et terre pour trouver des traces de sa petite sœur qu' elle espérait toujours vivante . Elle-même se sentait coupable de ne pas avoir pu la tirer des griffes de la Gestapo à Lyon , comme elle avait réussi à la faire libérer de Drancy , en juillet 1942 . Elle s' est tellement démenée auprès de toutes les instances qu' elle a pu obtenir un flacon contenant les cendres de sa sœur ; c' est ce qu' on lui a dit , et elle l' a cru ou , en tout cas , a voulu le croire .

Lucienne ( c' est sous ce nom que je l' avais connue et que nous parlions d' elle , Claire et moi , ainsi que de sa petite fille , Yvette ) avait réuni chez elle ce jour-là sa fille , Yvette , dont le papa était décédé alors qu' elle n' était qu' un bébé et qui , à présent , était grand-mère . Se trouvaient là également son fils , Bruno , né d' un second mariage , avec sa femme , Anna , et leurs deux filles , une ravissante petite Virna de cinq ans et une jolie Clara ( le vrai nom de Claire ) âgée de dix ans .

Nous avons beaucoup parlé : de Claire , de notre école de la rue de la Mare , de la fête de fin d' année à l' école de garçons de la rue Levert , qui possédait un théâtre avec une vraie scène sur laquelle certaines d' entre nous ont joué ! Lucienne interprétait un extrait d' opérette où elle chantait :

Je vous emmènerai dans mon joli bateau ,

Voguer au fil de l' eau ,

Il n' est rien de plus beau ...

Je suis revenue si contente de cette journée ! J' ai seulement regretté de ne pas lui avoir fait ce plaisir longtemps avant . Ce fut notre seule rencontre . Lucienne est décédée quelques mois après .

Voilà , petite Claire , l' histoire de la grande Claire que les nazis avaient décidé de ne pas laisser vivre . C' est en souvenir d' elle que je t' ai donné ce nom . Je l' avais décidé lorsque j' ai su qu' elle ne reviendrait pas . Je me suis dit alors que si je me mariais et avais une fille , je l' appellerais Claire .

Tu as vingt et un mois , et nous sommes en vacances à Magagnosc , près de Grasse , en Provence .

J' ai toujours aimé les enfants , même en étant petite fille . Je voulais en avoir au moins une demi-douzaine si je me mariais . Après le retour des camps , j' ai baissé mes prétentions : quatre enfants suffiraient , même trois , mais je voulais les avoir avant mes trente ans et assez rapprochés pour les élever tous ensemble . Ce désir d' enfants était exacerbé par mon séjour aux camps où j' avais vu tant de gens mourir . Il me semblait qu' en mettant beaucoup d' enfants au monde je pourrais combler un peu du vide immense laissé . C' était aussi une revanche .

J' estime qu' il est temps pour moi d' avoir un deuxième bébé ; ce sera encore une fois mon pied de nez à Hitler et à ses acolytes .

Ton père , qui a toujours accédé à tous mes désirs , est d'accord avec moi . Aussi , sous le chaud soleil de Provence , dans l' air vibrant des stridulations des cigales , nous nous sommes mis , pleins d' entrain et avec un immense amour , à te fabriquer un petit frère ou une petite sœur . Et nous avons réussi du premier coup .

En revenant de vacances , j' étais sûre d' être enceinte et j' ai de nouveau éprouvé cette sensation de plénitude et d' accomplissement que j' avais ressentie la première fois .

Lorsque je revenais du travail , tu te précipitais pour m' embrasser d'abord , puis tu touchais mon ventre arrondi en disant : « Il est là , mon p'tit frère , hein ! Maman ? » J' étais si heureuse !

Je ne regretterai jamais de t' avoir donné le prénom de Claire , car j' ai l' impression , à travers toi , de faire un peu revivre mon amie , cette Claire à qui l' on n' a pas laissé la chance de devenir adulte .

Et te voilà , mon Laurent , qui viens de jaillir de moi dans un cri d' indignation . Et tu as raison ! Comment ? Tu étais là , tranquille , bien au chaud , protégé dans ton nid douillet , et tu te retrouves propulsé dans un monde froid , hostile , obligé de respirer tout seul et de chercher à te nourrir . Je te comprends mais je nage dans le bonheur !

J' ai de nouveau accompli mon destin biologique : donner la vie . Mais ce n' est pas uniquement cela qui est en jeu . J' ai encore une fois triomphé de Hitler en mettant au monde un enfant juif , lui qui voulait tous les exterminer . Je suis heureuse et en même temps je pleure comme je l' ai fait à la naissance de ta sœur . Qu' est -ce qui m' a pris de mettre au monde des enfants qui subiront peut-être un jour le même sort que moi et tous les miens ?

Je sais que presque toutes les nouvelles accouchées ont un coup de cafard , mais je ne suis pas une accouchée tout à fait comme les autres . Moi , j' ai vu , au camp , au moins deux femmes accoucher ; on leur a tout de suite enlevé leur bébé pour le tuer au moyen d' une piqûre intraveineuse . C' est ce qui continuait à hanter mon esprit , malgré ma vie « normale » . Ensuite , le médecin a dit à ton père que je ne devais plus avoir d' autre enfant , j' avais trop souffert physiquement . Cela aussi m' a démoralisée .

Ta naissance fut une merveilleuse expérience . J' avais tant et si longtemps souffert pour la naissance de Claire que j' ai voulu préparer l' accouchement psychoprophylactique , dit « accouchement sans douleur » . En fait , la douleur est là mais on peut la maîtriser en faisant certains exercices physiques et respiratoires qu' une amie kinésithérapeute m' avait appris .

Cette amie , Andrée P. , était près de moi . Je lisais Tendre jeudi de John Steinbeck .

J' ai quand même travaillé pendant dix heures avant que tu te décides à sortir , à 0h45 , ce qui fait que tu es né le 3 mai 1956 au lieu du 2 .

Ton père est aussitôt arrivé dans la nuit pour m' embrasser et s' extasier devant toi . Il te trouvait toutes les perfections ! Quant à moi , je n' ai pas dormi de la nuit , surveillant ta respiration ; j' étais rassurée de t' entendre ronfloter doucement .

Chaque fois que je pense à ta naissance , je ressens cette même plénitude ( dans les deux sens du terme : physique et affective ) , et cette même joie du premier jour ; je retrouve également l' infini plaisir procuré par la lecture du livre de Steinbeck , si plein de tendresse et d' humour !

Ton nom à toi , Laurent , est une métathèse de Roland .

Roland fut mon premier amour .

J' avais douze ans et j' étais seulement en sixième puisque j' avais perdu une année scolaire sur la Côte d' Azur dans la maison juive de l' OSE , La Feuilleraie , au début de la guerre .

Ma meilleure amie s' appelait Violette et habitait rue Julien-Lacroix dans l' école de garçons dont son père était le directeur .

Un jeudi , la mère de Violette m' a invitée à venir goûter . J' étais très flattée de cette invitation dans une famille bourgeoise française , et en même temps très intimidée .

Je ne connaissais pas vraiment les bonnes manières et j' avais peur de dire ou de faire des bêtises , mais la mère de Violette m' a mise à l' aise en me servant une belle part du gâteau qu' elle avait confectionné .

En ces temps de restrictions , c' était vraiment exceptionnel !

Après le goûter , nous nous sommes baladées dans l' école vide et , alors que je dessinais sur le tableau d' une classe , le frère de Violette , Roland , est entré . Je savais qu' elle avait deux frères : Louis , étudiant ingénieur , et Roland , en première au lycée Voltaire . Il avait dix-sept ans .

Dès que je l' ai vu , je me suis mise à trembler ; mes mains sont devenues moites ; mon cœur battait très fort . Je le trouvais si beau , ce Roland ! Je l' ai aimé tout de suite et cet amour unilatéral a duré presque cinq ans . Même dans les camps , je pensais à lui . Un jour , en avril 1945 , j' ai trouvé , près du four crématoire démoli de Bergen-Belsen , un petit cœur en satin bleu profond gansé de rouge et qui s' ouvrait en deux . À l' intérieur , sur la face gauche du cœur , était brodé un R rouge ; sur la face droite , un S , rouge également : Roland et Sarah . J' ai réussi à cacher mon trésor jusqu' à la libération , le 15 avril .

Lorsque je suis revenue à Paris , j' ai donné ce petit cœur à Roland mais je ne sais pas s' il a compris ce qu' il représentait pour moi . Il l' a reçu comme une curiosité , le souvenir d' une personne morte au camp .

Ce jour de novembre 1940 , Roland s' est approché du tableau noir sur lequel j' étais en train de dessiner des visages de femmes et m' a dit : « C' est pas mal du tout , ce que vous faites . »

Je ne pouvais pas lui répondre : j' étais complètement paralysée !

Plus tard , j' ai quand même retrouvé la parole , mais chaque fois que je le voyais , je ne pouvais pas prononcer trois mots cohérents à la suite .

La guerre continuait , avec son lot de misères : le rationnement , les queues interminables devant les magasins d' alimentation . Dès le début de la guerre , on nous avait alloué des cartes d' alimentation et tous les débuts de mois , nous allions chercher une feuille de tickets pour chaque denrée . L' attribution des tickets variait selon la catégorie

La nourriture était tellement contingentée que même en faisant la queue depuis 6 heures du matin ( heure autorisée ) , il n' y avait parfois plus rien dans les rayons quand arrivait votre tour , vers 11-12 heures ; nous subissions également les alertes , mais cette fois , c' étaient les avions alliés qui survolaient Paris . On descendait toujours dans le métro ou dans les caves . Au lycée , c' était alors une aubaine parce que nous n' avions pas cours pendant ce temps et que l' on nous distribuait des gâteaux vitaminés et parfois des bonbons vitaminés ou du lait que nous pouvions savourer tranquillement .

Toute une aile de notre lycée était occupée par des soldats allemands . On a su plus tard qu' il s' agissait de bureaux administratifs , dont un du STO ( Service du travail obligatoire

Nous , les lycéennes , faisions acte de résistance à notre façon . Tous les 14 juin , date de l' entrée des Allemands à Paris , circulait un mot d' ordre enjoignant de porter en signe de deuil des rubans noirs sur nos cols blancs ou sur nos petits peignes de cheveux ; et tous les 11 novembre , il fallait mettre des rubans bleu , blanc , rouge , en signe de victoire des Français ( fin de la guerre 1914-1918 ) . Les soldats allemands nous regardaient , accoudés aux fenêtres , mais je crois que cela ne leur faisait ni chaud ni froid !

Notre grande affaire à nous , c' était d' aller au cinéma et surtout dans les cinémas permanents où nous pouvions rester des heures et voir trois fois le même film ! Le lendemain , nous nous racontions les films que nous avions vus avec tous les détails , particulièrement les histoires d' amour . Et il y en avait beaucoup !

Il fallait distraire les gens , les éloigner des réalités de la guerre et de l' Occupation . Il y avait quelques films de propagande , mais la plupart des productions étaient des fictions sentimentales , des œuvres parfois très réussies comme Paradis perdu d' Abel Gance

Ces deux derniers films datent de 1943 .

Des mesures de plus en plus draconiennes étaient prises à l' encontre des Juifs .

Dès l' entrée des Allemands en France , on avait vu fleurir des réclames comme : « Lissac n' est pas Isaac » . Les articles antisémites fourmillaient dans les journaux . On avait supprimé les manuels d' histoire de Malet et Isaac

En octobre 1940 , l' État français , dirigé par le maréchal Pétain , a promulgué un premier statut des Juifs excluant tous les fonctionnaires d' origine juive : professeurs , instituteurs , postiers , etc .

Au mois de septembre 1940 , une ordonnance allemande enjoignait à tous les Juifs de la zone occupée d' aller se déclarer dans les commissariats et les mairies

La préfecture de police , grâce au fichier établi , a pu , en mai 1941 , arrêter sur convocation les Juifs étrangers ( les hommes seulement ) et les interner dans les camps du Loiret , Pithiviers et Beaune-la- Rolande . Mon père n' a pas répondu à la convocation faite par billet vert .

À propos de ce recensement d' octobre 1940 , je me souviens d' un jour où nous jouions dans la rue – il n' y avait pas beaucoup de voitures à cette époque – , les pompiers stationnaient devant un immeuble et en ont sorti un homme qui s' était pendu ; il n' était pas mort et on voyait sa langue toute bleue pendre hors de sa bouche . Cela nous a beaucoup impressionnés , nous les enfants ! On a appris quelques jours après que cet homme avait fui l' Allemagne et les exactions des nazis pour se réfugier en France ; il savait déjà ce que présageait cette mesure . C' était un Juif allemand .

Et j' en arrive à l' un des épisodes parmi les plus tragiques de l' occupation allemande en France .

Un beau jour du début de juin 1942 , tout Juif à partir de l' âge de six ans dut porter une étoile jaune .

Non seulement nous devions payer ces étoiles , mais , en plus , on nous prenait trois tickets de textile qui nous auraient été très utiles pour acheter des vêtements en cette période de pénurie ( cinq tickets permettaient d' acheter une jupe , par exemple ) .

Voilà ! Nous étions marqués – comme des bestiaux – du mot « Juif » qui figurait au milieu de l' étoile jaune !

Le premier jour où je suis sortie pour aller au lycée avec cette étoile cousue sur le côté gauche de mon manteau bleu de demi-saison , j' étais un peu désemparée , gênée d' être ainsi désignée par rapport aux autres élèves qui prenaient l' autobus avec moi .

Je me tenais à la barre métallique dans l' autobus lorsqu' une dame s' est levée de son siège et est venue vers moi , me disant : « Vous êtes courageuse , je tiens à vous serrer la main . » Je n' ai pas compris sur le moment ce qu' elle voulait dire , j' étais simplement estomaquée . J' avais quatorze ans !

C' est seulement un peu plus tard que j' ai réalisé qu' elle était révoltée et se sentait solidaire des Juifs .

Nous portions donc cette étoile ma mère et moi ; mon père , non , car il s' était évadé du camp de Pithiviers en septembre 1941 et se cachait dans une chambre à Paris ; il circulait avec de faux papiers .

L' application de l' arrêté concernant le port de l' étoile s' assortissait de diverses mesures : les Juifs n' avaient le droit de monter que dans le dernier wagon du métro et tout à fait au fond de l' autobus , les squares affichaient la mention : « Interdit aux chiens et aux Juifs » .

Nous n' avions plus le droit d' aller au spectacle , ni de jour , ni de nuit .

Il a fallu ( pour ceux qui en possédaient ) rapporter les bicyclettes et les postes de radio

Les courses pour le ravitaillement devaient se faire entre 15 heures et 16 heures alors qu' il n' y avait plus rien dans les rayons des magasins . Je me suis toujours demandé comment les mères juives faisaient pour nourrir leurs enfants .

Mes camarades de classe nous accompagnaient dans le dernier wagon du métro en faisant des grimaces aux soldats allemands qui se trouvaient sur le quai .

Aucune d' elles ne nous a fait de remarques désagréables ou ne nous a regardées de travers , sauf une qui m' avait déjà dit à la fin de l' année 1939 à l' école primaire : « Ce sera ta faute si la guerre éclate » , parce que j' étais née à Dantzig et que j' étais juive . Elle était dans ma classe en sixième et en cinquième , mais pas en quatrième en 1942-1943 . Elle passait près de moi en me fusillant du regard .

Nous étions donc le 15 juillet 1942 , le dernier jour de classe car les cours s' arrêtaient ce jour-là pour reprendre le 1 er octobre suivant .

Une camarade juive me dit : « Mes parents connaissent un commissaire de police qui leur a conseillé de quitter l' appartement , car il se prépare pour ces jours -ci une rafle générale des Juifs , hommes , femmes , enfants , vieillards … Nous partons ; tu devrais dire à ta mère d' en faire autant . »

Le soir , j' ai raconté cela à ma mère qui n' a pas voulu croire qu' en France on oserait arrêter des femmes et des enfants , mais comme elle avait connu les pogroms de Russie et de Pologne , elle était un peu ébranlée ( on ne sait jamais ! ) et elle m' a dit : « Toi , tu vas te coucher ; moi , je vais mettre le peu d' argent que nous avons dans ma gaine . Je resterai assise toute la nuit et , si on frappe à la porte demain matin , nous ne répondrons pas et nous nous enfuirons par la fenêtre de la cuisine ; et nous demanderons du secours . »

Nous habitions dans la rue des Pyrénées un rez-de-chaussée au fond d' une grande cour , et la cuisine donnait sur une petite cour .

Je me suis donc couchée et me suis tout de suite endormie , comme une enfant que j' étais . Ma mère s' est assise sur une chaise , mais , fatiguée , elle s' est assoupie à l' aube . À 6 heures du matin , on a cogné violemment dans la porte et

... ma mère , réveillée en sursaut , s' écrie :

– Qu' est -ce que c' est ?

– Police , ouvrez !

Elle ouvre la porte . Deux individus entrent : l' un , un inspecteur en civil portant chapeau mou et imperméable – en plein juillet – comme dans les films policiers américains d' avant-guerre , l' autre , en uniforme , que l' on appelait à l' époque sergent de ville ou gardien de la paix .

– Vous êtes bien madame Lichtsztejn ? interroge l' inspecteur en écorchant notre nom .

– Oui , dit ma mère .

– Et la petite jeune fille ?

– C' est ma fille .

– Tiens , elle n' est pas inscrite sur ma liste !

Et il m' ajoute sur la liste .

Ma mère le supplie : « Pourquoi l' avez -vous ajoutée ? Laissez -la partir ; ce n' est qu' une enfant ! » Elle s' est presque mise à genoux devant lui ; j' avais honte . Mais il ne s' est pas laissé fléchir . « Madame , a -t-il dit , si vous faites du scandale , j' appelle Police-Secours ! » J' étais complètement terrorisée ; j' avais dans ma tête l' image du « panier à salade » grillagé dans lequel on transportait les voleurs et les criminels .

Nous n' avons plus rien dit . Ma mère a préparé une valise en mettant quelques vêtements chauds et nos objets les plus précieux , comme on le lui enjoignait . Nous n' étions pas riches du tout et ça m' a émue de la voir placer dans la valise , avec tendresse , deux couverts en argent que sa mère lui avait donnés lorsque nous avions quitté la Pologne . C' était son bien le plus précieux ! J' ai mis mon manteau bleu sur le bras et nous sommes sorties dans la cour .

Là , d' autres Juifs de l' immeuble étaient rassemblés . Nous étions six ou sept en tout . Maigre butin !

Nous sommes passés devant la loge de la concierge , M me Biche , complètement affolée . Elle voulait me donner du café au lait mais l' inspecteur n' a rien voulu savoir .

Puis nous sommes sortis dans la rue et là , j' ai senti que mon enfance « basculait » !

Ma confiance naïve en l' humanité s' est effondrée d' un seul coup . J' ai perdu mes illusions et ma croyance en la supériorité et la sagesse des adultes , car … de toutes les rues avoisinantes arrivaient des familles entières portant de gros baluchons et même des matelas d' enfant sur le dos . Les parents , pâles et hagards , ne disaient rien . Agrippés à leurs mains , les petits enfants , mal réveillés , pleuraient .

Et ce petit monde très pauvre , à la limite de la misère , était encadré par des policiers , comme si ces innocents étaient des voleurs , des assassins !

Mon cœur se serrait . J' étais paralysée par la peur qui ne m' a plus quittée . J' entrais dans le monde cruel des grandes personnes !

Ce jour-là , je n' ai vu que quelques regards compatissants , la plupart des gens étaient indifférents ( peut-être eux aussi paralysés par la peur ? ) mais certains nous regardaient avec une petite lueur de satisfaction dans les yeux : « Enfin , on nous débarrasse de ces sales Juifs ! »

J' étais complètement démoralisée . Que l' on n' aime pas les Juifs , que l' on m' ait traitée de « sale youpine » , à l' école ou dans la rue , je pouvais à la rigueur l' endurer , j' en avais l' habitude et ce n' étaient que des paroles , mais que l' on puisse regarder arrêter des enfants sans réagir , je ne pouvais pas le comprendre !

On nous a conduits d'abord jusqu' à un garage au coin de la rue des Pyrénées et de la rue de Belleville . Nous sommes restés là à peu près une heure . Ma mère a demandé à aller aux toilettes avec moi , pensant pouvoir saisir l' occasion de nous évader , mais un policier nous a accompagnées . Deux femmes ont fait la même demande que nous , l' une d' elles n' est pas revenue . Tant mieux ! Au moins une de sauvée !

Au bout d' une heure , on nous fait sortir . Un autobus à gazogène est là ( je me souviens que c' était le Q , le 96 actuel ) . Les policiers entassent les valises sur la plate-forme et nous poussent à l' intérieur avec rudesse . Nous sommes debout , serrés les uns contre les autres et il fait très chaud . L' autobus descend la rue de Belleville . Tout à coup , je vois sur le trottoir une camarade de classe , Lucienne , qui regarde tristement les gens dans l' autobus . Comme je suis écrasée par des adultes , elle ne me voit pas . Et là , je ressens plus cruellement l' injustice de mon sort . Elle est plantée sur le trottoir , attristée , mais libre , sous un soleil magnifique , et moi , je suis prisonnière alors que je n' ai rien fait d' autre que de naître , de naître « juive » !

Nous traversons Paris et je dois dire que je n' ai vu aucun soldat allemand ce jour-là dans les rues de Paris . Ils avaient certainement reçu un mot d' ordre .

C' était uniquement la police française qui arrêtait les Juifs .

Nous arrivons en vue de la tour Eiffel , puis plus loin , après le métro Grenelle ( aujourd'hui Bir-Hakeim ) , l' autobus emprunte la rue Nélaton et s' arrête devant le Vélodrome d' Hiver où plusieurs autobus déversent leur cargaison . Ma mère , la valise à la main , veut m' entraîner de l' autre côté de la rue , mais un flic nous arrête :

– Où allez -vous comme ça , avec votre valise ?

– Au café en face , ma fille n' a pas encore déjeuné .

– Bon , je vous accompagne . »

Il est resté à la porte du café – qui existe toujours rue Nélaton – à nous attendre , puis il nous a raccompagnées vers la grande porte devant laquelle il nous a laissées .

Sans arrêt , des autobus arrivaient de tous les quartiers de Paris . Je retrouvais des camarades d' école . On s' embrassait en riant : « Toi aussi , tu es là ! » , comme si nous participions à un simple jeu , mais moi je sentais au fond de moi que c' était sérieux et l' angoisse me tenaillait .

À présent , les agents qui gardent l' entrée principale nous poussent à l' intérieur . Là , un brouhaha immense ; il est près de 9 heures du matin . Nous sommes environ 4 000 ou 5 000 personnes , nous l' avons su par la suite .

Le bâtiment est surmonté d' une immense verrière peinte en bleu , selon les consignes de la Défense passive enjoignant de mettre du papier kraft sur toutes les surfaces vitrées ou de les badigeonner en bleu , pour éviter d' attirer l' attention des avions pendant leurs bombardements .

Cette verrière donne une espèce de lumière glauque sous laquelle les gens apparaissent comme des fantômes verdâtres .

Les adultes sont entassés sur les gradins avec leurs valises , silencieux pour la plupart . Des enfants courent et chahutent . Des infirmières de la Croix-Rouge circulent pour donner du lait aux petits enfants car personne n' a emporté à manger .

Ce fameux Vél ' d' Hiv ' où se couraient des courses cyclistes célèbres , comme les Six-Jours de Paris ( nous les voyions au cinéma lors des actualités qui précédaient le film ) , où des artistes se produisaient et qui était un lieu de détente , de réjouissances , s' était tout d' un coup transformé en un lieu de cauchemar !

Il y avait quelques WC qui furent tout de suite bouchés et débordants . Les enfants faisaient leurs besoins un peu partout , certains adultes également et l' odeur devenait suffocante .

Dans une petite pièce , qui devait servir de vestiaire en temps normal , des policiers dressent des lits de camp . Deux femmes qui venaient de se retrouver et de se raconter l' une à l' autre des histoires terribles – une femme s' était jetée par la fenêtre du troisième étage avec ses deux enfants , une autre avait été abattue d' une balle de revolver parce qu' elle s' enfuyait – se jettent dans les bras l' une de l' autre en pleurant :

– C' est là que nous allons dormir ? , demande une des femmes .

– Il n' y aura jamais assez de lits pour tout le monde , dis -je .

– Non , répondent les policiers en riant , ces lits sont pour nous . Vous , vous coucherez sur les gradins et sur la pelouse , par terre !

Je suis de plus en plus épouvantée . La police française ne nous avait pas habitués à un traitement aussi brutal .

Il est environ 4 ou 5 heures de l' après-midi lorsque nous voyons arriver des fauteuils roulants dans lesquels sont assis des handicapés , paralysés ou amputés , et des civières portant des grabataires et des moribonds .

Ma mère me dit : « On nous a menti . Lorsqu' on a demandé aux policiers ce que l' on allait faire de nous , ils nous ont répondu qu' on nous enverrait travailler en Allemagne . Bon ! Je pensais : les enfants iront à l' école pendant que les parents travailleront ! C' est logique . Mais là , non ! Ils ne peuvent pas employer des handicapés et des mourants . Il se prépare quelque chose de très mauvais . Il faut qu' on sorte d' ici . Tu partiras la première et ensuite je m' évaderai aussi . »

Elle me donne ma carte d' alimentation et 100 francs – une grosse somme . Elle met un papier avec notre nom et notre adresse dans la valise « des fois qu' ils nous la renverraient » ( quelle naïveté de sa part ! ) , puis elle me pousse vers la grande porte .

Je reste sur le pas de la porte , intimidée , puis j' essaie de sortir , mais chaque fois on me repousse . Dans la rue , tous les habitants sont aux fenêtres et , à trois mètres de la porte , une petite foule s' est agglutinée ( les Parisiens sont si badauds ! ) . Je jette un coup d' œil sur maman qui me regarde d' un air suppliant ; alors , je me lance . Le dos rasant le mur , je me faufile derrière un flic , je marche à reculons vers la foule et m' arrête à un mètre d' elle , comme si j' en sortais . L' agent me demande :

– Qu' est -ce que vous voulez ?

– Je ne suis pas juive ( c' est tout ce que je trouve à dire ) , je suis venue voir quelqu'un .

– Foutez -moi le camp , vous reviendrez demain , me dit -il d' un ton impératif .

Je ne demande pas mon reste , je lance un bref regard à ma mère , qui me sourit , soulagée ; puis je pars , mon manteau sur le bras .

J' ai envie de courir mais je me force à marcher lentement ; si je cours , on va m' attraper ou peut-être me tirer dessus ?

J' ai le cœur serré d' avoir laissé ma mère . Je ne sais pas si je la reverrai .

J' avance ; je traverse la rue Nélaton et prends la rue Nocard , perpendiculaire au quai de Javel ( à présent quai de Grenelle ) . Au bout de la rue , il y a un barrage ; je ralentis , prise de panique , mais on me laisse passer , sans doute me prend -on pour une habitante d' un immeuble de la rue ?

Je me suis longtemps demandé si le flic qui m' avait dit de foutre le camp avait vraiment cru que j' étais venue voir quelqu'un . J' ai compris que non . Comment aurait -il pu croire une fille en robe d' été avec un manteau sur le bras , en plein mois de juillet ? Sur ce manteau replié , il y avait l' étoile jaune cousue . Et les deux flics du bout de la rue , ils auraient dû me demander un justificatif de mon domicile . Ces trois agents-là , je leur dois la vie !

Pour l' instant , je marche mais je me trompe de route ; j' ai tourné à gauche sur le quai , au lieu de prendre la droite . Au bout d' un certain temps , je rebrousse chemin et arrive au métro Grenelle . J' hésite à prendre un ticket avec un billet de 100 francs – ils vont se demander comment une fille si jeune a tant d' argent – , mais finalement je me décide et monte dans le métro .

Ma mère m' avait dit d' aller chez des amis non juifs qui habitaient boulevard Saint-Jacques . Leur station de métro , Saint-Jacques , était fermée ; seules les stations à correspondances fonctionnaient .

Lorsque je suis descendue à la station Glacière , j' ai vu tout à coup ma mère qui avait pris la même rame que moi . Nous avons couru jusque chez nos amis . Ils ont refermé la porte derrière nous en pleurant .

Ma mère , elle , s' était évadée vingt minutes après moi . C' était plus difficile car elle avait un accent yiddish prononcé en français . Elle disait à un agent :

– Ne me regardez pas ! Je n' existe pas pour vous .

– Madame , vous ferez ce que vous voudrez quand je ne serai plus de service , mais pour l' instant vous retournez à l' intérieur .

À un moment , elle réussit également à se glisser derrière un flic , elle avise un balayeur de rues qui nettoyait le caniveau avec son balai en paille de riz , s' avance vers lui et lui prend le bras : « Faites comme si vous me connaissiez , parlez -moi ! » C' est ce qu' il a fait et tout en balayant et en bavardant , ils sont arrivés au bout de la rue où les flics les ont laissés passer . Le balayeur a fait un petit signe de la main à ma mère .

Nos amis habitaient un atelier d' artiste . Lui était sculpteur , un réfugié espagnol républicain de la guerre 1936-1939 . On l' appelait Madrilès car il venait de Madrid ; elle était française , Gilberte Davas , une grande amie de ma mère et pour moi , ma maman numéro deux .

Nous sommes restées chez eux environ trois semaines .

Chaque nuit , je faisais des cauchemars . L' atelier consistait en une grande pièce et une loggia en haut d' un escalier , où dormait le couple . Nous couchions en bas , dans l' atelier , sur un canapé . Madrilès modelait à ce moment-là de la terre glaise qu' il cuisait au four par la suite . Le soir , il recouvrait ses statues de linges humides pour qu' elles ne sèchent pas . Le soir , avant de m' endormir , je voyais ces formes indistinctes qui ressemblaient à des fantômes , les fantômes du Vél ' d' Hiv ' ! C' est ce qui provoquait mes cauchemars .

De nombreux drames se sont produits pendant les rafles des 16 et 17 juillet 1942 . Les amis ou nos connaissances en parlaient . Moi , je suis directement concernée par l' un d' eux .

J' avais une camarade de classe qui habitait près de chez moi , rue des Rigoles . Elle s' appelait Régine . Elle avait treize ans . Le matin du 16 juillet , on est venu l' arrêter avec son père et son petit frère de neuf ans . Sa mère , malade , était à l' hôpital Tenon . Les voisins ont donc vu emmener le père et les deux enfants .

Une fois dans la rue , l' un des policiers a dit à ma camarade : « Cours , sauve -toi ! » Régine a couru se réfugier chez notre directrice de lycée qui l' a cachée chez des religieuses , à Saint-Mandé . Au bout d' une semaine , la mère de Régine , guérie , est retournée chez elle . Les voisins de palier lui ont dit qu' on avait arrêté son mari et ses enfants . Elle s' est jetée dans la cage de l' escalier du haut du cinquième étage . Elle ne savait pas qu' il lui restait une fille vivante . Là aussi , un policier a sauvé une vie . En cette journée où le monde m' avait semblé si hostile , quelques agents de police se sont apitoyés .

Après la guerre , j' ai appris que , pour cette opération des 16 et 17 juillet 1942 , les nazis n' avaient pas exigé les enfants . C' est le président du Conseil du gouvernement Pétain , Pierre Laval , qui a ordonné de ne pas séparer les enfants de leurs parents – soi-disant par mesure humanitaire , en réalité parce qu' il ne savait pas quoi en faire . Ils étaient 4 000 enfants que l' on a envoyés à Beaune-la-Rolande où on les a séparés de leur mère . Les mères ont été déportées immédiatement .

Les enfants , eux , sont restés deux semaines dans ce camp où ils ont attrapé toutes sortes de maladies ; impétigo , diarrhée , poux … Et c' est dans un état lamentable qu' ils sont arrivés au camp de Drancy . Ils avaient échangé les pancartes portant leurs noms et on ne savait plus qui était qui , mais cela n' avait pas d' importance puisqu'on les a tout de suite déportés à Auschwitz avec des adultes étrangers , pour faire croire qu' ils étaient avec leurs parents .

Je dis toujours que ces enfants-là sont morts deux fois , la première fois à cause de la déchirure au moment de la séparation d' avec leur mère ; la seconde fois – la vraie ! – , dans la chambre à gaz , à l' arrivée à Birkenau .

Après être restées environ trois semaines cachées chez nos amis , nous sommes parties , ma mère et moi , dans l' Yonne , à Volgré , où mon oncle Constant louait une ferme pour l' été .

Constant était le mari non juif d' une sœur de ma mère , Annette ; nous étions donc , en principe , à l' abri , sauf dénonciation .

Nous avons pu ainsi passer un mois tranquille , à nous remettre de notre bouleversement et à profiter de tous les bonheurs de la campagne : les magnifiques paysages , l' air pur , les belles promenades . Autre aspect , non négligeable : nous mangions beaucoup mieux qu' à Paris ! Ma tante nous confectionnait de délicieux gâteaux avec de la farine blanche , du vrai beurre et du vrai sucre !

Un jour , avec les tickets d' alimentation , nous avons reçu une part de fromage , du gorgonzola , et , pour mon goûter , j' ai tartiné ce fromage sur une tranche de bon pain . J' avais commencé à manger quand , tout à coup , je vois un coin de fromage se soulever . C' était un petit ver qui se régalait . Au lieu d' être dégoûtée , j' ai ramassé l' asticot , l' ai jeté , et j' ai continué à manger ma tartine .

De retour à Paris , les amis nous ont trouvé une autre cachette à Vincennes , près du château .

Nous étions devenues clandestines et circulions avec des faux papiers que mon oncle non juif s' était procuré par une amie employée de mairie , certainement celle du XI e arrondissement .

Je m' appelais Liliane Sarrault parce que mon père voulait que je garde mes initiales – Sarah Lichtein , c' est ainsi que l' on m' appelait au lycée .

Ma mère a réussi à obtenir du travail au noir .

Mon père , lui , se cachait à Paris , dans le XX e arrondissement . Il venait nous voir ou moi j' allais chez lui .

Nous prenions ainsi beaucoup de risques . Nous étions toujours à la merci d' une rafle dans le métro ou dans la rue .

À la rentrée d' octobre , je suis retournée au lycée . Notre directrice m' a convoquée dans son bureau . J' étais morte de peur . Elle m' a juste dit : « Sarah , je peux vous jurer que jamais on ne vous arrêtera au lycée . »

Soulagée , je l' ai remerciée timidement . Elle a dû dire la même chose à toutes les élèves juives du lycée . Nous n' étions pas nombreuses , beaucoup étaient parties se cacher à la campagne avec leur famille , ou à l' étranger si la famille possédait assez d' argent . Certaines étaient déjà déportées .

En tout cas , c' est seulement au lycée que j' étais tranquille , en dépit de la présence des soldats allemands . Partout ailleurs , je me sentais traquée .

Le lycée était mon seul havre de paix .

M lle Fontaine , la directrice , un personnage extraordinaire ! La cinquantaine , petite , très droite , les cheveux blancs tirés en arrière et serrés en un petit chignon , pas de maquillage sauf de la poudre blanche sur le visage : la vieille fille dans toute sa splendeur ! Un air très sévère , sévérité nullement démentie lorsqu' elle venait en classe délivrer les carnets mensuels , elle nous faisait peur , et pourtant

Un jour de février 1943 , on a appris qu' elle avait été arrêtée et transférée à la prison de Fresnes . On l' accusait de cacher des aviateurs anglais . C' était sûrement vrai mais on n' a pas pu le prouver et , au bout de deux mois et demi , on l' a relâchée . On était en mai . Je n' oublierai jamais ce jour-là !

Les élèves de chaque classe s' étaient cotisées pour acheter des fleurs et le couloir devant son bureau était entièrement tapissé d' hortensias roses et bleus qui embaumaient délicatement . Lorsque M lle Fontaine est venue distribuer les carnets de notes , elle nous a brièvement remerciées mais une légère émotion tremblait dans sa voix .

On entendait régulièrement parler d' arrestations d' amis et de connaissances , mais en ce même mois de février 1943 eut lieu une arrestation qui m' a profondément affectée . Ma mère avait une cousine germaine , Idès , mariée avec Mathès Jablonka , tous deux arrivés en France en 1938 . Il leur était né en 1939 une petite fille , Suzanne , puis , en 1940 , un petit garçon , Marcel .

Après avoir miraculeusement échappé à la grande rafle du 16 juillet 1942 , la famille s' était réfugiée dans un immeuble vétuste du passage d' Eupatoria , près de l' église Notre-Dame-de-la-Croix , dans le XX e arrondissement de Paris . Là se cachaient de nombreux Juifs , que jamais les concierges n' ont dénoncés , contrairement à d' autres . Mon père vivait là depuis son évasion du camp de Pithiviers , en septembre 1941 . Mais lui habitait au n° 19 du passage , alors que la famille Jablonka était dans l' immeuble n° 17 .

Mon oncle Constant Couanault , le mari non juif d' Annette , la sœur de ma mère , avait loué à son nom une chambre dans cet immeuble , au deuxième étage ; Mathès et Idès y travaillaient ; une autre chambre au troisième où la famille vivait et dormait était louée au nom d' un Polonais non juif , qui habitait sur le même palier .

J' allais souvent chez ces cousins lorsqu' ils habitaient leur logement près du Père-Lachaise , rue Désirée . En 1941 , j' avais treize ans et j' emmenais souvent promener la petite Suzanne que j' aimais beaucoup . Mais surtout , je pouvais racler le fond des boîtes de lait condensé sucré Nestlé attribuées au bébé . Je grappillais ainsi quelques gouttes de douceur en ces temps de pénurie .

Donc , un matin de la fin février 1943 , je vais rendre visite à mon père . Je parcours à pied le trajet entre notre nouvelle cachette , avenue de la République dans le XI e arrondissement , et le passage d' Eupatoria , en remontant la rue Oberkampf jusqu' à Ménilmontant . Là , je prends la rue Étienne-Dolet pour monter vers l' église . Je suis sur le trottoir de droite et , tout à coup , sur le trottoir d' en face , je vois débouler le grand Polonais dégingandé et hirsute tenant par la main , de chaque côté , Suzanne et Marcel , complètement hébétés .

Je me dis qu' il a dû arriver quelque chose mais , tout à fait inconsciente , je continue mon chemin .

En arrivant au passage , je vois un peu d' agitation , mais pas de policiers . Je monte chez mon père qui me dit que l' on vient d' arrêter quelques personnes au 17 , dont le couple Jablonka . La police a arrêté les gens du n° 17 mais n' est pas montée au 19 .

Je rentre chez nous et je raconte cela à ma mère . L' après-midi , nous allons toutes les deux chez ma tante Annette et mon oncle Constant où nous trouvons les deux petits enfants .

Le Polonais dont , à mon grand regret , j' ai oublié le nom , était en train de conduire les enfants chez mes oncle et tante , rue Saint-Maur lorsque je les ai aperçus . Il leur avait sauvé la vie car , quand les policiers étaient entrés dans la chambre au troisième étage , où les enfants dormaient encore , et avaient demandé à qui étaient ces enfants-là , ce Polonais avait dit que c' étaient les siens .

Suzanne avait quatre ans et Marcel , trois .

Les époux Couanault ne pouvaient pas garder les enfants . D'abord , leur logement était très exigu , ensuite , ma tante attendait un bébé qu' elle a eu au mois de mai ( ma cousine Mireille ) , et ne pouvait pas s' occuper de deux jeunes enfants .

Les enfants ont donc été envoyés en Bretagne , chez des paysans que connaissait mon oncle , originaire du pays . Les enfants sont partis avec une autre sœur de ma mère , Jachat , et son mari , Poulot ( Maximilien Charriaud ) , non juif également .

Le train s' est arrêté à une gare ; sont montés des soldats allemands parlant entre eux . Ma tante a immédiatement mis sa main sur la bouche de la petite Suzanne , de peur qu' elle ne commence à parler en yiddish ( sa langue maternelle ) et que les soldats soupçonnent quelque chose . Les soldats ne leur ont prêté aucune attention , mais mon oncle nous a dit plus tard avoir éprouvé la « trouille de sa vie » .

Cet épisode de la guerre , ainsi que tant d' autres , je vous en ai raconté seulement des bribes au cours des années , mes enfants chéris , car nous ne voulions pas , votre grand-mère et moi , trop vous traumatiser . Et pourtant , vous portez quand même le poids de notre souffrance , que je vous ai transmis lorsque je vous attendais .

Pour le moment , Laurent , j' en suis encore à ta naissance qui nous a apporté tant de joie !

Lorsque j' étais enceinte de toi , nous avions décidé , ton père et moi , que j' arrêterais de travailler ; un choix que je n' ai jamais regretté . J' ai ainsi pu vous voir grandir , Claire et toi , constater chaque jour le développement de votre intelligence en même temps que celui de votre corps . Mais je ne pouvais m' empêcher de penser sans arrêt à tous ces enfants que l' on avait tués avec ou sans leurs parents , et à l' injustice de leur sort , uniquement parce qu' ils étaient nés juifs . Je pensais aussi à la chance que j' avais eue de m' être évadée en juillet 1942 . Si j' avais été déportée à ce moment-là , je serais passée directement à la chambre à gaz et vous ne seriez pas nés .

J' ai savouré pleinement ces douze années passées avec vous deux . Philippe , votre papa , n' a pas eu cette chance ; il travaillait tard et ne vous voyait que le soir en rentrant . Je vous gardais éveillés jusqu' à ce qu' il arrive , pour qu' il puisse un peu jouer avec vous et vous lire des histoires avant votre coucher .

Si moi j' ai eu le premier grand sourire de Claire avec gazouillis , ton père , lui , a eu tes premiers pas , Laurent .

Ta sœur disait souvent qu' elle gardait le souvenir de nos odeurs respectives . De moi , une odeur de lait puisque je te nourrissais au sein ainsi qu' une odeur de pain chaud lorsque je l' entourais de mes bras ; de ton père , seulement une odeur d' huile de machine car il était directeur dans une usine de mécanique .

Toi , Laurent , tu ne m' as jamais dit ce que nous t' évoquions lorsque tu pensais à nous . Tu étais moins expansif que Claire .

Dans l' ensemble , je crois que vous avez eu une enfance assez heureuse . La tendresse ne manquait pas , les rires dans la maison non plus . Vous étiez des enfants adorables .

Bien sûr , en grandissant , vous avez eu vos révoltes d' adolescents et donc , des dissensions avec nous , vos parents , comme tout le monde ! Vous nous avez quelquefois fait souffrir , mais en même temps , vous vous êtes fait souffrir vous-mêmes . Quelquefois , dans mes élucubrations , je vous imaginais , adolescents , comme j' étais , vivant ce que j' avais vécu dans les camps d' extermination , et je ne pouvais pas supporter ces images . Vous représentiez la vie , ma vie , et surtout ma revanche sur la barbarie nazie .

Puis vous avez rencontré vos conjoints respectifs , vous avez eu des enfants et vous êtes devenus des adultes accomplis . Pour moi , vous êtes la plus belle réussite de ma vie .

Il est certain que le mélange de vos gènes a déterminé l' homme et la femme que vous êtes ; aussi , je pense que c' est le moment pour moi de vous faire découvrir plus profondément les racines de votre famille , côté maternel , le mode de vie de vos aïeux dans un monde disparu à jamais parce ce que , selon les aberrantes théories nazies , les Juifs devaient disparaître de la surface de la terre .

Mon père , à qui je n' ai jamais dit « Papa » . Depuis ma plus tendre enfance , tu as toujours été pour moi : Moyshé-Khaïm , Moïse vivant , Moïse sauvé des eaux ! C' est toi qui voulais que je t' appelle ainsi . Tu te sentais sans doute plus jeune et plus libre .

Tu avais une sacrée personnalité . Ton individualisme féroce – d' aucuns diraient égocentrisme – correspondait bien à ton engagement anarchiste . Par quel cheminement de pensée étais -tu parvenu à adhérer à cette idéologie ?

Tu es né en 1903 à Lachwa ( près de Pinsk , Biélorussie ) , à l' époque sous obédience russe , région culturelle dite « Lituanie » car les Juifs y parlaient le yiddish lituanien , langue dans laquelle s' exprimaient les grands écrivains yiddish classiques et contemporains ; cette région est devenue polonaise après la guerre de 1914-1918 . Tu avais de nombreux frères et sœurs ; votre père était rabbin . Alors que tu étais encore un petit garçon , ton père fut nommé à Maloryta , un shtetl ( village ) près de Brest-Litovsk

Tes parents étaient des Juifs orthodoxes . Ton père , le rabbin , bien que misnaged ( opposant au mouvement hassidique ) , était libéral et compréhensif . Ton existence de petit garçon consistait d' une part en jeux , mais pour la plus grande part , en études religieuses . Tu étais un être rêveur . Tu composais des poèmes en hébreu et en yiddish . Après ta majorité religieuse ( treize ans ) , tu avais acquis les Smikhes – l' autorisation d' exercer les fonctions de rabbin – , mais à seize ans , tu as abandonné la religion et tu es devenu un « sioniste de gauche » , en même temps qu' un petit jeune homme tout à fait moderne . Tu ne portais plus de chapeau , tu avais coupé tes peyès ( papillotes ) , tu ne disais plus tes prières . Bref , tu étais devenu un libre-penseur , un homme des Lumières . C' est en cette circonstance que ton père , le rabbin , a fait preuve d' ouverture d' esprit ; il ne t' a jamais fait de reproches et t' a laissé mener ta vie à ta guise , et pourtant il devait en avoir gros sur le cœur .

Tu continuais à écrire des poèmes et des articles que tu réussissais parfois à placer dans des journaux yiddish . Tu lisais énormément , en yiddish , hébreu et russe , et soudainement , tu as eu le coup de foudre pour les écrits de Bakounine et de Kropotkine dont tu as adopté avec fougue les théories anarchistes .

Ma mère , militante communiste , emprisonnée en tant que telle à dix-huit ans , s' est ralliée complètement à tes idées lorsque vous êtes tombés amoureux l' un de l' autre .

Alors que vous étiez enfants , vous ne vous fréquentiez pas beaucoup . Les filles ne jouaient pas avec les garçons et surtout pas avec les fils du rabbin ! Plus tard , devenus adolescents , tous ont contribué , sous ta houlette , à créer un centre culturel yiddish et universel dans ce petit village . Vous avez réussi à obtenir une grange que vous avez aménagée en bibliothèque , ton frère Rouven et toi , et en salle de spectacle dans laquelle vous donniez des représentations . Vous faisiez tout de vos mains : les armoires pour les livres , l' estrade pour la scène du théâtre

Toi , si maladroit , tu ne touchais pas à un outil , mais tu organisais l' achat des livres , tu choisissais les pièces à jouer ou les sketches et chansons à mettre en scène . Les adultes venaient en payant leur place ; avec l' argent , vous pouviez acheter de nouveaux livres que l' on empruntait pour quelques groschen ( sous , en polonais ) . Après la guerre de 1914-1918 , la région était devenue polonaise .

C' est ainsi que la jeunesse juive de Maloryta a pu s' initier à la lecture de Balzac , Flaubert , Maupassant , Jules Verne … , en traduction , bien entendu . Ces lectures donnaient lieu à des commentaires , des discussions passionnées lors de réunions et le village développait une activité intellectuelle intense .

Puisque tu n' étais pas rabbin , il fallait bien que tu gagnes ta vie ; tu exerçais donc la fonction d' instituteur dans les écoles primaires juives , tout en continuant à écrire poèmes , nouvelles , articles , publiés de temps en temps dans les journaux . Tu fréquentais également l' Association des journalistes et écrivains yiddish de Varsovie .

Vous vous êtes aimés , ma mère et toi , et me voilà arrivée sur cette scène de théâtre qu' est la Terre , exactement le 16 mars 1928 . Marjem , ma mère , était couturière et n' avait donc pas de mal à trouver du travail .

Cependant , la vie était dure en Pologne . Outre les difficultés matérielles ( vous habitiez chez mes grands-parents maternels ) , vous étiez souvent aux prises avec la police à cause de votre militantisme de gauche ; en outre , l' antisémitisme sévissait de plus en plus .

Tu as alors décidé et persuadé ma mère d' émigrer en France . La France ! Le pays de la Révolution et des Droits de l' Homme ! Un de tes frères , Joseph , était déjà là-bas avec sa femme , Khasia . Tes parents t' ont prêté l' argent du voyage et ton frère t' a hébergé et trouvé du travail à la gare de Grenoble , la ville où ils habitaient .

Ce travail , consistant à transporter des rails de chemin de fer , était assez pénible . Tu ne parlais pas le français , et tu demandais la traduction des mots qui t' intéressaient à ton frère , par exemple , le mot « fatigué » . Un jour , sur ton lieu de travail , tu t' es assis . Le contremaître t' a demandé ce que tu faisais là ; tu as répondu : « Je suis fatigué . » Le contremaître t' a dit : « Eh bien ! Tu vas pouvoir te reposer , tu passes à la caisse , tu prends ta paie et bon vent ! »

Cet épisode de ta vie , c' est ton frère qui me l' a raconté . De toute façon , vous avez tous quitté Grenoble pour Paris , toi , ton frère et sa femme et leur petite fille , Bassia , qui était née en mai 1930 .

Quelques mois après ton arrivée en France , tu nous as fait venir , ma mère et moi . J' avais un peu plus de deux ans et demi . J' ai encore devant les yeux des images de cette époque . Je me revois me débattre en pleurant car je ne voulais pas quitter mes grands-parents chez qui nous demeurions . Je criais : « Je ne veux pas aller en France ! Je veux rester avec maman ! » ( C' est ma grand-mère que j' appelais ainsi . ) Je me vois aussi à la gare , pleurant sur la banquette de notre compartiment , tandis que la sœur aînée de ma mère , Khayè-Guitl , pleurait sur le quai .

Mon premier souvenir de Paris est une promenade avec toi où je contemplais avec stupéfaction de bas en haut , moi toute petite fille , cette énorme machine en fer ; tu m' as dit que c' était la tour Eiffel et que nous nous promenions sur le Champ-de-Mars .

Je me souviens aussi d' avoir vu pour la première fois de ma vie un bébé , ma cousine Bassia , Bassèlè , que sa maman avait assise , adossée à des coussins contre le mur , car elle devait avoir cinq ou six mois . Elle m' a bien plu . Son père , ton frère , avait fait , en Pologne , des études d' ingénieur . Ne pouvant pas obtenir d' équivalences en France , il avait créé une petite entreprise de maroquinerie qui prospérait d' année en année . Sa famille prospérait également puisque , un an plus tard , en septembre 1931 , naissait un petit garçon : Abram ( Avrom en yiddish ) . On l' appelait par son diminutif , « Avrèmèlè » .

Il me revient en mémoire un épisode de cette année-là . À Paris se tenait l' Exposition coloniale , à l' entrée du zoo de Vincennes , Porte Dorée . J' avais un peu plus de trois ans . Un grand homme noir , tout peinturluré et emplumé , dansait une danse rituelle , de sorcier probablement . Tout à coup , il s' est approché de moi et s' est mis à gesticuler devant mes yeux en vociférant , au son des tam-tams . J' ai hurlé de terreur ! Et vous , mes chers parents , étiez bien embêtés que votre fille manifeste un tel racisme , vous , les anticolonialistes . Or , moi , j' avais seulement peur que ce sorcier noir veuille m' enlever .

Plus tard , alors que j' avais huit ans environ , je t' ai stupéfié et enchanté en disant que je ne comprenais pas que l' on colonise un autre pays , que l' on devait laisser vivre chaque nation comme elle l' entendait , sans lui donner de leçons de morale .

Au bout de quelques mois de séjour en France , ma mère , qui travaillait tout ce temps sans être déclarée , a réussi à obtenir une carte de travail d' ouvrière à domicile dans la confection pour dames . Toi , par contre , tu n' avais pas de travail régulier à part quelques petits boulots payés au noir . Aussi tu recevais , tous les six mois environ , un ordre d' expulsion par lequel on te reconduisait à la frontière ; tu revenais clandestinement .

J' ai un recueil des leçons de yiddish que tu me donnais en 1933 , alors que j' avais cinq ans , avant l' entrée à l' école primaire .

Ces quelques pages , si bien calligraphiées en lettres hébraïques coloriées comme des enluminures et ornées de dessins , m' émeuvent même à présent car elles représentent toute notre vie de l' époque . Sur l' une d' elles , on me voit marcher en pleurant dans notre unique pièce pendant que ma mère lave du linge dans une lessiveuse posée sur un tabouret .

Tout en marchant , je chantonne sur un air que j' ai encore en tête : « Il y avait une fois un Moyshé-Khaïm , il doit quitter Paris , il part pour l' Espagne car des gens méchants l' envoient là-bas . Je ne veux pas qu' il parte . C' est mon papa à moi – là , je dis papa ! – et je l' aime . Pourquoi on l' envoie loin de moi ? »

Ma mère , Mayèlè , t' a raconté cet épisode après ton retour clandestin , et tu le retraces dans la leçon .

Je sais que je t' admirais autant que toi tu admirais ton enfant ! Je te prenais pour un magicien . Tu avais une imagination fantastique . Tu inventais des histoires extraordinaires rien que pour moi et je t' écoutais , bouche bée . Mes cousins profitaient quelquefois de tes récits et étaient aussi fascinés que moi .

Ce qui m' enchantait , c' étaient les tours que tu créais pour moi . Par exemple , tu me demandais si j' aimerais avoir une orange – une rareté à l' époque parce que c' était très cher , nous recevions une orange à l' école pour Noël – et je répondais oui , bien sûr . Alors tu me disais de fermer les yeux et tu te mettais derrière moi ; tout en me criant de vite ouvrir les yeux , tu lançais au plafond une orange qui retombait devant moi . Quelquefois , si j' étais assez rapide et habile , je rattrapais l' orange dans mes mains avant qu' elle ne tombe par terre .

Mais le tour qui me ravissait le plus était le suivant : tu m' emmenais très souvent promener sur les quais de la Seine . Parfois , vous aviez assez d' argent pour m' acheter une petite tablette de chocolat que je gardais le plus longtemps possible dans ma poche en pensant au plaisir que j' aurais en la mangeant . Quand je me décidais à déguster mon chocolat , tu me demandais de garder le papier d' argent qui l' enveloppait et tu nous dirigeais vers un pont . Là , tu me disais que si je jetais le papier dans l' eau , des milliers de petits poissons d' argent monteraient à la surface . En fait , tu guettais un rayon de soleil à travers les nuages pour m' ordonner de jeter le papier dans l' eau , et d' un seul coup , des milliers de poissons d' argent frétillaient dans la Seine , tout scintillants . J' étais émerveillée ! J' ai cru longtemps que c' était toi qui accomplissais ces miracles .

J' ai un peu hérité de ton esprit fantasque et imaginatif . Par exemple , il vous arrivait d' aller au cinéma avec ton frère et ta belle-sœur , vous nous laissiez alors , mes cousins et moi , dans leur appartement – plus grand que le nôtre – , couchés dans le même lit . Et je m' amusais toujours à leur raconter des histoires qui leur faisaient peur . Ils écoutaient mes inventions et les tiennes avec avidité . Ils avaient une telle admiration pour toi que , chaque fois qu' on leur demandait , pour rire , quelles étaient leurs opinions politiques , ils disaient sérieusement : « Nous , on est anarchistes , parce que notre oncle est anarchiste ! »

Ma petite vie d' enfant immigrée était somme toute heureuse , très pauvre mais heureuse , jusqu' à ce que j' entre à l' école maternelle , à l' âge de quatre ans . Je ne parlais pas du tout le français ( tous les nouveaux venus se regroupaient dans certains quartiers , et on ne parlait que le yiddish ) ; au début , j' étais assez contente de voir d' autres enfants et de participer à des activités de jeux . Un soir , je suis rentrée à la maison toute fière d' avoir appris une chanson , et je vous ai chanté : « A p'ti ba , p'ti ba chama » ( au p'tit bois , p'tit bois charmant , quand on y va on est à l' aise … ) .

Les choses se sont gâtées le jour où un petit garçon assis à côté de moi a mis sa main dans ma culotte . Je ne savais pas du tout ce qu' il voulait mais je n' étais pas à l' aise et je vous ai raconté cet incident comme je vous racontais ma journée d' école tous les soirs . Alors là , toi , mon père , tu as pris le mors aux dents , et le lendemain , tu m' as amenée à l' école , m' as traînée dans le bureau de la directrice où tu as fait tout un scandale . J' étais très , très embarrassée et surtout honteuse de ton accent yiddish .

On convoqua la mère du garçon avec son fils qui , naturellement , nia farouchement avoir commis cet acte que tout le monde réprouvait . Finalement , c' est moi que l' on traita de menteuse et que l' on punit . Je passai toutes les récréations de la journée debout face à un arbre . Les autres enfants ( si petits ! ) venaient me traiter de sale Juive .

La seule marque de douceur que je reçus fut la caresse sur ma tête de la main d' une maîtresse qui n' était pas la mienne .

Nous habitions à l' époque rue Piat , une rue perpendiculaire à la rue de Belleville , dans le XX e arrondissement . Au bout de cette rue descendait un escalier bordé de terrains vagues , jusqu' à la rue des Couronnes où se trouvait mon école . À partir de cette punition si injuste pour moi , tu as dû me traîner tous les jours au bas de l' escalier . Je m' accrochais aux barreaux de la rampe de l' escalier en hurlant : « J' veux pas y aller . J' chuis pas sale . Mayèlè me lave tous les jours ! »

Cela ne m' empêchait pas de progresser très rapidement en français et dans toutes mes activités . Tout le monde s' accordait à me trouver intelligente , vous les premiers , bien entendu . J' étais intéressée par tant de choses , mais ce qui me passionnait , c' était de vous entendre discuter politique le soir lorsque j' étais couchée . Je ne comprenais même pas ce dont vous parliez , mais vos voix enflammées et chaleureuses suscitaient en moi des mondes de rêve et m' accompagnaient jusqu' aux portes du sommeil .

Nous étions vraiment très pauvres . Cependant , chez nous , c' était table ouverte . N' importe qui pouvait venir , il y avait toujours une pomme de terre et un morceau de hareng .

Nos logements ( pas tout à fait des taudis , mais presque ) se composaient souvent de deux petites pièces et d' une cuisine . La chambre où nous couchions , mes parents et moi , n' était pas séparée par une porte , mais par un rideau , de l' autre pièce ; c' est ainsi que j' entendais tout ce qui se disait autour de la table . On parlait beaucoup de Makhno , et parfois on s' adressait à lui .

Je croyais avoir rêvé ce nom , mais , dernièrement , une amie de mes parents , Liesbeth , m' a rappelé qu' elle et son mari , Walter , avaient amené Makhno chez mes parents . Liesbeth aura cent quatre ans en janvier 2008 , mais elle a tous ses esprits et une mémoire exceptionnelle .

Ainsi , c' était vrai : j' avais vu chez moi le grand théoricien et activiste anarchiste Nestor Makhno !

J' ai toujours pensé que cette période avait influencé toute ma vie et orienté mes pensées et mon cœur , même si je n' ai pas milité comme vous .

Grâce à Liesbeth , nous avons fait la connaissance d' une autre femme remarquable : Carmen Torrès qui habitait au Blanc-Mesnil ( cette amie chez laquelle le gendarme a déposé notre lettre jetée du balcon avant notre départ de Drancy , le 29 mai 1944 ) . Carmen , un personnage haut en couleur ! Une Andalouse vêtue à l' ancienne d' une longue jupe doublée de plusieurs jupons , et portant toujours un fichu sur la tête . Elle parlait très mal le français mais s' entêtait à le hurler à tue-tête . Au demeurant , un cœur d' or .

Son mari , Juan , était anarchiste , elle ne l' était pas au départ , mais peu à peu , elle s' était imprégnée d' un certain esprit libertaire ( pourtant , lorsque sa fille s' est mariée , elle a regretté que ce ne soit pas à l' église ! ) . Au moment de notre rencontre , sa fille , Anna , avait onze ans , son fils , José , en avait huit , comme moi . Nous nous sommes bien entendus , lui et moi . Avec Anna également , j' avais de très bons contacts .

Leur maison , toute petite , ne comportait qu' une pièce , mais ils possédaient un grand jardin , plein de fleurs et de légumes . Dans la pièce unique , les parents dormaient dans un grand lit , les enfants dans un petit , et quand les amis venaient , surtout les réfugiés républicains de la guerre d' Espagne en 1939 , tout le monde couchait par terre , sur des matelas ou des couvertures . On ajoutait des légumes et un morceau de viande dans la marmite pour que tous puissent manger à leur faim . C' était la casita de amistad , la « petite maison de l' amitié » .

Je ne peux pas énumérer tous les républicains espagnols que j' ai connus là ; nous passions des dimanches très gais faits de jeux dans les champs proches et de discussions passionnées à la maison . L' un d' eux , pourtant , a laissé une trace dans ma vie et dans mon cœur : Liberto . J' avais treize ans à l' époque ( 1941 ) , lui vingt et un . C' était un jeune homme très brun , un peu charbonneux , un anarchiste convaincu , d'autant plus que l' on avait fusillé son père pendant la guerre d' Espagne .

Il venait souvent à la maison à Paris , rue des Pyrénées , et nous allions , avec mes cousins , aux Buttes-Chaumont nous lancer dans de folles courses-poursuites . Mon père lui faisait confiance , à juste raison , car il n' a jamais eu un seul geste équivoque à mon égard . C' était un garçon qui m' encourageait dans mes études et qui m' apportait des livres de musique pour mon apprentissage du violon .

Il est parti pour l' Espagne en février 1942 . Anna et moi l' avons accompagné à la gare , toutes les deux pleines de chagrin .

Une quarantaine d' années plus tard , mon mari , Philippe , et moi l' avons rencontré à un vernissage . Lorsque je lui ai demandé ce qu' il était devenu tout ce temps , il m' a répondu d' une voix sonore : « J' ai fait dix ans de prison . » Tous les gens autour de nous se sont retournés . C' était vrai . Il avait passé dix années dans les prisons de Franco ! Nous avons repris des relations amicales jusqu' à son décès , à l' âge de quatre-vingts ans . Demeuré un anarchiste pur et dur , il a même réussi à intéresser l' aîné de mes petits-fils , Nicolas , à ses théories .

Après la grande rafle du Vél ' d' Hiv ' , le 16 juillet 1942 , Carmen a accueilli mes deux petits cousins Marcel et Suzanne Jablonka , mais pas très longtemps car leur maman , Idès , ne supportait pas d' être séparée de ses enfants . Elle en a malheureusement été séparée pour toujours en février 1943 .

La guerre ! L' ordre de mobilisation générale placardé sur les murs ! Tu as été incorporé dans l' armée polonaise

Dans les mairies , on nous a distribué des masques à gaz dont on nous a montré le fonctionnement . Ils étaient enfermés dans des cylindres métalliques pourvus d' une bandoulière solide et il fallait les porter en permanence , même pour se rendre à l' école .

L' année scolaire 1938-1939 , je l' avais passée au cours moyen deuxième année . J' étais une bonne élève et j' avais très bien réussi l' examen d' entrée en sixième , alors tu as voulu me montrer le beau lycée tout neuf et tout rose ( construit de 1935 à 1937 ) où j' irais à la rentrée d' octobre . Vous étiez fiers de moi , mes parents , et moi , j' étais heureuse d' entrer dans ce lycée de jeunes filles du cours de Vincennes ( devenu Hélène-Boucher en 1944 , pendant ma déportation ) , situé dans le XX e arrondissement .

Malheureusement , la déclaration de guerre le 3 septembre 1939 a retardé cette rentrée , car , par peur des bombardements sur Paris , la mairie du XX e arrondissement a envoyé les enfants dont les parents le désiraient dans une colonie de vacances au bord de la mer , Mers-les-Bains pour les filles , Le Tréport pour les garçons .

C' était la première fois que je retournais dans une colonie depuis l' île-de-Ré de mes sept ans , et tout comme à l' époque , j' étais très triste , d'abord d' être loin de vous , ensuite parce qu' il commençait à faire froid bien que nous soyons encore en été , et par-dessus tout , nous avions très faim . Les denrées étaient rationnées dans toute la France mais il nous semblait qu' ici c' était pire qu' ailleurs .

La colonie , qui avait fonctionné tout l' été , n' était pas assez équipée pour recevoir un tel afflux d' enfants . Nous manquions de couvertures et surtout de nourriture . Il n' y avait pas de chauffage dans les chambrées . Ce mois de septembre était assez humide et nous n' avons pas pu nous baigner très souvent . Il nous restait les promenades sur les falaises où j' ai appris à reconnaître les aubépines et à manger leurs fruits , les pommes d' api .

Je me sentais si malheureuse que j' ai décidé de m' évader . Avec une autre fille que j' ai réussi à entraîner , nous avons volé des boîtes de sardines , du fromage , des fruits … dans la resserre aux vivres , tout cela en plusieurs fois ; et un matin , de très bonne heure , après avoir enfilé sur nous tous les vêtements que nous possédions , nous avons fait le mur .

Nous avons marché pendant plusieurs kilomètres et sommes arrivées dans un petit village ( je ne me souviens plus de son nom ) . Là , comme nous avions faim , nous avons voulu nous arrêter pour manger , mais nous n' avions pas de pain , car nous n' avions pas pu accéder à la réserve de pain . Alors nous sommes entrées dans la première boulangerie rencontrée pour en acheter avec l' argent que nos parents nous envoyaient par mandat .

Il devait être à peu près 7 heures du matin , et la boulangère , étonnée de voir de si bonne heure deux fillettes de onze ans bizarrement accoutrées et les poches pendantes chargées à bloc , a tout de suite compris que nous étions en fuite . Elle a alerté les gendarmes qui nous ont ramenées , toutes penaudes , à la colonie .

On ne nous a pas punies . La punition aurait consisté en privation de dessert , et nous étions déjà suffisamment privées de nourriture !

Nous avons repris notre vie un peu monotone . Nos seules vraies joies consistaient à chanter . Je chantais assez bien et j' étais souvent sollicitée . Une chanson apprise là-bas sous le manteau m' a toujours étonnée . Elle disait :

Tout près du Kremlin , le palais doré ,

À Moscou la Rouge , un bâtiment délabré

Se dresse tout noir , gardé de soldats ,

C' est une prison dont on dit le nom tout bas :

La Tcheka !

Malgré le froid et la neige qui tombait ,

Dédaignant les frissons ,

Sonia , depuis un long moment attendait

Qu' un chef sortît de la prison .

Quand elle le vit , s' approchant vivement ,

Elle lui dit sur un ton déchirant :

C' est lui , c' est Ivan qu' on vient d' enfermer là ,

Dans la Tcheka , dans la Tcheka ,

C' était mon bien-aimé , mon seul bonheur à moi ,

Qui l' a enfermé ? C' est toi .

Mais je jure sur Dieu de venger l' innocent

Mon cher Ivan , mon cher Ivan

Je ne me souviens plus des paroles des autres couplets . Je sais seulement qu' à la fin on entend des coups de feu , et lorsque le chef sort de la prison , Sonia se précipite sur lui avec un poignard , en criant :

C' est lui , c' est Ivan qu' on vient de tuer là

Dans la Tcheka , dans la Tcheka .

C' était mon bien-aimé , mon seul bonheur à moi ,

Qui l' a tué ? C' est toi .

Mais j' ai juré sur Dieu de venger l' innocent ,

Mon cher Ivan , mon cher Ivan .

Meurs à ton tour , bandit , sois maudit

Par tous ceux qui étaient en cet endroit-là ,

La Tcheka !

Cela me sidérait qu' à une époque où j' entendais toujours vanter les Rouges et l' URSS on puisse s' apitoyer sur des Russes blancs .

D'ailleurs , les filles qui m' avaient appris la chanson , deux sœurs juives nord-africaines , m' avaient fait jurer de ne jamais la chanter devant les autres . Tout cela devait rester secret .

Au cours des trois ou quatre semaines passées à Mers-les-Bains est arrivé un petit événement qui caractérise bien ton esprit si peu pratique , mon cher père . Comme vous n' aviez pas beaucoup d' occupations dans ta caserne , à part les exercices militaires , tu étais allé faire les vendanges , et tu m' avais envoyé une grappe de raisin .

Mais la Poste fonctionnait mal et le colis est arrivé au bout d' une semaine ; lorsque je l' ai ouvert , le raisin était pourri . J' ai pu en récupérer seulement deux grains juste un peu moisis que j' ai mangés les larmes aux yeux , en pensant au mal que tu t' étais donné pour me dire que tu m' aimais et que tu pensais à moi .

Ces colonies de vacances n' étant pas du tout équipées pour l' automne et la rentrée des classes approchant , on nous a expédiées , nous les filles , de Mers-les-Bains à Étrépagny , dans l' Eure , chez des religieuses , des Dominicaines .

Les religieuses étaient gentilles , dans l' ensemble . Nous étions trois ou quatre Juives et elles ne nous obligeaient pas à assister à la messe .

Nous avions classe tous les jours , sauf le jeudi ( et dimanche bien sûr ) où nous partions en promenade dans la forêt flamboyante de l' automne . Nous marchions en rangs par deux , vêtues de pèlerines bleu marine , en longue file triste . Quand j' y pense à présent , nous étions tout à fait comme les orphelins de la chanson de Jean-Jacques Debout .

Tu es venu me chercher à la fin du mois d' octobre , à l' occasion d' une permission militaire , et tu m' as ramenée à Paris .

Là , je suis rentrée au lycée de jeunes filles du cours de Vincennes , avec presque un mois de retard , mais plusieurs élèves étaient dans le même cas que moi .

J' ai commencé à étudier l' anglais et aussi le latin , matière obligatoire à cette époque . Le fait de changer de professeur et de classe à chaque cours ne me dérangeait pas trop , mais je trouvais la discipline du lycée trop stricte . Il fallait toujours porter un chapeau et des gants en arrivant et en partant . L' été , on mettait des petites socquettes ; l' hiver , des mi-bas . C' est seulement en seconde que l' on pouvait porter des bas .

Les professeurs et les surveillantes étaient pour la plupart des vieilles filles très sévères qui nous réprimandaient et nous punissaient au moindre écart .

Mais j' aimais l' étude et , dans l' ensemble , j' étais bonne élève , sauf en mathématiques ; j' ai beaucoup regretté plus tard de ne pas avoir été attirée par cette science exacte qui me paraît si exaltante à présent .

La guerre était toujours là , avec les alertes , les descentes à la cave ou dans le métro , les queues interminables devant les magasins d' alimentation .

La femme de ton frère , Khasia , avait une sœur , Lisa , nantie d' un mari , Victor , et de deux enfants , Joseph – de trois ans et demi plus âgé que moi – et Ada – un an et demi plus jeune que moi . Je les considérais comme mes cousins également , bien que n' ayant pas de liens de sang avec eux . Nous étions toujours ensemble , Joseph , Ada , Bassia , Avrèmèlè

C' est alors que vous , les adultes , avez décidé de nous expédier loin de Paris , toujours par crainte des bombardements . Vous avez fait appel à l' OSE ( Œuvre de secours aux enfants ) et nous sommes partis , mes cousins et moi ( sauf Joseph , jugé trop grand ) , en janvier 1940 .

Nous voici sur un quai de la gare de Lyon , une vingtaine d' enfants et trois monitrices . Les parents accompagnent leur progéniture . Ma mère est là ainsi que sa sœur , ma tante Annette , qui me donne deux grandes tablettes de chocolat au lait avec des noisettes : mon rêve ! J' ai eu tort de ne pas croquer ces tablettes pendant la nuit , car là-bas , on a pris toutes les friandises , sous prétexte de solidarité et de justice ; tous les soirs , chacun avait droit à un morceau de chocolat ou à un bonbon , mais je n' ai jamais vu la couleur de mon excellent chocolat ; j' espère qu' il aura profité à d' autres enfants , à moins que ce ne soit aux monitrices gourmandes .

Le train est là , sifflant et crachant des volutes de fumée . On nous embarque dans les compartiments , nous laissant à peine embrasser nos mamans , et c' est le départ . Nous sommes tous excités et personne ne peut dormir . De toute façon , nous sommes en troisième classe , sur des places assises . Pendant la nuit , j' ai trouvé le moyen de grimper dans un des filets à bagages et j' ai pu ainsi dormir allongée . Les autres se sont arrangés comme ils ont pu .

Nous avons quitté Paris sous la neige et nous nous sommes réveillés en Avignon sous un ciel bleu tout ensoleillé . Ce temps magnifique nous a accompagnés jusqu' aux bords de la « Grande Bleue » et là , ce fut l' éblouissement ! Aucun de nous n' avait vu la Méditerranée auparavant et , le train roulant lentement le long de la côte , nous avons pu contempler le paysage , et admirer les belles villas blanches de la Côte d' Azur où les gens riches venaient en villégiature , nous l' avions vu au cinéma .

Peu après Saint-Raphaël , le train s' est arrêté à Boulouris où nous attendait une femme un peu masculine , Inès , qui nous a emmenés en camionnette jusqu' à La Feuilleraie , notre maison de l' OSE .

Boulouris étant situé dans le massif de l' Estérel et la maison faisant face à la mer , nous voyions le soleil se lever à l' est sur les monts de l' Estérel et se coucher à l' ouest sur les monts des Maures . C' était un spectacle magnifique et changeant que je ne me lassais pas d' admirer .

Souvent le soir , avec ma meilleure amie , Hélène , nous bavardions , assises sur le rebord de la fenêtre , en contemplant la mer miroitante sous le clair de lune . La température était toujours douce , sauf les jours de mistral où l' on ne pouvait pas mettre le nez dehors , de peur d' être emportés .

La seule fausse note , pour moi , a été la perte de toute une année scolaire . La maison ne pouvant pas détacher quelqu'un pour me conduire au lycée de Draguignan , j' ai donc dû redoubler le CM2 à l' école du village , au détriment d' une amie chère , Annie Janovski , qui se retrouvait tous les mois seconde au classement , alors qu' elle aurait dû être première . Ma pauvre petite Annie a été arrêtée lors de la rafle du Vél ' d' Hiv ' , le 16 juillet 1942 , avec ses parents , devenus amis des miens . Aucun des trois n' est revenu .

Les jours s' écoulaient , je ne dirais pas heureux parce que nous étions loin de nos parents , mais paisibles dans l' ensemble . Il y avait bien sûr des alertes et il fallait descendre dans la cave et nous coucher sur des lits de camp ; et puis certains d' entre nous ont eu la tête rasée à cause des poux ; mais surtout , nous avions faim et beaucoup ont attrapé des furoncles dus à l' avitaminose . J' étais de ceux-là .

Je me souviens que , plusieurs fois , nous , les plus grands , sommes allés forcer la serrure de la réserve pour chiper du pain , l' une de ces fois étant à Pessah ( la Pâque juive ) . La maison de l' OSE , sans être de stricte observance , était tout de même traditionaliste et nous mangions des matsoth

Nous restions à l' étude de 16h30 à 18 heures pour faire nos devoirs ; nous emportions donc notre goûter à l' école .

Le premier jour de Pessah , quand les enfants du village nous ont vus sortir nos matsoth tartinés de beurre et de miel , ils nous ont entourés en disant : « Ça a l' air bon , ce que vous mangez , qu' est -ce que c' est ? » J' ai répondu :

– C' est du pain azyme , vous en voulez ?

– Ah , non , non , non ! s' est indignée une petite fille de onze ans , c' est fait avec du sang de chrétien !

Elle n' avait jamais vu un seul Juif de sa vie , mais elle savait que l' on tuait des enfants chrétiens pour fabriquer le pain azyme .

Cette petite fille , je l' ai revue cinquante-trois ans plus tard , à l' occasion d' un voyage sur la Côte d' Azur avec mon mari ; elle avait soixante-quatre ans et moi soixante-cinq . Elle et sa sœur tenaient le restaurant de leurs parents décédés . Je l' ai tout de suite reconnue , la petite Yvette , en entrant dans le café ; elle avait la même frimousse qu' autrefois . Je n' ai pas osé la tutoyer . Je lui ai dit :

– Vous êtes bien Yvette ?

– Oui , a -t-elle répondu , un peu étonnée .

– Moi , je suis Sarah . J' étais à La Feuilleraie , la maison de l' OSE .

– Oh ! Mais nous habitions en face , de l' autre côté de la route .

– Je sais .

Et nous avons évoqué les souvenirs d' autrefois ; elle connaissait toutes nos chansons . Nous les avons chantées ensemble . Elle m' a dit :

– À la fin de la guerre , nous nous demandions ce qu' étaient devenus les enfants de La Feuilleraie ?

– Je peux vous dire que la plupart sont morts et qu' il n' y a que de rares survivants , dont moi .

J' ai ajouté :

– Vous vous rappelez avoir dit que vous ne vouliez pas de pain azyme , parce que c' était fait avec du sang de chrétien ?

– Non , ça je ne m' en souviens pas , mais depuis la fin de la guerre , ma sœur et moi , nous ne mangeons que du pain azyme car nous pensons que ça fait moins grossir que le pain ordinaire !

Un jour de juin , le 14 exactement , à l' école , la maîtresse nous a demandé de rester debout . Elle avait les yeux rouges . Elle nous a dit : « Mes enfants , j' ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer . Les Allemands sont entrés dans Paris aujourd'hui . » Les larmes coulaient le long de ses joues .

Quelques jours plus tard , on a appris par les monitrices que le maréchal Pétain s' était adressé aux Français en leur promettant de tout faire pour leur adoucir l' occupation allemande . Plusieurs jours après , toujours par les monitrices qui écoutaient la radio , nous avons su que le général de Gaulle , réfugié à Londres , avait appelé le peuple français à la résistance : c' était l' Appel du 18 juin .

Environ trois ou quatre semaines après le début de l' invasion des armées allemandes , nous avons vu arriver des amis de notre directrice qui avaient fui Paris , en même temps que des centaines d' autres personnes ; ça s' appelait l' Exode .

Tout ce monde fuyait vers le Midi . Les gouvernants de la III e République avaient rejoint Bordeaux , et peu après furent remplacés par le nouveau gouvernement du nouveau régime , l' État français

Des soldats erraient sur les routes , essayant de retrouver leur régiment . Les gens se traînaient , harassés . C' est toute cette misère que racontaient , bouleversés , les réfugiés amis de notre directrice .

Au début de juillet , l' école m' a envoyée , avec quatre ou cinq autres élèves , à Saint-Raphaël , passer les épreuves du certificat d' études primaires , que j' ai obtenu . J' ai conservé mon diplôme jusqu' au 16 juillet 1942 , premier jour de la rafle du Vél ' d' Hiv ' .

Toi , tu étais toujours à Parthenay , pas encore démobilisé . Alors ma mère , se sentant très seule et désespérée , est venue par le train me chercher avant la fin de l' année scolaire et nous avons passé la ligne de démarcation à Chalon-sur-Saône ( la France était coupée en deux : zone occupée au nord , zone libre au sud ) .

Mes cousins étaient revenus à Paris avant moi , et la vie de guerre continuait : descentes aux abris , mais cette fois , c' étaient les avions anglais qui nous survolaient ; longues files d' attente devant les magasins d' alimentation

Les exactions contre les Juifs avaient commencé dès l' entrée des Allemands à Paris et le gouvernement de Vichy y souscrivait entièrement .

En octobre 1940 , à la demande des autorités , tu es allé au commissariat te déclarer , comme beaucoup d' autres Juifs étrangers . Tous , vous vouliez être enfin en règle avec vos papiers dans ce pays que vous aviez choisi pour vivre libres .

Lorsque , d'après les fiches établies alors , on vous a convoqués par billet vert

Ceux qui ont répondu à la convocation ont été arrêtés et envoyés dans les camps de rassemblement du Loiret , Pithiviers et Beaune-la-Rolande . Sur leurs fiches , on pouvait lire après la guerre le motif de leur arrestation : « En surnombre dans l' économie nationale » .

Cela n' a pas empêché que , deux mois plus tard , en juillet 1941 , tu sois pris dans une rafle . On t' a parqué au camp des Tourelles , dans la caserne située boulevard Mortier , au nord de Paris . La police a quand même prévenu ta femme , et nous sommes allées te porter une couverture et un colis de nourriture . Tu semblais désemparé et tu tournais en rond dans la cour , comme un lion en cage , avec ta belle crinière noire ondulée que j' aimais tant coiffer lorsque j' étais petite .

Tu es resté quelques jours au camp des Tourelles , puis on t' a transféré à celui de Pithiviers où vous avez été enregistrés sous le terme « hébergés » .

De là , tu nous écrivais , outre les cartes ouvertes et censurées autorisées une fois par semaine , des lettres clandestines en yiddish que tu nous faisais parvenir par des gens qui sortaient du camp ; en effet , certaines personnes allaient à Paris chez le dentiste ou le médecin et revenaient tranquillement au camp . Personne ne pensait que le danger était plus grand en restant au camp qu' en n' y rentrant pas ! Il faut dire que les gens avaient peur de représailles contre leur famille .

Dans ces lettres , tu nous disais que cela sentait très mauvais et que tu ne resterais pas là . Et un jour , le 2 septembre 1941 , tu t' es évadé : on était venu demander des jardiniers pour aller travailler en ville ; alors toi , qui n' avais jamais touché une pioche ou une pelle de ta vie , tu avais levé la main . Tu quittais tous les matins le camp avec le groupe des jardiniers . Tu as ainsi repéré des buissons touffus , et , le troisième jour , tu t' es caché derrière les arbustes et tu n' es pas revenu au camp .

Tu as parcouru à pied plus de cent kilomètres , te nourrissant de baies et de fruits , et dormant à la belle étoile . C' est ainsi qu' un beau jour de septembre , alors que nous étions assises au bord d' un champ , ma mère , sa sœur Annette et moi ( nous passions des vacances dans l' Yonne , où le mari de ma tante avait loué une partie de ferme ) , mon oncle Constant , qui travaillait dans le champ , nous dit : « Venez voir , les filles , j' ai trouvé une grosse bête ! » Lorsqu' il nous a vues approcher , il s' est adressé à la haie : « Tu peux venir . » Et tu es sorti de la haie en riant .

Tu es resté quelques jours caché dans une grange au fond du jardin . Mais , autant tu étais inconscient jusqu' à risquer ta vie , autant tu étais trouillard , et , un soir de grand orage , on a pu voir un fantôme , couvert d' un drap blanc s' envolant au vent , traverser le jardin en courant sous la pluie au milieu des éclairs , pour venir se réfugier parmi nous . Tu as toujours eu peur du tonnerre mais là , tu risquais d' être vu par le fermier qui occupait l' autre partie de la maison , et d' être dénoncé .

Puis tu es parti pour Paris , où tu t' es procuré – contre de l' argent , bien sûr – des faux papiers au nom d' un notaire de l' Yonne né en Alsace ( pour justifier ton accent au cas où on t' arrêterait ) . Tu t' étais acheté un vieux vélo sur lequel tu as posé une plaque d' immatriculation de l' Yonne , et tu as ainsi sillonné tout Paris et les environs sans être inquiété .

Tu es donc devenu clandestin , caché dans une chambre louée sous le nom d' un de mes oncles non juif . Ta chambre se trouvait dans un immeuble truffé de Juifs , situé passage d' Eupatoria qui croisait le passage Notre-Dame-de-la-Croix , près de l' église du même nom , à Ménilmontant .

Ce quartier était l' un des plus pittoresques de Paris . Les deux passages , très étroits , traversés chacun , au milieu , par une rigole qui charriait les détritus , aboutissaient à un petit pont enjambant la ligne de chemin de fer de la Petite Ceinture de Paris . L' ensemble était jalonné de réverbères à gaz , remplacés par des réverbères électriques juste au début de la guerre .

Avant la guerre , nous avions des amis qui habitaient là , les Odryzjinski , et chaque fois que nous allions chez eux , je voyais , au crépuscule , arriver l' allumeur de réverbères tenant sa grande perche à l' extrémité incandescente , avec laquelle il enflammait le gaz . Le matin , il venait moucher la flamme .

Pendant la guerre , à cause des avions qui survolaient Paris , on baissait l' intensité de la lumière , si bien que ces passages étaient assez sombres , encore plus autour des terrains vagues qui les surplombaient . L' effet était magique , surtout les jours de brouillard .

Les immeubles vétustes de ces passages , peuplés surtout d' ouvriers , ont vu arriver de nombreux immigrés juifs entre les deux guerres ; le loyer était moins cher là qu' ailleurs . Durant la guerre , au fur et à mesure que se multipliaient les mesures contre les Juifs , se sont installés des locataires dans des chambres louées au nom d' amis non juifs .

Te voilà donc réfugié là . Les concierges , M. et M me Georges , des gens très simples , paisibles malgré quelques prises de bec avec des mégères , ne parlaient pas beaucoup . Lui s' exprimait par borborygmes et cultivait un petit jardinet bordé par des coquilles Saint-Jacques . Elle , plus bavarde , parlait par onomatopées . Ces deux-là , qui ne payaient pas de mine et pouvaient même passer pour désagréables , agissaient en êtres humains . Non seulement ils n' ont dénoncé personne , action qui aurait pu leur rapporter de l' argent , mais encore , dès qu' ils étaient au courant d' une descente de police , ils prévenaient les gens en grattant aux portes d' une manière convenue pour qu' ils n' ouvrent pas . Grâce à leur attitude , la plupart des Juifs de l' immeuble ont pu survivre à la tourmente .

La rafle du Vél ' d' Hiv ' . En apprenant notre arrestation par la concierge , alors que tu venais nous voir , tu étais effondré ; tu courais partout , complètement désespéré ; tu aurais pu te faire arrêter . Les policiers avaient mis les scellés sur la porte de l' appartement , mais toi , dès le surlendemain , tu es venu avec un cousin , Mathès Jablonka ( le père des deux petits enfants restés orphelins en 1943 ) , et vous avez cassé un carreau ( nous habitions dans une cour au rez-de-chaussée ) . Tu as alors sorti mon violon et la tête de la machine à coudre de ma mère , plus quelques papiers importants à tes yeux : les leçons de yiddish que tu me donnais , des poèmes de toi et de moi , quelques cahiers et livres scolaires , des photos .

Ton frère et sa famille ont échappé par miracle à la rafle . Mes cousins Bassia et Abram ont été prévenus par leur femme de ménage , dont le mari était policier , qu' il y aurait prochainement une arrestation massive de femmes , d' enfants et de vieillards . Ils sont allés le dire à leurs parents , alors au chevet de leur grand-père maternel très malade . Mon oncle était sceptique , comme ma mère : on n' oserait pas faire cela en France !

Mes cousins sont donc revenus dormir à la maison , et le lendemain matin , ils sont partis de très bonne heure chez les grands-parents . À mi-chemin , ils ont été rattrapés par la fille de leur concierge qui courait les chercher pour les aider , car cinq minutes après leur départ les policiers frappaient à leur porte . Tout le monde s' est retrouvé chez les parents de ma tante Khasia dont le père n' était pas allé se déclarer comme Juif . Il est mort peu après dans son lit et a pu ainsi être enterré comme un être humain .

Toute la famille s' est débrouillée pour passer en zone libre où , après bien des pérégrinations , elle a fini par s' installer à Grenoble jusqu' à la fin de la guerre . Leur vie n' a pas été paisible non plus puisque les Allemands ont remplacé les Italiens dans cette région et qu' il a fallu se cacher . C' était le sort de presque tous les Juifs , mais , au moins , ils ont échappé à la déportation .

Pendant presque deux ans , jusqu' à notre déportation , tu as bravé toutes les interdictions faites aux Juifs : aller au cinéma , sortir après 20 heures le soir . Tu disais que cela n' avait pas d' importance , puisque nous ne portions pas l' étoile et que nous avions des faux papiers . Tu agissais comme si tu voulais compenser le fait que tu ne pouvais pas me nourrir en m' ouvrant sur le monde intellectuel et artistique . Grâce à toi , j' ai pu entendre et voir , à la salle Pleyel , le trio Alfred Cortot

C' était quand même dangereux , mais je te suivais , notamment à l' Académie Duncan que tu m' as fait découvrir , rue de Seine . Raymond Duncan était le frère de la danseuse Isadora Duncan

Raymond Duncan , grand et mince , presque ascétique , aux longs cheveux blancs ceints d' un bandeau , fabriquait lui-même ses grandes robes en lin avec un métier à tisser . Hiver comme été , il se déplaçait en spartiates .

L' Akadémia dispensait des cours de : tissage , lancer du javelot , lutte gréco-romaine , danse rythmique . Le samedi soir , on assistait à des spectacles où se produisaient de jeunes artistes . Le dimanche matin se déroulait la cérémonie de « l' église laïque » , qui consistait en un sermon philosophique généralement dit par Raymond D. lui-même ou par un autre « prédicateur » . Cela me paraissait très drôle .

J' aurais aimé prendre des cours de danse rythmique , mais tu as vu un jour Raymond D. me passer la main dans le bas du dos et tu as refusé sous prétexte que j' avais assez d' occupations avec le lycée et les cours de violon que je prenais avec une dame qui était second violon aux Concerts Colonne

Nous allions surtout aux séances de dessin du vendredi soir , où posaient un ou deux modèles nus . Tu m' emmenais également à la Grande Chaumière , rue Vavin .

Lorsque tu avais un peu d' argent , tu m' emmenais à l' Opéra , tout en haut , au poulailler . On ne voyait presque rien de la scène mais un vrai spectacle se déroulait là-haut : des mélomanes , leurs partitions à la main , scandaient la mesure d' un air inspiré et réagissaient au moindre écart de l' orchestre ou de l' un des chanteurs , en s' arrachant les cheveux . Tout cela enchantait mon cœur de quinze ans .

Il fallait bien sortir de temps en temps de cette chape de plomb où nous enfermaient les nazis , aidés du gouvernement de Vichy . Il fallait oublier la grisaille de ce temps de guerre .

Nous allions quelquefois au cinéma . Tu haïssais les documentaires où on voyait des rats grouillant sur un tas de blé , dévorant tout , comparés aux Juifs qui voulaient mettre la main sur les richesses du monde .

Un après-midi du mois d' avril , nous étions au cinéma Ménil-Palace rue de Ménilmontant , une voisine du passage d' Eupatoria , toi et moi . À la sortie , nous traversons la rue pour nous diriger vers la rue Julien-Lacroix .

C' est alors que deux hommes en imperméables et chapeaux mous nous collent un revolver dans les côtes . On se serait cru dans un film policier américain d' avant guerre ; il s' agissait de deux inspecteurs en civil . Toi , tu commences à parlementer avec eux , tu leur dis que tu es artiste et que tu peux leur donner des dessins de nus . Ils nous suivent jusqu' à la chambre où tu te cachais . Notre voisine emmène l' un des policiers chez elle et nous n' entendons plus parler d' elle .

Après qu' ils ont choisi des dessins , de nus principalement , nous les conduisons là où nous étions cachées , avenue de la République , dans le XI e arrondissement . Ma mère n' est pas ravie du tout et elle a raison ; c' est vraiment imprudent ! Cependant , elle leur donne des pièces de tissu pour leurs femmes . Les policiers sont très contents . Pendant que vous discutez avec le plus âgé , le plus jeune me coince contre une fenêtre dans l' escalier et commence à m' embrasser et à me tripoter . Je suis dégoûtée – pour moi , c' est un « vieux » , il a peut-être quarante ans – , mais j' ai peur et j' accepte le rendez-vous qu' il me donne pour dans quelques jours . Mais je n' y suis pas allée .

Plusieurs semaines après , le 24 mai 1944 , on est venu nous arrêter , et cette fois , nous n' avons pas pu échapper à la déportation . Ma mère , qui n' était pas en bons termes avec toi à cette époque , a accusé ces policiers de nous avoir dénoncées ( on nous a lu la lettre de dénonciation à la préfecture de police ) , et t' a reproché de les avoir amenés chez nous . Moi , je me sentais également coupable à cause du lapin que j' avais posé au plus jeune .

En août 1944 , à la Libération de Paris , alors que nous étions au camp de Birkenau , tu es allé trouver ces policiers qui t' ont juré sur la tête de leurs enfants qu' ils n' y étaient pour rien . Tu les as crus et nous aussi .

Nous avions aussi pensé à la concierge et à une voisine , mais finalement , après notre retour , nous sommes arrivées à la conclusion que c' étaient nos voisins mitoyens de chambre qui avaient commis cette abomination . La lettre de dénonciation parlait de deux Juives russes cachées à telle adresse , dans tel immeuble et à tel étage . Nous parlions très peu et très bas , car ma mère avait un fort accent yiddish , mais elle ne pouvait s' empêcher de chanter ( elle chantait très bien ) en russe et en yiddish . Ces voisins , qui nous saluaient poliment lorsque nous nous rencontrions sur le palier ou dans l' escalier , ne savaient peut-être pas à quel sort ils nous destinaient en nous dénonçant .

J' ignore comment tu as vécu pendant notre déportation ; tu n' avais pas d' argent et ma mère n' était plus là pour t' en donner . Peut-être ton frère t' a -t-il aidé ? Curieusement , j' ai su , à Birkenau , quelque chose , se rapportant à toi et à cette époque , j' en parlerai le moment venu .

J' ai compris ta souffrance en lisant un poème publié dans ta brochure L' heure Bleue éditée en 1962 . C' est le seul poème que tu as écrit sur ce sujet :

A vous , les déportés

Comment puis -je dire mon cri et le vôtre ,

Cri de l' oiseau blessé par la balle du chasseur

Comment exprimer en paroles et en phrases

Cette infinie détresse et toute cette horreur

Ce flot de larmes en moi retenu

Oh , non ! ...

Je vous vois , vous les exilées où que je sois ;

Et où que j' aille , devant moi je vous revois .

Partout j' entends vos voix réduites au silence ,

Et tous lieux me parviennent vos pleurs muets

Il y a tant de moi-même dans cet état d' âme

Tant de profonde intimité écorchée

Comment exprimer le rayonnement

De vos chers visages pleins d' innocence

Reflètant une si douloureuse naïveté

Je n' ai pas lu ce poème à mon retour des camps . Je le regrette bien car je le trouve assez poignant dans ce qu' il exprime de double souffrance , la tienne et la nôtre . J' étais influencée par ma mère qui s' était laissé persuader par ses sœurs et ses amis que tu étais coupable de notre arrestation , ce que je pensais également . Je ne le pense plus maintenant et je sais que tu as payé cher ce que tu croyais être ta faute .

Nous sommes revenues à Paris le 24 mai 1945 , un an après notre arrestation . Après un passage à l' hôtel Lutetia , les déportés étaient répartis dans les mairies . Nous avons couché sur des lits de camp à la mairie du XIX e , et le lendemain , je suis venue te voir .

Tu étais très ému ; tu ne m' as pas posé beaucoup de questions sur ma vie dans les camps . Tu semblais avoir peur de mes réponses . La seule chose que tu as voulu vraiment savoir , c' est si j' étais encore vierge . Cela m' a beaucoup étonnée . Ta fille unique revient de l' enfer et tout ce qui t' intéresse est d' apprendre qu' elle est encore vierge !

Tu aurais dû avoir un autre sujet de tourments à cette époque : je ne voulais plus être juive ! Je ne voulais plus souffrir pour cela ! Tout ce qui m' intéressait , c' était de : Vivre ! Vivre ! Vivre !

Tu ne l' as pas compris . Tu voulais toujours diriger ma vie et je ne pouvais qu' obéir . J' avais dix-sept ans et la majorité était à vingt et un ans . Après le baccalauréat , tu as voulu que j' aille à la Sorbonne et , en même temps , aux Beaux-Arts . C' était trop pour moi .

Entre-temps , en yiddishiste acharné , tu m' em-menais partout où on parlait le yiddish : meetings de diverses associations , débats et conférences où tu prenais souvent la parole . Et finalement , tu m' as présentée à Simkhè Schwarz , un sculpteur et homme de théâtre roumain qui rêvait de créer un théâtre de marionnettes en yiddish .

Simkhè cherchait des jeunes gens parlant le yiddish . Très peu de ma génération le parlaient couramment et surtout le lisaient . Les parents , émigrés entre les deux guerres , tenaient à ce que leurs enfants s' expriment en français et s' assimilent complètement à la culture française , sauf s' ils étaient des religieux orthodoxes .

Une troupe fut donc créée , composée de Simkhè Schwartz , de sa femme , Ruth , de Benjamin Lewin , d' Hélène Boschi , la pianiste , et de moi-même .

Nous avons répété pendant un mois , puis joué dans une salle , au 9 de la rue Guy-Patin , à Barbès-Rochechouart , où se trouvait un immeuble appartenant à la famille Rothschild – avant la guerre foyer de jeunes filles , foyer de l' UGIF

Nous faisions tout nous-mêmes : Simkhè sculptait les têtes des poupées dans le papier mâché encore humide ; nous , les acteurs , coupions et cousions les costumes , fabriquions les mains et les cous en carton ( c' étaient des marionnettes à gaine que l' on enfilait sur les mains et les bras ) , nous montions les décors dans le petit castelet et assurions les éclairages durant le spectacle .

J' ai aimé jouer pendant deux ans avec cette troupe et je te remercie , Moyshé-Khaïm , de m' avoir procuré ce travail rémunéré qui me fournissait mon argent de poche et m' a permis de rencontrer de si intéressantes personnalités : Arthur Rubinstein , le grand pianiste , est venu plusieurs fois et nous a bien fait rire dans les coulisses en racontant des histoires drôles ; c' était un homme très gai .

Le peintre Marc Chagall

Pendant l' un des spectacles , un montant qui tenait le décor de droite s' est détaché . Les maisons ont chuté de quelques centimètres et sont restées suspendues de travers . Notre directeur se mordait le poing de désespoir , mais la salle n' a pas réagi . Par la suite , nous avons pu voir que le décor était très beau tel quel , de travers , tout à fait dans le style des œuvres de Chagall .

Aux changements de spectacle , la direction invitait la presse juive mais également la presse nationale ainsi que quelques personnalités . Comme les acteurs plaçaient aussi les spectateurs dans la salle , j' ai pu voir de près Louis Aragon et Elsa Triolet , Yves Montand et Simone Signoret , les frères Prévert ( Pierre et Jacques ) . Jacques Prévert a d'ailleurs demandé à voir le petit cheval ( que j' interprétais ) pour le complimenter et nous avons longuement parlé . Il m' a même dit : « Tu es drôlement mignonne ! Il faudra revenir me voir et je te donnerai peut-être un petit rôle dans mon prochain film . » Mais je connaissais déjà Philippe , mon futur mari , et je savais qu' il n' appréciait déjà pas de me savoir voguer dans un milieu artistique . C' est dommage .

À la fin de la représentation , nous laissions le rideau de scène ouvert et nous tirions le rideau entourant le bas du castelet , puis nous rejouions la dernière scène qui était une danse endiablée , et le public pouvait voir notre jeu de jambes en même temps que celui des bras tenant les marionnettes . C' était toujours une ovation enthousiaste et un tonnerre d' applaudissements !

En mai 1950 , pour le deuxième anniversaire de la création de l' État d' Israël , nous avons joué sur la scène du palais de Chaillot une petite pièce , David et Goliath , écrite par Simkhè Schwarz et pour laquelle il avait sculpté la tête de son héros , David , à la ressemblance exacte de Itzik Manger

Ce jour-là , sur cette même scène , le mime Marceau interprétait le personnage qu' il venait de créer au Théâtre des Champs-Élysées : Bip .

En juillet 1949 , nous sommes partis en tournée à Bruxelles et Anvers où nous avons donné plusieurs représentations , toujours avec grand succès . Et moi , j' ai été merveilleusement heureuse de pouvoir déguster des gâteaux à la crème et au beurre en Belgique , car , en France , nous avions encore des restrictions .

L' année 1950 , nous avons fait , également en juillet , une tournée dans plusieurs villes de France . Là , ce fut assez fatigant car , tous les soirs , il fallait monter et démonter le castelet et l' emballer avec tous les accessoires pour reprendre le train . Mais la vie était belle !

Cette même année 1950 , nous sommes passés à la télévision dans une émission de plateau de Jean Duché

Jacqueline Joubert était la seule speakerine à cette époque .

Pendant ce temps , toi qui étais depuis toujours anti « ismes » et qui ne pouvais t' entendre avec personne , tu as créé ton propre journal , intitulé d'abord Horizons libres , puis Le Juif et le monde , une revue traitant de nombreux sujets : littéraires , politiques , faits de société , poèmes , revue de presse … Ce journal était financé pour moitié par des annonces publicitaires , pour le reste par des abonnés que tu allais chercher en France , en Belgique , en Hollande et en Angleterre .

Tu écrivais de temps en temps des articles dans des journaux juifs qui publiaient également certains de tes poèmes . Tu as été correcteur dans l' un de ces journaux , Unzer Stimme .

Ta vie n' a pas été facile . Tu as souvent eu faim . Mais tes souffrances les plus grandes furent morales et psychologiques . Homme de contradictions , comme nous tous , plus ou moins , tu aurais voulu n' être qu' un pur esprit , alors que tu étais un grand sensuel .

Tu avais surtout soif de reconnaissance en tant qu' écrivain et poète mais tu ne produisais pas beaucoup . Tu trouvais que tu n' avais pas de public et tu rebutais les gens par tes critiques . Tu appelais cela : dire la vérité ! Or les gens ont une notion de la vérité différente les uns des autres et , surtout , n' aiment pas qu' on leur dise ce que l' on croit être leur vérité . Tu n' étais pas du tout diplomate . Cela t' a valu un terrible isolement .

Et moi , je n' ai rien fait pour arranger les choses . Je te voyais assez régulièrement , mais très brièvement . J' avais d' autres préoccupations que ta personne et tu en souffrais . Je n' étais plus la petite fille à qui tu pouvais dicter ce qu' elle devait faire et penser , et qui t' obéissait sans broncher .

Et puis , je t' ai poignardé le cœur . J' ai épousé un goy .

Tu es quand même venu à mon mariage à la mairie , mais c' est seulement lorsque j' ai eu mon premier enfant , Claire , que tu t' es décidé à monter au domicile des mes beaux-parents chez qui nous habitions . Sinon , c' est moi qui te voyais au dehors .

Ensuite , quand j' ai eu mon deuxième enfant , Laurent , et que nous avons déménagé en banlieue , tu venais tous les jeudis matin à la maison ; après le déjeuner , nous partions nous promener , nous revenions pour le goûter et les enfants nous offraient

un spectacle qu' ils avaient préparé avec leurs petits amis . Pour rien au monde tu n' aurais raté un jeudi .

Je suis heureuse que les enfants et moi ayons pu te procurer dix années de bonheur lorsque tu venais chez nous . Cela atténue un peu le remords que j' éprouve de t' avoir négligé pendant longtemps et de t' avoir fait tant souffrir . Au fil de ces dix ans s' était établie une belle complicité entre nous . Souvent , ce n' était pas la peine de parler beaucoup . Il suffisait de dire en voyant un nouveau venu : « Pas besoin d' ouvrir la fenêtre » , ce qui était un raccourci pour : « Pas besoin d' ouvrir la fenêtre , ce n' est pas un aigle , il ne s' envolera pas . »

Toutes les privations et les brimades endurées dans ta vie , plus les cigarettes blondes sans filtre que tu fumais et les nombreux cafés que tu buvais t' ont amené un jour à l' hôpital dans un coma diabétique . Tu n' as pas voulu continuer l' insuline que l' on t' avait prescrite , aussi , trois ans plus tard , tu as eu un infarctus . Là non plus , tu n' as voulu écouter personne . Lorsque l' on te disait qu' en fumant vingt cigarettes par jour et en buvant vingt-cinq cafés noirs , tu raccourcissais ta vie , tu répondais : « Je préfère vivre dix ans de moins que me priver de cigarettes et de café . »

C' était un mardi . Nous devions partir le lendemain pour deux jours en Normandie , Philippe et moi . Nous t' avons retrouvé dans un café près de la Trinité , où nous avons devisé joyeusement . Tu avais acheté une veste un peu usée à un de tes amis et tu nous brossais le tableau de la scène que te ferait ma mère à son retour d' Israël ( vous vous étiez réconciliés grâce à vos petits-enfants ) .

Lorsque nous t' avons quitté , tu te tenais sur le trottoir rue de Londres , et en passant devant toi en voiture , j' ai cru voir ton visage se décomposer , mais Philippe m' a dit que c' était mon imagination , et nous avons continué notre route .

En Normandie , nous sommes passés à Mers -les Bains où j' ai retrouvé la colonie de vacances de septembre 1939 . Nous avons pu entrer dans la cour que j' ai trouvée toute petite par rapport à mon souvenir . Tout me paraissait riquiqui . Mais les mêmes émotions ont afflué et je me suis promis de te raconter cela à mon retour .

Le vendredi , nous étions allongés dans notre jardin quand un oiseau s' est abattu sur le toit du garage . Il avait l' air complètement épuisé . C' était un genre de gros étourneau , mais quand j' ai voulu lui donner un peu de pain et d' eau , il n' a rien voulu avaler et ne m' a même pas regardée . Il s' est reposé sur le toit pendant plus d' une heure , puis il s' est envolé . J' ai eu un mauvais pressentiment .

Nous nous téléphonions tous les jours et , lorsque le samedi et le dimanche je n' ai pas pu te joindre et que toi , tu n' appelais pas non plus , j' ai commencé à être inquiète . Le lundi , nous sommes allés là où tu habitais , une chambre dont la porte et la fenêtre donnaient sur une galerie . J' ai regardé par la fenêtre et vu tes lunettes posées sur ton bureau devant un livre ouvert . J' ai frappé et frappé jusqu' à ce qu' un voisin sorte . Sans savoir que j' étais ta fille , il m' a annoncé brutalement que tu étais mort .

J' ai senti mes jambes vaciller et , sans Philippe pour me retenir , je serais tombée évanouie par terre .

Je suis allée au commissariat où on m' a confirmé cette terrible nouvelle . Ensuite , nous sommes partis à la morgue de l' hôpital Lariboisière .

Tu es mort dans la nuit du 6 au 7 août . Comme tous les soirs , tu fuyais ta solitude en te mêlant à la foule des cafés . En sortant du café , tu as dû tituber et les gens ont cru que tu étais ivre , alors que tu ne buvais jamais d' alcool ; personne ne t' a porté secours au début . Puis quelqu'un a tout de même appelé le car de Police-Secours qui t' a ramassé et amené à Lariboisière encore vivant . Mais on ne trouvait pas l' interne et , lorsqu' elle est enfin arrivée , tu avais succombé au second infarctus . On m' a raconté cela au commissariat .

Tu avais toujours cru à ta bonne étoile et au chiffre 14 , mais cette fois , ta bonne étoile t' avait lâché et le chiffre 14 figurait sur le billet de loterie perdant retrouvé dans ta poche . Tu n' avais que soixante-six ans et toi , si curieux de tout , tu venais de passer la nuit du 21 juillet 1969 à suivre à la télévision les pas des premiers hommes sur la Lune .

Sur ton carnet de croquis , à la date du 6 août 1969 , tu avais dessiné un oiseau perché sur un rebord de fenêtre , prêt à s' envoler .

Le 14 , ton « numéro de chance » , fut le jour de ton enterrement .

Un employé musulman de l' hôpital avait trouvé dans ta poche un calendrier juif et avait prévenu le Consistoire . Tu as donc été enterré religieusement , toi , l' anarchiste , comme tes ancêtres , enveloppé d' un thalit ( châle de prières ) . Je l' ai voulu ainsi , en hommage à tes parents et à toute ta famille anéantie . Certains me l' ont reproché .

Ma mère , prévenue , était revenue d' Israël et c' est ton neveu , Avrèmèlè , qui a dit le kaddish .

Sur ta tombe , j' ai fait graver l' inscription « Poète » . Alors seulement , je me suis rendu compte que je t' aimais , malgré ton attitude si négative à mon égard et ton incompréhension de ce que j' avais vécu . Les rapports déjà difficiles entre parents et adolescents étaient aggravés par ce décalage de perception de la vie , dû à la déportation , qui nous opposait l' un à l' autre sans cesse . Là-bas , je n' avais pas le temps de penser à toi , sinon pour t' en vouloir de nous avoir entraînées là par inconscience . Ma mère et moi , en voyant passer des Kommandos d' hommes , nous disions que toi , tu n' aurais pas survécu .

Je n' ai pas su , ou pas voulu , profiter de ce que tu pouvais encore me donner , ta culture yiddish et universelle à la fois . Et maintenant , tu me manques à jamais .

Mayèlè , c' est ainsi que je t' ai toujours appelée dans ma petite enfance ; c' était le diminutif de ton nom : Marièm . Ce n' est que quand je suis entrée à l' école maternelle à Paris que j' ai appris à dire « maman » en français , comme tous les enfants qui m' entouraient .

Tu es née en 1904 , à Maloryta , un shtetl ( petite bourgade ) près de Brest-Litovsk , sous obédience russe à l' époque . Tu allais d'ailleurs à l' école russe avec les petits paysans du village . Avant de vous asseoir pour commencer la classe , vous deviez bénir les portraits du tsar et de la tsarine en récitant une prière , même les élèves juifs .

Ta famille était traditionaliste , mais pas orthodoxe de stricte observance : on mangeait casher , on ne travaillait pas le samedi , on respectait toutes les fêtes , ta mère portait une perruque et allait à la mikvé ( bain rituel ) . Vous étiez huit enfants : sept filles et un garçon , né le deuxième enfant . Lui seul allait au héder ( l' école primaire religieuse ) , et à la synagogue avec son père . Ce n' était pas la place des filles tant qu' elles n' étaient pas mariées .

Ta mère restait à la maison où elle élevait sa progéniture , en même temps qu' une vache et quelques poules . La famille ne nageait pas dans l' opulence mais n' était pas pauvre non plus . Ton père exerçait le métier de braker ( forestier ) , c'est-à-dire qu' il travaillait pour le gouvernement ou pour des princes . C' est lui qui désignait les arbres à abattre et choisissait les arbres à planter et à entretenir .

Tu m' as tant de fois raconté ton bonheur lorsque votre père emmenait ses enfants , par petits groupes , en forêt , l' hiver , dans un traîneau tiré par un cheval enrubanné de clochettes , votre joie de rentrer à la nuit tombée , emmitouflés dans les couvertures de fourrure du traîneau glissant sur la neige givrée éclairée par les lanternes , au son joyeux des clochettes .

Tu me parlais aussi de l' antisémitisme , des pogroms avec les descentes des Cosaques , que tu trouvais si beaux sur leurs chevaux immenses ! À l' âge de neuf ans , tu as entendu parler du procès Beilis , en 1913 , le dernier procès pour crime rituel ( on accusait les Juifs de tuer des enfants chrétiens pour fabriquer le pain azyme avec leur sang ) . Ce Mendel Beilis n' a pas été exécuté comme les précédents accusés , mais acquitté et libéré .

Un jour , un rabbin fut nommé dans votre village et s' y installa avec sa ribambelle d' enfants . Parmi eux , il y avait un certain Moyshé-Khaïm que tu as tout de suite distingué pour sa beauté , son intelligence et sa créativité . Lui , qui devait être rabbin , a vite quitté la religion et est devenu anarchiste .

Toi , tu étais communiste depuis la révolution russe de 1917 . Tu as même fait de la prison en Pologne ( ta région était polonaise depuis la fin de la guerre 1914-1918 ) . Mais lorsque le fils du rabbin et toi êtes tombés amoureux l' un de l' autre , il a su te convertir à ses idées et tu ne jurais plus que par l' anarchisme .

Vous avez commis le péché de chair non pas en mangeant la pomme , mais en croquant la cerise au mois de juin 1927 , et cet amour a porté son fruit .

Quand la famille a su que tu attendais un enfant , on vous a mariés rapidement , malgré ce que ta mère te disait : « N' épouse jamais un homme qui a des trous à ses chaussettes ! » Vous êtes passés sous le dais très traditionnellement ; ensuite , la noce a , tout aussi traditionnellement , parcouru les rues du village , avec trois musiciens ( des klezmorim ) à sa tête : un accordéon , une clarinette et un violon .

Puis on vous a expédiés à Dantzig , où je suis née le 16 mars 1928 . Pour les gens du village , j' étais un bébé de sept mois , mais personne n' a été dupe .

Toi , ma petite Mayèlè , tu avais un métier : couturière à façon , c'est-à-dire sur mesure ; donc tu pouvais travailler . Ton poète de mari , lui , vivotait en écrivant dans des journaux juifs et en enseignant dans les écoles juives .

Trois semaines après ma naissance , mon père m' a emmenée voir la mer Baltique . Je n' en ai aucun souvenir , mais il paraît que j' ai attrapé un gros rhume , et toi , tu as attrapé ton mari .

Ensuite , vous êtes revenus au village où nous avons vécu chez tes parents . Ton frère et tes sœurs étaient encore tous là , et comme ils appelaient tes parents : tatè et mamè ( papa et maman ) , j' ai fait pareillement jusqu' à l' âge de deux ans et demi passés .

Vous , mes parents , décidez d' émigrer en France . La France , pays de toutes les libertés ! Il existe d'ailleurs un adage en yiddish : Gliklekh vi got in frankreikh ! ( Heureux comme Dieu en France ! ) .

À Paris , nous avons d'abord habité dans un hôtel du XVe arrondissement , le Select Hôtel , place Beaugrenelle , où des Juifs russes côtoyaient des Russes blancs . Le nom de Flora Levovna me trotte dans la tête ; elle devait être juive et était très amie avec toi , Mayèlè . Je me souviens également d' un de mes doigts , coincé dans la porte en accordéon de l' ascen-seur , et du sang qui coulait tandis que je hurlais .

C' est à cette époque que ma mémoire a enregistré ma première « madeleine de Proust » . Tu voulais toujours me faire manger du foie de génisse , que je détestais . Un jour , nous sommes allées faire une course dans une quincaillerie vers l' heure du déjeuner . Il n' y avait personne dans la boutique , et tout à coup , la porte de l' arrière-boutique s' est ouverte , des effluves odorants de foie de génisse grillé se sont répandus dans la boutique , tandis que la patronne entrait en mastiquant avec délices . Depuis , j' adore le foie de génisse et chaque fois que j' en mange , je revois le plaisir sensuel exprimé par le visage de cette femme et le souvenir de ma petite enfance heureuse envahit mon cœur .

Quelques mois plus tard , nous avons déménagé dans le XXe arrondissement , quartier à forte population juive où les loyers étaient moins chers qu' ailleurs . Là , nous avons habité différents logements qui ressemblaient plutôt à des taudis qu' à des palais ( les antisémites disaient toujours que les Juifs étaient des gens riches , des banquiers , des entrepreneurs qui exploitaient les ouvriers ) . Nous ne connaissions que des ouvriers et des artisans ou des intellectuels , tous très pauvres .

Dans nos « une » ou « deux pièces-cuisine » , il n' y avait pas d' eau courante et souvent , pas d' électricité et pas de gaz ; on s' éclairait à la lampe à pétrole . Il y avait un point d' eau sur le palier et les cabinets se trouvaient dans la cour . Les punaises pullulaient et , au moins une fois par an , il fallait soufrer les lits et partir dormir chez des parents ou des amis pendant trois jours .

Au début de votre arrivée en France , vous étiez surveillés par la police , en tant qu' étrangers et gens de gauche . J' ai dernièrement retrouvé des fiches vous concernant aux Archives de Fontainebleau . Mais assez vite , toi , tu as obtenu un permis de travail en tant qu' ouvrière à domicile dans la confection pour dames . Tu étais payée à la pièce et , en hiver , à la morte-saison , tu n' avais pas beaucoup de pièces à confectionner . On se serrait encore un peu plus la ceinture que le reste de l' année .

Nous habitons rue Piat , une rue perpendiculaire à la rue de Belleville . Un après-midi tu es partie livrer ton travail , mon père dort et moi , je ne trouve rien de mieux à faire que de me mettre devant la machine à coudre avec un morceau de tissu que je fais avancer de la main gauche en actionnant la petite roue avec ma main droite . Ma main suit le tissu et hop ! l' aiguille se plante dans mon doigt . Je crie et mon père , réveillé en sursaut , n' a pas l' idée de faire tourner la roue à l' envers , comme tu l' aurais fait , toi , pour relever l' aiguille et la sortir de mon index . Il tire très fort sur mon bras et l' aiguille se casse en laissant sa pointe dans ma chair . Je criais et je saignais beaucoup lorsque tu es revenue à la maison . Tu as abreuvé ton mari de reproches .

Je ne sais plus comment ni dans quel hôpital vous m' avez transportée . Je me suis retrouvée ligotée sur une longue table , éblouie par une violente lumière . Un homme encapuchonné et masqué me menaçait de son poing parce que je hurlais de terreur , puis on m' a collé quelque chose sur le nez et la bouche et j' ai sombré dans le noir .

Je me suis réveillée dans une grande salle commune , entourée de grandes personnes . J' étais désespérée .

Dans la nuit , j' ai certainement eu de la fièvre car je réclamais : « A trink ! A trink ! » ( « À boire ! À boire ! » ) . Une fille de salle est arrivée , qui ne comprenait pas ce que je voulais . Ma voisine de lit lui a dit : « Je crois qu' elle a soif . » On m' a apporté du lait , qu' en général je n' aimais pas , mais cette fois , je l' ai avalé avec reconnaissance .

Le lendemain , vous êtes venus me chercher et dans un kiosque situé à la sortie de l' hôpital , vous m' avez acheté un de ces petits moulinets à vent en celluloïd de toutes les couleurs dont je rêvais depuis si longtemps .

Ce quartier de Belleville-Ménilmontant est toujours resté pour moi une mine de souvenirs visuels , olfactifs , auditifs , gustatifs , tactiles . Tous les sens y participaient .

Le long de la rue de Belleville stationnaient les voiturettes des marchandes des quatre saisons remplies de fruits et légumes de toutes les couleurs ré pandant leurs odeurs de vergers ou de potagers . Les marchandes s' égosillaient à qui crierait le plus fort pour vanter sa marchandise .

Dans notre rue Piat passaient régulièrement des artisans ou vendeurs ambulants , chacun scandant sa mélopée particulière : « Vitrier ! Vitrier ! » , « Du mouron pour les p'tits oiseaux ! Mouron pour les p'tits oiseaux ! » , « Marchand d' habits , chiffons ! Ferraille à vendre ! » , « Le rémouleur ! Couteaux , ciseaux ! »

Venaient également dans notre cour des chanteurs des rues . Nous leur jetions des sous enveloppés dans du papier journal et moi , je visais toujours leurs têtes pour voir ce que cela donnerait . Je n' étais pas la seule à faire ce genre de bêtises !

Une fois par semaine , on entendait une musique qui nous enchantait et on voyait apparaître un chevrier jouant de la flûte de Pan . Suivi de trois ou quatre chèvres , il remontait la rue jusqu' à la petite place dominant la rue Vilin et s' arrêtait devant la boulangerie aux panneaux de verre décorés à l' ancienne .

Toutes les mères descendaient , leur pot à lait à la main , et achetaient du lait et des fromages de chèvre .

Mais nos yeux d' enfants étaient surtout fascinés par l' homme-orchestre qui arpentait les rues , s' arrêtant de temps en temps pour mettre en route tous ses instruments à la fois : des cymbales entre les genoux , une grosse timbale dans le dos sur laquelle venait taper un gong , sur la tête un tambourin tintinnabulant , un harmonica à la bouche , un bandonéon entre les mains .

Il circulait très peu de voitures à moteur dans les rues , aussi nous pouvions jouer sur les trottoirs , les filles à la marelle et à la balle , les garçons aux billes . Avec une planche et quatre petites roues à roulements à billes , les garçons se fabriquaient une espèce de chariot sur lequel , couchés à plat ventre , ils dévalaient les bordures de l' escalier de la rue Vilin et toutes les rues en pente .

Des voitures à cheval dévalaient également la pente de la rue de Ménilmontant , les chevaux piaffant sur les rails de l' ancien tramway et faisant jaillir des étincelles . Nous avions peur que les chevaux ne glissent et ne se brisent une jambe . La rue embaumait le crottin de cheval .

Malgré la pauvreté , la vie était très gaie dans ce quartier . Tous les 14 juillet , les gens dansaient au coin des rues , et même sur la chaussée pour la danse du tapis , empêchant les autobus d' avancer .

Toi , maman , qui travaillais si dur , tu t' arrangeais pour que nous ayons tous les jours quelque chose à manger . Cela pouvait être une tartine de pain beurrée , le soir , avec du café au lait , ou plutôt de la chicorée . De toute façon , les nombreux amis et camarades qui venaient à la maison trouvaient toujours un morceau de quelque chose à partager .

Le dimanche , nous allions au bois de Vincennes ou de Boulogne , ou encore au parc de Saint-Cloud , respirer un bon bol d' air . Nous prenions quelquefois le train à petits compartiments séparés et à portières en bois pour nous rendre à Villeneuve-Saint-Georges . Là , après une longue marche à pied , nous retrouvions les camarades anarchistes , dont certains campaient , et nous passions la journée entière à nous baigner dans la Seine , à jouer , à manger et à discuter . Puis nous revenions , fourbus , à Paris , dans le petit train bondé crachant sa fumée blanche qui nous envoyait des escarbilles dans les yeux .

Tu avançais dans la vie , ma petite maman , avec ton cœur posé sur tes deux mains tendues . Aussi , tous ceux qui arrivaient en France sans papiers et sans travail trouvaient refuge et pitance chez nous . Je connaissais la consigne quand un inspecteur venait : il ne fallait surtout pas regarder la porte du petit placard où se cachaient les clandestins au moindre bruit dans l' escalier .

Tu ne nous accompagnais pas souvent aux Buttes-Chaumont , le magnifique jardin de mon enfance . Mon père m' y emmenait et s' il avait quelques sous , il m' achetait une glace à la voiturette du marchand ambulant : deux gaufrettes entourant de la glace à la vanille que je léchais avec délices .

Mais quand il n' y avait pas d' argent , je me consolais avec le goûter que tu m' avais préparé : deux tartines de pain fourrées de beurre que je léchais en fermant les yeux et en imaginant que c' était de la glace à la vanille .

Vous ne m' avez pas gorgée seulement de nourritures matérielles mais également de nourritures spirituelles . À part les meetings politiques auxquels je ne comprenais pas grand-chose , vous m' emmeniez au cinéma , au théâtre yiddish , et quelquefois à l' Opéra . C' est là que j' ai vu danser Serge Lifar

Est -ce parce que vous m' avez aussi transmis le sens de l' égalité et de la justice que je me suis un jour révoltée contre une injustice sociale en te mettant dans une situation embarrassante , maman ?

C' était avant que je n' aille à l' école maternelle car je ne parlais que le yiddish . Mon père devait se trouver expulsé quelque part puisque tu m' avais emmenée avec toi faire une livraison chez une de tes patronnes .

Il y avait là deux petites filles à peu près de mon âge . Vous m' avez envoyée jouer avec elles . Des poupées superbes trônaient dans des berceaux et des landaus garnis de dentelles . Mais les deux petites pestes n' ont jamais voulu me laisser approcher de leurs trésors et me regardaient comme si j' étais de la crotte , moi , la petite fille pauvre .

Alors , très en colère , j' ai fait une chose horrible . J' avais besoin d' aller aux cabinets et , comme je n' ai pas trouvé ou pas cherché à trouver de papier , je me suis essuyée avec mon doigt et ai tracé une belle virgule sur le mur . Mais les deux petites garces m' avaient suivie et m' ont dénoncée , toutes contentes .

Toi , maman , tu m' as grondée bien fort mais pas battue . La dame , gentille , disait que ce n' était pas très grave , mais moi je pleurais doucement en hoquetant à voix basse en yiddish : « Je voudrais qu' un petit trou s' ouvre et que la terre m' engloutisse . » J' avais tellement honte !

Deux rencontres furent importantes dans ta vie , maman : Liesbeth et Gilberte .

L' année où Liesbeth ( diminutif d' Élisabeth ) est arrivée à Paris . Elle était allemande , non juive , et avait fui Berlin au moment de la prise de pouvoir par Hitler .

Cette femme , qui m' a connue lorsque j' avais cinq ans , a représenté et représente encore un modèle pour moi . Elle a une telle dose d' humour , de gaieté ! Sans être d' un optimisme béat ( elle est au contraire très lucide ) , elle voit toujours le bon côté des choses . Et actuellement , elle est ma mémoire . Lorsque je ne me souviens plus très bien d' un événement ou d' une date , je téléphone et Liesbeth me donne toutes les précisions souhaitées .

Grâce à Liesbeth , nous avons fait la connaissance d' une autre femme remarquable : Carmen Torrès qui habitait au Blanc-Mesnil ( cette amie chez laquelle le gendarme a déposé notre lettre jetée du balcon avant notre départ de Drancy , le 29 mai 1944 ) . Carmen , un personnage haut en couleur ! Une Andalouse vêtue à l' ancienne d' une longue jupe doublée de plusieurs jupons , et portant toujours un fichu sur la tête . Elle parlait très mal le français mais s' entêtait à le hurler à tue-tête . Au demeurant , un cœur d' or .

Date de l' entrée dans ta vie de Gilberte , également non juive , ta deuxième grande amie , beaucoup plus jeune que toi . J' avais sept ans à l' époque , Gilberte en avait seize . C' était une petite jeune fille très vive , aux yeux bleus pétillant de malice . Bien qu' issue d' une famille bourgeoise , Gilberte avait adhéré aux idées anarchistes en lisant des affichettes collées sur les murs et les réverbères , reproduisant des articles de la Patrie Humaine , périodique pacifiste dirigé par Victor Méric ; puis elle avait collaboré au mensuel Combat Syndicaliste , journal anarcho-syndicaliste dirigé par Pierre Bénard .

C' est à cette époque qu' elle vous a rencontrés . Elle participait aux réunions du groupe anarchiste , aux meetings où des orateurs comme Sébastien Faure montaient à la tribune , aux rencontres dans des cafés de Belleville où Charles d' Avray

Elle m' emmenait souvent en promenade avec elle . Elle retrouvait parfois un garçon , Pierrot , et ils s' embrassaient passionnément . Moi , gênée , je tournais la tête mais je regardais du coin de l' œil , très intéressée quand même .

Gilberte était pleine d' admiration et d' affection pour toi . Et moi , elle m' a servi de seconde maman , me couvrant de baisers et me prodiguant des gestes tendres qui n' étaient pas dans tes habitudes et pour lesquels tu n' avais pas le temps .

Pour acquérir l' indépendance à laquelle elle tenait tant , Gilberte effectuait des travaux divers . Elle a ainsi atterri dans ton atelier de confection et t' a servi de caution légale à chaque descente de police pendant que les émigrés en situation irrégulière se cachaient dans le placard . Quarante ans plus tard , elle disait qu' elle avait retrouvé l' ambiance de l' époque dans le livre de Simone Signoret Adieu Volodia .

Gilberte s' est beaucoup investie dans la guerre civile d' Espagne en aidant des camarades espagnols en exil après la victoire de Franco . Pendant la Seconde Guerre mondiale , elle a continué à militer sous l' occupation nazie , participant à des réunions clandestines , distribuant des tracts , transportant des armes , portant secours aux camarades juifs persécutés . C' est elle qui nous a cachées après notre évasion du Vél ' d' Hiv ' , le 16 juillet 1942 .

Tu m' as emmenée deux ou trois fois à ces réunions clandestines où vous décidiez des actions à exécuter . Je ne m' intéressais pas tant à vos discussions qu' à deux jeunes gens de vingt ans qui venaient là : Guy , un grand blond , et Jacques , un grand brun . Je les trouvais très beaux et les aimais tous les deux . J' avais quinze ans .

Pour moi , Gilberte incarnait le modèle par excellence de la femme libre , sensible et lucide . Elle était de tous les combats pour la dignité et l' intégrité de l' être humain et luttait pour la justice sociale et l' égalité des droits entre les femmes et les hommes . Alors que ce n' était pas du tout à la mode , lorsqu' elle a voulu avoir un enfant , elle a choisi un homme qui lui plaisait , mais cela s' est arrêté là . Elle a élevé seule sa petite Rina avant de rencontrer un homme qui l' a épousée , a adopté sa fille et les a emmenées vivre au Congo .

Voilà pour les deux femmes qui ont compté dans ta vie et dont l' amitié à ton égard ne s' est jamais démentie .

Après le Front populaire – Frente Crapular , disaient les fascistes espagnols – et la guerre d' Espagne en 1936 , deux événements importants se sont produits en 1937 .

Tout d'abord , l' Exposition universelle entre le Champ-de-Mars et le Trocadéro .

Grâce à Walter , l' ami de Liesbeth , qui avait travaillé là en tant que peintre en bâtiment et de ce fait bénéficiait d' entrées gratuites , nous y sommes allés à plusieurs reprises . C' était chaque fois un enchantement de prendre le petit train-navette qui reliait les différents pavillons . J' avais été très impressionnée par deux bâtiments immenses par rapport aux autres : le pavillon russe et le pavillon allemand .

Au sommet de ces deux pavillons se dressaient des statues monumentales : un couple portant la faucille et le marteau pour le pavillon soviétique , un aigle enserrant la croix gammée entre ses pattes pour le pavillon allemand .

Le second événement fut notre voyage en Pologne suite au décès de ton père , mon grand-père David . Une de tes sœurs , Annette , nous avait rejoint à Paris en 1935 , et nous avons pris le train toutes les trois à la gare de l' Est . Nous avons mis deux jours et une nuit pour atteindre Varsovie . Nous voyagions en troisième classe sur des places assises . C' était fatigant . J' avais neuf ans et ma tante et toi vous vous arrangiez pour que je puisse un peu m' allonger . Soit vous alliez dans le couloir , soit vous vous asseyiez sur l' extrême bord de la banquette .

À Berlin , le train est resté longtemps en gare , la tête du train dans la station même , la queue , où nous nous trouvions , sur un viaduc dominant une grande place ronde .

De chaque côté de la place , sur la pelouse verte bien tondue , était posé un petit avion de chasse avec une croix gammée sur chaque aile . Je ne peux pas décrire l' impression de malaise que m' ont laissée ces quatre croix gammées . Mon cœur était serré comme dans un étau . Vous , les grandes personnes , parliez devant moi des exactions commises par les nazis à l' encontre des Juifs allemand , mais vous ne vouliez pas trop y croire ; mais là , j' ai éprouvé un sentiment de malheur imminent .

Après avoir dormi chez des cousins à Varsovie , nous sommes montées dans un petit train qui nous a déposées à Maloryta , le village de ma petite enfance . Je n' ai presque rien reconnu , ni les maisons en bois , ni la rue principale en terre battue . Une foule énorme nous attendait , nous les Parisiennes , foule qui nous a accompagnées à travers le village jusqu' à la maison de ta mère . Les gens ne sont quand même pas entrés dans la maison , mais se sont agglutinés aux fenêtres pour assister aux retrouvailles , émouvantes , cela va de soi .

Nous sommes restées deux mois en Pologne . Je ne m' ennuyais pas du tout ; mon père me faisait suivre Le Journal de Toto

Photo de famille : j' ai sous les yeux une photo de cette époque .

Au milieu du premier rang est assise ma grand-mère Brukha ; debout à sa gauche , moi , Sarah , neuf ans ; à sa droite , ma cousine Dahlia , deux ans , également debout . Au deuxième rang , debout à gauche , Rachel , mère de Dahlia ( elles étaient venues toutes les deux de Palestine ) ; assise , toi , Maria , ma mère ; debout derrière ma grand-mère , ma tante Mira ; à côté d' elle , Annette , puis la petite dernière , Jachat , vingt ans .

À la fin du séjour , nous avons regagné Paris , toi , Annette et moi . Jachat nous y a rejointes quelques mois plus tard . Mira est restée en Pologne . Rachel et Dahlia sont retournées en Palestine , emmenant ma grand-mère qui a ainsi échappé au massacre . Notre famille proche a donc été dispersée à travers le monde , chacun suivant son destin dans la tourmente . Aucun d' entre nous n' avait assez d' argent pour rejoindre les États-Unis ou le Canada où avaient émigré quelques parents avant la guerre .

Mes petites cousines , Khanèlè et Pèchèlè , ont été exterminées ainsi que toute la famille de mon père et le village entier , à l' exception de deux ou trois jeunes garçons , qui ont pu se sauver chez les Partisans et raconter par la suite ce qui s' était passé .

L' histoire amusante de ce séjour est que , pour que ma grand-mère puisse quitter la Pologne , il a fallu que sa fille , Mira , lui en donne l' autorisation écrite , entérinée par un cachet officiel . Lorsque ma tante s' est présentée devant le préposé , celui -ci n' a rien voulu savoir et a dit , le visage fermé : « Niè ! » ( « non » , en polonais ) . Ta sœur a insisté : « Vous criez toujours : “ Jidi do Palestiny ! ” ( “ Les Juifs en Palestine ! ” ) , et pour une fois qu' une vieille veut quitter le pays , vous ne la laissez pas partir ? » Il a eu une espèce de rictus et a apposé le coup de tampon .

Sur la photo que je décris , ma petite cousine Dahlia tient une poupée . Cette poupée m' appartenait . C' est la seule poupée que j' ai eue possédant une tête et des mains en porcelaine , la seule à fermer les yeux et à dire « maman » quand on la retournait . Je l' avais baptisée Flora et je l' adorais . Un jour , tu m' as dit : « Dahlia aime tellement ta poupée ! Donne -la -lui . » Je n' ai rien voulu savoir . J' avais neuf ans .

Maintenant , chaque fois que je vois ma cousine Dahlia , nous en parlons et je regrette de ne pas lui avoir donné Flora ; la poupée aurait peut-être survécu , elle ? Je pense à tous ces objets pris aux Juifs qui ont subsisté sans mémoire dans d' autres familles , françaises ou allemandes , peu importe . Mais moi , j' aurais aimé retrouver ma poupée dans ma propre famille . Elle aurait conservé son identité juive , comme tous ces tas d' objets exposés à Auschwitz qui ont appartenu à tous ces morts et qui nous les rappellent indéfiniment .

Jusqu' à la guerre nous correspondions , en yiddish , avec ta mère et tes trois sœurs qui avaient émigré en Palestine en 1930 , Khaïè-Guitl , Rachel et Rifkè . Mais après la rafle du Vél ' d' Hiv ' , nous avons vécu clandestinement avec de faux papiers et il n' était plus question d' écrire ou de recevoir des lettres .

Durant l' année passée à Boulouris dans la maison de l' OSE , tu es venue me voir une fois . J' étais si heureuse que je ne voulais pas te laisser repartir . Tu m' avais tellement manqué ! J' avais douze ans et j' étais devenue jeune fille , effrayée , si seule , ne sachant pratiquement rien du phénomène menstruel . Heureusement , il y avait une jeune femme , Aranka , à la fois monitrice et infirmière , qui m' a gentiment tout expliqué et rassurée .

C' est là-bas également que j' ai ressenti pour la première fois un émoi physique : un garçon m' a embrassée sur la bouche avec la langue . Il s' appelait Raymond et avait quatorze ans . Nous nous retrouvions , nous les « grands » , dans un tunnel où nous nous embrassions , mais tout cela restait très chaste . Ce Raymond , lui , venait de l' extérieur avec un autre , Pierrot ; ils étaient tous deux un peu plus âgés .

Pendant que tu étais là , les moniteurs ont découvert notre manège et nous avons eu droit à des remontrances sévères . Toi , tu leur as démontré que ce n' était pas très grave , juste des jeux d' enfants .

Le fameux tunnel a servi à des jeux beaucoup plus sérieux en 1944 , au moment du débarquement des Alliés en Provence . Un de nos petits camarades de l' extérieur y a été tué .

Cet épisode montre ton état d' esprit si large . Tu as toujours su ce qu' il fallait faire et dire .

Ainsi , lorsque mon père et moi avons été arrêtés et t' avons amené les policiers à la maison , tu n' as pas voulu dire que tu avais une autre chambre où tu travaillais , car des camarades espagnols y cachaient des armes .

Puis ce fut la dénonciation , notre arrestation et la déportation pour Birkenau . Tu as toujours fait preuve de présence d' esprit là-bas et nous as ainsi évité la mort à plusieurs reprises . Depuis que je suis devenue mère à mon tour , j' ai toujours pensé à ta double souffrance , ta propre souffrance d'abord , puis celle de porter la vie de ton enfant à bout de bras . Tu te reprochais sans arrêt de m' avoir ramenée de la Côte d' Azur et tu veillais à ce que l' on ne me fasse pas de mal et surtout à ce que je ne tombe pas malade .

Ta douleur à toi , j' en ai été le témoin à trois reprises . La première fois , pendant un appel , tu t' es évanouie , le ventre ravagé par la dysenterie . Et moi , tout ce que j' ai trouvé à faire , c' est de ricaner bêtement , remplie de honte .

La deuxième fois , je ne sais comment , un de tes doigts a été écrasé entre deux barils de soupe . Tu saignais beaucoup et tu devais avoir une fracture ouverte , mais tu serrais les dents et pas une plainte n' est sortie de ta bouche .

La troisième fois , tu as voulu nettoyer tes galoches en toile cirée dans une mare ( il pleuvait et le sol n' était que boue , mais il fallait rentrer au camp avec des chaussures propres ) . La Kapo et ses aides se sont précipitées sur toi avec leurs matraques et leurs bâtons et t' ont rouée de coups . J' ai essayé de protéger ton dos avec mes mains , mais tu me disais : « N' aie pas peur , je ne sens rien , mon père me protège . »

Le lendemain , j' avais les mains enflées par les coups que j' avais reçus .

Après la Libération , j' ai toujours regardé avec tendresse et émotion la phalange de ton médius tordue par la fracture , me remémorant ton courage . Ton courage et ta générosité qui te poussaient à sans cesse vouloir aider les autres , au risque de te faire tuer . Tu te précipitais pour relever celles que les chiens faisaient tomber , et tu aidais celles qui ne travaillaient pas assez vite .

Tu as ainsi évité à quelques-unes des châtiments sévères , et sauvé de la mort deux personnes et moi-même .

Lorsque nous sommes revenues des camps , tu ne pesais que 35 kilos , moi 40 . Nous étions brisées mais il a bien fallu se remettre au travail , toi à la machine à coudre , moi aux études . Plus rien n' était comme avant . La vie n' avait plus de goût pour nous . Le camp nous avait marquées pour toujours , mais , devant les autres , il fallait faire semblant d' être normales , puisqu'ils ne voulaient pas nous entendre et comprendre que nous étions des survivantes .

Tu n' as plus voulu vivre avec mon père quand il a récupéré notre appartement après quelques mois de procès . Alors nous nous sommes installées dans la chambre qu' il occupait quand il vivait dans la clandestinité . Tu louais une autre chambre pour pouvoir y travailler . Je t' aidais en faisant les livraisons et les finitions des vêtements confectionnés .

Cette fâcherie entre vous , que j' avais mal vécue pendant la guerre , m' arrangeait bien à l' époque . Je me partageais entre les deux et je pouvais dire à l' un que je couchais chez l' autre , alors qu' en vérité je découchais .

Il faut avouer que , chez mon père , j' entendais toujours des critiques sur toi et des sermons sur la vie que je menais . Chez toi , la chambre était si petite que l' on ne pouvait mettre qu' un grand lit et nous avons dormi ensemble jusqu' à ce que je me marie , à vingt-quatre ans .

Ce n' était pas sain , ni pour toi , ni pour moi , mais je comprends maintenant que tu ne voulais pas te séparer de moi après m' avoir donné la vie une deuxième fois . De plus , tu ne pouvais plus travailler au même rythme qu' avant et tu ne gagnais pas assez pour louer un logement plus décent . C' était d'ailleurs difficile de trouver à se loger en ces années 1950 .

Tu as beaucoup souffert lorsque je me suis mariée , alors que je venais de trouver un travail quelques mois auparavant . Tu pensais pouvoir mettre une partie de ma paie de côté pour me constituer un trousseau .

Ce qui t' a fait le plus de mal , en dehors du fait que j' épousais un non-Juif , c' est que je partais vivre chez les parents de mon mari . Je me souviens avec un pincement au cœur que tu m' as emmenée acheter deux paires de draps et une demi-douzaine de serviettes pour que je n' arrive pas chez eux comme une miséreuse .

Quelques mois après notre retour des camps , en septembre 1946 , nous avons su que ta sœur Mira et sa fille Lila se trouvaient dans un camp de personnes déplacées en Italie , près du lac Majeur . Elles avaient survécu au ghetto de Vilno et à l' errance à travers la Pologne occupée par les nazis . Ta sœur Annette et son mari , Constant , sont allés les chercher .

Tu voulais les accompagner , mais lorsque je suis allée au consulat polonais chercher un visa pour toi , on m' a dit qu' il fallait attendre deux mois . J' ai essayé de les apitoyer , d' expliquer la situation . Rien à faire . « Et d'abord , comment se fait -il que vous ne parliez pas votre langue maternelle ? » Je leur ai répondu que ma langue maternelle n' était pas le polonais , mais le yiddish en premier et ensuite le français . Ils m' ont alors rétorqué que si je le voulais , je pouvais abandonner la nationalité polonaise . J' ai retiré la photo du passeport sur laquelle nous figurions toi et moi , puis j' ai déchiré le passeport et l' ai jeté sur la table de l' employé si désagréable .

Et nous sommes devenues apatrides .

Tu as alors entamé des démarches pour obtenir la nationalité française que l' on vous avait refusée avant la guerre . Je suis allée plusieurs fois avec toi à la préfecture de police , mais chaque fois on réclamait d' autres papiers . Je me suis d'ailleurs fâchée en disant qu' ils pourraient indiquer en une fois les documents nécessaires , mais je me suis heurtée à l' indifférence et à l' inertie de la fonction publique . Et toi , lassée , tu as abandonné ta quête . Toi qui voulais tant mourir française ! Tu avais vécu vingt-six ans en Pologne et cinquante-trois en France , c'est-à-dire plus du double . On t' a refusé cet honneur . Tu en as eu beaucoup de peine .

Ta vie a continué cahin-caha , avec des hauts et des bas , comme pour tout un chacun , mais , lucide et pleine de bon sens , tu as toujours su surmonter les difficultés . Tu t' intéressais à toutes les causes humanitaires . Lorsque tu as découvert l' existence des goulags en URSS grâce aux écrits d' Alexandre Soljenitsyne

En compensation des déceptions que je t' ai causées , je t' ai au moins donné deux grandes joies en mettant au monde Claire et Laurent . Quand ils étaient petits , ils t' appelaient Maya car ils n' arrivaient pas à prononcer le « r » de Maria . Tu les adorais et ils vous ont rapprochés , mon père et toi . Au point que tu me disais que tu serais prête à revivre avec lui s' il se faisait refaire son dentier branlant .

J' ai assisté une fois à une scène amusante entre vous deux . Mon père t' avait donné une petite tape sur la fesse ; tu t' es retournée , indignée , et lui , il t' a dit : « Qui donc peut le mieux aimer une vieille femme si ce n' est son vieux mari ? » Tu n' étais pas encore si vieille , puisque tu avais soixante-cinq ans quand mon père est mort .

Après sa disparition qui t' avait tant affectée , tu as oublié combien il t' avait fait souffrir . Aux personnes qui te demandaient si tu avais eu un bon mari , tu répondais avec conviction : « Oui , un excellent mari . » En vérité , tu avais perdu l' amour de ta vie , malgré le mal qu' en disaient tes sœurs ; c' était aussi l' homme qui te stimulait en discutant avec toi sur tous les sujets , en te faisant lire et en jouant aux échecs avec toi .

À partir de ce moment , tu as commencé à décliner et en très peu de temps , on a pu nommer ta maladie : Alzheimer .

Pour moi , le plus terrible dans le processus de cette maladie était de te voir diminuer mentalement de jour en jour , perdre la notion du temps et de l' espace , et surtout , d' assister à ta souffrance morale car tu développais une paranoïa maniaco-dépressive . Tu croyais que tout le monde venait te voler , puis que l' on voulait te tuer . Nous t' avons gardée quelques semaines chez nous , mais tu étais obsédée par l' idée que mon mari t' envoyait du gaz dans ta chambre et , au moment du coucher , tu disais : « Je ne veux pas aller dans la chambre à gaz ! » Je n' osais pas penser aux images qui défilaient dans ta tête en évoquant les chambres à gaz des camps .

J' ai dû , la mort dans l' âme , me résoudre à te placer dans une maison de gériatrie où je venais te voir en rentrant du travail . On n' avait pas à l' époque la même approche des malades atteints d' Alzheimer et ta dégradation s' est rapidement accélérée .

Un matin , le médecin de la clinique m' a téléphoné pour me dire de ne pas m' inquiéter , que l' on avait posé une perfusion parce que tu étais déshydratée . Lorsque je suis arrivée , tu étais assise dans ton lit , adossée à tes oreillers et tu « ronflais » .

Le lendemain matin , à 7 heures , on m' a téléphoné que tu étais décédée dans la nuit . Je me reprocherai toujours mon aveuglement de la veille . Moi qui avais vu mourir tant de gens , je n' ai pas compris que ton « ronflement » était le râle de l' agonie . Et je t' ai laissée seule en face de ta mort . Peut-être as -tu eu une lueur de lucidité au dernier moment ? Mais je n' étais pas là .

Ton attitude dans les camps étant ton plus grand titre de gloire , j' ai fait graver sous ton nom , sur la tombe où tu reposes avec mon père : « Ancienne déportée d' Auschwitz . » Nous étions en décembre 1983 .

Après ton départ , j' ai trouvé , en rangeant tes papiers , un manuscrit de trente pages en yiddish . Quelques mois ont passé avant que j' aie le courage de me plonger dedans et de le traduire . C' est à ce moment-là que j' ai décidé de témoigner de ce que nous avions vécu , car j' étais une des plus jeunes survivantes et il fallait que le monde sache ce qui s' était réellement passé . Ma fille , Claire , professeur de lettres classiques , m' a justement demandé , de la part de sa collègue professeur d' histoire , si je voulais bien venir raconter mon histoire devant ses élèves de troisième . J' ai accepté , bien sûr .

Claire m' avait dit de prendre mon temps . Si je n' avais pas terminé à la fin de la première heure , elle , qui les avait en français la deuxième heure , viendrait s' asseoir au fond de la classe . Les élèves étaient suspendus à mes lèvres , bouleversés par ce qu' ils entendaient . Étant donné que je n' avais pas structuré mon témoignage , la première et la deuxième heure sont passées et je n' avais pas tout dit . Ma fille m' a donc écoutée pendant une heure , et en sortant m' a dit : « Tu ne nous as jamais raconté tout ce que tu leur as raconté aujourd'hui . »

C' est ainsi qu' en 1985 , quarante ans après notre libération , j' ai commencé à témoigner dans les lycées et collèges et je n' ai pas cessé de le faire depuis .

Ton manuscrit , que j' ai traduit en juillet 1984 , raconte notre arrestation , le terrible voyage en wagons à bestiaux et notre arrivée à Birkenau . Tu l' as rédigé en 1951 . Je le reproduis ici .

Mercredi matin , 7 heures , le 24 mai 1944 , un jour que je ne pourrai jamais oublier . Je prétends ne pas avoir de mémoire , mais à partir de ce jour jusqu' au 24 mai 1945 , une année entière , s' enchaînent des images , des dates inoubliables qui sont profondément gravées dans ma mémoire . Ni le temps , ni personne ne pourra me les arracher , les effacer .

Mercredi matin , 7 heures , le 24 mai 1944 . Nous sommes encore couchées , ma fille Sourèlè et moi . On frappe à la porte . Ce coup a immédiatement retenti dans mon cœur . Sans aucune réaction , je me suis levée et j' ai ouvert ; je ne m' étais pas trompée . Deux jeunes vauriens se tenaient à la porte , une lettre à la main : « Madame , nous sommes venus vous arrêter ; on vous a dénoncées ; lisez cette lettre . »

Je n' ai pas perdu contenance . Glacée , j' ai parcouru la lettre ; le texte en était : « Il n' y a pas longtemps que je suis dans votre mouvement . Comme je déteste les Juifs , je vous informe que dans cet immeuble habitent deux Juives russes . Signature anonyme . » Ils me disent qu' ils nous cherchent depuis huit jours , et voilà , ils nous ont trouvées ! Ils me demandent également si je ne suis pas en mauvais termes avec mes voisins , peut-être est -ce une voisine qui m' a dénoncée ? Ils cherchent à savoir si je connais d' autres Juifs habitant là . Justement , porte à porte , logeait une petite Juive , une rouquine qui savait depuis trois jours par la concierge qu' on nous recherchait et qui n' avait pas jugé nécessaire de nous avertir ( naturellement , j' ai appris cela à mon retour . J' ai eu alors envie d' écraser cette rouquine comme une punaise , mais c' était trop tard et j' ai dû enfouir ce sentiment en moi , comme pour beaucoup d' autres gens comme elle qui circulent sur la terre sans qu' on leur fasse quoi que ce soit ) .

J' ai essayé de résister , je les ai suppliés de laisser au moins la liberté à ma fille , mais sans succès . Si j' avais eu de l' argent sur moi , peut-être aurais -je pu faire quelque chose . J' avais de l' argent dans mon atelier , sur la même cour , mais je ne pouvais pas aller le chercher car , là-bas , des camarades espagnols tenaient des réunions secrètes et il y avait beaucoup d' armes cachées . J' ai dû me soumettre au destin , le mien et celui de ma fille , qui nous attendait aux mains de ces terroristes .

À 10 heures , nous avons quitté la chambre . Ils ont scellé la porte , ont donné les clefs à la concierge . Elle nous regardait , blême , sans doute la conscience pas tranquille .

Notre chambre se trouvait au 78 avenue de la République . Nous marchons vers le métro Parmentier sur le large trottoir de l' avenue . De loin j' aperçois le père de Sourèlè à qui je dis tout bas : « Pourvu qu' il ne nous voie pas ! » Et ce fut ainsi , il marchait le long du mur en direction de notre logement . Il ne nous a pas remarquées .

Des deux inspecteurs , l' un , le chef , est un brun aux yeux noirs et durs , qui ne permet pas qu' on lui parle . Le second , un blond , plus doux , mais qui renvoie toujours à son chef . Dans le métro , j' essaie de parler à leur conscience , avec un espoir ( la préfecture est encore loin , peut-être que je pourrai obtenir quelque chose d' eux ) , mais c' est inutile . Nous voici déjà à la préfecture

Nous sommes dans une salle fermée où vingt voyous aux yeux avides nous regardent avec jubilation : encore deux gourdes d' attrapées ! Je dis à Sourèlè : « Garde toute ta tête et aie les yeux ouverts , tu réussiras à t' enfuir » , car je ne l' aurais pas fait avant elle . Tout est vain , il n' y a pas d' issue .

Sourèlè s' adresse au blond , le plus doux , pour téléphoner à son amie Violette , une Française , la fille d' un directeur d' école . Une demi-heure plus tard , la mère de cette amie est arrivée , nous apportant à manger . Inutile de décrire son émotion .

Dans la pièce où des policiers nous gardaient , je dis au blond : « Tu avais notre destin entre tes mains ; sache -le , je me souviendrai de toi . » Il a baissé les yeux et n' a pas répondu .

Dans cette salle , il y avait d' autres personnes comme nous , outre les policiers ( assez gentils , ils ne peuvent rien faire pour nous , ils ont peur pour leur peau ) . On nous appelle chacun séparément dans le bureau du secrétaire . Il m' interroge ; je lui demande ce que l' on va faire de nous ; comme j' avais de faux papiers , allait -on nous arrêter , ce que j' espérais afin de rester le plus longtemps possible en France ? Il dit : « Vous êtes passible de prison pour cela , ce serait très souhaitable pour vous , mais certainement les autorités allemandes ne s' arrêteront pas là-dessus et vous prendront en charge ; nous n' aurons alors plus rien à dire . » Je lui montre mes ordonnances médicales ; le cœur est affaibli par une maladie dont je me suis remise il y a trois semaines et qui m' a tenue cinq semaines au lit . Il me dit de garder les ordonnances , elles pourront me servir ( plus tard je me suis rendue compte qu' elles m' auraient bien servi pour la chambre à gaz … ) .

Après ces formalités , à 16 heures , on nous amène au dépôt du Palais de justice

Nous sommes couchées sur les lits et ne pressentons encore rien de ce qui nous attend . Une espèce de vide dans la tête . J' essaie d' imaginer un moyen d' évasion ( car le 16 juillet 1942 , Sourèlè et moi nous nous sommes évadées du Vélodrome d' Hiver ) ; rien , je ne sens rien et ne peux rien imaginer .

Toute la nuit j' ai entendu des voix de femmes qui arrivaient ; c' étaient des prostituées qu' on avait arrêtées dans la rue et amenées au dépôt . Le lendemain elles passaient en jugement . Le matin , la même religieuse nous apporte du café , avec le même regard triste . Je veux lui dire quelque chose , elle aussi , mais elle sort sans dire un mot . Plus tard , nous sommes allées dans la salle commune où se trouvaient plusieurs dizaines de femmes et d' enfants . Chacune racontait comment le malheur était arrivé . Sur chaque visage se lisait l' innocence et une telle ignorance de ce qui allait nous arriver .

J' ai bavardé avec les prostituées . Elles avaient une grande compassion pour notre sort . Elles m' ont raconté leur vie et pourquoi et comment elles étaient là , au dépôt . Elles parlaient gentiment , avec une sensibilité pas du tout en accord avec leur métier . J' aurais pu être sauvée par elles ; elles nous auraient sûrement donné leurs cartes jaunes . Une fois sorties de là , nous nous serions débrouillées . Malheureusement , mes idées sont devenues claires trop tard .

Comme je l' ai déjà dit , il y avait une espèce de vide dans ma tête ; je voulais trouver quelque chose , imaginer comment nous enfuir , en vain ! Le vide dans ma tête . C' est seulement quelques heures après , quand il était trop tard , que mon cerveau s' est éclairci . J' ai entrevu alors tellement de possibilités , par les prostituées , les religieuses ; il y avait également tant de coins sombres et la témérité ne me faisait pas défaut . Je ne pouvais pas me pardonner mon absence de lucidité … Tant pis , le fait était là !

Oui , avant cela , nous avions reçu un colis de nourriture envoyé par les camarades . Gilberte l' avait apporté ; ce cadeau nous avait comblées , c' était une consolation , une sorte de salut du dehors . Je n' ai pas vu mon amie , j' ai seulement senti sa présence de l' autre côté et son attente de notre réponse , et seuls des murs clos nous séparaient , elle en liberté et nous enfermées .

À 3 heures de l' après-midi , dans la salle commune où je parlais avec les autres , arrive un type avec une liste à la main . Oh ! Je ne m' attendais pas du tout à cela ; je ne pensais pas qu' on nous emmènerait si vite d' ici . Il appelle des noms , le nom de Sourèlè aussi , mais pas le mien . Sans réfléchir une seconde , je me jette sur elle et l' entoure de mes deux bras : « Non , on ne nous séparera jamais ! » Nous sommes restées ainsi enlacées jusqu' à ce qu' on appelle aussi mon nom . On nous dit de prendre nos affaires : « Vous allez à Drancy . »

C' est à ce moment-là que mes idées sont devenues claires . Ma tête a commencé à travailler , en même temps que mon sang à circuler . Mais trop tard ! Avec un immense regret , j' ai quitté les religieuses , les coins noirs que j' ai montrés à Sourèlè , et aussi les prostituées . Trop tard !

Nous nous tenons sous le porche qui mène à la cour du dépôt . Devant le porche stationne déjà la voiture noire qu' on appelle « panier à salade » . Un voile noir descend sur mes yeux . Je ressens la brutalité ; des deux côtés de la porte jusqu' à la voiture noire sont postés des gardiens . On nous pousse brutalement deux par deux dans de petites cellules sombres et sans air . C' était déjà trop étroit pour une personne , alors imaginez , deux ! J' étais serrée contre Sourèlè . On pouvait difficilement prendre son souffle . Pour la première fois j' ai senti la patte de Hitler sur tout mon être , non pas une patte mais un étau qui te serre jusqu' à l' étouffement . Je dis à Sourèlè : « Tu vois où nous sommes ? Un bon début , et ce n' est pour l' instant que la porte qui mène à l' enfer ! » Nous étions debout , enlacées toutes les deux ; de toute façon on n' aurait pas pu tenir autrement . Nous nous sommes de nouveau juré que personne , jamais , ne nous séparerait . Courage , Sourèlè !

Comment et par où on passait , nous ne le savions pas . J' ai seulement senti la voiture tourner dans les rues . J' avais souvent vu rouler ce genre de voitures sur l' avenue de la République , mais j' ignorais ce qui se passait à l' intérieur .

Drancy ! Ce nom signifiera toujours pour moi le camp , et non pas une petite ville qui s' appelle ainsi . La voiture s' arrête , les portillons arrière s' ouvrent , l' air de Drancy nous saute au visage , malgré tout , enfin de l' air ! On a sorti beaucoup de femmes évanouies .

Drancy , de grandes casernes militaires sur quatre côtés qui forment un grand carré

Contre l' argent on nous a donné des reçus , quand on arriverait là-bas on nous le rendrait ! Par la suite , je n' ai pas pu me pardonner ma naïveté . J' étais si sûre , si persuadée qu' un Allemand ne peut pas tromper ; un Allemand , c' est l' homme de parole même . Un peuple qui aime tant la discipline et l' ordre ! Bon ! Les guerres , les camps de concentration , le monde entier en est capable et on le fait ouvertement , mais tromper , trahir , ça non !

Imaginez combien j' ai été déçue et combien ils m' ont dégoûtée , ces beaux messieurs qui sont venus en grande pompe accueillir leurs « hôtes » français au train . Je me suis alors demandé : « Est -ce possible ? Une nation si civilisée , avec une morale , descendre si bas , atteindre une telle barbarie ? »

Après la fouille , on nous a conduits au bureau . La constitution des dossiers a duré assez longtemps . Ensuite , on nous a accroché au cou un carton avec un numéro matricule , et voilà , un prisonnier accompli . Toutes ces cérémonies terminées , on nous répartit dans les baraques ; chacun a son lit , un peu de paille , sans couvertures . Sourèlè et moi , nous prenons un seul lit pour nous deux , nous ne nous séparons pas . J' avais emporté une couverture légère de la maison ( je me rappelle encore la couleur : bleue ) . Fatiguées après les tribulations et la tension de tout cet après-midi , nous nous sommes couchées . Je ne me suis pas endormie tout de suite mais suis restée allongée comme dans un cauchemar , le cœur pris dans un étau , avec cette peine , ce regret , pourquoi et comment est -ce arrivé ? Bon ! Sourèlè , assez ! Il faut se dominer , bien se comporter , c' est notre seule solution .

Le lendemain , on nous a emmenés dans une autre baraque , hommes et femmes ensemble , c'est-à-dire que l' on n' a pas séparé les familles . De toute façon , on était déjà mélangés , les jeunes filles et les jeunes gens flirtaient ensemble . C' était devenu un état d' esprit , le dévergondage . Qui sait ce qui nous attendait dans quelques jours ?

J' ai lié amitié avec deux familles alsaciennes . Nous avons décidé de rester toujours ensemble . Nous avions nos lits côte à côte : Mme Lerner avec sa fillette de treize ans , Fanny , belle , intelligente et gentille , une enfant rare ; la deuxième femme , Mme Kauffmann , avec son mari et sa fille de quatorze ans ( Fanny également ) possédant les mêmes qualités que la première . À notre profond regret , nous avons perdu la première famille juste à notre descente du train , à Birkenau . De la deuxième famille je parlerai plus tard , au chapitre Birkenau .

Lors de notre « séjour » , la vie à Drancy n' était pas trop mauvaise , en comparaison des premières années d' Occupation . Il y avait à manger un peu plus qu' avant . Toute la journée , nous étions libres , nous pouvions nous promener jusqu' à 9 heures du soir . On se serait presque cru aux Champs-Élysées : les femmes sortaient se promener dans leurs plus belles toilettes . Je regrettais presque de ne pas avoir emporté mon tailleur . Mais le « paradis » n' a pas duré longtemps pour nous .

Le troisième jour , le 27 mai , on nous informe qu' un transport de 1 600 personnes partira le 30 mai pour Auschwitz . Sourèlè et moi sommes inscrites pour ce transport . J' ai essayé de trouver une idée , de demander aux gens du bureau de nous laisser là , je travaillerai , je suis couturière . En vain ! Je n' ai jamais eu de chance avec eux , même plus tard à Birkenau , c' était pareil ; d'ailleurs , là-bas , je n' ai même pas essayé .

J' ai cherché le moyen de faire passer un mot à l' extérieur pour informer les miens . On pouvait quelquefois sortir sur les balcons proches d' où l' on voyait les gens marcher librement . Des gens de connaissance venaient regarder de loin . Je n' ai jamais vu personne des nôtres . Sur le balcon voisin , séparé par des fils de fer barbelés , se tenait un gardien ( un gendarme français ) . Nous parlions tout bas avec certains , ils nous consolaient . Je me suis adressée à plusieurs d' entre eux pour savoir si je pouvais leur lancer mon petit mot ; aucun n' a voulu , oralement oui , ils transmettraient , mais c' était difficile de dire ce qu' on voulait . Un seul a dit oui , pourquoi pas ?

C' était un jeune gendarme , avec une expression humaine sur le visage et beaucoup de compréhension . Il me parle et me console : « Il n' y en a plus pour longtemps , courage ! » Il ajoute : « Essayez de vous enfuir . » Je demande : « Comment est -ce possible , d' ici ? » « Oui , dit -il , la nuit , au portail . » Mais c' était impossible . Les projecteurs balayaient le portail toute la nuit , et je n' étais pas seule , à deux c' était difficile . J' ai lancé le petit mot et me suis dissimulée . J' ai seulement vu qu' il le ramassait . Lorsque je suis ressortie sur le balcon , le gendarme était en route vers le bureau . Une pensée terrible a frappé mon esprit : « Il va me dénoncer ! On va tout de suite venir nous torturer ! Et qui sait ce que l' on fera aux deux familles mentionnées dans mon mot ? » Je m' en suis voulu tout l' après-midi pour ma sotte imprudence , sans comprendre comment une telle chose pouvait m' arriver : donner le nom de deux familles !

Le lendemain , je me suis rassurée car personne n' était venu me torturer . Et combien j' ai été heureuse après la Libération d' apprendre que le gendarme s' était acquitté de son devoir humanitaire . Dès le lendemain matin , il était allé chez mon amie Carmen , au Blanc-Mesnil , à un kilomètre de Drancy . Je l' ai cherché et n' ai pas pu le retrouver . Il avait tout de suite dit à mes amis : « Si vous me rencontrez dans la rue , ne venez pas vers moi . J' ai fait ce que je devais faire . Je suis gendarme parce que je ne voulais pas aller travailler en Allemagne . » C' était vraiment un beau geste de sa part .

30 mai , au matin : on nous prépare pour le départ . Nous recevons de bons colis de nourriture . On nous a abreuvé de bonnes paroles avant la dernière nuit : « Vous verrez , vous serez bien là-bas ; ce n' est plus comme avant ; il y a les installations les plus modernes : électricité , lavabos , cabinets . Surtout pour ceux qui ont un métier et qui veulent travailler , vous serez beaucoup mieux qu' à Drancy . » Certains , qui étaient à Drancy depuis quelques années , disaient qu' ils auraient déjà voulu qu' on les déporte , pour changer un peu d' atmosphère . Je ne sais pas s' ils étaient sincères ou si c' était pour nous consoler .

Notre block était clôturé depuis la veille . Nous ne pouvions plus nous promener avec les autres sur les trottoirs des « Champs-Élysées » comme avant . Le matin , nous quittons notre block , nos lits . Nous sommes debout devant notre block entouré de barbelés . Nos valises sont rangées dehors également , avec notre nom et notre numéro de matricule inscrits dessus , selon le système allemand . Il y avait même des officiers qui donnaient des ordres courtoisement .

Pour la route , nous ne devions emporter que les vêtements et le colis de nourriture . Tout était pour le mieux . Le premier autobus arrive . Je n' étais pas parmi les premiers ; j' ai toujours aimé être parmi les derniers : j' ai le temps pour le bonheur ! Combien d' autobus il y avait , je ne m' en souviens plus . Je sais que notre transport se composait de 1 600 personnes , hommes , femmes et enfants . Il y avait aussi un wagon sanitaire , car on emmenait les malades de Drancy ainsi que des femmes qui avaient accouché là quelques semaines auparavant .

Oui , j' ai oublié de dire que nous avions été convoqués à une visite médicale et que ceux qui se sentaient mal pouvaient voyager en wagon sanitaire , les conditions seraient meilleures . Je me suis présentée à cette visite car j' étais encore faible après ma récente maladie ( encore une naïveté de ma part ) , mais le docteur , qui devait aussi être déporté avec nous , a été plus intelligent que moi et a dit que je pouvais voyager avec tout le monde .

J' ai également oublié de dire qu' avec leurs bonnes paroles ils ont dit que seul le voyage serait dur ( ils le disaient avec regret ) , mais passé cela , là-bas on serait bien . Nous quittons Drancy , le cœur serré , mais avec courage , un sourire sur les lèvres . Sur la route de la gare de Bobigny , les passants nous regardaient avec commisération et moi , je leur criais fort et en souriant : « Au revoir ! »

Mais en arrivant au train , le sang commence à se figer . Là , plus de Français , nous sommes déjà entre les mains des Allemands . Nous ne marchons déjà plus comme des humains . On nous pousse dans les wagons comme des bêtes : Los ! Los ! 60 par wagon , quelques bottes de paille , un baril d' eau , un baril pour les besoins humains . Nous faisons nos litières , chacun prend sa place et attend de pouvoir parler . Tout à coup , on appelle un nom : « Kaufmann , descendez ! » La famille de trois personnes doit rester à Drancy car ils passent en procès contre la Gestapo qui leur a pris de l' or indûment . Nous tous , nous les envions et en même temps cela nous réjouit de savoir que trois personnes ne subiront pas l' exil que nous devons endurer . On s' embrasse et on se congratule . Il y a un peu plus de place dans le wagon , une bonne chose de faite .

Les wagons sont encore à quai . Au bout d' un moment arrivent deux Allemands poussant des cris terrifiants : « Qui a fait un trou dans cette cloison ? Sachez que si cela se reproduit encore une fois , on prendra les dix premières personnes pour les fusiller . » Le cœur glacé , sans dire un mot , nous nous sommes regardés les uns les autres . Chacun avait déjà pris place et pensait sûrement : « Qui sait sur qui tombera le sort ? De toute façon , un peu plus tôt ou un peu plus tard , c' est la même chose . » Dix minutes passent et ils sont là de nouveau : « Si une seule personne essaie de jeter une lettre du wagon , on en fusillera vingt . » Deux hommes sont choisis comme chefs de wagon ; ils seront responsables de tout ce qui arrivera . Les cheveux se dressaient sur la tête . Même les petits enfants ne soufflaient mot .

C' était un beau jour ensoleillé de mai . À midi , on verrouille hermétiquement les wagons . Je regarde les petits enfants et je me demande : « Où est -il , le Dieu de bonté et de justice ? »

Dans le wagon il fait sombre comme dans nos cœurs . Le train se déplace . Quels sentiments douloureux s' éveillent en nous ! Et la honte pour l' être humain ! Nous , comme des agneaux que les géants veulent écraser sous leur botte ! La première journée ne s' est pas trop mal passée . Il y avait une étincelle d' espoir , nous étions encore en France . Un bombardement ! ( On était à six jours du débarquement . ) Chaque détonation aurait été une consolation ; mais la nuit fut calme . Nous n' entendions que nos propres gémissements . Première nuit de souffrance ! Tu ne peux pas étendre les jambes , là il y a un enfant , là un vieillard ! Les nerfs commencent à être tendus . Soif et manque d' air ! Le peu d' air que nous avons est déjà empesté par les besoins humains . L' espoir s' enfuit avec la nuit de tourments .

Le lendemain , le baril d' eau est vide , par contre le second baril – celui des WC – est plein , il déborde . L' atmosphère est irrespirable . Et imaginez ceux qui couchent près du baril ! Il n' y a personne à qui s' adresser . Le train s' est arrêté vers midi seulement . On a autorisé deux personnes à sortir le baril . On nous a également permis de prendre de l' eau .

La situation empirait jour après jour . Les personnes âgées frôlaient la folie . Il y avait de quoi ! L' avant-dernier jour de notre voyage , le train s' est arrêté au bord d' un champ militaire avec des feuillées . Nous sommes descendus prendre l' air et aller aux feuillées , hommes , femmes , enfants , tous ensemble . Des soldats , leurs fusils pointés sur nous , s' échelonnaient sur toute la longueur du train . Cela n' a pas duré longtemps . Une fois tout expédié , il a fallu remonter sur notre train de misère .

Dans notre wagon , il y avait quelques familles algériennes et turques . La famille la plus grande était algérienne : cinq enfants dont deux grands et trois petits ; le père malade , à peine est -il arrivé au Lieu Saint ( cimetière ) ; la mère , une femme solide mais avec trois petits . Au camp , seule la fille aînée est entrée avec nous , les autres sont partis en fumée … La famille turque : des parents âgés avec un fils de dix-huit ans , un beau garçon ! À la descente du train , il a dit qu' il avait le cœur malade . On ne les a pas séparés . Tous les trois ont reçu avec les honneurs la paix éternelle …

J' ai été très touchée par une des Algériennes , une petite vieille d' environ quatre-vingts ans , une blagueuse qui , à Drancy comme dans le wagon , nous a toujours fait rire malgré nos peines . Ce jour-là , elle ne riait pas , elle jeûnait , car la nuit , elle avait fait un rêve : un rabbin avec une longue barbe , un petit livre de prières à la main est entré . La femme s' est mise à gémir : « Rabbi , qu' allons -nous devenir ? Nous allons mourir ! » Il a alors posé son doigt sur ses lèvres : « Chut ! Chut ! Ne pleure pas , tout ira bien ! » C' est pour cela qu' elle jeûnait et c' était déjà pour l' éternité ; c' était notre dernier jour de voyage ! Le soir , elle avait sans doute mangé pour la dernière fois ce qui restait des bonnes choses qu' on nous avait données . Et le lendemain , notre sort à tous était décidé , qui pour la tourmente et qui pour la paix éternelle .

Dernière nuit . Vers minuit , le train s' est arrêté . Nous ne savons pas où nous sommes ni pourquoi le train s' arrête . Nous attendons , silencieux . Les enfants ne disent mot . Nous retenons notre souffle . Cette nuit-là , nous étions loin de pouvoir dormir . La veille , des gardes étaient venus plusieurs fois nous prendre des cigarettes , assez aimables , mais nous donnant à entendre une petite part de ce qui nous attendait . Quand ils sont arrivés la dernière fois , menaçant de punition ceux qui auraient des cigarettes à la descente du train , nous avions déjà écrabouillé les nôtres . Nous ne leur avions pas laissé le moindre mégot . Bien que nos cœurs et nos dents soient serrés , nous ne savions pas et n' avions pas compris ce qui nous attendait .

Quand je pense à présent , en écrivant ces quelques lignes , à ce que nous avons vu et vécu , je sens l' humanité s' anéantir . Je le dis à juste raison et le plus grand savant du monde ne pourra jamais me démontrer le contraire . Le tableau reste devant mes yeux , et je ne peux pas le voir autrement que je l' ai vu et que je le vois maintenant .

Au matin , à travers les fentes des ouvertures grillagées , je vois que nous sommes arrêtés à une gare . D' autres trains comme le nôtre stationnent aussi . Après des signes divers et des échanges de paroles avec une femme du train voisin , il s' avère que ce ne sont pas des Juives mais des Russes .

Le train bouge de nouveau . Par les fentes , nous voyons défiler des baraques . Il est clair que nous sommes arrivés au « Paradis » . Nous avons survécu au terrible voyage et maintenant , c' est le « Paradis » ! Le train roule un quart d' heure , puis s' arrête . Les portes s' ouvrent et des hommes en tenue rayée sautent dans le wagon en criant : « Descendez ! Laissez tout dans les wagons ! » Nous sommes sidérés , nous avions déjà commencé à rassembler nos affaires : « Comment ? Ce sont des affaires qu' on nous avait dit de prendre pour la route ! » Ils nous chuchotent un secret à l' oreille : « On va vous mettre tout nus , on va tout vous prendre et vous donner d' autres affaires . Nous n' avons pas le droit de trop vous parler . Vous saurez tout plus tard . »

Ils regardent les petits enfants et disent aux jeunes mères : « Donnez vos enfants aux femmes âgées , car vous êtes jeunes , vous aurez une longue marche à faire à pied et eux voyageront en camion . » Quelques mères ont obéi , sans comprendre autre chose que ce qu' ils disaient , et ont donné leurs enfants . J' ai rencontré ensuite au camp une femme turque de notre transport , avec deux grandes filles de quinze et seize ans ; sa troisième fille de neuf ans , elle l' avait donnée à une voisine de wagon . Une autre , une Française , avait fait la même chose avec son petit bébé de cinq semaines , né à Drancy . Plus tard , j' ai connu une Belge qui en était devenue à moitié folle : elle avait confié son petit garçon de trois ans . Aucune mère de notre wagon n' a voulu se séparer de ses enfants et elles sont toutes montées avec eux dans le camion .

Nous descendons . Sur le quai , devant mes yeux , se dressent des montagnes d' ustensiles , des montagnes de sacs à main , des montagnes et des montagnes … « Jetez vos sacs ! » nous disent les hommes en tenue rayée . Beaucoup les jettent , pas moi ; je doute , je ne peux pas le croire . Mais je n' ai rien dans mon sac ! On nous a tout pris à Drancy ! J' ai seulement mes papiers , le « reçu » pour l' argent qu' on devait nous rendre ici , puis des photos , un stylo , des peignes , une brosse à dents , du savon . Non , ce n' est pas possible , je ne mets pas mon sac sur ce tas de sacs . Une seule chose m' est apparue clairement : mon instinct me disait qu' ici je ne devais pas être malade . Je sors les ordonnances ( dont le secrétaire à la préfecture m' avait dit qu' elles pourraient m' être utiles ) et je dis à Sourèlè : « Tu vois , à partir de maintenant je ne suis plus malade » , et je déchire les ordonnances en petits morceaux , sans que personne ne le remarque . Je porte toujours mon sac .

Nous nous mettons en rangs par deux . Sourèlè et moi , nous nous tenons fermement par le bras . Mon amie , Mme Lerner , et sa fille sont derrière nous ; mon amie jette son sac . Nous réussissons encore à échanger quelques paroles . Elle dit : « Maria , je connais bien l' allemand et le français ( elle était alsacienne ) , je pourrai peut-être devenir interprète ? – Oui , c' est une bonne idée ! » je réponds . Chacune de nous essaie de se redresser , d' avoir l' air bien portant , de ne pas franchir la barrière tête basse . C' est le quatrième jour de ce voyage sans nous être lavées et sans avoir presque dormi .

Nous approchons de la barrière . Je vois un officier tenant une badine avec laquelle il indique la droite ou la gauche . Je me dis : « Toi , un si beau garçon , paraissant cultivé , tu te trouves dans un lieu de tricherie , de vol . Je croyais que tu faisais la guerre pour la justice ( car à la fin de l' autre guerre , on t' avait mal traité ) . Pourquoi ? Pourquoi tout ça ? »

Me voilà devant la barrière . Il nous montre la droite , et à mon amie Lerner et sa fille , la gauche . En passant devant lui , je redresse la tête et dis : « C' est ma fille . » Il me regarde et ne dit rien . On nous emmène tout de suite à la douche . Des jeunes filles bien habillées viennent vers nous . Elles sont encore assez courtoises avec nous . Elles nous examinent de la tête aux pieds , en pensant aux belles affaires qu' elles pourront prendre . L' une dit : « Donne -moi ta montre » , une autre veut une robe , une autre encore a jeté son dévolu sur mes sandales ; je ne veux pas les lui donner ; elle me dit qu' on me les prendra de toute façon .

Je m' adresse à une fille vêtue d' une jolie robe en gabardine : « Si on nous prend nos affaires , on nous en donnera d' autres comme les tiennes ? Alors ce n' est pas si mal , et pourquoi en changer ? – Oui , répond -elle , plus tard vous aurez également ce genre de vêtements . » On nous prenait nos affaires pour soi-disant nous les redonner une fois les contrôles passés . Mais une jeune fille française arrive . Elle est de Nancy ; il y a deux ans qu' elle est au camp et elle raconte que c' est un miracle qu' elle vive encore . À présent , elle n' est pas trop malheureuse ; elle travaille à la douche et est bien habillée . Elle nous chuchote , pour que les autres n' entendent pas : « Méfiez -vous de ces filles . Tout ce qu' elles disent n' est que mensonges . On ne vous rendra pas vos affaires . Vous vous rendrez compte plus tard de ce qu' elles sont . » Et ce fut ainsi .

Arrive notre tour de déshabillage . On nous fait mettre complètement nues . Une montre , une bague , tout est posé sur la table ; mon sac que je n' avais pas voulu jeter sur le tas , je dois l' abandonner et mes plus chers souvenirs , je dois m' en séparer . Il m' est difficile de décrire ma peine et mes sensations lorsqu' on m' a tatoué sur le bras un numéro matricule , avec une plume ordinaire et de l' encre .

Après cette torture , nous sommes toujours nues , j' ai seulement un mouchoir à la main . Nous devons passer dans une autre salle . Il y a un contrôle de deux personnes : un SS et une des nôtres ( à notre honte ! ) . Quelle humiliation j' ai ressentie en passant la porte ! Le SS m' arrache le mouchoir de la main et le jette sur nos vêtements . On ne me laissait même pas un mouchoir qui m' était si nécessaire . Des femmes qui avaient leurs règles furent obligées de retirer le coton ou la serviette , et le SS contrôlait s' il n' y avait pas autre chose .

Nous sommes assises sur des bancs en gradins , attendant notre tour de passer à la douche . Ces gradins qui montaient jusqu' au plafond nous faisaient une terrible impression ; chacune pensait qu' ici c' était peut-être la chambre à gaz . À partir du moment où elles nous ont vues nues , nos « servantes » ont perdu tout respect pour nous . Proférées par des voix grossières , les insultes ont commencé à pleuvoir , nous démoralisant . Avec quel cynisme elles nous ont appris ce qui nous attendait ! Notre naïveté était si grande que nos oreilles ne voulaient rien entendre . Nous les avons insultées à notre tour . Je demande à l' une : « Où sommes -nous ? Que va -t-on faire de nous ? – Vous avez encore de la chance , dit -elle , ici vous êtes pour l' instant destinées à la vie , tandis que les autres seront cette nuit dans les cheminées . »

J' ai commencé à lui crier qu' elle était folle . Grossièrement , cyniquement , elle a ri : « Attends , tu verras par la fenêtre comme les cheminées éclairent joliment ! » Nous ne pouvions toujours pas croire ce que nos oreilles entendaient . Malheureusement , c' était vrai . Pendant longtemps , nous n' avons pas pu admettre la triste réalité , bien que , chaque nuit , le camp tout entier fût embrasé par les flammes qui sortaient des cheminées . Durant des semaines , nous nous sommes enquises de nos amis , de nos connaissances du même transport . Nous nous sommes persuadées qu' ils étaient dans un camp voisin , à cent mètres de nous . Et pourtant , nous n' avons jamais su quels gens étaient là-bas .

Après la douche , l' habillement . Épouvantable , la façon dont on nous a vêtues ! Les clochards sont mieux habillés que nous ne l' étions . Du linge pas lavé , uniquement désinfecté , avec des taches de vermine ; une robe descendant jusqu' à terre ; les chaussures ayant séjourné longtemps aux ordures ont meilleur aspect que celles qu' on nous a données ; aucune ne faisait la paire . Ensuite , cérémonie du bureau . On ne nous demande plus notre nom . Nous sommes numérotées comme des bêtes . Toutes n' ont qu' un nom , juif : Sarah . Mon numéro n' était pas net et ils me repiquent ; il ne manquait que ça à mon état d' âme si lourd de toute cette journée . On nous distribue du pain mais je n' ai pas faim après toutes ces épreuves .

Nous voilà déjà en rangs par cinq , les 100 femmes environ de notre transport . La nuit commence à tomber . Les baraques basses , entourées de silence et de grisaille , dégagent une terrible angoisse . De la douche à la baraque , il n' y a que cinquante mètres mais il m' a semblé que nous marchions des kilomètres . À la porte de la baraque , devant une petite table , est assise la secrétaire qui inscrit nos numéros de matricule . Une autre femme nous emmène dans la baraque . Il y fait très sombre . Je ne sais pas où nous sommes ni de quoi a l' air l' intérieur . J' avais dit en arrivant que j' étais avec ma fille et demandé qu' on ne nous sépare pas ; on en a tenu compte .

La femme nous conduit sur la droite : « C' est là , dit -elle , grimpez . » La baraque est silencieuse et noire . Je ne savais pas qu' à part nous il y avait d' autres gens là . Je tâte des planches , nous grimpons . Tout à coup , je sens que nous ne sommes pas seules . Une voix de femme s' adresse à moi et me dit comment nous coucher . Elle me demande d' où je viens et en quelques mots m' explique où je me trouve . Je lui demande où je peux poser mon pain , elle me répond : « sous la tête » . Je proteste en disant que ce n' est pas possible , je ne sais même pas si c' est propre . Elle ricane et dit qu' il n' y a pas de tables de nuit ici , que quand on met quelque chose sous sa tête , on est sûre que personne ne le volera . J' ai fait comme elle a dit . Broyant du noir , brisées , nous nous sommes endormies sur les planches , sous une couverture . Notre nuit n' a pas duré longtemps .

Après de telles épreuves , à 3 heures du matin on crie : « Aufstehen ! Aufstehen ! » Oh ! Comme ce mot résonnait lugubrement ! Mortes de fatigue , rompues , il faut quand même se lever . La femme qui dormait à côté de moi était au camp depuis trois semaines . Elle nous a montré comment procéder . Je ne la lâchais pas , je la tenais fermement par le bras , j' avais peur de la perdre . La première chose à faire était de courir aux cabinets .

La terreur que j' ai éprouvée là est indescriptible : devant la baraque des cabinets , des centaines de personnes faisaient la queue . Nous ne pouvions plus attendre notre tour . J' emmène Sourèlè derrière la baraque ; il n' y a personne . Sourèlè a à peine le temps de s' accroupir qu' une harpie est là qui la gifle . Je lui explique : « Nous venons d' arriver , je ne savais pas que c' était interdit , qu' est -ce que tu lui veux ? » La réponse arrive en coups pour moi aussi . J' étais égarée , la tête cassée par les cris , la sauvagerie , les centaines de personnes dehors . Les Hongroises , des filles arrivées un mois plus tôt , étaient toutes habillées de gris , c' était leur uniforme . Nous , nous étions vêtues de haillons de toutes les couleurs . Nous ne sommes jamais arrivées aux cabinets . On crie déjà : « Zeil-Appel » .

Comme il fut horrible , mon premier Zeil-Appel . Aucune de nous ne savait …

Aucune de nous ne savait que l' enfer existait vraiment sur terre et que nous y étions entièrement plongées .

Cet enfer ressemblait d'ailleurs à L' Enfer de Dante avec ses différents paliers d' évolution et ses tortures plus ou moins grandes selon l' échelon que vous occupiez . Les nazis avaient institué une hiérarchie si bien organisée qu' eux-mêmes n' avaient pratiquement pas besoin d' intervenir . C' étaient les détenus , la plupart de droit commun ( des triangles verts , voleurs et criminels ) , qui battaient et tuaient ou envoyaient à la mort les autres .

J' ai vu une seule fois , en passant près d' une baraque de prisonniers de guerre russes , un officier allemand abattre un homme d' une balle dans la tempe , parce qu' il n' avait pas enlevé son calot devant lui . Les Soviétiques n' avaient pas signé la convention de Genève , les Allemands pouvaient donc sévir en toute impunité !

David Rousset a très bien décrit cette hiérarchisation du camp dans son livre L' Univers concentrationnaire , publié en 1946 .

Nous occupions , bien sûr , l' échelon le plus bas . Nous voyions passer des charretées de victuailles , pains blancs , pièces de viande , saucissons … mais , pour nous , c' était le pain noir et quelques bribes de viande dans la soupe du dimanche . Nous , il nous restait la faim perpétuelle , notre torture .

Les premiers jours , nous errions hébétées , désorientées , désespérées par les cris , les aboiements , les coups .

Puis , petit à petit , nous avons pris conscience de notre sort irrémédiable , ayant la mort pour finalité , et , je ne dirais pas que nous nous sommes résignées , mais nous avons essayé de nous adapter le plus possible à cette non-vie .

L' important était d' éviter les coups par tous les moyens et , surtout , de ne pas se faire remarquer , de devenir transparente jusqu' à s' effacer complètement . Il fallait s' efforcer , également par tous les moyens , d' obtenir de la nourriture supplémentaire , en volant bien sûr .

Lorsqu' un baril de soupe passait à notre portée , nous nous jetions dessus , et avec la cuillère ou le quart ( gobelet en métal avec une anse ) , nous prenions le plus de soupe possible , en esquivant les coups de trique et de bâton .

Certaines filles volaient la nourriture des autres , mais elles n' étaient pas la majorité . Nous avons très vite appris qu' il ne fallait pas garder pour le lendemain un morceau du pain que l' on nous distribuait le soir , car on vous le volait , même si vous le mettiez sous la tête , ou alors il était mangé par les rats , pour celles qui couchaient sur le bat-flanc du bas .

Au début , ma mère me donnait un peu de sa ration . Elle a vite commencé à s' affaiblir et m' a dit : « Ne me prends pas pour une mauvaise mère si j' arrête de prélever pour toi sur ma nourriture . Si je ne le fais pas , je vais mourir et il n' y aura plus personne pour te protéger . » Elle a toujours su d' instinct ce qu' il fallait faire . D'ailleurs , sans elle , je ne serais pas revenue , et elle sans moi non plus .

Une certaine entraide s' établissait entre celles qui étaient arrivées par le même convoi . Par exemple : dans le train , un couple d' une quarantaine d' années se trouvait à côté de nous , Jacques et Renée . Ils avaient un fils de dix-neuf ans , resté à Paris . Renée était enceinte de trois mois , par accident . Pendant les interminables appels , elle s' évanouissait souvent . La Blockova ( chef de Block , en polonais ) et ses acolytes lui jetaient brutalement le contenu d' un seau d' eau sur la tête . Nous la relevions doucement et la réconfortions , qui avec un petit morceau de pain sec , qui avec un bout de saucisse , qui avec une pomme de terre « organisée » .

On « organisait » n' importe quoi , soit en volant , soit par le troc . Les échanges se faisaient derrière un Block , le 9 je crois , après le travail . On donnait une , deux ou trois rations de pain pour un vêtement , selon son importance . J' ai même vu une femme se priver de nourriture pour avoir une cigarette !

Ma mère « organisait » pour nous deux les objets indispensables : une gamelle , une cuillère , un quart , une brosse à dents , une ceinture . Je ne sais pas comment elle avait fait , mais à l' arrivée , quand on nous a fait déshabiller , elle a réussi à cacher son stylo et sa montre dans son vagin , sans que personne ne la voie et sans que je le sache . Ces deux objets , qu' elle a ensuite échangés l' un après l' autre , nous ont permis de nous procurer au moins des vêtements chauds . Moi , j' étais sidérée que l' on puisse mettre tant de choses dans un vagin ! On ne nous enseignait pas cette partie de l' anatomie en classe , pouah ! Après ces deux échanges-là , nous avons dû troquer contre de la nourriture .

C' était très dur de devoir se priver de pain pendant trois ou quatre jours , mais nous le faisions à tour de rôle et vivions sur une seule ration durant ces quelques jours .

Dans le Block de quarantaine , malgré les corvées ponctuelles , nous pouvions bavarder . Ainsi , Anna Swarc ( la « Madame » des latrines ) nous parlait de son fils âgé de dix-huit ans , Henri , et moi , fille de seize ans , je fantasmais sur ce jeune homme . C' est seulement deux mois après notre arrivée au camp que nous avons appris qu' elle avait également une fille de douze ans , Blanche .

Anna est revenue des camps avec nous et nous avons fait connaissance de sa famille . Lorsque j' ai vu pour la première fois cet Henri dont j' avais si souvent rêvé , cela n' a pas fait tilt entre nous . Quant à sa sœur , Blanche , elle était profondément perturbée par le fait que ses parents l' avaient placée dans une institution catholique où on l' avait baptisée et où elle avait fait sa première communion . Elle avait d'ailleurs envisagé de devenir religieuse . La quasi-indifférence de sa mère à son égard la désespérait ; elle ne trouvait sa place nulle part . Après s' être mariée , avoir eu un fils , avoir divorcé , elle a essayé de capter un peu d' attention et d' amour de la part de sa mère , en apprenant le yiddish pour le parler avec elle , en lisant les rares journaux en yiddish qui paraissaient encore . En vain ! Anna était une vraie mère juive : le fils bien-aimé pour dire le kaddish , la fille pour toutes les corvées .

Lorsqu' Anna a été enterrée au cimetière de Bagneux , ses enfants m' ont présentée au rabbin Daniel Farhi

Le rabbin Farhi m' a répondu : « Oui , on aurait pu se le demander , en effet . Savez -vous que des religieux ultraorthodoxes disent que Dieu a puni le peuple juif pour son assimilation et ses mariages mixtes ? » Il a ajouté qu' Alain Finkielkraut , le philosophe , en apprenant cela , aurait dit : « De la chambre à coucher à la chambre à gaz , en somme ! » Moi qui avais fait un mariage mixte , j' ai été très sensible à ce genre de prise de position .

Après la mort de sa mère , Blanche a continué à suivre des cours de yiddish , puis d' hébreu et a ensuite obtenu une licence de lettres , elle qui se croyait au-dessous de tout le monde .

Je l' aimais beaucoup , cette femme à l' intelligence si brillante qui a végété comme un légume pendant dix mois après une rupture d' anévrisme cérébral et qui est partie comme elle avait vécu , discrètement , alors qu' elle n' avait que soixante-huit ans .

À Birkenau , notre vie , si l' on peut appeler cela une vie , se déroulait au rythme des appels , du travail , de la distribution de nourriture , le tout agrémenté de coups et de cris . Une vie d' esclaves .

Nous avions l' impression d' être hors du temps ; nous pensions que le monde extérieur ne connaissait pas l' existence de ce camp et que nous allions toutes crever sans que personne ne le sache . On nous avait bien expliqué , au moment du tatouage , qu' ici « on entrait par la porte mais on sortait par la cheminée » .

La dégradation rapide de certaines camarades me frappait beaucoup . Durant les marches pour rejoindre nos lieux de travail , les yeux baissés pour ne pas heurter les pieds de celles qui marchaient devant moi , je remarquais des chevilles gonflées , pleines d' œdème , la chair souvent éclatée en plaies suppurantes .

Ces camarades avançaient de plus en plus lentement ; on les voyait maigrir rapidement , leurs yeux se creusaient et devenaient vides . À ce stade , on les appelait « musulmanes » . On ne connaissait pas l' origine de ce mot .

Puis elles se retrouvaient au Revier où elles constituaient un vivier pour la chambre à gaz .

Après notre transfert dans le camp de travail ( le Lager BIb ) ,

Sur le pas de la porte surgit une grosse Polonaise qui me crie en yiddish : « Sourèlè , kim aher ! » Sourèlè est le diminutif de mon nom , kim aher veut dire « viens ici » . Naïvement , je pense : « Tiens , elle me connaît ! Elle va peut-être me donner quelque chose à manger ? » Et je m' approche . Alors là , elle tombe sur moi à bras raccourcis et me donne une volée de coups à me dévisser la tête . Je m' arrache à grand-peine à ses griffes et retourne dans notre baraque en pleurant .

Ma mère , affolée , demande ce qui m' est arrivé ; je le lui raconte devant quelques Ukrainiennes qui nous écoutent et qui s' exclament : « Mais tu ne sais pas qu' ici on appelle toutes les Juives Sarah et tous les Juifs Israël ? Tu as la même bouille que nous , tu devrais prendre un nom russe ! » J' ai hésité entre Tamara et Sonia , puis j' ai choisi le second nom et depuis , tous les gens qui m' ont connue au camp et après la guerre m' appellent Sonia .

Un matin , je me réveille en me grattant furieusement les mains . À la lumière , je vois de toutes petites pustules entre mes doigts . Je comprends tout de suite : c' est la gale ! Nous avions entendu dire que , parmi les Blocks Reviere , il existait un Kretse-Block ( Block de gale ) . Ma mère ne voulait pas m' y laisser aller , par peur de la chambre à gaz mais surtout pour ne pas être séparée de moi . Mais les démangeaisons étaient terribles et je me grattais jusqu' au sang .

J' ai donc appliqué le remède de bonne femme qu' une fille m' avait conseillé . Lorsque j' allais aux latrines , je m' arrangeais pour que la préposée ne me voie pas mettre mes mains sous mes fesses et je pissais dessus . Au bout de quelques jours , j' étais guérie .

Une autre fois , je me suis retrouvée avec une forte fièvre et une douleur intense dans les articulations . De nouveau , maman n' a pas voulu que j' aille à l' infirmerie , et j' ai passé le portail en musique et au pas , serrée de chaque côté par les épaules de ma mère et d' une camarade . Je chancelais en marchant . Au travail , les camarades se sont relayées pour m' aider sans que cela se voie trop mais j' ai quand même reçu des coups de Schlague . Heureusement , je me suis remise en très peu de temps .

Il faut croire que j' étais sacrément solide , mais je pense plutôt que je possédais un immense appétit de vie . Je m' extasiais devant un brin d' herbe , un arbre m' enthousiasmait et que dire d' un chant d' oiseau ? ( Dans le camp , je n' ai jamais vu d' oiseaux , c' était comme s' ils fuyaient ce lieu de mort ; à l' extérieur , on en voyait parfois . ) J' avais appris à reconnaître l' oseille sauvage et j' en suçais la queue et les pointes de feuilles ; il me semblait que cela m' apportait des vitamines en même temps que cela me désaltérait .

Je crois que ce travail si dur dans les Kommandos extérieurs , auquel ma mère s' était condamnée en ne disant pas qu' elle était couturière , nous préservait d' une forme d' anémie . Les filles qui revenaient le soir de l' usine ou des ateliers étaient pâles et maigres . Nous , nous avions les joues roses .

De plus , selon le lieu de travail , par beau temps , nous apercevions les sommets des Carpates et ça , ça me faisait rêver ! Je me remémorais les histoires du comte Dracula et je m' amusais à me faire peur , alors que je vivais dans une réalité bien plus cruelle que la fiction des vampires .

Nous avons vécu cet été de 1944 sous un soleil brûlant ; c' était presque la canicule . Au travail , nous n' avions droit qu' à une louche d' eau le matin et une l' après-midi ; au camp , la poussière soulevée par nos pas sur la terre battue nous desséchait la gorge et nous faisait tousser . Mais le pire , c' était la nuit , dans la Coya

Nous avions de gros problèmes en ce qui concernait notre hygiène . Tout le monde ne pouvait pas accéder en même temps aux quelques robinets au maigre débit . Aussi , il fallait se lever la nuit et se rendre aux lavabos sous le ciel rose , embrasé par les flammes des crématoires , sans se faire voir par les guetteurs des miradors .

Les rares hommes que nous croisions dans le camp nous disaient que , quand un Kommando de femmes était passé , cela sentait encore mauvais vingt minutes plus tard . Heureusement que nous n' avions plus de règles . Je les avais eues une fois quelques semaines après notre arrivée , et j' avais déjà déchiré la dentelle de ma culotte de grand-mère pour me garnir .

En marchant vers le portail pour nous rendre au travail , nous passions devant un espace entouré de barbelés électrifiés , comme partout ailleurs . Là , des gens vivaient en famille , parents , enfants , grands-parents ; du linge séchait sur des cordes . On nous a dit que c' étaient des Tsiganes . Ils avaient eu la chance de ne pas être séparés à l' arrivée .

Ils ont cependant subi le même sort que nous . Dans la nuit du 2 au 3 août

Vers la mi-septembre , à la pause de midi , le chef SS nous rassemble et nous tient le discours suivant : « Nous avons une surprise pour vous ! C' est fête chez vous , c' est Kippour ! Alors , à la place de la soupe , vous allez vous amuser ! » Et pendant une demi-heure , il nous a fait faire du sport , comme aux soldats : courir , s' accroupir et avancer , se mettre à plat ventre , ramper , sauter et recommencer .

Ce jour-là , j' ai ressenti la plus terrible humiliation de toute ma courte vie . Des larmes brûlantes me montaient aux yeux , que j' essayais de retenir en vain . Les nazis poursuivaient avec succès leur entreprise de déshumanisation . Nous n' étions plus que des pantins entre leurs mains .

En ce même mois de septembre , toutes les Juives doivent se rendre sur la place d' appel où se dresse une potence ( nous étions obligées d' assister à chaque pendaison , quel qu' en soit le motif ) . Cette fois , il s' agit de Mala la Belge , qui s' était évadée de Birkenau en juin précédent avec son amant polonais Edek . On les avait arrêtés deux semaines plus tard . Edek a été pendu à Auschwitz et Mala devait l' être à Birbenau .

Nous avions entendu parler de Mala qui faisait partie d' un réseau souterrain de résistance et avait aidé beaucoup de femmes à survivre grâce à sa position privilégiée dans la hiérarchie du camp , à son intelligence et sa débrouillardise . Sa bonté était légendaire .

Voilà que l' on amène Mala , les mains maintenus derrière le dos par une auxiliaire SS . Tout d' un coup , elle dégage ses mains et , avec une lame de rasoir qu' elle avait réussi à cacher on ne sait comment , elle s' ouvre les veines et gifle le SS qui devait la pendre , en lui criant quelque chose . En voyant le sang gicler sur elle et sur son bourreau , un « Ha » profond et unanime a jailli de nos poitrines , cri de peur mais aussi d' admiration pour le courage de cette femme qui avait voulu mourir dans la dignité .

Les SS et leurs aides l' ont aussitôt entraînée . Plus tard , nous avons entendu dire qu' on l' avait amenée au Revier ( « infirmerie » ) , où on l' avait soignée avant de l' envoyer à la chambre à gaz quelques jours après . Une autre version a circulé selon laquelle on l' aurait jetée vivante dans le four crématoire . Je suis plus encline à croire la première version qui montre bien la perversité des nazis .

Dans ces conditions inhumaines , certaines craquaient et on les retrouvait le matin accrochées aux fils de fer barbelés électrifiés . Il circulait d'ailleurs l' expression : « aller au fil » . Si quelqu'un disait : « Tiens , on ne voit plus une telle » , on lui répondait : « Elle est allée au fil . »

Heureusement , nous deux , nous étions ensemble et , de plus , nous avions noué des amitiés solides . Moi , j' avais Claire et toi , Taïbèlè , de notre convoi . Elle s' appelait Tauba Bienstock , vivait à Rouen et avait un fils de mon âge . Vous vous êtes tout de suite bien entendues . Taïbèlè , diminutif de Tauba , était une petite femme aux yeux noirs très vifs et intelligents ; et pourtant , elle était née dans une petite ville , Chelm , réputée pour la bêtise ou plutôt la jobardise de ses habitants . Aussi , quand on lui demandait d' où elle venait ( question que se posent souvent les Juifs entre eux ) , elle répondait avec humour : « Eh bien , de nous deux , c' est vous qui êtes intelligent ! » Vous discutiez beaucoup , toutes les deux , de littérature , de politique … Cela vous a permis de garder une grande part de votre dignité .

Malheureusement , l' amitié n' était pas toujours au rendez-vous . Je me souviens de batailles féroces entres les Roumaines et les Hongroises . Elles ne pouvaient pas se sentir et s' empoignaient sous n' importe quel prétexte . Je leur disais : « On dirait que vous ne vous rendez pas compte de l' endroit où vous êtes . Nous sommes en enfer et vous trouvez le moyen de vous battre entre Juives ? C' est un défaut de plus que les nazis pourront ajouter à tous ceux dont ils nous accusent . »

Le dimanche , si on avait la chance de ne pas être prise pour une corvée , on pouvait parler entre nous ou se livrer à des jeux . Par exemple , une certaine M me Messerer lisait dans les lignes de la main et surtout pratiquait l' hypnose . Une fois , à la fin du mois d' août , elle a hypnotisé une camarade , Simone , lui suggérant qu' elle mangeait du citron . Simone déglutissait en faisant une légère grimace comme si elle avalait quelque chose d' acide .

Ensuite , elle a voulu m' endormir à mon tour , mais n' a pas réussi . Alors elle a lu dans les lignes de ma main et m' a dit : « Je vois un homme qui t' est proche et plus âgé que toi , ce pourrait être ton père ; il a des ennuis avec la justice . »

Or , lorsque je suis revenue , mon père m' a raconté qu' après la Libération de Paris , le 24 août 1944 , il avait voulu reprendre nos affaires chez les sœurs de ma mère . Celles -ci ne voulant pas les lui rendre ( je crois que c' étaient mon violon et mes cahiers qui l' intéressaient surtout ) , il les a citées en justice . Pendant le procès , une de mes tantes a lancé étourdiment : « Toi et tes Allemands ! » Un des assesseurs de ce tribunal sommaire a demandé à ma tante si elle voulait que l' on exécute mon père ? Elle a tout de même dit non .

Moi , j' ai trouvé cette histoire bizarre ! J' ai déjà dit que je ne croyais pas au hasard , car , à plusieurs reprises dans ma vie , j' ai été confrontée à des phénomènes paranormaux . Il existe peut-être certaine force que l' on pourra un jour expliquer scientifiquement .

La première semaine d' octobre 1944 , nous avons entendu des coups de feu sur notre lieu de travail . En revenant au camp , nous avons vu des cadavres alignés de chaque côté de la route . D' un côté , des corps en tenue rayée , de l' autre , des militaires en vert-de-gris . Au portail , nous avons appris que le Sonderkommando ( « commando spécial » ) s' était révolté et avait tenté de faire sauter un des fours crématoires .

Nous connaissions l' existence de ce Kommando spécial formé d' hommes jeunes et robustes sélectionnés à l' arrivée . Ils étaient chargés de retirer les cadavres de la chambre à gaz et de les transférer dans les fours crématoires . Ils n' avaient droit à aucun contact avec les autres Häftlinge ( « détenus » ) , et étaient eux-mêmes exterminés toutes les six semaines ou deux mois . Il ne devait pas y avoir de témoins .

Certains de ces hommes ont réussi à contacter des partisans polonais qui devaient les aider . Ils ont également obtenu des explosifs par des filles travaillant à l ' Union Werke , une usine d' armement ( quatre d' entre elles ont été pendues par la suite ) . Malheureusement , ils n' ont pas pu attendre que les partisans arrivent pour les aider , et c' est seulement une petite poignée qui a tenté le coup de force . Ils ont presque tous été abattus , sauf quelques-uns qui se sont réfugiés dans une grange près de notre lieu de travail , où les Allemands les ont débusqués et tués . D' où les coups de feu que nous avions entendus .

Quand nous en parlions entre nous , nous disions toujours que les hommes du Kommando spécial devaient être complètement déshumanisés à force d' effectuer leur travail funèbre . Nous avions tort .

Après la guerre , on a retrouvé quelques manuscrits enterrés dans des bouteilles et des bidons près des crématoires détruits . L' un d' eux , écrit par un certain Zalmen Gradowski , a été traduit du yiddish par Batia Baum sous le titre Au cœur de l' enfer et édité chez Kimé

En lisant ce livre , d' une valeur littéraire certaine , on sent à quel point l' auteur et ses compagnons souffraient . Non seulement ils brûleraient leurs cadavres , mais ils avaient ordre de conduire les gens vers la chambre à gaz sans leur dire qu' ils allaient mourir , et parfois , ils devaient accompagner à la mort des gens de leur village et même de leur propre famille .

C' est par ce livre que j' ai appris que la révolte du Sonderkommando datait du 7 octobre 1944 .

Il pleut presque tous les jours . La boue envahit tout le camp et nous devons rester debout à l' appel pendant des heures . Nous ne pouvons pas sécher nos vêtements qui nous enveloppent d' humidité jour et nuit . C' est étonnant , mais presque personne ne tombe malade .

Au crépuscule , en revenant du chantier , on voit souvent un train traverser la campagne , la fumée blanche de sa locomotive traçant une arabesque sur le ciel bas . Oh ! Combien de nostalgie son sifflet mélancolique éveille en moi ! Je pense à tous ces gens qui rentrent dans leur foyer ou vont visiter des amis , et à leur bonheur de vivre en liberté , même s' ils ne sont pas toujours heureux .

Un jour de la fin octobre 1944 , mon existence à Birkenau a basculé dans l' horreur . Mon amie Claire était déjà partie en transport fin septembre , pour une destination inconnue . Il neigeait depuis quelques jours sur le camp , ce qui ne facilitait pas notre travail ponctuel : le transport de rails de chemin de fer . À cause du froid , nos mains nues collaient sur les rails et il fallait faire très attention en les déposant , sinon on risquait de se décoller la peau . Le vent qui soufflait en rafales nous glaçait encore un peu plus .

Mais ce jour-là , nous travaillons en dehors du camp sur un chantier de terrassement . Avant la fin de l' après-midi , le chef SS ( le Monach ) nous rassemble toutes et commence à sortir des rangs des jeunes femmes et des jeunes filles , toutes assez belles , ma foi ! Il me choisit aussi parmi le lot . Ma mère s' avance mais il la repousse .

Il faut dire que ma mère n' était pas très belle à voir . Nous portions des galoches en toile cirée , à semelles de bois , qui faisaient mal aux pieds et s' usaient très vite . Une préposée à cet effet vous en donnait une paire neuve à la demande , mais lorsque maman a réclamé , cette mégère lui a lancé les chaussures à la tête . L' une d' elles l' a atteinte au front , lui faisant un trou . Maman s' était entouré la tête avec un morceau de sa culotte de grand-mère ; elle avait les yeux au beurre noir , tout gonflés ; elle s' était attaché un foulard noir autour de la tête et , dans son petit manteau noir , elle paraissait plus vieille que ses trente-neuf ans .

Voilà , nous sommes séparées . C' est une tragédie pour moi et pour elle . On nous dit qu' on va nous envoyer à Auschwitz , au camp des hommes , nous , la vingtaine de femmes choisies . Nous avons peur ; nous savons qu' à Auschwitz il y a un bâtiment , le Block 10 , dans lequel on pratique des « expériences médicales » sur les femmes .

On nous ramène au camp , isolées des autres et , immédiatement , on nous conduit à la Sauna . Là , on nous fait retirer tous les vêtements chauds que nous avions pu « organiser » et nous attendons , nues , de passer à la douche . Je vois maman de l' autre côté de la vitre . Je ne l' entends pas mais je vois sa bouche former mon nom : Sourèlè ! Sourèlè ! Elle pleure et moi aussi .

Des Ukrainiennes qui étaient avec moi me demandent la raison de mes pleurs et je leur montre ma mère dehors , en larmes . Pleines de pitié , elles me disent : « Ne pleure pas . Tu vas venir avec nous . Nous sommes affectées à un Kommando très dur , mais nous t' aiderons , tu verras . » Mon désespoir est de plus en plus violent .

Et nous partons à pied , à moitié nues , sans bas , sous la neige , vers le camp des hommes , à environ quatre kilomètres de là , sous la conduite de la même Kapo du Kommando 3 , Friedl , et du même chef SS , le Monach .

Nous voici arrivées à Auschwitz , des bâtiments en briques à un étage alignés

Mais soudain , je me sens mal et moi qui , comme les autres , avais pris l' habitude d' être nue devant les soldats allemands , je ne sais plus où mettre mes mains pour cacher ma nudité , car je viens de reconnaître en l' un des détenus un garçon que j' avais vu à la colonie du Tréport en septembre 1939 . J' avais onze ans et demi à l' époque et lui devait en avoir treize ou quatorze . Il s' appelait Nathan . Il me reconnaît également et m' apprends qu' il a été déporté en 1942 , après la rafle du Vél ' d' Hiv ' , avec son père et son petit frère , morts tous les deux .

Nous ne parlons pas longtemps car des SS rôdent dans la salle , mais il me donne de bons vêtements chauds , dont une grosse veste en laine que je voyais sur le dos d' une Ukrainienne pas toute jeune , qui fait la grimace en me regardant mais n' ose rien dire . Pour une fois que je bénéficie d' une « protection » !

Nous pénétrons dans un bâtiment portant le numéro 22 , et là , je me crois au Paradis par rapport à Birkenau . Il fait chaud , les chambrées sont petites et comportent six ou sept bat-flanc à trois étages , mais d' une place chacun , avec une bonne paillasse et deux couvertures . Plus de promiscuité . C' est vraiment le Paradis !

Le lendemain matin , on nous fait lever à la même heure que là-bas mais ce sont des hommes qui nous portent la même eau chaude teintée , le café , et nous le buvons dans le Block avant de nous aligner dehors pour l' appel . Le comptage dure moins longtemps qu' à Birkenau , une heure seulement . Puis nous partons pour le travail .

Tout à coup , à travers les barbelés non électrifiés qui entourent nos deux Blocks , j' aperçois parmi les détenus , Serge , mon amoureux de Drancy . Nous étions maigres tous les deux mais nous nous sommes quand même reconnus . Après un échange de sourires timides , je lui dis que j' ai constamment faim et il me lance un petit quignon de pain par-dessus les barbelés . Pour ce geste , je serai éternellement reconnaissante à Serge , Serge qui n' est pas revenu .

Je ne suis pas encore affectée au Kommando si dur avec les Ukrainiennes , mais nous allons travailler dans une ferme avec des Hongroises qui partagent nos chambrées . Nous devons déterrer des carottes dans un champ , ce qui nous permet d' en manger quelques-unes sans nous faire prendre . Parmi ces femmes , il y a une mère et sa fille de mon âge , et quand je les vois se prodiguer des marques de tendresse , mes larmes coulent en pensant à maman .

Le Kapo de la ferme est un Allemand âgé d' une quarantaine d' années . La première fois que nous sommes arrivées , il est venu à notre rencontre . Il se trouve qu' un de mes bas de laine tombait ( nous n' avions pas de jarretières , il fallait faire tenir nos bas avec des ficelles ) ; je me suis arrêtée et ai relevé ma robe pour rajuster mon bas noir ; le Kapo me regardait avec un petit sourire et m' a demandé d' où je venais . Quand je lui ai répondu que je venais de France , il s' est exclamé : « Ach ! Matmazelle dè Pariss ! » , tout réjoui .

Le lendemain , dès qu' il me voit sur le chemin , il me fait signe d' aller vers une charrette à moitié cachée par un auvent , et de son doigt me montre la roue . Je m' approche et je n' en crois pas mes yeux : sur le moyeu de la roue sont posées deux tranches de pain tartinées de confiture . Je regarde le Kapo qui me confirme que c' est bien pour moi . Et pendant quelques jours , j' ai eu droit à mes tartines en arrivant le matin .

Le Kapo me parlait de temps en temps , me racontant qu' il avait visité Paris avant la guerre , vu le spectacle des Folies-Bergère que moi je ne connaissais pas du tout . J' ai appris également qu' il avait été arrêté en tant qu' antifasciste . Il était assez sympathique en somme , et surtout ses tartines calmaient un peu ma faim perpétuelle .

Un jour , nous avons changé de travail . Nous devions engranger des bottes de paille . Le Kapo de la ferme avait priorité sur la Kapo de notre Kommando pour distribuer le travail à faire et choisir les esclaves . Il m' avait choisie , bien sûr , et je me tenais dans la cour , à passer des gerbes de paille avec une fourche à une fille dans le grenier . Travail assez dur , les bras toujours en l' air , les gerbes lourdes à remuer . Malgré le froid , nous transpirions .

Le Kapo nous fait permuter ; il dit à la fille de descendre du grenier et me fait monter là-haut . Je dois attraper les gerbes , avec la fourche également , et les ranger dans le grenier . C' est un peu moins fatigant que le poste précédent . Tout à coup , surgi je ne sais d' où , cet homme se jette sur moi et commence à m' embrasser , m' enfonçant une grosse langue râpeuse dans la bouche . J' ai cru que j' allais étouffer . En plus , il me dégoûtait . C' était un vieux ! Je l' ai repoussé de toutes mes forces et … le lendemain , c' est une autre fille , Olga , une Hongroise , qui a eu droit aux tartines .

Il faut que j' avoue ici un acte dont je ne suis pas fière . Pour aller à la ferme , nous passions près d' un Kommando d' hommes qui piochaient pour prolonger la route . Deux femmes viennoises , de mon Block mais pas de ma chambrée , m' ont un jour donné un beau chou rouge , me demandant de le passer à un homme ( un mari , un frère ? ) qui travaillait dans ce Kommando . Elles m' avaient bien sûr communiqué son nom . Je n' ai pas réussi à agir sans me faire voir le premier jour , et le soir , dans mon lit , je n' ai pas pu m' empêcher de manger une feuille extérieure du chou .

Le jour suivant , j' ai délibérément omis de donner le chou à cet homme . Les Autrichiennes me demandaient des nouvelles de ma mission tous les jours et , pendant quatre jours , je répondais que je n' avais pas pu , et , pendant quatre soirs , je prélevais une feuille du chou . Le cinquième jour , j' ai lancé à cet homme un chou diminué de moitié . Il m' a souri , plein de reconnaissance , et moi , j' ai continué mon chemin , pleine de remords . Mais j' avais tellement faim !

Durant ces deux mois et demi passés dans le camp d' Auschwitz I ( de fin octobre 1944 au 18 janvier 1945 ) , j' ai rencontré ma mère deux fois . Le hasard ou non a fait que son Kommando était parti travailler vers Auschwitz et le mien vers Birkenau . Les deux Kommandos se sont donc croisés , et maman et moi nous sommes précipitées dans les bras l' une de l' autre . Notre chef , le Monach , a demandé : « Was ist das ? » ( « Qu' est -ce que c' est ? » ) . Les camarades ont répondu : « Mutter und Tochter » , « Mère et fille » . Il nous a laissées nous embrasser deux minutes pendant lesquelles j' ai eu le temps de dire à ma mère que je mourais de faim , que je ne savais pas me débrouiller pour « organiser » . Nous étions fin novembre 1944 .

Depuis ce jour-là , ma mère a « organisé » des pommes de terre qu' elle faisait cuire à l' entrée de l' un des poêles de la baraque ; elle les épluchait , les écrasait et les enveloppait d' un linge qu' elle enroulait autour de son thorax . Et tous les jours , elle espérait me rencontrer et me donner ces pommes de terre , mais elle les mangeait elle-même tous les soirs en revenant du travail , ne m' ayant pas revue .

Un mois après notre première rencontre , fin décembre 1944 donc , nos Kommandos se sont à nouveau croisés . Nous nous sommes de nouveau embrassées et elle a pu me glisser les pommes de terre écrasées sous la veste de suédine que m' avait donnée Nathan . Je ne me souviens plus à quel moment je les ai mangées , mais je me souviens qu' elles étaient tièdes encore de la chaleur du corps de maman et que cela m' a fait monter les larmes aux yeux .

À cette époque , j' étais déjà avec le Kommando des Ukrainiennes , sous le commandement du même SS et de la même Kapo . Après quelques kilomètres de marche sous la neige et la distribution des pioches , nous devions creuser des canaux pour y poser les tuyaux de drainage des champs . Il faisait très froid , - 20 °C , - 25 °C et même - 27 °C .

La soupe que l' on nous distribuait à midi , il fallait l' avaler directement de la gamelle car elle gelait dans la cuillère , formant des stalactites . Des stalactites pendaient de tous les endroits humides : les cils , le nez , la bouche . Les Ukrainiennes étaient formidables , elles chantaient en travaillant . C' étaient des forces de la nature , mais moi , elles me protégeaient en m' apprenant à faire semblant de travailler très dur tout en économisant mes forces ( comme ma mère à Birkenau ) , et aussi à me réchauffer en trépignant et en me battant les flancs , ce qu' elles faisaient également pendant que l' une d' elles guettait . On reprenait la pioche dès qu' on entendait la phrase en russe : « Idiote

Je m' entendais très bien avec ces Ukrainiennes et surtout , je leur étais utile . Derrière les barbelés , dans un Block faisant face au nôtre , se trouvaient des déportés politiques français qui travaillaient aux abattoirs . Les petites Slaves et les Français s' adoraient et moi , je traduisais les billets doux qu' ils s' écrivaient . Pour la peine elles me donnaient de temps en temps un petit morceau de viande ou de rave à vache , et même une fois deux cigarettes que j' ai essayé de fumer mais sans plaisir . Cela m' a fait tousser . Dommage que je ne sois pas restée sur cette première impression et que j' aie fumé au retour des camps .

Un jour , les Français ont demandé à voir la secrétaire et nous sommes allées devant leur Block après l' appel . Ils étaient très contents de bavarder avec moi . L' un d' eux m' a dit : « Moi , je suis tout seul , demain je viendrai t' apporter le café ! » J' ai répondu : « Non ! Non ! Non ! » J' étais très fleur bleue et pour fréquenter un garçon , il fallait que je l' aime . Or , je voyais de temps en temps des formes bizarres dans les lits , surtout dans ceux de la Kapo et de ses aides qui couchaient dans notre chambrée .

Malgré ma timidité maladive et ma réticence à me mettre en avant , j' ai osé un jour aborder le chef du camp

Le front russe approchait . La nuit , nous entendions le canon sans arrêt et , le matin , en partant pour le travail , nous trouvions des trous d' obus et nous nous réjouissions : « Pourvu qu' ils bombardent ! Il y aura des morts , évidemment , mais d' autres seront sauvés et retrouveront la liberté ! »

Le camp d' Auschwitz a été libéré le 27 janvier 1945 mais le matin du 18 janvier 1945 , il n' y a pas eu d' appel , on nous a distribué à chacun un pain entier et une grande boîte de corned-beef – qu' on appelait du « singe » . Quelle aubaine ! Les SS nous ont ordonné de prendre une couverture et on nous a poussées sur les routes , hors du camp .

J' aurais pu me cacher et rester là , comme certains l' ont fait , mais j' avais toujours dans le cœur l' espoir de retrouver ma mère . Je suis donc partie avec les autres . Les nazis ne voulaient pas laisser de témoins , à part les malades dont ils espéraient la mort avant la libération du camp .

Nous marchions derrière les hommes , nous les femmes des deux Blocks réservés . En passant le portail surmonté de l' inscription Arbeit macht frei , j' ai ressenti comme un souffle de liberté car nous quittions le camp . Nous ne partions plus au travail . Nous ne marchions plus au pas au rythme de l' orchestre de détenus .

Il faisait un temps magnifique . Le ciel d' un bleu lumineux se reflétait sur la neige étincelante sous le soleil . Les arbres , parés de guirlandes de givre scintillantes , se dressaient comme de hautes dames endiamantées . L' air était très pur , froid et sec , mais sans vent .

Je garderai toujours le souvenir de cette sensation de légèreté en prenant la route . Même les Posten ( les soldats de la Wehrmacht

Nous avons marché pendant trois jours . C' est ce que l' on a par la suite appelé : « la marche de la mort » . La Mort marchait en effet avec nous . Sans compter les morts de froid ou d' épuisement , il y avait ceux que l' on abattait d' une balle dans la nuque parce qu' ils n' avançaient pas assez vite . De temps en temps , on voyait dans nos rangs un homme qui marchait à grand-peine mais qui s' acharnait à avancer , car les nazis nous avaient prévenus de ce qui nous attendait si l' on traînait ; puis cet homme disparaissait et l' on entendait le coup de feu .

Les soldats , au début pleins d' entrain , perdaient leurs forces et redevenaient méchants , aboyant comme à l' accoutumée et nous molestant . Un seul d' entre eux , Peter et son Loulou blanc , un Autrichien enrôlé de force qui s' était toujours montré compatissant , nous plaignait ouvertement tout en se plaignant lui-même . Quelques chariots longeaient le convoi , transportant sans doute un peu de nourriture et des couvertures , et de plus en plus souvent des soldats et leurs chiens . Nous autres , bien sûr , n' avions pas le droit de monter sur ces chariots .

À la fin de la journée de marche , nous étions épuisées . Certaines avaient abandonné leur couverture trop lourde pour elles sur la route . Il faisait très froid . À la tombée de la nuit , on nous a poussées dans une grange obscure . Nous avons retrouvé dehors , le lendemain , les cadavres gelés de celles qui n' avaient pas pu entrer , faute de place . Il y avait tant de monde entassé dans la grange et il y faisait si noir que j' ai marché sur un corps . J' ai entendu un grand « merde ! » . Moi , qui n' avais presque pas parlé le français pendant ces deux derniers mois et demi , j' ai tout de suite réagi : « Tiens ! Une Française ! »

Je lui ai demandé son nom et elle , le mien ; quand je lui ai répondu : « Sonia » , elle m' a dit : « Ta mère est dans le convoi , Birkenau suit en queue . » Là , j' ai compris ce que voulait dire le chef du camp en affirmant que Birkenau suivrait .

Le lendemain , j' ai remonté à contre-courant le convoi qui s' étendait sur plus d' un kilomètre de long , et ma mère , prévenue également , courait en avant . Nous nous sommes retrouvées à peu près au milieu de la longue colonne et avons juré de ne plus jamais nous laisser séparer .

Nous avons rejoint la tête de la colonne , derrière les hommes , et là s' est déroulé un épisode qui nous a toutes secouées . Une camarade , Simone , aperçoit un homme dont la tête dépasse celle des autres . Elle crie : « Papa ! » L' homme se retourne ; c' était effectivement son père . Il s' approche d' elle pour l' embrasser . Le soldat , qui marchait épuisé sur le bord de la route , se précipite et lui demande si c' est son père . Il reçoit une réponse affirmative . Alors , il fait agenouiller le père et lui tire une balle dans la tête devant sa fille .

Je n' ai pas vu la scène elle-même , j' étais deux rangs plus loin , mais j' ai entendu la détonation , puis un cri que je n' oublierai jamais . J' étais glacée . Il aurait pu nous arriver la même chose à ma mère et à moi lorsque nous nous sommes retrouvées .

La deuxième nuit s' est écoulée pour nous comme un rêve . Au crépuscule , nous apercevions au loin , tout en marchant , un petit village perché en haut d' une colline , avec , au centre , son clocher au pied duquel se blottissaient des maisons ; sous la lumière de la lune , ce village enneigé ressemblait à une carte postale de Noël toute scintillante .

Et justement , on nous a dirigés vers ce village et on nous a logés chez l' habitant . Nous étions cinq détenues , sous la conduite d' un soldat avec son chien , à entrer dans la salle d' une ferme où les paysans , des Polonais , nous ont fait asseoir à une grande table avec eux , et nous ont donné une soupe chaude , faite d' oignons roussis dans la farine et de pommes de terre . Quel régal pour nous , si épuisées par deux jours de marche ! Et quel réconfort de pouvoir échanger quelques mots avec nos hôtes assez gentils ! ( Ma mère était la seule à parler le polonais ) .

Je ne sais pas ce que ces paysans pensaient en nous voyant en guenilles , maigres et affamées , mais ils ne semblaient pas choqués . Après la guerre , j' ai pensé à eux lorsque Simon Wiesenthal , à la porte d' un camp libéré , a dit à une femme polonaise qui compatissait :

– Vous vous rendez compte de ce que nous avons enduré ? Cela aurait pu vous arriver , à vous aussi .

– Pourquoi à moi ? Je ne suis pas juive ! a -t-elle répondu .

Ensuite , on nous a conduits , nous les cinq femmes et le soldat , vers une grange pleine de paille et là , nous avons pu nous endormir avec délices dans la chaleur , car l' étable communiquait avec la grange . Il y avait longtemps que nous n' avions pas passé une si bonne nuit . Ma mère faisait déjà des projets d' évasion , mais quand nous avons voulu aller aux toilettes , un petit édifice en bois situé au fond du jardin , le soldat , réveillé par les aboiements de son chien , s' est levé et nous a accompagnées . Plus d' espoir d' évasion , mais la nuit étoilée était si belle que nous sommes reparties le matin pleines de courage .

Et il nous en a fallu du courage , pour supporter la suite .

L' après-midi du troisième jour de marche , nous arrivons à une gare

Le long de la voie ferrée , des Polonais ramassent de la neige avec nos gamelles qu' ils nous redonnent contre nos restes de pain . Et nous suçons la neige pour essayer de nous désaltérer , car la soif est plus terrible que la faim . La langue gonfle dans le palais jusqu' à provoquer une sensation d' étouffement . Toute la nuit , entre deux sommeils agités , nous avons raclé la neige qui tombait dru sur nos épaules , sans pouvoir étancher notre soif .

Nous avons roulé ainsi cinq jours et cinq nuits . Même si nous ne mangions ni ne buvions , il fallait assouvir quelques besoins naturels . Nous avions gardé nos boîtes de conserves vides . Pour les hommes , c' était sans doute plus facile , mais nous les femmes , nous devions boucher un trou pendant que nous nous vidions de l' autre et vice-versa .

L' unique merveilleux souvenir que j' ai est notre arrêt la troisième nuit dans la gare de Buchenwald

Dans notre wagon , plusieurs femmes sont devenues folles ; elles arrachaient leurs vêtements et les balançaient sur les rails . Dans d' autres wagons , on a sorti des cadavres à l' arrêt du train .

Nous avons marché sur une route pendant une demi-heure environ et sommes arrivées au camp de Bergen-Belsen .

Il faisait encore jour lorsque nous avons franchi le portail du camp . Disséminées entre des groupes de sapins verts , des baraques en bois pointaient leurs toits . On nous a dit que c' était auparavant un centre de repos et de convalescence pour les soldats allemands . Nous avons pénétré dans une des baraques et là , c' était comme à Auschwitz : des cloisons séparaient des petites pièces garnies de plusieurs bat-flanc de lits à une place .

Nous avons pensé que ce ne serait pas mal ici , mais nous avons vu arriver des ouvriers allemands qui ont démonté les lits et abattu les cloisons . Restait une grande salle où on nous a fait coucher par terre , à même le plancher , avec une couverture sur nos corps endoloris et frigorifiés .

En fait , c' était pire qu' à Birkenau et Auschwitz I. Nous n' étions soumises ni à l' appel , ni au travail , mais nous ne recevions presque pas de nourriture . Les quelques toilettes et lavabos au bout de la baraque ont été rapidement bouchés et une extrême saleté y régnait , car personne ne les nettoyait . Les rats sont arrivés , et avec eux les poux qui ont assez rapidement entraîné une épidémie de typhus .

Nous avions inventé un jeu avec les poux qui pullulaient . Comme ils étaient de couleur différente selon la couleur des cheveux , chacune prenait un pou et le posait sur une de nos robes à dix centimètres de la couture . Le pou qui arrivait le premier à la couture avait gagné . Gagné quoi ? Rien du tout , mais cela nous faisait passer le temps .

Une autre de nos distractions consistait à nous raccompagner les unes les autres jusqu' à nos Blocks respectifs . Une fois où nous ramenions Anna Swarc ( la « Madame » des latrines de Birkenau ) dans sa baraque , elle me dit : « Tu sais , dans ma baraque il y a une petite jeune fille qui a un an de moins que toi

Nous crevions de faim à tel point que certaines grattaient la terre sous les plaques de neige pour trouver des racines . Un jour , près des cuisines , j' ai trouvé un os , une tête de fémur , je crois . Après avoir rongé la partie spongieuse qui était quand même dure ( l' os était vieux ) , j' ai attaqué la partie compacte très dure , que j' ai réussi à manger entièrement . Ma mère était médusée , elle a dit que j' avais de très bonnes dents . J' avais surtout atrocement faim .

Pendant que je jouais avec mes camarades à la course aux poux , ma mère allait dans les baraques où elle avait ses amies de Birkenau . Un soir , elle est revenue en me disant : « Il y a ici une femme qui a trouvé le moyen de faire manger ses deux filles , et elle veut bien t' emmener . Demain , tu iras avec elles . »

Effectivement , pendant cinq jours j' ai pu manger presque à ma faim et ramener quelque chose à ma

mère , grâce à cette femme qui avait trouvé « le filon de la corvée de pluches » .

Malgré cela , nous avions des carences et souffrions d' avitaminose , ce qui provoquait des anthrax . J' ai attrapé des furoncles à un mauvais endroit , le pli de la fesse , et j' avais très mal . Il n' y avait pas de médicaments et le pus qui coulait séchait sur la culotte devenue toute raide , irritant encore plus les plaies . J' en porte toujours les cicatrices à l' heure actuelle .

Une Polonaise qui travaillait aux cuisines avait promis à ma mère de lui donner une soupe épaisse . Nous arrivons toutes les deux au petit matin sous une des fenêtres de la cuisine . La Polonaise prend notre gamelle et nous la rend pleine de soupe . Nous commençons à manger ; la soupe était très bonne et nous sentons au fond quelque chose de résistant . « Oh , dis donc ! C' est un gros morceau de viande ! » pensons -nous . Il fait encore nuit et , quand nous le sortons de la gamelle et le portons à la bouche , nos dents se plantent dans une serpillière . Quelle terrible déception !

Une de nos amies , Thérèse , avait réussi à cacher , au même endroit que ma mère , sa bague de fiançailles ornée d' un gros diamant . Elle a pu l' échanger contre deux pains , dont elle nous a fait profiter , nous deux et une autre amie , Simone .

L' épidémie de typhus qui avait débuté en février , faisait des ravages . Ma mère , revenant des autres baraques , annonçait la mort d' une telle et d' une telle ; la mort de son amie Tauba aussi , et la mort de cette petite jeune fille au sourire fragile , Anne . Par contre , elle avait vu dans une autre partie du camp , séparée de la nôtre par des barbelés , la petite Eva et sa mère , celles du Block de quarantaine , parties en transport en automne probablement .

Tous les jours , il fallait sortir les cadavres de la baraque , en les traînant par les bras et les jambes jusqu' à un tas sur lequel nous les jetions . Le tas grandissait de jour en jour . C' est à ce moment que j' ai reconnu l' intelligence des poux : ils ne restent pas sur les morts , ils aiment la chair vivante . Si vous vous grattez plus furieusement que la veille , dites -vous bien qu' un cadavre gît près de vous ou sur vous !

À côté de moi se trouvaient trois sœurs hongroises . L' une d' elles , la plus jeune , s' appelait Lolli , était âgée de vingt-trois ans et nous avons sympathisé . Nous parlions en yiddish et en français car elle l' avait appris au lycée . Elle me racontait sa vie à Budapest . Elle et son fiancé habitaient Buda , la partie haute de la ville , un atelier d' artiste ; elle était sculpteur et son ami , écrivain . La description de sa vie bohème et heureuse me faisait rêver et elle , elle était ravie d' avoir une oreille pour l' écouter .

Pour avoir plus chaud , les sœurs de Lolli s' étaient couchées dans un coin , sous le plancher défoncé . Lolli est allée les rejoindre . Je venais la voir , mais au bout de quelques jours , je l' ai trouvée avec le visage enflé , surtout le nez ; elle avait de l' œdème partout , et le jour suivant elle n' était plus là . Une autre que moi avait sorti son cadavre .

J' ai éprouvé un petit peu de chagrin , mais sans plus ; nous étions tellement accoutumées à l' horreur que plus rien ne nous atteignait sauf notre propre survie et encore … Il me semble que nous n' étions plus capables de penser ni d' envisager l' avenir . Quant au passé , il était presque effacé . Les nazis avaient réussi : nous n' étions plus des êtres humains .

J' ai assisté peu de temps après à une scène poignante . Une femme jeune tenait , assise entre ses jambes et adossée à sa poitrine , une jeune fille dont on voyait , à ses yeux révulsés , qu' elle agonisait . La femme berçait la jeune fille et se lamentait en yiddish : « Ma petite sœur , elle était si belle , droite comme un arbre ! Elle a dix-huit ans et elle va me laisser toute seule . Qu' est -ce que je vais dire aux parents si je les retrouve ? »

Un jour , nous avons rencontré , déambulant dans le camp , la Madame Kauffmann dont ma mère parle dans son récit . Sa fille , qui s' appelait Régine et non Fanny , était morte et elle-même ne valait guère mieux car elle n' avait plus envie de vivre . Elle faisait déjà partie des « musulmanes » , des mortes-vivantes . Nous ne l' avons pas revue .

Aujourd'hui , j' ai dix-sept ans . C' est mon anniversaire et je reçois un beau cadeau : le typhus . J' ai une fièvre dévorante et une diarrhée terrible . Je délire . « Je ne reverrai plus Paris , maman ! Je vais mourir . Tant pis ! » , résignée , fataliste ; comme toutes les jeunes , je ne réalisais pas ce qu' était la mort . Ma mère me crie : « Si , tu reverras Paris ! Je te le jure ! » Elle se le jurait à elle-même , en réalité .

Elle s' est si bien démenée qu' elle nous a ramenées à la vie toutes les trois , moi et nos deux camarades Thérèse et Simone , malades également mais moins que moi . Elle allait à la cuisine voler de l' eau chaude qu' elle nous distribuait avec la même cuillère à toutes les trois . Cela n' avait pas d' importance quant à la contagion , par contre , elle nous a ainsi empêchées de nous déshydrater . Elle ne craignait rien pour elle-même car elle avait déjà eu le typhus en Pologne quand elle avait dix-huit ans , et il paraît que l' on ne peut plus l' attraper ensuite .

J' ai déliré pendant dix jours , puis petit à petit , la fièvre a diminué et est tombée . J' étais très faible , je n' avais rien mangé depuis quinze jours et la faim me tordait les tripes . C' est juste au moment où j' ai été guérie que nous ne recevions presque plus de nourriture : un rutabaga par jour pour vingt personnes .

Alors ma mère , après m' avoir laissé quelques jours de répit , m' a traînée dehors jusqu' aux cuisines . Elle avait trouvé un filon : les deux Blocks infirmerie n' avaient plus de médicaments , aussi on y mourait autant qu' ailleurs , mais les malades avaient droit à de la soupe . Si vous portiez les barils aux Reviere , on vous donnait environ un litre de soupe à consommer sur place .

De chaque côté du baril pendait une anse que deux d' entre nous empoignaient pour le transporter . Nous étions donc quatre à porter ce baril , très lourd . Ma mère m' a mise devant et m' a poussée par derrière dans le dos pour me faire avancer car je titubais de faiblesse . Elle me disait : « Si jamais nous nous en sortons et que nous racontons , on dira que j' étais une mauvaise mère ! » Elle avait toujours peur du regard des autres , alors qu' elle faisait tout pour que nous survivions , surtout pour que je survive .

À l' entrée du Block infirmerie se trouvait une espèce de porche où s' entassaient des cadavres – il n' y avait pas assez de valides pour les évacuer . Et ces cadavres n' étaient pas beaux à voir : souillés , avec des expressions de terreur … Ils n' étaient pas décédés de mort paisible . La puanteur vous prenait au nez et à la gorge . J' ai mangé la soupe sur place et je l' ai vomie sur place , ce premier jour . Mais les jours suivants , j' ai pu garder dans l' estomac ce que j' avalais , et j' ai récupéré quelques forces .

Pendant tout ce temps , nous entendions les canons tonner . Sur le toit de l' administration flottait le drapeau blanc , signe de reddition . Le chef de la cuisine était devenu fou et tirait des coups de revolver dans toutes les directions . Il fallait se tenir loin de lui . Tout à coup , les canonnades ont cessé . Dans nos esprits malades , une seule pensée : « Ils nous ont contournés . Ils ne savent pas qu' un camp de mort se trouve là . Nous allons tous y rester ! » Nous le croyions d'autant plus que les nazis avaient dit qu' ils ne laisseraient pas de traces et qu' ils empoisonneraient l' eau et la nourriture .

Curieusement , notre pensée s' est révélée exacte , sauf que les Alliés savaient qu' il existait un camp , mais aussi qu' il y sévissait une terrible épidémie de typhus ( 17 000 personnes étaient mortes en trois semaines , nous a -t-on dit ) , et ils avaient peur de la contagion .

Vers la fin de la première quinzaine d' avril 1945 , nous avons vu arriver , sur la petite route qui longeait notre baraque , des soldats en kaki . Nous avons cru que c' étaient des libérateurs – les soldats allemands étant habillés en vert-de-gris – , et nous les avons acclamés . Or , c' étaient des soldats hongrois , alliés des Allemands ; ils ont cru que nous nous moquions d' eux et ont commencé à tirer dans les fenêtres . Deux filles et moi avons reçu les morceaux de la cervelle d' une fille qui se trouvait devant nous .

Une nuit , j' ai fait un rêve étrange . Je nageais entre deux eaux , dans une eau sombre et glauque ; des lianes m' enlaçaient comme pour m' empêcher d' avancer ; et chaque fois que j' essayais de remonter à la surface , ma tête heurtait de la glace . Ce devait être un lac gelé . J' avançais lentement , j' étais épuisée . Je respirais mal et au moment où j' ai commencé à vraiment étouffer et à avaler de l' eau , j' ai fait une dernière tentative pour remonter en tapant du talon sur le fond et , là-haut , j' ai trouvé un trou dans la glace ; j' ai sorti ma tête en avalant l' air goulûment . Le lendemain , nous étions libérées !

Vers la fin de la matinée , nous avons entendu des haut-parleurs clamer successivement dans toutes les langues : « Ici la première armée anglaise . Nous sommes venus vous libérer ! » Au début , nous n' y avons pas cru . Celles qui pouvaient marcher sont sorties des baraques et nous avons vu arriver des jeeps et des véhicules militaires . Une de ces camionnettes s' est arrêtée devant nous ; le chauffeur en est sorti et a ouvert le hayon arrière , et devant mes yeux éblouis est apparue une montagne de pains .

J' ai rassemblé toutes mes connaissances d' anglais du lycée et ai demandé : « I want a piece of bread . I'm so hungry ! » ( « Je veux un morceau de pain . J' ai une si grande faim ! » ) Avec un sourire attendri , le soldat m' a répondu en yiddish : « Red mameloushn ! » ( « Parle ta langue maternelle » ) . Et il m' a donné un pain entier . C' était un Juif anglais !

J' ai gardé un souvenir émerveillé de cette première nuit de la Libération . Les Anglais avaient cisaillé les barbelés entre le camp des hommes et celui des femmes et sur l' immense prairie en pente douce qui jouxtait le camp , les ex-détenus , après avoir pillé les magasins , avaient installé des feux de bois sur lesquels ils faisaient cuire des soupes de pommes de terre et d' oignons . Nous allions d' un feu à l' autre , partageant la soupe et l' amitié . C' est à ce moment que j' ai vraiment senti que nous étions libres .

Les Anglais étaient horrifiés par ce qu' ils voyaient en entrant dans le camp : les monceaux de cadavres , les mourants qui avançaient comme des morts-vivants avant de s' affaisser pour toujours , les êtres squelettiques qui rampaient et grattaient la terre pour trouver quelque chose à manger .

Le chef de la section films des Armées , Sydney Bernstein ( anobli après la guerre en sir Sydney ) , a tourné des scènes terrifiantes , rassemblées et entremêlées de témoignages dans un film documentaire qui s' appelle La Mémoire meurtrie . Alfred Hitchcock a participé au montage du film . On y voit les nazis nous remplacer et transporter les cadavres en brouette avant qu' ils ne soient poussés par des bulldozers dans de grandes fosses .

C' est seulement quarante ans plus tard , en 1985 , que l' on a pu voir ce film sur une chaîne de télévision . Le général de Gaulle , ami de Konrad Adenauer , estimait que , pour préserver des relations diplomatiques cordiales , l' on ne devait pas montrer aux Allemands les atrocités commises par les nazis .

On nous a très vite passées au DDT ( un insecticide puissant

L' armée anglaise n' avait que ses rations de troupe pour nous nourrir , soupes trop grasses , viandes en conserve , lait en poudre . Ce n' était pas du tout ce qu' il fallait à nos estomacs rétrécis . Bien vite s' est déclenchée une épidémie de dysenterie qui a entraîné des morts en quantité .

Une fois , un baril de soupe passait près de nous . Ma mère s' est précipitée et a plongé son quart en métal dans le haut du baril , prenant ainsi tout le gras . Elle a laissé le quart refroidir toute la nuit et , le lendemain , a étalé la graisse sur deux tartines de pain qu' elle a dévorées . Deux heures plus tard , elle se tordait de douleur par terre .

Quelques années après , elle sera opérée à cause de calculs biliaires qui s' étaient formés après cette ingestion .

Nous étions très maigres toutes les deux ( je n' ai d'ailleurs jamais vu d' obèses parmi les parias des camps ) ; je pesais 40 kilos , maman , 35 . On pouvait compter ses dents sous la peau de ses joues et je lui criais : « Ne meurs pas , maman ! Tu as déjà enduré tant de choses ! Ne me laisse pas maintenant ! » Elle me souriait faiblement , épuisée . Elle a raconté plus tard : « Je croyais que je marchais , mais je n' avançais pas . »

On nous a transférés à quelques kilomètres de là , à Belsen , dans d' anciennes casernes militaires , car les Anglais allaient brûler le camp pour empêcher l' épidémie de s' étendre . Les grands malades étaient évacués par avion vers la Suède et la Norvège . Quant à nous , on nous soignait comme on pouvait . Malgré la nourriture inadaptée , nous avons repris quelques forces . J' ai quand même eu un début de scorbut : mes dents commençaient à se déchausser . Je ne sais plus ce que l' on m' a donné pour enrayer cette avitaminose .

Au bout d' une quinzaine de jours , nous traversions l' Allemagne du Nord vers l' ouest dans des camions . Je ne sais plus où , nous avions déniché un drapeau bleu , blanc , rouge que nous tenions bien droit en chantant la Marseillaise . En passant dans les villes bombardées , on voyait des gens chercher dans les décombres des souvenirs ou de la nourriture . Nous nous disions qu' ils étaient comme nous peu de temps auparavant mais nous ne pouvions pas avoir pitié . Nous pensions qu' ils savaient peut-être et qu' ils n' avaient rien dit . De toute façon , l' entreprise de déshumanisation des nazis avait fait effet .

Après un séjour de deux semaines dans un camp de transit où , tous les soirs on dansait – j' avais même un soupirant , un garçon envoyé au STO ; il avait vingt-deux ans , s' appelait Roland , était marinier à Rouen et trouvait que j' étais un peu trop maigre – , on nous amène à une gare et on nous fait monter dans un train , composé de wagons à bestiaux ! Mais là , il y a de la paille en quantité et nous sommes une quinzaine par wagon . De plus , nous rentrons au pays . C' est le bonheur !

C' est pendant ce voyage que j' ai réalisé à quel degré d' avilissement les nazis nous avaient abaissés . Une femme avait la tête posée sur un de mes pieds et cela me gênait . Au lieu de lui demander gentiment de retirer sa tête , je me suis mise à donner des coups de pied dedans . Elle gémissait : « Pourquoi tu fais ça ? Je pourrais être ta mère ! » Tout à coup , j' ai eu honte . J' ai pensé : « Comment en suis -je arrivée là , moi une fille si gentille de caractère d' habitude ? »

Nous avons ainsi traversé en wagons à bestiaux une partie de l' Allemagne , les Pays-Bas et la Belgique . Ce n' est qu' à la frontière franco-belge que l' on nous a transférées dans des wagons de voyageurs . Les wagons de places assises étaient réservés en premier aux prisonniers de guerre , en second aux déportés résistants . C' était normal , ils étaient des héros ! Nous , les Juifs , nous n' étions rien du tout . Personne ne se rendait compte de ce qui nous était réellement arrivé , ni surtout de l' ampleur du génocide , même pas nous !

Notre train est entré en gare du Nord le 24 mai 1945 , un an exactement jour pour jour après notre arrestation . Un orchestre jouait la Marseillaise . Cela nous a quand même un peu émues . En descendant sur le quai , je me retrouve bizarrement dans les bras d' une femme qui sanglote : « Sarah , vous êtes revenue , je le dirai demain à vos camarades ! » Et elle pleure et n' arrête pas de pleurer . C' est mon professeur de français-latin qui venait tous les jours attendre le retour de son fiancé , prisonnier de guerre . Moi , je ne pouvais pas pleurer .

Et voilà qu' en sortant de la gare on nous fait monter dans les autobus de ligne , tout comme au départ vers Auschwitz . Ces autobus nous amènent à l' hôtel Lutetia , qui abritait la Kommandantur allemande pendant l' Occupation . Là , nous accédons à l' entrée de l' hôtel par un étroit passage entre deux haies de gens qui nous montrent des photos en nous demandant si nous avons connu les personnes y figurant , et comment c' était là-bas . Nous ne voulons rien leur dire et nous ne regardons surtout pas les photos .

À l' intérieur du Lutetia , on nous inscrit et on nous fait passer une radioscopie ; et si vous n' avez rien aux poumons , c' est que vous êtes en bonne santé et on peut vous lâcher dans la nature . Certains d' entre nous sont quand même restés quelque temps à l' hôtel .

Maman et moi , après avoir été attablées devant un excellent repas que nous n' avons pas vraiment apprécié , avons reçu un petit colis de vêtements et un peu d' argent . Puis on nous a dispersés dans les différentes mairies de Paris . Nous avons abouti à la mairie du XIX e arr . où on nous a fait coucher dans des lits de camp .

Le lendemain matin , ma mère était trop faible pour bouger et je suis allée seule trouver mon père , et ensuite ma tante Jachat qui , en me voyant , a détourné la tête pour cacher ses larmes .

Et puis , il nous a bien fallu réapprendre à vivre « normalement » .

Il y a aujourd'hui cinquante ans , nous nous sommes mariés , mon amour : les noces d' or . Combien de hasards et de coïncidences aura -t-il fallu pour que nous nous rencontrions , toi , garçon de famille catholique et moi , pauvre fille juive déportée ? Je ne crois pas trop au hasard . J' aime à penser que tu m' étais destiné – « bashert » , comme on dit en yiddish .

Lorsque nous sommes revenues des camps , ma mère et moi , nous étions brisées , physiquement et moralement . Nous voulions raconter , le poids de notre vécu était trop lourd à porter seules , mais personne ne voulait nous entendre . Même la famille disait : « Il faut oublier ! » Comme s' il était possible d' oublier cette période de notre vie incrustée dans notre chair pour toujours .

Nous n' avons pas retrouvé notre appartement tout de suite , et une sœur de ma mère , Annette , nous a logées chez elle quelque temps . On nous gavait de nourriture mais nos estomacs ne pouvaient rien garder . On nous avait donné une chambre avec un grand lit ; nous faisions semblant de nous allonger dessus , mais dès que nos proches quittaient la chambre , nous descendions fermer la porte à clé et nous nous couchions par terre .

Quand je parle de gavage , le terme n' est pas approprié car les restrictions existaient encore ; elles ont duré jusqu' à la fin de 1949 . Les files d' attente s' allongeaient toujours devant les magasins d' alimentation . À ce propos , j' ai été confrontée une fois à une manifestation d' antisémitisme . En face de chez ma tante , il y avait une épicerie où elle se fournissait . Lorsque des arrivages de denrées étaient annoncés , ma tante donnait les tickets d' alimentation correspondants à la patronne , et celle -ci préparait un cabas que je venais chercher .

Un jour , je m' apprête à entrer dans l' épicerie devant laquelle une vingtaine de personnes attend . Les gens protestent : « Qu' est -ce qu' elle a , celle-là , à vouloir passer devant tout le monde ? À la queue , chacun son tour ! » Je montre mon bras tatoué en disant : « Je reviens de déportation . Le sac est prêt , je n' ai plus qu' à le prendre . » Une voix s' élève : « Ah ! Tiens ! Je croyais qu' on les avait tous tués , ces Juifs ! Ben non ! Il en reste encore ! » Personne n' a protesté . Et moi , je n' ai rien osé dire .

Je prends le train avec mon oncle Joseph , le frère de mon père , pour Grenoble où lui et les siens étaient cachés et où sa famille vit encore ( mon oncle avait récupéré son entreprise de maroquinerie et partageait son temps entre Paris et Grenoble ) . À la gare , je suis stupéfaite de voir mes petits cousins plus grands que moi . Bassia est devenue une belle jeune fille blonde et s' appelle Betty . Abram , qu' on dirait perché sur un petit banc , répond au nom d' Albert . La ville est bondée de soldats américains , les GI . J' imagine ce qu' a pu être la Libération : les soldats embrassés par des jeunes filles et des jeunes femmes , et distribuant du chocolat et du chewing-gum aux enfants . Une liesse incroyable que je n' ai pas connue .

Le premier soir , couchée dans le lit avec Betty , je lui ai raconté toute la nuit ce que j' avais vécu , et j' ai terminé par : « Je ne t' en parlerai plus jamais . »

Mes cousins m' ont présentée à leurs amis et j' ai commencé à flirter avec l' un d' entre eux . Ensuite , mon oncle nous a tous emmenés à Évian où il avait retenu des chambres dans un hôtel agréable dans lequel des amis à eux passaient également leurs vacances . L' ambiance était extraordinaire de légèreté , de liberté ( de libertinage , aurait dit ma mère qui était très prude ) , car les Américains , qui logeaient au Grand Hôtel Royal , avaient invité , par haut-parleurs , toutes les jeunes filles à venir danser , accompagnées de leurs familles , bien sûr . Et je me grisais de danse , au son d' un orchestre jouant à la Glenn Miller . Je flirtais également , mais ça n' allait pas plus loin .

Après mon retour à Paris en septembre 1945 , la famille et les amis nous avaient trouvé un petit deux-pièces minable près du métro Goncourt , dans le XI e arrondissement , mais pour nous c' était encore du luxe . Ma mère était trop faible pour travailler et nous vivions de la charité d' organismes juifs qui nous donnaient des vêtements , et du peu d' argent que nous avait octroyé l' État . La famille nous aidait également .

Nous , les rescapés , avons été très choqués d' apprendre que la préfecture de police de Paris avait reçu la Fourragère de l' Ordre de la Libération . En somme , les policiers qui nous avaient arrêtés étaient récompensés .

Déçus également , nous l' étions par la discrimination dont faisait preuve à notre égard le gouvernement . Les cartes que l' on nous avait attribuées portaient la mention « Déportés raciaux » et la pension assortie plus tard était bien plus faible que celle des « Déportés politiques » . Il a fallu se battre longtemps pour obtenir la parité . Le sentiment d' une trahison de la France , que nous avions éprouvé au retour , continuait à se faire sentir .

Je me suis rendue dans mon lycée où l' on donnait une fête en mon honneur et en celui de notre filleul prisonnier de guerre . J' étais très embêtée parce que mes camarades s' occupaient beaucoup plus de moi que de notre filleul . Heureusement , la directrice et les professeurs lui adressaient souvent la parole . À moi , les adultes n' osaient rien demander . On devait lire dans mes yeux que je revenais de l' Enfer .

Notre directrice , M lle Fontaine , m' a fait obtenir une bourse , alors qu' il fallait passer un concours que je n' aurais certainement pas réussi ( j' avais si peu la tête aux études ) , mais elle savait aussi que ma mère était incapable de travailler comme avant pour assurer notre vie et mes études ; les livres et les fournitures scolaires n' étaient pas gratuits à l' époque .

J' ai dû bien décevoir cette M lle Fontaine qui s' était donné tant de mal pour moi . De bonne élève que j' étais avant mon arrestation , j' étais devenue très moyenne , par paresse surtout ou « atonie » comme on a nommé cette affection propre aux déportés .

Je ne pensais qu' à me distraire et amuser mes camarades . Par exemple , en classe , je retirais mes chaussettes et enfilais mes gants sur mes doigts de pied en les agitant comme des marionnettes . Les professeurs n' osaient rien me dire : « Elle a été déportée , n' est -ce pas ? »

Une fois , j' ai décidé , suivie par une demi-douzaine de camarades , que nous n' irions pas à la cantine et que nous apporterions un pique-nique dans la classe , avec une bouteille de vin s' il vous plaît ! Hélas , nous avons été surprises par une surveillante . Une de ces camarades que j' avais entraînées m' a retrouvée il y a peu , grâce à une émission de télévision sur la rafle du Vél ' d' Hiv ' . Elle m' a rappelé la punition que nous avait donnée notre directrice en distribuant les carnets mensuels : un zéro de conduite avec la mention « a participé aux agapes » .

Pour le commun des élèves , c' était une catastrophe , ce zéro de conduite attribué après dix mauvaises notes pour cause de retards ou d' insolences , ou encore d' oubli de mettre le chapeau , les gants … Les filles fondaient en larmes mais moi , qui revenais de la mort , cela ne me faisait ni chaud ni froid . Je n' avais plus du tout la même échelle de valeurs . Pour moi , l' important était de mordre la vie à pleines dents et de rattraper mon adolescence perdue . Je ressemblais à un jeune chien fou .

J' étais en fin d' année de troisième lorsque l' on m' a arrêtée ; on m' a donc mise en seconde à la rentrée alors que mes camarades étaient en première . Je voulais absolument les rejoindre , aussi , avec une autre fille , nous avons bachoté et j' ai obtenu la première partie du baccalauréat

Mais on a dû m' envoyer me reposer deux mois , tellement j' étais épuisée . Je suis partie à Alboussières , en Ardèche , dans une maison du Cojasor ( Comité juif d' action sociale et de reconstruction ) .

Là se trouvaient des gens comme moi , ayant eu à souffrir de la guerre . Nous parcourions la campagne pour nous arrêter dans les fermes , acheter des œufs frais et les gober sur place . Maman , si fragilisée elle aussi , m' a rejointe et nous avons repris quelques forces toutes les deux .

Au mois d' août 1946 , j' ai été invitée par la mère de Violette , ma meilleure amie , à venir passer des vacances dans leur maison de famille , au Vernet , près de Vichy . Roland , le frère de Violette , mon grand amour d' enfance , était là aussi , et moi , toujours paralysée devant lui , je me faisais l' effet d' une gourde , alors que j' avais déjà goûté aux « plaisirs défendus » .

Ces vacances furent très agréables , entre les baignades dans un affluent de l' Allier , les séances de cinéma et les concerts dans les jardins de Vichy . Je ne pouvais cependant pas m' empêcher de penser à la présence de Pétain et de sa clique dans cette paisible ville d' eaux et j' en voulais à la France d' avoir prêté main-forte à la politique anti-juive des nazis .

Durant ce mois , mon oncle Constant et ma tante Annette ont ramené d' Italie ma cousine Lila , une jolie petite fille blonde de presque huit ans . Sa mère , ma tante Mira , nous a rejoints quelque temps plus tard . Toutes les deux avaient échoué dans des « camps de personnes déplacées » dont le dernier situé près du lac Majeur . Elles étaient restées là près d' une année .

Mira , la sœur de ma mère restée en Pologne , vivait à Vilno

Un matin , Peretz était sorti . Une voisine vint dire que l' on avait rassemblé tous les hommes jeunes ( une centaine environ ) pour les emmener au travail . C' étaient des Polonais , ou plutôt des Lituaniens qui les emmenaient . Mira et les autres femmes ont couru sur le trottoir . Les Juifs portaient là-bas deux étoiles jaunes , à cheval sur l' épaule , une devant et une derrière , reliées par une ficelle ou un galon . À l' abri d' une porte cochère , Mira a enlevé ses étoiles et les a mises dans sa poche .

Les hommes marchaient au milieu de la rue . Un Polonais bouscula une femme enceinte , alors Mira et une femme polonaise passèrent sur le trottoir d' en face pour ne pas être molestées . La colonne se dirigea vers le bois de Ponar . On emmena les hommes dans le bois et les femmes entendirent des coups de feu .

Lorsque ma tante revint dans le ghetto , elle savait qu' elle n' avait plus de mari et que sa fille n' avait plus de père . Les parents de son mari lui dirent : « Nous , nous n' avons plus rien à perdre , mais toi et la petite , vous devez vous sauver . » Et Mira réussit à sortir du ghetto en portant sa petite Lila de presque trois ans sur son épaule gauche . Elles étaient blondes toutes les deux et pouvaient passer pour des Polonaises pur sang . Ma tante s' est accroché une croix autour du cou , a appris les prières catholiques et , avec de faux papiers , elles ont erré à travers la Pologne pendant presque quatre ans . Ma tante travaillait dans des fermes , elle allait à l' église tous les dimanches . Sa fille , pendant ce temps , était quelquefois recueillie par des gens compatissants et restait ainsi plusieurs mois sans voir sa mère .

Mira m' a raconté un rêve qu' elle avait fait alors qu' elle était lasse , découragée et presque décidée à retourner au ghetto , parmi les siens . Elle rêvait qu' elle était dans son village natal , Maloryta , devant la porte de mon grand-père paternel , le rabbin . Elle tambourinait : « Rov Lichtsztejn ! Laissez -moi entrer ! Je veux être avec vous tous » . Mon grand-père lui répondait : « Va-t'en ! Ta place n' est pas ici . » Ma tante a alors senti que mon grand-père ( décédé en 1937 ) lui avait sauvé la vie en lui interdisant de revenir avec les siens .

À la même époque , en 1946 , ma tante Khasia , la mère de mes cousins , née à Vilno où elle avait fait ses études secondaires , a écrit un poème , publié en 1954 dans la revue Kioum . J' ai trouvé ce poème si poignant que je l' ai traduit .

Prière

Pardonnez -moi , mes sœurs et mes frères !

Pardonnez ma vie si mesquine

Auprès de votre mort sublime .

Vous qui étiez l' innocence même ,

Pardonnez -moi !

Ma chair , le fouet de l' assassin

ne l' a pas lacérée ,

Mon cœur , la balle du meurtrier

ne l' a pas transpercé ;

Je ne gis pas avec vous dans une même fosse

Et vos mains glacées

N' enlacent pas ma nuque rigide .

Pour vous – l' horreur des horreurs .

Pour moi – la vie ,

Pour moi , une mort humaine dans un lit .

Et vous , les rescapés ,

Les survivants miraculés ,

Pardonnez -moi !

Vous , dont la souffrance est à jamais gravée dans le cœur

Et dont les yeux toujours verront l' horreur .

Vous qui avez « tout vu »

Et « tout vécu » ,

Pardonnez -moi !

Je suis malade de douleur et de honte ,

Car ma place n' est pas ici ,

Ma place est là-bas , à Ponar .

J' aurais dû mourir « comme ça , d' une balle » ,

Et mon corps sans vie aurait dû tomber

Sur les corps sans vie de mes frères .

J' aurais dû mourir « simplement comme ça » .

Et peut-être aurais -je dû mourir

À cause de l' anneau d' or à mon doigt ,

Ou à cause du samovar en cuivre de ma mère .

Peut-être aurais -je dû mourir aussi

À cause des « prières de minuit »

de mon grand-père .

Ma place n' est pas ici .

Ma place est à Ponar .

Mes pensées ne sont pas celles que je pense

Et mes sentiments pas ceux que je ressens .

Je suis enterrée à Ponar .

J' ai retrouvé mes camarades en classe de philosophie

Les jeunes s' amusaient comme ils pouvaient ; ils organisaient souvent des surprises-parties où chacun apportait quelque chose à boire ou à manger et où l' on dansait , buvait et fumait . Je dansais , buvais et fumais comme les autres , mais à un moment quelconque , une chape de tristesse profonde tombait sur mes épaules ; il fallait que je m' isole et que je pleure . Une seule camarade , Claudine W. ( celle qui m' avait prévenue la veille de la rafle du 16 juillet 1942 ) , semblait me comprendre et essayait de me réconforter .

J' étais vraiment mal dans ma peau . La vie me semblait si moche ! Mon père avait réussi à récupérer notre appartement avec l' aide d' un avocat , mais ma mère ne voulait plus vivre avec lui . J' étais tiraillée et déchirée entre eux deux et je profitais de la situation pour découcher et faire n' importe quoi .

C' est un couple d' amis de ma mère et de Gilberte , Anna et Louis Girault , qui m' a vraiment sauvée . Ils étaient d' une dizaine d' années plus âgés que moi , faisaient partie des Auberges de Jeunesse et m' ont introduite au MLAJ ( Mouvement laïque des auberges de jeunesse ) .

J' ai rencontré là une jeunesse saine et sportive . Nous partions camper dans la grande banlieue autour de Paris ou faisions de l' auto-stop pour aller plus loin . Nous couchions dans des Auberges de Jeunesse , accueillis par le père et la mère « aub » , et chacun participait aux corvées de ménage et de vaisselle . C' était une vie collective .

À l' automne , nous allions souvent faire de la varappe en forêt de Fontainebleau . En hiver , il nous arrivait de marcher pendant vingt-cinq ou trente kilomètres , godillots ferrés aux pieds , sacs à dos bourrés de provisions .

Lorsque nous trouvions une grotte assez spacieuse pour y bivouaquer , nous faisions brûler un tronc d' arbre devant l' entrée , pour avoir chaud . Le matin , nous nous lavions avec la neige et , sur un feu de bois , nous cuisions un « béton » , c'est-à-dire un mélange de tout ce que nous avions apporté , pour ensuite faire « popote » commune . De retour à Paris , nous formions un cercle dans la gare et , les bras entrecroisés , nous chantions : « Ce n' est qu' un au revoir , mes frères … » Cette expérience de vie un peu rude me rappelait ( très légèrement ) ce que j' avais vécu au camp , en moins dur évidemment ; nous n' avions pas faim et n' étions pas épuisés par le travail , mais l' amitié et la solidarité étaient là .

Les groupes , constitués par quartiers de Paris , se réunissaient une fois par semaine . On y discutait librement ou selon des thèmes choisis . Certains racontaient des spectacles auxquels ils avaient assisté et prenaient des places pour le groupe . Nous avons ainsi vu les débuts de Martine Carol au théâtre , dans La Route au tabac adapté du roman d' Erskine Caldwell

J' ai repris goût à la vie petit à petit , mais cela ne m' a pas empêchée d' échouer au baccalauréat philosophie à la fin de l' année . Il me manquait tout de même quelques mois de seconde et une année complète de première . De plus , j' avais souvent séché les cours , ce qui m' avait valu une belle gifle de la part de ma mère lorsqu' elle avait appris que je signais les mots d' absence à sa place . J' avais alors dix-huit ans .

On avait autorisé dans le lycée l' installation de deux classes destinées aux élèves retardés dans leurs études du fait de la guerre . Cela s' appelait le Cours des Maraîchers parce que les fenêtres donnaient sur la rue des Maraîchers . Notre surveillante générale , M lle Hodge , que nous appelions « Micky » , tapait dans ses mains chaque fois que nous étions dans l' escalier : « Mesdemoiselles , ne regardez pas les garçons ! » , alors que , au contraire , nous nous dévissions le cou pour les voir , ces garçons .

Puisque je remplissais les conditions requises , je me suis inscrite au Cours des Maraîchers . À la rentrée d' octobre , me voici donc dans une classe composée d' environ 25 garçons et six filles . Les garçons étaient pour la plupart des engagés dans l' armée de De Lattre de Tassigny

Il y avait à cette époque une grève du métro , de ce fait plusieurs élèves sont arrivés quelques jours après les autres ( tous les prétextes étaient bons pour sécher les cours ) . C' était le cas de deux garçons , toi , Philippe Montard , et ton ami Pierre P. , qui , en me voyant à travers la vitre avancer dans le couloir , avez dit : « Tiens , voilà un petit lot pas mal par rapport aux autres » , et avez parié un paquet de Gauloises à qui me parlerait le premier . Toi qui me plaisais , tu étais timide , c' est donc Pierre qui m' a abordée le premier , et c' est avec lui que je suis sortie .

En juin 1948 , j' ai enfin obtenu la deuxième partie du baccalauréat . Et me suis inscrite à la Sorbonne . Je voulais préparer une licence d' anglais , mais on avait alors institué une année de propédeutique , qui était en somme une révision des matières principales de l' enseignement secondaire .

Cette année 1948-1949 s' est écoulée très vite pour moi , sans faits marquants , sauf mon entrée au théâtre de marionnettes yiddish Hakl-Bakl , mon job de cette année-là . Mon temps était partagé entre la Sorbonne et les Beaux-Arts ( où mon père avait voulu que j' entre ) . Je ne faisais rien de valable , ni dans l' un , ni dans l' autre des deux établissements . Je courais toujours après les distractions avec mes amis , et surtout , je recherchais une improbable aventure sentimentale stable pour masquer mon angoisse et mon mal-être .

Je n' avais pas réussi à tous les examens , j' ai donc dû redoubler . Et toi , Philippe , tu avais enfin pu lire ton nom sur le recto de l' affiche des résultats sans regarder derrière , et tu avais obtenu ton bac . Nous voilà donc sur les gradins des amphithéâtres de la Sorbonne , et tombés éperdument amoureux l' un de l' autre . Les cours nous intéressaient , bien sûr , surtout les cours de littérature , mais nous préférions aller au jardin du Luxembourg l' été . L' hiver , c' était le cinéma ou , si nous n' avions pas d' argent , nous allions au Palais de justice assister aux procès en correctionnelle .

Pour compléter nos bourses respectives , nous accomplissions ce que l' on appelle aujourd'hui des petits boulots . Toi , tu faisais des métrés de logements pour un administrateur de biens , moi , je jouais au théâtre de marionnettes yiddish . De plus , ma mère nous avait appris à chacun un peu de son métier : je doublais des tailleurs et des gabardines , toi , tu faisais le presseur ( le repassage ) , un travail très dur . Ensuite , nous allions livrer les pièces confectionnées chez les patrons .

Trois années se sont écoulées ainsi , où nous n' avons abouti à rien dans nos études , mais avons savouré pleinement le temps passé ensemble ( nous incarnions tout à fait « Les amoureux qui s' bécotent sur les bancs publics » de Brassens ) .

Nous avions la chance d' être en période de plein emploi et , surtout si vous aviez le baccalauréat , vous étiez sûrs de trouver du travail . Moi , je suis entrée à l' agence Reuter où je suis restée quatre ans . Reuter France était dirigée par Harold King , très prisé par le général de Gaulle qui répondait toujours avec humour à ses questions lors des conférences de presse .

Nous avions donc chacun un travail , mais pas de logement . Et là , nous avons commis une grave erreur . Au lieu de chercher une chambre de bonne même minable et de nous meubler de caisses à savon , nous avons accepté l' offre généreuse , mais combien intéressée , de tes parents : habiter chez eux . Lorsque ta mère m' avait vue pour la première fois , elle t' avait dit : « Cette fille n' est pas mal , mais comme elle semble vulnérable ! » Et elle en a profité .

Nos deux mères se sont rencontrées et ont pleuré ensemble , l' une parce que son fils épousait une Juive , l' autre parce que sa fille épousait un goy et allait vivre avec des étrangers .

Moi , du moment que j' étais avec toi , rien ne m' importait . Puisque tu étais à ce moment catholique pratiquant , j' ai consenti , par amour , à faire un mariage à l' église entre « fidèle » et « infidèle » . Mais je ne savais pas qu' il fallait que je m' engage à laisser baptiser mes enfants . J' ai été piégée . Par lâcheté , j' ai accepté toutes ces concessions unilatérales et menti à mes parents .

Ce jour-là , nous nous sommes mariés à la mairie du XIII e arrondissement . Ma famille et la tienne étaient là à l' heure fixée , mais toi , tu es arrivé avec vingt minutes de retard , encadré par ton père et ta mère . Il paraît qu' en chemin des ouvriers qui travaillaient sur la façade d' une maison ont dit : « Tiens , celui-là , c' est sûr qu' il part se marier ! Il marche entre ses parents comme s' il allait à la guillotine ! » L' humour des titis parisiens .

Après la cérémonie , nous sommes tous allés prendre un verre dans un café de la place d' Italie , invités par tes parents , et nous nous sommes séparés une heure après , un peu mal à l' aise des deux côtés . Ma mère a invité ta famille pour le lendemain . L' après-midi , ce fut la cérémonie à l' église , pas dans la grande nef , mais dans une chapelle latérale , et le soir , dîner chez tes parents avec ta famille et les amis non juifs , bien sûr .

Lorsque nous nous sommes couchés , j' ai pleuré , de bonheur d' une part , parce que je pouvais enfin vivre librement avec toi , mais aussi de tristesse , en pensant à mes parents et à mes ancêtres que j' avais trahis .

Et nous avons vécu sept ans dans cet appartement où je ne me suis jamais sentie chez moi , bien que nous l' ayons acheté et payé de moitié avec tes parents , mais ta mère était si directive ! « C' est pas toi qu' as la commandation ! » me disait ma petite fille quand je la réprimandais . Nous étions tous les deux assis entre deux chaises , entre deux familles qui n' étaient pas du tout sur la même longueur d' onde . Les miens , un mélange d' ouvriers et d' intellectuels , Juifs et non-Juifs anarchistes , les tiens , des petit-bourgeois catholiques conservateurs , anciens de l' Action française

Je savais que tes parents avaient milité à l' Action française , mais je n' étais pas au courant du rôle important que ta mère y avait tenu . C' est elle qui a fait évader Léon Daudet en 1927 .

Je ne dis pas que la vie était inintéressante alors . Charlotte Montard , ta mère , avait écrit deux livres : Comment j' ai fait évader Léon Daudet et Quatre ans à l' Action française , lorsque cette dernière les a laissés tomber , ruinés , après le krach de la bourse de New York en 1929 .

Gaston , ton père , racontait avec humour comment il avait rencontré sa femme à un arrêt de l' omnibus Madeleine-Bastille , en 1911 . Les femmes portaient alors de grands chapeaux et le bas du chapeau de ta mère chatouillait le haut du crâne de ton père , beaucoup moins grand qu' elle .

Je vous entendais aussi parler de votre vie pendant la guerre : l' exode en 1940 où vous aviez atterri près d' Étampes et d' où , à l' approche des Allemands , ton père et ton frère Pierre , âgé de vingt ans , étaient partis à vélo pour le Béarn ; ton père avait pris ton vélo , ce qui a beaucoup indigné mon petit-fils Pierre plus tard .

En vérité , Gaston Montard avait un grand-père juif et une mère demi-juive . Il avait peur pour lui-même et pour son fils de vingt ans . Lui , fils de franc-maçon , ayant fondé , avec Pierre Bloch , le premier syndicat des employés de banque , était devenu croyant catholique après avoir épousé ta mère , et par la suite , Camelot du roi .

À Monein , dans le Béarn , s' étaient réfugiés de nombreux Juifs , et , connaissant ses origines , quand ils voyaient ton père aller à l' église le dimanche , ils lui disaient : « Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop quand même ? »

Nous avons longtemps caressé le projet d' écrire ensemble un livre , un peu comme le Journal à quatre mains des sœurs Groult

Pendant que vous partiez en exode en juin 1940 , ta mère était restée à Sèvres , où vous habitiez , avec sa mère très malade . Faute de soins appropriés à son état ( le pharmacien était parti également , laissant mourir les sangsues que l' on appliquait à ta grand-mère ) , celle -ci décéda .

La coutume voulait que l' on suive le cercueil , de l' église jusqu' au cimetière à pied , derrière le corbillard . Mais les pompes funèbres avaient fui aussi et il n' y avait plus de chevaux ni de corbillard , alors les quelques personnes présentes ont gravi la grande côte de Sèvres en marchant derrière la benne à ordures ( la CITA ) dans laquelle était déposé le cercueil .

Nous n' avons jamais écrit ce livre , mais avons produit ensemble deux œuvres remarquables : nos enfants , Claire et Laurent . Grâce à eux , j' ai retrouvé joie de vivre et équilibre . J' ai décidé , en accord avec toi , d' arrêter de travailler quand le deuxième enfant est né , et je n' ai jamais regretté ce choix . J' ai vécu auprès d' eux les plus belles années de ma vie . Ils étaient la compensation de toutes ces années de malheur et de spoliation de ma vie .

Toi et moi vivions de plus en plus en symbiose ; tu n' étais plus pratiquant et ta famille avait presque cessé de faire du prosélytisme vis-à-vis de moi . Par contre , on sollicitait sans arrêt les enfants et la maison était toujours pleine de curés . Je ne pouvais plus supporter la religion catholique . Et c' est ma petite Claire qui , à l' âge de cinq ans , m' a remis du baume au cœur . Un dimanche matin , elle a décidé de ne plus aller à la messe et , lorsque ta mère lui a demandé pourquoi , elle a répondu : « Parce que ça fait pleurer maman ! » Laurent , lui , se cachait la tête dans les bras chaque fois qu' il voyait un hélicoptère , en criant : « La croix de Jésus ! La croix de Jésus ! » Je ne sais pas ce qu' il avait pu entendre car je ne me plaignais jamais , mais la queue de l' hélicoptère lui évoquait une croix qui lui faisait peur .

Depuis mon retour des camps , je souffrais d' un ulcère de l' estomac qui s' est aggravé pendant ces sept années ( on m' a d'ailleurs enlevé les deux tiers de l' estomac un peu plus tard ) . J' étais soignée au dispensaire de la FNDIRP

Là , j' ai vraiment pris conscience de ton amour et de mon bonheur . Chaque soir , je guettais ton retour de Paris et je m' étonnais et m' émerveillais à la fois que tu rejoignes ta femme et tes enfants . Pour moi a commencé une vie faite de mille joies . Je ne pensais plus beaucoup au camp , sauf dans les cauchemars que je faisais presque chaque nuit en criant . Tu me réveillais et me réconfortais en me prenant dans tes bras .

Douze années se sont écoulées jusqu' à ce que je recommence à travailler . Grâce à ma cousine Ada , je suis entrée au Jardin des Plantes , dans un laboratoire de recherche fondamentale dont je dirigeais le secrétariat . C' était en juillet 1968 , après la bouffée d' air frais apportée par mai 68 . J' ai passé là quinze années fructueuses et très enrichissantes .

Nous avions acheté une petite maison à quarante kilomètres de Paris où je m' installais dès le mois de juillet avec les enfants , le chien , le chat et les oiseaux , pour les vacances . Toi , tu nous rejoignais le soir .

Puis les enfants ont grandi , se sont mariés et nous ont donné le sel de la terre : des petits-enfants merveilleux . Nous avions agrandi la petite maison lorsque l' usine où tu travaillais s' est délocalisée et y habitions en permanence . Nos deux petits couples , Claire et Alain , Laurent et Sylviane , venaient séjourner régulièrement à la campagne et lorsque leurs enfants sont devenus assez grands pour qu' ils consentent à s' en séparer un peu , nous avons instauré « la semaine des cousins » .

Quel enchantement d' avoir Nicolas ( Chouchou ) , le fils de Laurent , et Pierre ( Youyou ) , le fils de Claire , pendant une semaine qui pouvait durer quinze jours . Pierre disant : « Tu mets tes nénettes ? » , Nicolas : « T' enlèves tes lélettes ? » ( Il s' agissait de mes lunettes , bien entendu ! ) Pour moi , c' était un miracle renouvelé tous les jours , miracle qu' ils soient en vie puisque moi , je n' aurais pas dû être là .

À ces deux petits garçons sont venus s' ajouter d'abord Benoît ( Zouzou ) , fils de Michel et Djean , ton frère et sa femme , puis Fabien ( Nounou ) , le plus jeune fils de Laurent . Je me suis régalée avec ces quatre-là . Toi aussi d'ailleurs , mais tu trouvais qu' ils faisaient trop de bruit . La maison était pleine de rires et de cris . Nous partions avec eux faire de longues balades . Nous les emmenions visiter des endroits intéressants et magiques pour eux . Je connaissais des coins à mûres fantastiques d' où ils revenaient tout barbouillés et gavés ; nous rapportions des seaux pleins de mûres dont je confectionnais de délicieuses gelées .

Entre-temps , j' avais adhéré aux FFDJF ( Fils et filles des déportés juifs de France ) dont M e Serge Klarsfeld est le président . Lui et sa femme , Béate , accomplissaient un travail considérable en pourchassant les criminels de guerre nazis . Serge Klarsfeld avait réussi à faire arrêter trois d' entre eux : Lischka , Hagen , Heinrichsohn , qui vivaient tranquillement en Allemagne . Leur procès se déroula à Cologne .

Je n' avais jamais voulu retourner en Allemagne , mais , cette fois , cela m' intéressait d' assister à une ou deux audiences . Les Klarsfeld encourageaient leurs adhérents et des personnes extérieures à faire le voyage . Nous sommes donc partis le soir du 25 janvier 1980 de Paris , gare du Nord , pour arriver à Cologne le lendemain matin .

Après un petit déjeuner sommaire , nous voici devant le tribunal avec une heure d' avance . Il fait très froid . Serrés les uns contre les autres , nous attendons . Tout à coup arrive un groupe d' une quarantaine de filles et de garçons âgés de quinze ans environ , avec leur professeur . Ils s' arrêtent à cinq mètres de nous . Je demande à leur professeur qui parlait le français pourquoi ils sont si loin . Elle me répond qu' ils ont peur des jeunes Juifs ( nous portions tous un badge jaune avec l' inscription « Juifs de France » ) . Et le plus drôle , c' est que nos jeunes à nous , une dizaine environ , avaient peur , eux , des jeunes Allemands .

J' ai donc servi de lien entre les deux groupes , puisque je parle un peu l' allemand . Les Allemands , deux classes de 3 e , avaient choisi d' assister à l' audience du matin dans le cadre de un dixième de temps libre alloué ( en France , ce choix existait également à l' époque ) . Ils nous ont dit qu' ils voulaient savoir ce qui était arrivé aux Juifs , car jamais leurs parents ni leurs grands-parents ne leur en avaient parlé .

Dans le prétoire , l' assistance était silencieuse , très attentive et , lorsque Serge Klarsfeld , en tant qu' avocat des plaignants , a lu la lettre d' un petit garçon qui demandait à Dieu de lui faire retrouver ses parents , l' émotion fut palpable . Les jeunes Allemands , très touchés par ce qu' ils venaient d' entendre , ont voulu revenir à l' audience de l' après-midi . Des étudiants de Düsseldorf ont également fait le voyage pour assister au procès et , lorsqu' ils ont su que j' avais été déportée , ils m' ont demandé la permission de me poser des questions . Ce jour-là , j' ai vraiment commencé à reprendre confiance en l' humanité .

En tant qu' ancienne déportée , j' ai eu le droit de prendre ma retraite à cinquante-cinq ans , ce qui a fait dire à un de mes collègues :

– Vous avez de la chance d' avoir été déportée !

– Vous croyez ? ai -je répondu , vous auriez sans doute voulu être à ma place là-bas ?

J' ai donc terminé ma carrière comme attaché administratif au CNRS . J' avais préparé la retraite en me mettant à mi-temps trois ans auparavant , années pendant lesquelles je suis allée prendre des cours de littérature yiddish , puis des cours d' hébreu , à l' université .

C' est à cette période que j' ai le plus profité de mes petits-fils . L' été , j' étais « mémé confitures » et l' hiver , « mémé étudiante » . Et au début de l' automne 1985 , j' ai rencontré Renée K.

Nous étions toutes les deux inscrites au cours de littérature yiddish de Rachel Ertel à l' Institut d' anglais , rue Charles-V et nous avons tout de suite sympathisé . À la fin de l' année scolaire , au cours d' un déjeuner entre élèves , Renée me dit :

– Je suis contente , je pars la semaine prochaine à la campagne avec ma petite-fille !

– C' est bien , je réponds .

– Oui , mais ce n' est pas très loin de Paris . C' est à Neauphle-le-Château .

– Mais j' habite à trois kilomètres de là !

– Ah ! C' est pour ça que tu te dépêches de prendre ta voiture après les cours pour rentrer chez toi ? » En effet , toi , Philippe , tu m' attendais avec le dîner que tu avais concocté .

À partir de ce moment , nous nous retrouvions tous les étés ; les petits-enfants de Renée jouaient avec les miens , des enfants d' amis s' y ajoutaient et je filmais tout ce joyeux petit monde avec mon caméscope .

Renée m' avait parlé d' un oncle résidant dans une maison de gériatrie à Montfort-l'Amaury , pas très loin de chez nous , et qui avait été prisonnier de guerre en Allemagne . Je prévoyais d' aller avec elle rendre visite à cet oncle pour parler ensemble de l' Allemagne . Mais les mois ont passé et l' oncle est mort .

À part les élèves devant lesquels je témoignais , je ne parlais jamais des camps , mais un jour , j' ai éprouvé le besoin de raconter . Et j' ai raconté à Renée et Léon , son mari , la libération de Bergen-Belsen : la joie , les feux dans la prairie , la soupe partagée … Je leur ai dit que dans le voisinage existait un camp de prisonniers , le Stalag XI-B et que , dès que les prisonniers avaient su que des femmes françaises se trouvaient dans le camp de concentration libéré , ils étaient accourus et s' étaient exclamé : « On croyait qu' on avait souffert pendant ces cinq ans , mais à côté de vous , c' était de la rigolade ! »

Ils ne savaient plus quoi faire pour nous . Ils nous portaient à bout de bras . Ils sont même allés jusqu' à tuer une vache dans un pré pour nous apporter de la viande rouge ! Ils nous donnaient également des boîtes de sardines et du lait qui nous rendaient malades , mais c' était fait si gentiment .

Une fois , après avoir tué de jeunes lapins qu' ils élevaient , ils nous les apportent . Avec des pierres , ils fabriquent un foyer , allument un feu de bois et mettent les lapins à rôtir sur une grille . Mais nous sommes tellement affamées que nous ne pouvons pas attendre que la viande soit cuite ; nous retirons les lapins en nous brûlant les doigts et les dévorons à moitié crus , comme des cannibales . Nous vomissons aussitôt , les Français s' en vont vomir de leur côté .

« Il me semble que mon oncle m' a également parlé d' une histoire de lapins » , dit Renée .

Je continue à raconter comment l' un des prisonniers de guerre m' a fait cadeau de sa mandoline et de son harmonica , que j' ai toujours ; un autre m' a donné sa valise en bois marquée d' un côté KG ( Kriegs Gefangener ) et une édition brochée en six volumes du Comte de Monte-Cristo d' Alexandre Dumas , éditée par Calmann-Lévy en 1882 .

Alors Renée déclare : « Tu sais , Sonia , quand mon oncle , le frère de ma mère , est revenu d' Allemagne , il n' avait plus que nous et il nous a rejointes dans le Gers où nous étions réfugiées depuis 1942 . Mon père n' était pas revenu de déportation . C' est moi qui suis allée accueillir mon oncle Haïm à l' arrêt du car ; il m' a à peine reconnue car il avait quitté une petite fille et il retrouvait une adolescente . Je lui ai demandé de me parler de sa vie là-bas et il m' a répondu qu' il ne me raconterait rien pour l' instant , qu' il avait rencontré des gens beaucoup plus malheureux que lui . »

« En marchant vers la maison , a continué Renée , mon oncle m' a dit : “ Je dois te demander pardon car , vois -tu , au Stalag , j' étais chargé de la bibliothèque et j' avais gardé pour toi une édition brochée en six volumes du Comte de Monte-Cristo d' Alexandre Dumas . Mais là-bas , dans ce camp de la mort , j' ai rencontré une petite fille qui parlait le yiddish et c' est à elle que j' ai donné les livres . ” »

Renée m' a montré une photo de son oncle de l' époque , où il était âgé d' environ vingt-cinq ans , et je l' ai reconnu . J' ai tellement regretté de ne pas avoir fait d' efforts pour le rencontrer alors qu' il était encore vivant .

Renée et Léon nous ont fait connaître tous leurs amis . Ils formaient un groupe qui s' était connu juste après la guerre dans des colonies de vacances juives et qu' ils appelaient « le colo » . Pour la plupart , ces adolescents avaient perdu un parent , ou les deux , en déportation et , au fil des années , ils se retrouvaient tous les week-ends à la campagne où un autre couple , Katia et Léo , possédait une propriété jouxtant celle de mes amis . Ils partaient souvent en vacances ensemble et fêtaient joyeusement tous les nouveaux jours de l' An . J' étais émerveillée de cette constance dans l' amitié et ne souhaitais qu' une chose : qu' elle dure toujours et qu' aucune mesquinerie ou rancœur ne vienne l' entacher .

Toi , Philippe , tu étais légèrement misanthrope et n' aimais pas la foule , aussi , lorsque Renée nous invitait à déjeuner , tu acceptais à condition qu' il n' y ait pas plus de six convives à table . Malgré cela , tout le monde t' appréciait ; on aimait ton sens de l' humour et ton immense culture . Tu as vraiment contribué à ma reprise de contact avec le monde juif dont je m' étais éloignée . Il s' était créé une Association pour l' étude et la diffusion de la culture yiddish ( AEDCY )

Au cours de notre vie commune , il s' était produit une osmose entre nous , et j' en étais heureuse . Tu ne pratiquais plus du tout ta religion et moi , je pouvais vivre ma judéité laïque en toute quiétude , malgré mes remords . Tu m' as initiée au jazz et moi , je t' ai fait aimer la musique classique . C' est vrai que nous n' avions pas les mêmes opinions politiques , mais cela mettait du piquant dans les discussions . Tu te définissais toi-même anarchiste de droite , comme Marcel Aymé .

Puis tu as pris ta retraite et nous avons fait de merveilleux voyages à l' étranger : Sri Lanka , États-Unis , Égypte , Sénégal … Mais aussi en France , mon beau pays , et ce qui me plaisait le plus était de revenir d' un week-end passé au bord de la mer , de traverser les villages et les hameaux au crépuscule , de voir les lumières derrière les carreaux , les « feux » , et me réjouir de retrouver bientôt mon « feu » à moi , mon foyer . C' était tout mon bonheur !

Oui , nous étions heureux ! On dit que les gens heureux n' ont pas d' histoire . C' est faux ! Ils ont une histoire mais elle est indicible , presque comme les camps . Les camps , on peut quand même les raconter , le bonheur , non ! Nous marchions toujours la main dans la main .

Et puis un jour , tu m' as lâché la main , et le monde s' est écroulé .

J' ai compris alors le sens de ces mots « ma moitié » . Tu étais plus que ma moitié . C' est comme si on m' avait amputée de toi et je ne pouvais plus respirer .

Nous avions emménagé dans une nouvelle maison depuis six mois lorsque le couperet est tombé : cancer du poumon et tumeur osseuse secondaire . La tumeur du poumon avait la taille d' un pamplemousse et le médecin traitant était passé à côté de cela . Homicide involontaire par incompétence . On te donnait de huit jours à deux ans d' espérance de vie . Cela a duré à peine un an . Mais durant cette année , nous nous sommes tout dit , même sans parler . Nos yeux , nos gestes exprimaient tout notre amour . Et tu avais conservé cet humour à froid qui a toujours mis du sel dans notre vie et en a fait un long fleuve joyeux .

Par exemple , après un premier protocole de chimiothérapie , la tumeur avait régressé et tes cheveux un peu repoussé . Je t' avais emmené chez notre dentiste , une femme qui t' aimait beaucoup . Pendant qu' elle te soignait , je lui dis :

– Vous ne trouvez pas qu' il a l' air d' un bagnard avec ses petits cheveux ras ?

– Non , répond -elle , il est beau ! Je trouve qu' avec son col roulé et son pantalon de velours il fait très « Saint-Germain des Prés » !

Et toi de dire :

– Ça vaut mieux que de faire « Père-Lachaise » !

Pendant cette année si intense , nos enfants se sont comportés admirablement , ainsi que leurs conjoints ( les « pièces rapportées » , comme disait ma belle-mère ) , qui , non seulement étaient souvent présents , mais encore leur ont permis de venir chacun deux jours par semaine , Claire ne travaillant pas le mercredi et le jeudi , Laurent le samedi et le dimanche .

Encore une preuve d' amour de ta part : sachant que tu allais mourir , tu m' as proposé de te faire enterrer au cimetière de Bagneux où reposent mes parents : « Je sais que tu voudrais être parmi les “ tiens ” ( tu n' avais pas compris qu' en parlant des “ miens ” , je voulais dire les Juifs ) . Moi j' aimerais mieux avoir un caveau dans notre cimetière du Tremblay . On pourrait faire venir tes parents et les miens . » C' est toi qui parle .

Claire : « Ce n' est pas une mauvaise idée ! »

Laurent : « Ah ! Non alors ! Les Juifs et les catholiques , ils se disputeraient tout le temps ! »

Finalement , tu es enterré dans notre petit cimetière du Tremblay où je te rejoindrai . Ta tombe n' est pas loin de celle de Blaise Cendrars

Avant de mourir , tu avais précisé devant les enfants que tu ne voulais pas de cérémonie religieuse , pas de « guignolage » disais -tu , et que tu désirais être enseveli nu , dans un drap blanc . Comme un Juif . Là , c' est moi qui le dis .

Le 22 juin 1996 , à 10 heures du soir , tu t' es éteint . En vérité , tu as profité des cinq minutes où nous étions à la cuisine , Claire , Laurent et moi , pour t' éclipser . Je crois que tu en avais assez de vivre , de supporter ta déchéance et ta douleur , mais moi , égoïstement , j' aurais préféré te garder malade et continuer à te soigner .

Claire m' a rappelé que lorsque j' ai appelé l' infirmière ce soir-là , pour lui demander de venir te retirer les appareillages que l' on t' avait posés , je lui ait également dit : « Maintenant , qu' est -ce que je dois faire ? Au camp , je savais ce qu' il fallait faire avec les morts ; on les mettait dans la chaux vive ou on les traînait par les bras et les jambes et on les jetait en tas . Mais là , je ne sais pas ! »

Il faut croire que l' on m' a jeté un sort : tous mes êtres chers , je ne les aurai pas vus mourir . Je n' aurai pas eu le réconfort de recueillir peut-être cette étincelle lumineuse que j' ai aperçue dans le regard de mon oncle Joseph , le frère de mon père , au moment de son dernier souffle .

Tu m' a laissée anéantie et si faire le deuil , c' est accepter la disparition de l' autre , alors je n' ai pas fait le deuil de toi , comme je n' ai pas fait le deuil de tous ceux qui sont morts dans les camps , tués par le gaz et brûlés dans les fours , ni de ceux qui ont été tués par balles au bord des fosses qu' ils avaient été obligés de creuser eux-mêmes .

J' avoue que j' ai très mal réagi à ta perte , mais heureusement , tes enfants m' entouraient de leur tendresse , ainsi que tes petits-fils . Je me souviens d' un samedi où je me trouvais chez Laurent . La nuit tombait , nous écoutions de la musique et mes larmes coulaient . C' est alors que mon petit Fabien , âgé de douze ans , s' est approché de moi et m' a enlacée sans dire un mot .

Les amis du « colo » et du yiddish ne m' ont pas lâchée non plus . Et la présence quotidienne et attentive de mes voisins et amis , Françoise et Guy G. , m' a empêché de me laisser aller au désespoir complet et à l' anéantissement .

J' ai repris les promenades que nous faisions ensemble autrefois , et au cours desquelles je m' arrête pour regarder trembler en bruissant les feuilles des trembles , symboles de notre village . Il me semble que c' est toi qui me chuchotes quelque chose que je ne saisis pas , mais mon cœur s' apaise alors et je sens que tu es avec moi . Ce n' est qu' une illusion , je le sais , mais j' ai tant besoin de cet apaisement !

Il faut à présent que je parle de Mozart . Mozart est un chat , mais pas n' importe lequel . Nous avons toujours eu des chats . Tu leur vouais une passion que tu m' as communiquée .

Un soir de début octobre , en rentrant de mes cours à Paris , je regarde par-dessus la balustrade de l' escalier et je vois un petit chat blanc , qui errait à la fin de l' été , couché sur le paillasson du bas . Il était entré par une fenêtre que nous laissions ouverte pour nos chats . Je m' exclame : « Qu' est -ce que tu fais là , toi ? » Il lève alors la tête et me chante toute sa peine . C' était un croisé siamois Red-Point , une race de chats bavards à la voix rauque . Il m' a dit : « Laisse -moi donc ! Tu vois bien que je ne fais pas de mal , je ne demande rien , je veux seulement me reposer un peu ! » Et il est resté .

Nous l' avons appelé Mozart car on était en 1991 , l' année du bicentenaire de la mort de Mozart . Il était pouilleux et affamé , maigre comme un déporté ; il se précipitait sur la nourriture pour ensuite se précipiter sur le plat à litière , l' air de dire : « Bon ! Puisqu'elle veut que j' aille là , faisons -lui plaisir ! » Mais parfois , il n' y arrivait pas à temps et je n' avais plus qu' à nettoyer .

Il lui a fallu affronter mes autres chats , fiers de leurs prérogatives . Lorsque tu es tombé malade et as gardé le lit , tous les chats venaient te voir et repartaient après quelques caresses . Mozart , lui , est resté sous ta main jusqu' au bout . On aurait dit qu' il sentait le réconfort qu' il t' apportait .

Les autres chats sont partis maintenant . Il est resté le dernier , fidèle compagnon , vieux et malade , incontinent en plus . Lorsque je le prends dans mes bras pour lui donner ses médicaments , il pose sa patte sur ma joue , faisant patte de velours , comme pour dire : « Je sais que tu le fais pour mon bien . » Et quand il plonge son regard mystérieux d' un bleu profond dans mes yeux , en louchant avec une confiance inconditionnelle , je me sens fondre de tendresse . J' espère qu' il illuminera encore quelque temps ma vie , avant de me quitter pour rejoindre « le paradis des chats » .

Je n' ai donc pas célébré avec toi notre cinquantième anniversaire de mariage , et quand , tout à coup , après plus de douze ans , une image , une attitude , un geste , un mot familier , un instant surgissent dans ma mémoire , c' est un fer qui me brûle le cœur et je sombre , en larmes . Je sais que je peux choquer en disant que , pour moi , ta disparition est pire que ma déportation , mais je veux dire par là que la déportation , je ne l' ai pas subie seule , j' étais avec ma mère et mes compagnes de misère , tandis que là , je suis vraiment seule . L' étonnant est que , depuis que tu es parti , je ne fais plus de cauchemars , comme si je me l' interdisais , puisque je n' ai plus personne pour me consoler .

Je suis restée environ deux mois repliée sur moi-même , comme une bête blessée , et puis un jour , je me suis dit que puisque je n' étais pas morte sur le coup et que je ne m' étais pas suicidée , il fallait que j' essaie de construire du positif avec le négatif . J' étais très entourée par ma famille et mes amis , mais les gens se lassent d' inviter une veuve éplorée , et moi , j' avais besoin de voir les gens et surtout d' agir . Je suis donc sortie de ma coquille et me suis investie dans des bénévolats .

J' évoluais déjà dans le milieu yiddish où je suivais des cours . Par bonheur s' est créée la MCY ( Maison de la culture yiddish )

Mais surtout , je témoigne de plus en plus dans les lycées et collèges . Je sens la nécessité de raconter aux jeunes ce que fut cette période de l' Histoire pour les Juifs . J' insiste chaque fois , non sur la spécificité , mais sur la particularité du génocide juif . Je leur dis que les guerres et les génocides existent malheureusement toujours , mais que c' est la première fois dans l' histoire de l' humanité qu' une nation civilisée décide , au nom d' une idéologie aberrante , d' exterminer tout un peuple scientifiquement , méthodiquement et industriellement .

Depuis le retour de déportation , ma mère et moi étions membres de l' Amicale des déportés d' Auschwitz , payant nos cotisations , recevant le journal , participant aux réunions … Mais à présent , je me suis investie plus profondément . Dans un premier temps , je participais une fois par semaine au tri et au rangement des archives , un vaste travail .

Puis je me suis inscrite à deux commissions : 1° ) la commission témoins-témoignages où sont reçues les demandes des collèges , lycées , écoles , que chacun choisit selon ses disponibilités et sa proximité ; 2° ) la commission mixte témoins-professeurs où des professeurs d' histoire font un travail remarquable , éditant des brochures et des DVD pour les diffuser le plus largement possible .

L' Amicale des déportés d' Auschwitz , devenue l' UDA ( Union des déportés d' Auschwitz ) est aussi ma famille . J' y rencontre mes frères et sœurs de misère et nous n' avons pas besoin de paroles pour nous comprendre .

Toutes ces activités remplissent bien ma vie , qui n' est pas ma vraie vie . Ma vraie vie était avec Philippe . La blessure se rouvre sans cesse et je ressens le manque de lui . Mais c' est quand même une vie riche et intense .

Nous sommes à l' aéroport de Roissy-Charles de Gaulle , assis dans l' avion en partance pour Cracovie . On est en train de dégivrer l' avion car il fait - 8 °C à Paris . J' emmène mes enfants , Claire et Laurent , à Auschwitz-Birkenau où je retourne pour la première fois depuis cinquante-huit ans . Il y a un certain temps déjà que j' envisageais de faire ce voyage-pèlerinage mais j' en avais toujours repoussé la réalisation , par peur de la charge émotionnelle que cela représentait . En décembre 2002 , Claire m' a dit : « Je n' ai pas envie d' aller à Auschwitz , mais si toi , tu veux y aller , j' irai avec toi . » J' ai compris que c' était une demande , et Laurent m' a confirmé que depuis longtemps il voulait faire ce voyage mais qu' il attendait que je me décide .

À présent , il faut vraiment que je clarifie quelque chose , je ne sais pas encore quoi .

L' avion a fini par décoller . On ne peut pas utiliser les toilettes car l' eau est gelée . On nous sert un petit déjeuner froid , presque glacé . C' est le prélude idéal à notre visite . À côté de moi , Claire dort avec le même visage d' ange qu' elle a gardé depuis qu' elle était bébé , Laurent somnole et moi-même je m' assoupis .

Le voyage dure deux heures seulement et nous voici déjà à Cracovie . Nous montons dans l' autocar assigné à Charles Baron , un camarade chargé d' accompagner l' un des groupes et de commenter la visite en tant que témoin . Le car nous emporte vers Birkenau , traversant un paysage enneigé et ensoleillé comme il y a cinquante-huit ans quand on nous a poussés sur la route pour « la marche de la mort » . Mais le froid est moins vif qu' autrefois ( + 10 °C ) .

À Birkenau , nous montons d'abord dans le mirador principal , cette tour bien connue flanquée de deux bâtiments , sous le porche de laquelle arrivaient les trains . D' en haut , on peut contempler les rails et la rampe d' arrivée . Un flot de souvenirs me submerge et me prend à la gorge : l' ouverture des portes , les cris des SS , les montagnes de sacs , valises … , la sélection , la douche et toute la suite .

J' ai revu mes Blocks , et de la quarantaine , et du travail , et j' ai compris pourquoi je voyais de si près les flammes des crématoires ( notre baraque était tout près de l' un d' eux ) . Au fur et à mesure que nous avancions , je racontais à mes enfants et aux scolaires qui posaient beaucoup de questions . J' ai retrouvé tous mes repères , sauf les crématoires , les flammes , la fumée et l' odeur , la foule des détenues , les coups et la peur .

Tout à coup , j' ai éprouvé un étrange sentiment : je n' avais plus peur de la mort ! J' ai su que je pourrais accompagner les gens , surtout les jeunes , qui venaient visiter . Je sentais une force inexplicable en moi .

Après ce voyage , j' en ai fait des dizaines d' autres avec des jeunes et des moins jeunes . D'abord avec l' UDA , puis avec le Mémorial de la Shoah où je témoigne souvent . Les voyages du Mémorial emmènent le dimanche des particuliers et le mercredi , en partenariat avec le conseil régional d' Île-de-France , des lycéens qui ont ensuite le devoir d' exécuter une affiche reflétant leurs impressions . Ces affiches font l' objet d' une exposition au conseil régional , exposition assortie d' un somptueux buffet sur lequel j' ai le plaisir de voir se ruer les quelque quatre cents lycéens , après les discours d' usage .

À tous ces visiteurs j' essaie de recréer l' image d' un Birkenau sans un brin d' herbe . Je leur raconte la poussière soulevée en été par les milliers de pieds foulant la terre battue , la boue en automne où pataugeaient ces mêmes pieds et la neige en hiver , glaçant les pieds presque nus .

Depuis la célébration du soixantième anniversaire de la libération des camps en 2005 , le nombre des visiteurs s' est accru et nous , les quelques survivants , sommes toujours sur la brèche , mais nous sommes tous persuadés d' être utiles à quelque chose , au moins à contrer ceux qui nient l' existence des chambres à gaz et même des camps . Utiles aussi à faire prendre conscience de l' ampleur du phénomène concentrationnaire . Des amis non juifs venus avec moi m' ont dit que , même en ayant lu des livres , ils n' avaient pas pu concevoir l' étendue du camp de Birkenau , cette immense étendue qui pesait sur eux dès l' entrée .

Au retour du voyage du 15 janvier 2006 , une amie , Monique Chefdor , a écrit un poème que je trouve très fort :

Les bouleaux de Birkenau

Sous le bleu du ciel impassible

La blancheur immaculée de la neige

Nappe , à perte de vue ,

Les rails des trains de la mort .

Au-dessus des barbelés recourbés

Désaffectés de leur fonction de tétanie

Se dressent les bouleaux de Birkenau

Immenses candélabres de cristal irisé

Déployant contre le ciel

Leur rideau de branchages givrés

Iridescent et miroitant

Défi à l' innommable barbarie

dont ils furent témoins

Reflets de l' irréductible force

De ceux qu' ils ont aidés à survivre

Mémoire tacite des disparus

Qui eux aussi ont dû être sensibles

À la trêve de lumière

Que leur arborescence procurait

Rappel qu' à toute horreur s' oppose

une splendeur

Car ce plus vaste cimetière du monde

sans sépultures

A aussi connu les exemples les plus sublimes

De la résistance de l' être humain

Aux entreprises de sa destruction .

Alors que je prends de la distance pour parler dans les classes , au camp je suis dans un état second , comme dans le feu de l' action et je pense que mes paroles ont un accent de vérité incontestable . Les élèves me disent et m' écrivent que c' est vraiment un plus de m' avoir eue pour les accompagner . Et moi , je sens à chaque fois une force nouvelle m' envahir , je ne sais pas pourquoi .

Depuis deux ou trois ans , les élèves policiers qui sortent de l' École nationale de police et attendent leur affectation ont un stage obligatoire au Mémorial de la Shoah , et chaque fois qu' il est question de la rafle du Vél ' d' Hiv ' du 16-17 juillet 1942 , on fait appel à moi , puisque je suis l' un des rares témoins vivants . Ces jeunes policiers , qui comptent beaucoup de femmes , sont très attentifs et posent beaucoup de questions pertinentes , notamment sur la perception que j' ai de la police actuelle .

Devant les élèves des classes de collèges et de lycées , je commence toujours mon intervention par le message que je laissais autrefois pour la fin , à savoir : faire absolument barrage à la discrimination et au racisme , car le racisme entraîne la haine , et la haine amène la violence , et la violence provoque une escalade , on l' a vu et on peut encore le craindre maintenant . Je leur dis que c' est à eux d' être vigilants .

Récemment , les questions posées par les élèves ont évolué . On me demande toujours comment je m' en suis sortie , ou si je ressens de la haine pour les Allemands , question à laquelle je réponds que je n' ai pas de haine envers le peuple allemand mais envers les nazis , oui . On veut des détails sur la vie des camps . Maintenant , on veut savoir comment j' ai pu reprendre une vie « normale » . Je dis que notre vie , à nous les déportés , ne peut de toute façon pas être normale , même si elle le paraît , car le camp en constitue la trame et cela jusqu' à notre mort . Même inconsciemment , toute notre vie s' est déroulée en confrontation avec celle des camps . Nous ne sommes jamais sortis du camp .

La nécessité d' écrire un livre m' est apparue il y a plus de trois ans . J' ai pensé au proverbe latin « les paroles s' envolent mais les écrits restent » qui signifie qu' il faut être prudent et ne pas laisser d' écrits , et j' ai voulu au contraire laisser un écrit , ne serait -ce que pour opposer un témoignage aux négationnistes . L' écriture m' a également servi de thérapie , puisque l' on m' avait empêchée de parler .

Si , dans ce livre , j' ai raconté ma vie et celle des miens , c' est parce que j' avais aussi besoin de parler d' amour , car je me suis rendu compte en vieillissant que c' est la seule chose importante , pas seulement l' amour entre un homme et une femme mais l' amour envers tous les humains . Écrire , c' était aussi une façon de faire vivre tous ceux qui ont été assassinés . En les évoquant constamment devant des étrangers , qui seraient peut-être indifférents sans cela , je sais que je perpétue le souvenir de toutes ces morts inutiles .

Moi , je ne peux pas me plaindre , je vis et même si mes os hurlent de douleur et que mon visage prend des rides , je suis en vie . Je pense à tous ceux à qui on n' a pas laissé le temps d' avoir des rides . J' ai mal aux autres . Au musée d' Auschwitz , il y a une vitrine où sont exposés des vêtements de bébé . Je ne peux plus la regarder tellement cela me fait souffrir .

Ce livre est maintenant terminé , mais pas ma vie . Sans être une optimiste béate , j' essaie de toujours penser au verre à moitié plein plutôt qu' au verre à moitié vide , et j' apprécie chaque instant . J' aime à voir passer les saisons , chacune avec ses charmes . J' aime le printemps aux arbres « vernescents » ( c' est ainsi que les appelait mon ami Liberto ) . J' aime à regarder deux petites mésanges voleter et se poser pour se balancer sur les branches mousseuses roses du tamaris . La vie a encore beaucoup de goût !

Et j' ai toujours cette tâche à accomplir : raconter et raconter aux générations futures , prendre le contre-pied des Faurisson

Et le jour où mes forces m' auront complètement abandonnée , j' espère que je pourrai alors aborder avec sérénité le moment de fermer les yeux .

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