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La soupe arrive , les hommes la mangent ; l' appel sonne , les hommes le passent ; le soir tombe , les hommes le subissent ; le pain arrive , les hommes le consomment à nouveau comme d' habitude .

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le sang et l'or

Il est toujours difficile de décrire les épisodes les plus pénibles de sa vie . C' est un peu comme si l' homme devait exposer en public ses membres mutilés ou ses plaies honteuses

Dès l' arrivée dans le camp allemand

– Les hommes descendent ! Les bagages restent !

« Les hommes descendent ! Les bagages restent ! » Tel est l' ordre nazi , vociféré à tue-tête . Mais on n' a même pas le temps de penser à ce grabuge , que déjà leurs hurlements abasourdissent le plus brave .

– Schnell , schneller ! Noch schneller ! « Vite , plus vite ! Encore plus vite ! » éclatent les cris terrifiants des SS

– Rangez -vous par cinq ! Par cinq ! ordonnent -ils en distribuant des coups de poing et des coups de crosse .

De gros camions attendent là , et le premier triage commence sur-le-champ . Il n' y a que les plus forts qui vont aller à pied . Les autres – la grande majorité

Mais le groupe des vivants marchant vers le camp ignore encore tout cela . Ils sont conduits à la désinfection , sous bonne escorte des SS , la main sur la gâchette du fusil , accompagnés de gros chiens . Chemin faisant , les SS arracheront , par-ci par-là , une montre ou un stylo . Ils feront entrer les hommes dans une baraque qui sera aussitôt mise sous bonne garde . Là , on les comptera à nouveau rangés par cinq , et le chef de ce bloc , un ancien détenu ayant l' air de quelque manager d' un cirque ambulant , leur tiendra un discours dans les termes suivants :

– Je suppose que vous venez de Fresnes

– Faut -il garder ses papiers personnels ? demandent les hommes .

– On ne garde rien !

Il faut se déshabiller complètement . Voilà une épreuve très dure pour les hommes que de se dépouiller de tout ce qu' ils ont et de tout ce qu' ils étaient . Ils déchirent les billets de banque , brisent tout ce qui peut être brisé , écrasent ce qui peut être écrasé , font un paquet de tout le reste par habitude et l' abandonnent là .

Au moment de quitter la baraque le contrôleur regarde , l' œil sévère , l' homme dépouillé . Dans l' étui à lunettes il découvre une petite photo portant l' image d' une mère avec ses deux enfants .

– Qu' est -ce que c' est que ça ?

– C' est tout ce que j' ai au monde , laisse -le -moi .

– Rien à faire . As -tu de l' or ? Donne -le !

J' ai deux couronnes dans la bouche qui ne tiennent plus beaucoup . D' un geste brutal , je les enlève . Il sourit à cette monnaie d' échange tachée de sang , l' arrache et me pousse au dehors . Albert me suit de quelques pas ; il me rattrape pour me dire dans un souffle :

– Sais -tu où j' ai caché mon trésor ? Dans l' anus . Épouvantable ! C' est la photo de ma femme . Il n' y a que six mois que je suis marié . C' est toute ma vie . Je suis orphelin , ma femme c' est ma maison . Où sommes -nous ? Tu te rends compte ? Oh , misère ! Je suis heureux d' avoir sauvé l' être le plus charmant qui existe . Ah , mais où

Tout nus , ceints seulement de leur ceinture , les hommes doivent courir vers une autre baraque où ils seront tatoués d' un numéro sur l' avant-bras gauche

Là , ils seront rasés préalablement des pieds à la tête . Ce travail se fait réellement à fond . On enlèvera à l' homme le dernier cheveu , le dernier poil où qu' il se trouve . Les femmes subissent le même traitement .

Le bain consiste en une douche de quelques minutes à peine , d' ordinaire trop chaude ou trop froide , sans savon ni serviette . Après cette aspersion , tout mouillés encore et dégouttants d' eau , les détenus reviendront tout aussi nus qu' auparavant vers la « chambre à effets » pour l' habillage .

Ce pantalon porte deux rayures rouges le long des coutures . La veste et la casquette sont marquées d' une croix avec la même peinture criarde . Il mettra vivement ses affaires en silence , sans réagir , mais lorsqu' il regardera ses compagnons de route tout habillés , comme lui , s' il a compris à la fin où il est tombé et à quoi il peut s' attendre , il éclatera d' un rire formidable et verra avec plaisir ses camarades rire amèrement avec lui . S' il n' a pas tout à fait compris , il pourra pleurer doucement , comme un petit chien abandonné dans un bois , lorsque la bise glacée le secoue et que la nuit froide le surprend . Car la meilleure évocation d' une cour des miracles par le plus habile des artistes n' exprimerait rien à côté de cette vision satirique et douloureuse , misérable et extraordinaire , qu' il aura devant les yeux .

S' il veut se consoler dans ce dénuement général , il faut qu' il le fasse vite , car les SS sont déjà là , derrière lui , vociférant à tue-tête :

– Schnell , schneller ! Engeance maudite de camp !

ou :

– Raus ! Dehors , chiens galeux !

Nu-pieds , hagards et misérables , les hommes sortiront en courant , se rangeront par cinq sur un grand terrain vague , dans l' espoir de partir vers un lieu de repos , vers une baraque , un refuge quelconque . Ils en ont tant besoin par cette pluie glaciale qui tombe et frappe , comme une grêle de pierres . Mais c' est mal connaître les nazis et leur école . Qu' importe pour eux que vous claquiez des dents de froid , ou que vous trembliez de fièvre , comme une feuille , que vous soyez affamés depuis des jours , que vos genoux plient sous la fatigue et les émotions vécues ? – Peu ou rien – Si le bourreau est vieux , il ne vous dira peut-être rien et vous regardera mourir en silence ; s' il est jeune , il s' amusera encore de votre misère en riant et en se moquant de votre faiblesse . Il vous fera faire des manœuvres à pied , avec des « couché ! » et des « debout ! » , des « mützen ab ! » et « mützen auf ! » ( « chapeau bas » , et « chapeau mis » ) , jusqu' à ce que vous soyez en nage et que la sueur vous coule du front malgré la pluie froide , jusqu' à ce que vos affaires soient couvertes de boue et de saleté et dégoulinent de fange . Qu' importe pour lui , si l' homme tombe ? Peu , ou rien ; à coups de botte dans les côtes , il redressera même un mourant . Ce n' est que lorsqu' il est fatigué lui-même par ce petit travail , qu' alors , et alors seulement , il vous lâchera .

Vous reprendrez le souffle tout doucement , en respirant profondément cet air froid et humide , cette eau qui vous coule du nez , du front , des yeux , de partout . Vous n' avez plus l' envie ni la force de lever les yeux sur les camarades qui soupirent à côté de vous , car votre misère personnelle est si profonde , si terrible que vous osez à peine vous regarder vous-même .

Vous attendez ainsi de longues heures .

Le soir vient , quand on vous apporte la soupe . Un ancien détenu vous la servira dans des récipients fort variés : assiettes de terre , assiettes de fer , émaillées par endroits encore ; pots de toutes sortes , pots de chambre même . Et comme il n' y a point de cuiller , vous mangerez sans cuiller . Comme un chien , vous laperez cette soupe chaude avidement , sans chercher à savoir ce qu' elle contient ni ce qu' elle sent . Elle vous coulera sur la bouche , sur les vêtements , partout . Mais aussi elle entrera dans votre gorge et coulera lentement dans votre estomac vide et vous fera quelque bien . Un autre ancien interné vous donnera un quart de pain militaire que vous mangerez tout aussi avidement – comme un animal affamé et tenant à peine sur ses jambes .

C' est une ancienne écurie transformée en habitation humaine . Il y a des bat-flanc de chaque côté de cette baraque ; ils ont trois étages . À chaque étage dix hommes se coucheront les uns à côté des autres , serrés comme des harengs .

– Trente hommes à la place de deux chevaux !

Les hommes chargés de l' ordre qui circulent là , armés de gourdins , sont des détenus , eux aussi . Ils vous disent tout d'abord de rester bien tranquilles , de ne point parler , et surtout de ne rien leur demander .

Une question vous brûle la langue et le cœur , une question qui vous travaille depuis le matin , une question qui vous ronge comme un acide terrible depuis l' aube ; vous ne pouvez vous endormir . Il faut à tout prix que vous la posiez :

– Où sont les amis qui sont montés en voiture à la gare ?

– Ah ! … Ils sont montés en voiture à la gare ? Ils étaient nombreux ?

– Oh , oui ! Nous étions douze cents à notre arrivée .

– Vous n' êtes ici que deux cents et quelques ?

– Oui , Monsieur . Deux cent quarante et un exacte-ment . Où sont les autres camarades ? Dites -le -moi , pour l' amour de Dieu .

– Ils sont partis trop loin . Il ne faut pas songer à les revoir .

– Comment ? Ils ne sont pas entrés dans ce camp , comme on le leur disait ?

– Oh , si ! Ils sont bien entrés dans le camp , mais ils en sont vite repartis par la voie des airs . Vous verrez ça un peu plus tard . Vous connaîtrez un peu mieux les Allemands . Pour le moment il faut vous taire et dormir .

Mais vous ne pouvez pas vous taire et vous continuez à demander , la voix angoissée :

– Dites -moi , je vous prie , où sont -ils ?

– Ils sont morts tous .

– Oh , mon Dieu ! Est -ce possible ?

– C' est même certain . Aussi certain que tu es vivant , toi . Tu peux me croire .

Vous le regardez avec des yeux dilatés . Il vous répond :

– Et maintenant , plus un mot ! Silence absolu !

Le bonhomme s' en va faire sa ronde avec son gourdin , comme s' il n' y avait rien d' extraordinaire dans tout ce qu' il vous a dit . Mais vous , vous ne pouvez pas dormir . Tout comme vos camarades , à côté de vous , ne dorment pas . Vous les regardez en silence , tout comme eux vous regardent en silence . Tout comme eux , vous ne voulez pas , vous ne pouvez pas croire ce qu' on vous a dit . Vous leur demandez enfin , à vos camarades :

Ils vous répondent tous :

– Est -ce possible ? Non , ce n' est pas possible ! Non , ce n' est pas vrai . C' est pour nous effrayer , qu' il dit ça . Vous voyez bien leur méthode boche . Depuis ce matin , c' est toujours des cris et des coups . C' est donc par la peur et par la terreur … Lui aussi est comme les Boches . Penses -tu que les Allemands amèneraient des gens de si loin , s' ils n' en avaient pas besoin ? Ce n' est pas vrai ! Ce n' est pas possible !

Un camarade me dit tout doucement à l' oreille :

– Dis donc , tu voulais bien monter en voiture à la gare , toi aussi ? L' auras -tu échappé de justesse ? Tu avais bien le pied engagé déjà quand l' officier du contrôle t' a chassé de notre côté ?

– Oh , oui .

– Pourquoi a -t-il donc fait ça ?

– C' est terrible . Je ne comprends pas .

– Il t' avait pris comme traducteur . C' est peut-être pour ça qu' il voulait te sauver la vie ? Oh , mon Dieu , comme c' est terrible ! Les camarades sont certainement dans un camp à côté . Ce n' est pas vrai , ce qu' il nous dit . Comme tout est drôle et terrible . Oh , ce n' est pas vrai !

Et avec cette pensée bienfaisante , ruminée , remâchée , vous vous endormez dans un cauchemar . Vous êtes travaillé par une fièvre et une angoisse qui vous redressent de temps à autre avec des cris effrayants :

– Non , ce n' est pas possible ! Ce n' est pas vrai ! Ce n' est pas possible !

C' était le camp de Birkenau

Les nouveaux arrivés sont logés au camp de la quarantaine

Les hommes ne vont pas travailler et , pour cette raison , ils sont condamnés à une torpeur infinie . Le manger est plus mauvais que partout ailleurs , le régime plus dur , l' habillage et le couchage plus misérables .

La quarantaine est une éliminatoire . La vie y est comparable à la vie des larves . Il n' y en a que très peu qui parviennent à la métamorphose . Les SS en premier lieu , les chefs de bloc , les Schreiber ( « secrétaires » ) et les Stubedienst ( « services de chambre » ) , par platitude servile et pour imiter les premiers , y font régner une terreur épouvantable . Seule peut-être la comparaison avec une ménagerie pour animaux faibles et inoffensifs peut convenir à ce régime de dressage continu , exercé par des dompteurs sans pitié et sans cœur .

Dès les premiers jours , vous êtes frappé par l' énorme différence qui existe entre les détenus .

La plupart des hommes que vous rencontrez dans le camp sont pâles , maigres , déguenillés , sales et misérables . Ils marchent tous lentement comme des malades . Mais de -ci de-là , par hasard , vous voyez aussi des hommes bien vêtus , gras et repus , bottés et astiqués , marchant comme des bien-portants sur une terre à eux .

Vous arriverez très vite à les connaître ; en peu de temps , vous connaîtrez leur lâcheté et leur bassesse , leur veulerie et leur ruse , leur vilenie et leur dégradation . Vous verrez qu' ils vivent des vols et des rapines pratiqués sur vous ; qu' ils s' engraissent de la putréfaction des morts . Vous verrez très vite que , tout comme les chacals dans le désert , ils vivent de la chair des cadavres . Si le SS vous frappe d' un coup , le chef de bloc vous en donnera trois , et le Stubedienst se vous assommera pour de bon . Le premier le fera par plaisir et par sadisme , les autres par platitude , par basse servilité et aussi pour montrer au premier leur capacité d' exercer le pouvoir à eux confié . Ce sont pourtant des détenus comme vous , mais capables de vous tuer pour garder ces quelques misérables et fallacieux privilèges .

Vers cinq heures du matin , premier coup de gong . Il faut vite sauter au bas de votre paillasse , vous habiller , faire vos besoins , vous débarbouiller et vous mettre dans le rang pour obtenir votre breuvage matinal . Il a de loin un relent de tilleul , et , de près , un goût de vaisselle . Il faut le boire vite , car les camarades attendent le pot ou l' assiette .

Si vous avez eu la force de garder un morceau de pain de la veille et qu' il ne vous a pas été volé pendant la nuit , ou au moment de votre toilette , alors manger -le maintenant . Il vous fera quelque bien .

À six heures , deuxième coup de gong . Il faut vous recoucher de nouveau , tout habillé cette fois , sur ce bat-flanc tendu d' une couverture . Telle est la règle , et il en coûte toujours de ne pas la respecter ou de la contourner . Les autres couvertures servant la nuit aux hommes doivent être rangées en un carré parfait sur le devant du bat-flanc , dans son angle droit .

Gardez -vous bien d' appuyer votre tête sur les couvertures , des coups de gourdin ou de tuyau de caoutchouc ou encore un accroupissement durant une demi-heure seront la rançon de votre faiblesse . Appuyez -la sur votre coude ou sur votre main pliée jusqu' à la limite de la sensibilité , jusqu' à la courbature , jusqu' à la douleur et au-delà de la douleur .

Au bout d' un certain temps , en accord avec les neuf camarades vous vous retournerez sur l' autre côté , pour lui apprendre à son tour la grande leçon de la douleur physique . Ainsi , lentement , la douleur deviendra votre compagne fidèle , votre amie de tous les instants , votre sœur tendre et douce , votre conseillère , bonne et avisée . Elle vous conduira lentement vers un engourdissement bienfaisant , vers un assoupissement général .

Elle vous apprendra des choses inouïes et insoupçon-nées sur vous-même . Elle vous montrera une capacité de souffrir qui dépasse de beaucoup tout ce que vous pouviez sentir , lire , entendre dire ou imaginer même dans votre candeur naïve des pays occidentaux . Elle vous révélera une force que vous ne vous connaissiez point jusqu' à la déportation . Ce trésor que seuls les saints martyrs entrevoyaient par moments , mais qu' ils ne connaissaient pas aussi profondément que vous .

Vous resterez ainsi des heures et des heures , immobiles et insensibles . Vous regarderez sans voir , vous écouterez sans entendre , vous sentirez sans rien éprouver . Vous aurez faim sans pouvoir manger , soif sans pouvoir boire , vous entendrez grincer les dents , pleurer et gémir tout doucement ou crier fortement sans pouvoir prononcer une parole ou faire un geste . Vous sommeillerez sans dormir , vous subsisterez sans vivre et , lentement , très lentement vous deviendrez maître de votre souffrance , maître de votre douleur .

Vers onze heures , on apportera la soupe . À l' appel du Stubedienst vous vous précipiterez au bas de votre couche pour vous mettre dans le rang . C' est une véritable ruée sauvage . Mais comme au milieu de cette étable à chevaux il y a des tuyaux de cheminée en brique qui la parcourent dans toute sa longueur , le flot des hommes est facilement contenu entre eux et les bat-flanc .

Les surveillants courent sur cette cheminée comme sur un mur dominant ainsi toute la cohue de ce bétail affamé . Tous , fussent -ils mille ou douze cents , seront forcés de se tenir d' un côté de la cheminée afin qu' aucun homme ne puisse se faire servir deux fois . Alors , seulement , la distribution pourra commencer . Un surveillant vous tend l' assiette et le secrétaire vous sert la soupe .

Généralement , c' est un litre de soupe que les Allemands vous octroient . Mais dans aucun camp aucune louche n' a encore été faite honnêtement . De plus ces voleurs servent très vite , ce qui leur permet de ne pas la remplir entièrement et de ne pas la vider complètement . Ce reliquat normal leur permet de se servir aussi largement qu' ils voudront , de jouer les généreux envers leurs serviteurs , et de payer certains services ou travaux d' entretien . Ils pourront aussi l' échanger contre d' autres denrées comme les cigarettes , les pommes de terre , les fruits , etc .

Les hommes doivent se contenter de leur petit litre . Ils doivent le manger vite , car les récipients manquent , ils doivent l' avaler en silence et retourner à leur place sans un mot . Ils doivent se coucher à nouveau , comme des sardines dans leur boîte trop étroite .

Il pourra écouter aussi ses camarades sur le bat-flanc parler tout doucement des repas copieux qu' ils avaient fait autrefois en France sur les pittoresques bords de la Loire ou sur les rives de la Méditerranée , ou dans les restaurants parisiens renommés pour leur bonne chère .

Il pourra entendre d' autres camarades envier le sort des mendiants , de ceux qui couchent sous les ponts ou qui traînent sur les routes , sans feu ni lieu . Il en entendra même certains envier les cochons de France , dont la pitance est certainement meilleure que la leur . D ' autres encore convier les camarades à leur table et les invités à goûter à des menus magnifiques composés tout spéciale-ment à leur intention , et faire devant leurs yeux mi-éteints un étalage de plats et de mets capables de satisfaire les Lucullus

Il sommeillera fébrilement dans les vagues de chaleur qui monteront de ses intestins tordus criant la faim et la soif , qui sont forcés de se consommer eux-mêmes . Il s' endormirait très volontiers s' il le pouvait , si ses entrailles ne criaient pas si puissamment . Il sera forcé de faire appel à nouveau à sa conseillère la souffrance , qui se penchera sur sa tête en feu pour lui prodiguer calmants et lénifiants .

Elle lui dira que la vie est un songe de feu , qui tout ensemble ne dure qu' un instant , que bientôt une fin heureuse et douce sonnera pour lui aussi . Que tout enfin n' est que rêve et imagination . Que sa vie à lui , bien que toute simple , est certainement le chemin de bonheur le plus triomphal qu' il a été donné à l' homme de parcourir .

Elle lui dira que sa misère actuelle passera aussi très vite , que la guerre doit être gagnée à l' heure qu' il est , et que la libération sonnera certainement très bientôt .

Il n' y a qu' à tendre l' oreille plus fortement pour entendre les pas de ceux qui viennent le délivrer . Les murs croulent déjà sous leurs coups furieux , les barbelés s' évanouissent comme une toile d' araignée . L' hydre sanguinaire qui enserrait le monde de ses griffes mortelles est terrassée définitivement . Voilà les cloches de toutes les églises qui sonnent déjà des actions de grâces . Voilà les voix amies qui chantent et appellent joyeusement tous ceux qui souffrent et gémissent dans les transes de la mort .

– Debout , les hommes ! Debout , les frères , debout ! Réveillez -vous ! Allons , marchons !

Mais c' est encore un coup de gourdin qui s' abat sur les pauvres membres engourdis , c' est encore un nerf de bœuf qui cingle les pieds nus .

– Alors , sacré nom de Dieu ! Vous ne voulez pas vous lever pour sortir à l' appel ? Fils de putain , chats malfaisants et puants , dehors ! C' est l' appel . Dehors , putains pourries et paresseuses ! Dehors , que je vous dis !

Sortir pieds nus au mois de novembre sous la pluie glaciale ou sous la neige est une épreuve de force qui a coûté la vie à des milliers de personnes . Ce n' est pas la marche qui tue , c' est la station . Cette station d' appel n' a jamais encore duré moins d' une heure . Elle peut durer aussi deux ou trois heures . Et pourtant , dans le camp de la quarantaine , les appels sont plus courts puisque les hommes ne sortent pas travailler . C' est sur le terrain situé entre les baraques que l' appel a lieu . Les surveillants chassent les hommes comme du bétail pour les ranger par cinq .

Les hommes de petite taille doivent se trouver sur le premier rang , les grands en arrière pour faciliter la vue de tous . Le terrain n' est pas égal , ni droit , ni pavé . Il faut éviter des flaques d' eau ou de boue , des cailloux pointus . Une course s' engage entre les hommes pour conquérir les meilleures places . Des camarades , des amis , des gens de la même nationalité se tiennent de préférence ensemble . Ils auront quelque chose à se dire durant cette longue attente . Autant de causes de fureur pour les surveillants , autant de causes de jurons et de coups . Qu' importe les hommes , puisque les rangs seuls comptent . Mais pour les détenus c' est tout le contraire . Que lui importe le rang , seuls ses voisins et la place qu' il occupe comptent . Cela fait , il faut vite songer à la protection .

Heureux ceux qui ont des chaussures , ils vivront plus longtemps . Les autres doivent s' arranger comme ils peuvent . Les manches de veste , l' ouate de la doublure , la doublure même , les bouts de papier ou de carton , les morceaux de bois , de cuir , de briques , des lambeaux de couverture – enfin tout est utilisé pour protéger les pieds ou pour les hausser au-dessus de la boue et de la neige .

Mais le froid et la station sont terribles . On sent la mort saisir les pieds et remonter lentement les mollets , les genoux , les cuisses et le ventre . Gare à l' homme qui n' arrivera pas à réchauffer la terre sous ses pieds . Des lambeaux de sa chair resteront collés au sol . Gare à l' homme qui restera immobile quelques instants . La mort le saisira de ses dents froides et ne le lâchera plus . Le mieux qu' il ait à faire , c' est de chanter et de danser , par exemple toutes les marches militaires françaises qu' il connaît . Il ne les finira point toutes avant la fin de l' appel , fût -il même interminable .

Oh ! Combien je suis reconnaissant au lieutenant-colonel Robert B.

– Halte !

Il faut se raidir et rester immobile lorsque le chef de bloc passe devant les rangs , il annonce d' habitude le point culminant . C' est l' arrivée du Führer de bloc SS .

– Bloc sept , Stillstand ! Garde-à -vous !

Le chef de bloc se met au garde-à -vous , annonce au SS le nombre d' hommes du bloc . Le SS prend le cahier de l' effectif et nous compte en vitesse . Nous restons figés comme des mannequins sachant que le moindre mouvement peut nous coûter la vie .

– Mützen auf ! « Couvrez -vous » ! Rührt euch ! « Repos ! »

La grande cérémonie est terminée . Mais il faut rester là quand même . Il s' agit d' attendre jusqu' à ce que tous les Führer des blocs aient fait de même partout , et que le nombre qu' ils annoncent au Rapportführer SS soit exact à une unité près , avec l' effectif total du camp . Ce n' est qu' alors que l' appel sera terminé . C' est quelquefois une attente interminable et une souffrance infinie . Un coup de gong encore et les hommes peuvent retourner à leur bloc .

Cela est vite fait pour les hommes qui ont des chaussures et une bonne place . Ils peuvent se ruer vers l' entrée du bloc . Les autres doivent aller très lentement . Combien de fois voyait -on des gens cloués et figés sur place sans pouvoir remuer ? Combien de fois ne fallait -il pas arracher ses pieds de la boue à l' aide des deux mains ?

Combien de camarades n' étaient -ils pas forcés de crier au secours parce que leur propre force ne suffisait plus pour se libérer de cette glu qui les environnait de toutes parts ? Combien d' autres se sont assis épuisés pour attendre la fin de l' appel et se sont endormis dans le froid pour toujours ?

Misère humaine et douleur indicible , qui pourra rendre votre souffrance ? Qui pourrait évoquer pour les hommes qui ne l' ont pas vécu ce long martyr des innocents morts sans prononcer une seule parole ? Qui pourrait peindre le tableau de la mort , de la faim et du froid ? Personne . Même ceux qui ont survécu en sont incapables , pour la simple raison que ces souffrances dépassent la mesure humaine , et parce que leurs yeux sont devenus insensibles à cause de cette vision continue . Les jugements et les sensations des hommes ont des limites qu' il ne faut pas dépasser , mais , ici , la peine et la douleur dépassent les limites du sentiment et de la raison

Les hommes rentrés au bloc se recoucheront à nouveau sur leur grabat , ils sont contents . On peut dire que ce sont là les quelques bons moments de toute la journée dans cette vie misérable . Il est si bon de sentir un peu de chaleur après ces heures d' attente dans le froid et la boue . Bientôt on distribuera le pain , et la nuit viendra pour donner un peu de repos à ces corps meurtris infiniment .

Maintenant les hommes attendent avec plus de patience que dans la journée . Cela ne se fera pas tout de suite , cette distribution de pain , mais elle viendra . Il faut encore une petite heure .

Pendant ce temps les surveillants couperont les portions , voleront ce qu' ils pourront voler , même sur le pain . Il y a normalement un pain pour quatre hommes , mais en le coupant le Stubedienst en volera une bonne tranche sur chaque pain . Il sait combien cette ration est insuffisante pour vivre , et c' est pourquoi il volera celle des autres . De même pour la marmelade que l' on distribue deux fois par semaine . Le vol sera plus important puisqu'une bonne moitié de la ration totale sera prise pour le chef du bloc , son secrétaire et les surveillants . La margarine aussi sera volée , bien qu' elle arrive par cubes de cinq cents grammes ; un cube pour douze hommes .

Mais allez crier à l' égalité et à la justice et vous verrez ce qu' il en coûte ! Il vaut donc bien mieux se contenter de ce qu' on touche ; un petit quart de pain , une petite barre de margarine et un quart d' infusion . Deux fois par semaine , le mardi et le vendredi , une petite cuiller de marmelade vient grossir cette belle ration , et ce sont les deux meilleures journées de la semaine .

On peut voir des hommes jouer avec le pain comme des enfants . Quelques-uns attendront longtemps le prêt d' un couteau pour le couper en petites tranches minces , enduire chaque tranche d' une fine couche de margarine , puis le consommer tout doucement comme avec regret . C' est la seule bonne chose qui existe dans le camp , les hommes la font donc durer aussi longtemps qu' ils le peuvent .

Il est aussi plus aisé alors de parler , car les éminences du bloc mangent eux aussi . Les Führer SS ont quitté le camp ; il n' y a pas à craindre une visite inopinée . Ah ! Les heures du soir étaient les seules où les hommes pouvaient prendre un peu de repos après cette tension terrible de toute une longue journée . Ils pouvaient se rendre visite mutuellement , faire certains échanges , évoquer des souvenirs d' un monde meilleur et , comme des damnés au feu éternel , regretter la perte du paradis .

Il ne fallait pas atteindre le diapason des hommes libres . Le secrétaire apparaissait immédiatement et des punitions pleuvaient . Il fallait donc rester sans cesse sur ses gardes : huit cents à mille hommes rassemblés sur un espace aussi réduit constituent une ruche puissante . Les punitions étaient soit individuelles , soit collectives , suivant l' humeur du secrétaire .

Lorsqu' il tombait directement sur l' homme qui avait provoqué le bruit , quelques coups de poing bien appliqués le faisaient taire pour un temps assez long . Dans le cas contraire , il choisissait un box ( bat-flanc ) au hasard , en faisait descendre tous les occupants , les faisait accroupir sur le ciment , pieds nus , bras repliés au-dessus du cou . Malheur à celui qui laissait son arrière-train toucher les extrémités des talons . De petits coups de botte le soulevaient sur-le-champ ou lui faisaient perdre l' équilibre complètement .

Le secrétaire , lui , ne se fatiguait pas à ce petit jeu , au contraire . Il s' en amusait beaucoup après un bon dîner et cela l' aidait à digérer , car il aimait à se moquer de la maladresse des autres . Il riait de si bon cœur ! Lorsqu' un homme tombait à bout de forces en renversant son camarade qui tenait encore à grand-peine un semblant d' équilibre , il riait à gorge déployée , cet homme sensible aux beaux mouvements du corps humain . Il s' exclamait :

– Cette culture physique vous fera du bien , j' en suis sûr . Elle fera du bien à vous tous , mais vous êtes trop paresseux pour la pratiquer de votre propre gré , troupeau de bestiaux !

Un calme extraordinaire s' établissait dans le bloc durant ces visites vespérales . Les yeux de tous étaient fixés sur les pauvres camarades accroupis dans la douleur , ou sautillant dans cette position tout autour de la longue cheminée qui faisait l' épine dorsale du bloc .

Ce jeu pouvait durer ainsi un quart d' heure , une demi-heure et plus , si personne ne venait déranger ce « secrétaire » si sensible aux beaux mouvements . C' était le jeu de cartes qu' il aimait beaucoup , et des camarades aussi repus et gras que lui l' invitaient à faire une partie . C' est alors qu' il s' en allait , à regret soi-disant . Si personne ne venait le chercher , cet amusement et cette torture pouvaient atteindre le premier gong du soir , ce gong fatidique qui appelait tout le camp au sommeil .

Un silence mortel régnait dans le bloc . On n' entendait que le rire diabolique de cet homme si sensible à la beauté des cimetières .

Ce n' était là que la vie ordinaire au bloc , laissé à lui-même . C' était sa vie idyllique , tranquille , quotidienne , sans tenir compte des événements du camp .

Tout ne se passait pas en vase clos , loin de là . Le bloc sept était renommé pour sa bonne tenue , pour l' ordre qui y régnait , pour la bonté de son chef de bloc , de son secrétaire et de ses surveillants . Les détenus des autres blocs nous enviaient en disant :

– C' est un paradis que vous avez , c' est un vrai sanatorium . Il faut venir chez nous un peu pour voir ce que c' est .

Mais personne n' y allait , pour la simple raison qu' il était défendu d' aller dans un bloc étranger , et ceux qui s' y risquaient étaient exposés aux pires sévices , assommades à coups de trique , sport , déshabillage ou autres trouvailles amusantes des Stubedienst . Il n' y a que les anciens détenus qui circulent dans le camp et entrent où ils veulent .

Ceux qui , comme nous , viennent d' arriver ne doivent pas sortir seuls , même pour faire leurs besoins . Ils doivent toujours être accompagnés d' un surveillant , sous prétexte qu' ils ne savent pas encore le règlement du camp , ne savent pas saluer , n' ont pas encore leur numéro cousu sur leurs vêtements , ne connaissent pas leurs supérieurs , etc .

La première fois que nous fûmes conduits dehors par groupes de dix , soi-disant pour uriner , c' était pour être fouillés on ne peut plus intimement , pour voir si nous ne possédions pas quelque chose de caché , qui était alors immédiatement enlevé par le surveillant qui accompagnait ce geste par des coups de trique .

La deuxième fois , c' était pour se débarbouiller le matin . Mais comme nous n' avions ni savon ni serviette , ce travail n' était pas long . Lorsque nous sortions de la cohue générale , nous pouvions constater , mon camarade et moi , que le pain laissé de la veille nous avait été enlevé . Nous décidâmes de manger tout notre pain dès que nous le touchions .

Pour avoir une serviette et du papier hygiénique , nous dûmes avoir recours à nos poches , à nos doublures de manche . Une poche faisait le gant de toilette , une manche faisait l' essuie-mains , et l' autre fut mise en petites pièces carrées pour servir de papier . Nous avions découpé aussi une petite bande de notre couverture pour en envelopper nos pieds . Il fallait cacher ces chiffons bien jalousement , car cela s' appelait dans le langage du camp « faire du sabotage » , et une peine très sévère attendait le détenu pris sur le fait .

Mais qui peut penser à toutes les conséquences de ses actes lorsque sa vie est en danger ?

Le premier jour au bloc , on a mobilisé tous les tailleurs et on leur a donné du fil et des aiguilles . On a demandé aussi tous ceux qui savaient écrire de beaux chiffres . Lorsque ces hommes furent prêts , les nouveaux arrivés durent se déshabiller , se faire coudre deux numéros faits par des calligraphes sur le côté droit du pantalon et sur le côté gauche de la veste . Ces numéros copiés sur le tatouage devaient être très lisibles et bien cousus . Ce travail a duré plusieurs jours puisque nous étions deux cent quarante hommes , et les tailleurs n' étaient pas nombreux .

Voilà la marque du déporté politique . Les Juifs se distinguent par un triangle jaune renversé sur le rouge , ce qui donne l' image du « bouclier de David » ; ceux de droit commun portent un triangle vert ; les Russes : le triangle noir

Avant la distribution de la soupe , le chef de bloc , un homme de vingt-cinq ans , déjà chauve , mais dont le teint rosé et les petits yeux rappelaient beaucoup le cochon de lait , est venu nous faire un discours . Il nous dit ceci en marchant au-dessus de nous le long de la cheminée :

– Ah ! Vous êtes des petits Français ! Je sais que vous venez de Paris . Eh bien , je peux vous dire que vous êtes de sales cochons et que vous ne méritez pas de vivre ! Ah ! Vous avez rempli le monde de votre caquetage sur la Liberté , l' Égalité et la Fraternité , mais lorsqu' il s' agissait de se battre , vous vous êtes sauvés comme des lapins et des lâches ! La guerre était déjà gagnée pour vous avant de la commencer . Vous savez bien parler et beaucoup , mais lorsqu' il s' agit de faire quelque chose de grand , vous préférez faire des cochonneries avec les filles ou avec vos femmes , ce qui est plus dégoûtant . Vous avez perdu la guerre , eh bien , vous apprendrez maintenant ce que cela va vous coûter . Tel que vous me voyez , je suis slovaque . Je me suis laissé prendre , moi aussi , par votre belle propagande , mais depuis 38 , j' ai appris à vous connaître , et depuis 40 , je vous connais pour de bon . Voyez ! Si je porte sur le bras le numéro de 30 000

« Eh bien , vous êtes au bloc sept et je suis le maître de votre vie et de votre mort ! Finis vos bavardages et votre grandiloquence trompeuse . Ici , il faut vous taire . Je veux de l' ordre et de la discipline . En principe , vous allez rester chez moi un mois . Après quoi , vous irez au diable ou dans le camp voisin . Pendant que vous êtes ici , je vous apprendrai ce que c' est qu' un camp de concentra-tion allemand . Eh bien , sachez que vous êtes dans le plus beau camp qui existe au monde ! Ici , si vous respectez l' ordre et la discipline , vous mangerez ce qu' on vous donne et vous vivrez , si le bon Dieu le veut . Mais sinon , sinon , ah ! Mes petits cochons , vous n' en aurez pas pour bien longtemps ! C' est moi qui vous le dis et je sais ce que je dis . Je ne suis pas un bavard français qui promet la victoire à tout le monde et qui , sitôt qu' il sent sa culotte pleine , va demander grâce et traité à ses ennemis . Je vous conseille de vous tenir propres , sans cela c' est votre mort . Que désormais chacun ne compte que sur lui-même et point sur les autres . La vie d' un homme vaut moins ici qu' une cigarette ou une assiette de soupe . Vous verrez ça un peu plus tard , mais croyez -moi , c' est pour votre bien . Gravez bien mes paroles dans vos têtes et vous vous rappellerez que c' est un 30 000 qui vous parle et qu' il n' y a guère que quelques rares survivants de ce numéro-là . Donc , à bon entendeur , salut ! Et malheur à celui qui n' a pas compris ! »

– Tout le monde a bien compris ? Répondez !

– Oui , répondirent tous .

C' était le roi du bloc qui avait parlé . Un silence affreux régnait partout . Près de mille têtes rasées , autant de paires d' yeux suivaient , tendues , les mouvements de cet homme froid et sa parole véhémente .

Il faut avoir vu ce tableau pour comprendre le drame silencieux . Mille têtes sortant des trous des bat-flanc de deux côtés du bloc , mille têtes pâles et effrayées remplissant les parois de cette étable et regardant un carnassier d' une espèce encore inconnue , et d'autant plus terrifiant puisque disposant de leur vie .

D' un côté , c' était des Polonais arrivés au bloc deux jours auparavant , de l' autre les Français , des Russes , quelques Italiens et quelques Tsiganes . Une lumière crue tombait sur ces têtes des lucarnes aménagées au-dessus des bat-flanc . Le chef avait depuis longtemps quitté le bloc pour se retirer dans sa pièce à lui que le silence tenait encore toutes pétrifiées ces mille pauvres têtes d' hommes sortant des murs seules , sans tronc , sans corps , mais vivant intensément .

Que pouvions -nous répondre à cet homme qui ne connaissait pas la France ni les Français , qui prenait la fraction pour le tout , qui ne voyait que l' apparence et non la réalité ? Que pouvions -nous répondre à cet homme qui voyait notre honte et non notre foi , qui prenait une propagande malsaine et fanfaronne pour du bon argent , nous autres qui étions déportés au bout du monde par cette France même qui pactisait avec l' ennemi et nous vouait à la mort ?

Voilà les pensées amères qui nous agitaient sur les couches dures et que nous partagions en chuchotant entre nous . Le colonel dit qu' il ne pouvait pas rester silencieux devant une opinion aussi injuste et que , dès que ce serait possible , il demanderait un entretien au chef de bloc pour le détromper . Il y en avait qui essayaient de l' en dissuader , disant que cela ne servirait à rien d' aller prêcher dans ce désert une vérité qui devait être connue de tout le monde . Mais le colonel , traduisant l' opinion de la grande majorité , restait inébranlable dans le devoir qu' avait chacun de nous de défendre l' honneur de la France véritable partout où il était attaqué .

On en décida ainsi .

Un matin , les portes de notre bloc s' ouvrirent brusquement toutes grandes pour laisser passer un SS . De petite taille , noir et trapu .

– Achtung ! cria le gardien de portes de toute sa force en direction du bloc . Tout le monde restait figé dans un garde-à -vous raide .

– Achtung ! cria le secrétaire , sorti de sa chambre . Bloc sept occupé par neuf cent soixante-huit détenus ! dit -il dans son rapport à l' homme arrêté devant lui , jambes écartées et mains sur les hanches .

Cet arrêt ne dura qu' un court instant . Sans répondre un seul mot , il se mit à marcher à grands pas vers l' intérieur du bloc , et tous ceux qui se trouvaient sur son chemin furent renversés par un formidable coup de point assené dans la mâchoire . Cet homme ne se retourna pas pour voir si le frappé se relevait , s' il saignait , s' il était mort sur le coup . Il continuait son chemin , faisant le tour du bloc aller et retour , renversant tous ceux qui se trouvaient sur son passage .

– Achtung ! cria encore une fois le secrétaire lorsque le SS parvint de nouveau à l' entrée .

Celui -ci s' arrêta encore une fois pendant un instant , les jambes écartées et les mains sur les hanches , et sortit aussi brusquement qu' il était entré . Il s' en alla ainsi vers d' autres blocs faire sa visite matinale et quotidienne .

Les portes se refermèrent de nouveau et tous reprirent leur souffle , qu' ils avaient retenu durant toute cette visite . Le bloc comptait un mort et cinq blessés graves .

– C' est le Rapportführer

L' infirmier du bloc n' avait absolument rien pour panser les blessures des hommes . Il apporta un peu d' eau dans une assiette à soupe pour laver les plaies , il inscrivit aussi les numéros des blessés pour les conduire à l' infirmerie après l' appel . Le secrétaire vint prendre le numéro du mort qui était couché dans un coin du bloc à côté de la porte arrière , et ce fut tout .

Un des surveillants déshabilla le corps complètement pendant qu' il était chaud encore , emporta ses affaires vers la Schreibstube

Tous les hommes du bloc restaient interdits après cette visite du Rapportführer SS . Un homme à mes côtés rappelait les souvenirs du jeu de massacre dans les fêtes foraines sur les places publiques ; mais cette fois c' étaient des hommes qui remplaçaient les mannequins .

Quelques hommes de chez nous , et surtout les Polonais , ont la rage au cœur . On se dit qu' un temps viendra , peut-être très bientôt , où l' on pourra venger un tel crime . Un homme digne de ce nom ne devra jamais oublier la justice . Il n' est pas permis à l' homme véritable de se taire lorsqu' il est témoin d' un pareil massacre ! Il n' est pas permis au monde de garder les criminels impunis !

Un camarade fait taire tout le monde en disant :

– Je ne sais pas pourquoi , mais toute votre conversation me porte sur les nerfs . Ce sont certaine-ment des réflexions du même genre que font les moutons aux parcs de la Villette lorsque les bouchers en amènent un certain nombre à l' abattoir .

– Que pouvons -nous faire et que devons -nous faire ?

– Mais absolument rien , parce que nous sommes tous condamnés tant que nous sommes ici . Un aujourd'hui et combien demain ? Vous parlez tous d' un gars qu' on descend devant vous , mais personne ne s' est encore demandé ce que sont devenus tous les camarades arrivés ici avec nous ? Ah ! La la ! Que vous me faites tous pitié , avec vos réflexions à la noix de coco . Les morts sont bien morts , et tellement vite oubliés que cela vous dégoûte ! Et puis , tenez , j' aime mieux me taire .

– Ce n' est pas la peine de parler si fort , si tu aimes mieux te taire , jeta le grand Henri , toujours prompt à la réplique . Que peux -tu bien vouloir faire dans ce pays maudit ? Regarde , les Polonais eux-mêmes ne peuvent rien et ne disent rien .

– Moi , dit un autre camarade , je ne peux pas croire que nous ne reverrons plus les copains . Ce n' est pas possible qu' on les ait tous tués . Ils doivent être dans un autre camp , voilà tout !

– Ou dans un autre monde . Qui pourrait le savoir ?

– Même s' ils sont tout à côté de nous dans les camps qu' on voit d' ici , on ne saura rien non plus . Ce sont les oubliettes , ni plus ni moins . Voilà tout . Pas moyen de communiquer , alors

– Mais pourquoi les auraient -ils supprimés , en mettant les choses au pire ?

– D'abord parce que ce sont des ennemis . Ensuite pour mieux les dépouiller . Est -ce que tu ne vois pas que ce régime repose sur la mort et le vol ? Pas seulement ton bien qu' ils prennent , mais encore ta vie ! C' est sur le sang des victimes qu' ils édifient le monde nouveau , mais c' est sur l' or des suppliciés qu' ils le basent . Il y a longtemps que je le vois , mais à quoi bon en parler .

– Et moi , je ne peux pas croire qu' ils soient morts !

C' était aussi l' avis général . Personne ne voulait croire à la mort . Il répugnait à tous d' en parler , d' y penser même un bon moment . Est -ce que l' homme est incapable de penser la mort profondément ? Est -ce son instinct de conservation qui l' en préserve si obstiné-ment ? Chaque fois que l' homme essaie de penser à la mort , c' est encore à la vie qu' il pense . Il est enfermé en elle sans possibilité de sortir . Quel que soit l' effort qu' il déploie pour explorer un monde qui n' est pas le sien , ses essais sont voués à l' échec total .

Peu avant la distribution de la soupe , un ancien détenu vint au bloc pour dire à Léon R. que sa fille se portait bien et se trouvait au camp des femmes . Une nouvelle identique fut apportée à Roger L. , médecin , concernant sa femme . Toutes deux étaient vivantes et se portaient bien .

– Vous voyez , vous voyez , disaient les hommes prévenus . Qu' est -ce que je vous disais ? Si je connais les Allemands ? Eh bien , vous pouvez bien vous rendre compte par vous-mêmes . Ce ne sont pas des blagues que je vous conte là .

Et de bouche à oreille la nouvelle était répétée , partout rabâchée , commentée , comme s' il n' y avait qu' elle seule qui comptât réellement .

Mais la soupe n' était pas meilleure pour cela . Toujours la même cohue sauvage , toujours le même « crapaud » qui vous tendait l' assiette sale et collante après avoir servi à d' autres camarades , toujours la même soupe faite de raves , de rutabagas , de farine moisie , d' orge et de pommes de terre . Les pommes de terre étaient aussi rares que les brins de viande qui s' y trouvaient . Nous n' en voyions que les traces , car la grâce du ciel et la louche adroite du secrétaire les faisaient tomber dans les assiettes des élus . Après l' avoir absorbée , on avait aussi faim qu' auparavant , sinon plus . J' ai demandai au docteur M. , d' Avignon , qui mangeait à côté moi :

– Alors , docteur , combien de temps nous donnez -vous à ce régime-là ?

– Six mois , si nous restons comme nous sommes , répondit -il tristement .

– Espérons que la guerre sera finie bien avant .

– Six mois au moins . Pour un homme fort , peut-être plus . Ah , il ne faut pas être malade , en principe ! Dans ce cas , on ne peut rien prévoir . Il ne faut pas qu' il fasse plus froid que maintenant , et surtout qu' ils ne nous fassent pas travailler . Parce que , alors , cela durera bien moins .

– Ah , mais soyons précis et réels ! Est -ce pour nous garder ici qu' ils nous ont amenés ?

– Bien sûr que non . Tout bien pesé , je maintiens quand même six mois . Au début , je croyais bien un an , mais depuis j' ai dû changer d' avis . Il y a le moral qui agit sur le physique . C' est énorme , comme facteur , ici . Ne connaissant pas bien les conditions , je pouvais me tromper , mais depuis

– Il y a aussi l' influence du physique sur le moral , docteur .

– Malheureusement oui . Après une soupe pareille , on ne peut guère voir les choses en rose .

– Il faut se garder aussi de tomber sur le chemin d' un SS .

– Ah , oui ! Je pense même que recevoir des coups est peut-être le pire . Si je devais peser entre la soupe et les coups , ce bien et ce mal , je dois avouer que le mal est plus grand . Je donnerais la soupe pour m' épargner les coups , et j' ajouterais merci .

– Vous n' êtes pas très optimiste , docteur .

– Je vais me coucher .

– Pour bien conserver les calories ?

– Ah , si l' on pouvait dormir ainsi jusqu' au jour de la délivrance ! Mais le sommeil me fuit , je ne peux pas dormir

Le docteur grimpa vers son grabat et j' en fis autant . Mais à peine étions -nous installés que les surveillants nous chassèrent en nous frappant de leur gourdin et en nous intimant l' ordre de nous déshabiller complètement . C' était la visite médicale .

Au pas de course , entièrement nus , nous avançâmes vers la porte du bloc où se tenait un officier SS à lunettes , l' ancien du camp , un Polonais à l' aspect de boucher , notre chef de bloc , son secrétaire le crayon à la main , notre infirmier et un médecin détenu . Arrivé à la hauteur de ce groupe , il fallait s' arrêter un instant , montrer la langue , écarter les doigts en soulevant les bras , se retourner et repartir au galop . La visite médicale était terminée .

Il n' empêche que pour certains de nos camarades cela ne s' était pas passé sans coups et sans cris . Le plus étonnant de cette visite était de voir le médecin détenu frapper plus fort que les autres , et les plus étonnés parmi les détenus c' étaient les quelques médecins qui se trouvaient parmi nous .

– Est -ce qu' un médecin peut battre les malades et demeurer médecins ? s' écria Adel , tout indigné .

– Vous voyez bien que oui . C' est encore un Polonais , et il est certain qu' ils n' ont pas eu des Claude Bernard

On se rhabilla vivement car il faisait froid dans le bloc aux portes ouvertes . Les médecins étaient très sceptiques sur le résultat et le procédé de cette visite médicale .

– Il ne s' agit pas de parler médecine ici . C' est peut-être un examen d' aptitude , et le contremaître est plus à sa place que le médecin .

– À moi , c' est plutôt le boucher et le vétérinaire que cela rappelle . L' un est encore loin de l' autre , mais ici

On n' arrivait pas à se réchauffer que les Stubedienst commençaient déjà à chasser les hommes pour l' appel . Il fut long et pénible , comme d' habitude . Mais une scène particulièrement révoltante devait se jouer devant nous et marquer cette fin de journée pour toujours dans les mémoires .

On avait l' habitude de passer au WC avant de se ranger sur la place d' appel . Tout se faisait vite et brutalement dans ce camp de la quarantaine .

Un homme sortant des WC se trompa de bloc et se rangea à nos côtés . Les blocs se ressemblaient comme des boîtes à cigarettes et les places d' appel comme des mares de boue entre elles . L' erreur était fréquente et arrivait aux hommes les plus avisés . Mais lorsque les chefs de bloc comptèrent leurs hommes , l' un s' aperçut qu' il en avait de trop et l' autre qu' il en manquait d' un . À grands cris , les uns cherchèrent le manquant et les autres celui qui était de trop . Las d' appeler en vain , le secrétaire inscrivit dans le cahier d' appel le nombre des hommes moins un , manquant . C' était le secrétaire du bloc à côté d' une autre .

Sur le cahier d' appel le manquant était mort , mais le chiffre des présents ne fut pas modifié . Les hommes étaient remués , écœurés par cette scène atroce qui n' avait duré que quelques secondes . Personne n' était étonné . Le Führer du bloc SS ne regarda même pas le corps . L' appel était exact et c' était le plus important . Qui osera demander :

– Qu' est -ce qu' est la vie d' un homme ?

Qui osera dire :

– La vie d' un homme n' est absolument rien .

Les jours se suivaient .

Le lendemain de la visite médicale , les hommes furent piqués contre le typhus . Le docteur se servait d' une très grande seringue et ne changeait point d' aiguille . Lorsque la seringue était vide , il la remplissait de nouveau avec le contenu de quelques ampoules .

Les hommes se suivaient en présentant au praticien le sein gauche marqué d' une tâche de Mercurochrome . Notre infirmier qui faisait ce travail ne disposait que d' un seul tampon de coton pour tout le bloc et , quand il voulut le tremper une seconde fois dans le flacon de Mercurochrome , le médecin lui jeta un regard courroucé . Alors il continua avec le tampon presque sec .

Le chrome marque toujours et c' était tout ce qu' il fallait pour le médecin . Il piquait toujours , appuyait sur la seringue pour atteindre la dose , la retirait rapidement et l' enfonçait dans une autre poitrine . L' homme piqué ne devait même pas frissonner sous le coup , il regardait un peu l' endroit enflé par le liquide injecté qui refoulait une toute petite gouttelette et allait s' habiller . Quelques-uns essuyaient de leur main la goutte de la piqûre , d' autres frottaient fortement l' endroit tout entier .

Mais qui s' occupait donc d' hygiène ou d' asepsie dans un camp comme le nôtre ?

Ah , oui ! Il y avait un sujet qui occupait les dirigeants du camp quant aux soins corporels , un sujet inquiétant s' il en fût , qui troublait leur sommeil et leur veillée , leurs allées et leurs venues , ce sujet capital : c' était le pou . Dans chaque bloc une inscription clamait : « Un pou , c' est ta mort ! » Mais on n' a jamais vu à Birkenau un homme mourir de poux , alors qu' il y en avait partout . On pouvait les ramasser à la pelle .

Si les dirigeants s' en préoccupaient énormément , c' était uniquement parce qu' ils craignaient une contagion pour eux , mais nullement pour les détenus . C' était pour protéger les SS et non leurs victimes .

Les hommes portaient les chemises un ou deux mois sans qu' elles fussent changées . Jamais le savon ne fut distribué dans la quarantaine . S ' il y avait du savon , c' était uniquement pour les chefs et les autres éminences de même aloi .

Allez demander un morceau de savon à un Stubedienst ; s' il ne vous donne pas pour cette insolence un coup de poing ou un coup de pied , sa réponse sera invariablement celle -ci :

– Je ne peux pas fournir du savon à tout le monde ! Fous ton camp et plus vite que ça .

On peut acheter du savon . Pour cela , il faut se priver de toute sa soupe ou de la moitié de sa ration de pain . Faire cela , c' est demander aux hommes un sacrifice qui dépasse la force de la plupart d' entre eux . Mais , même s' ils le voulaient , il n' y en aurait pas pour tous , puisque le magasin ne le fournit pas .

Les hommes se lavent donc à l' eau pure sans serviette et sans savon . Ils dorment sur des bat-flanc étroits à huit ou à dix , serrés à ne pas pouvoir respirer à leur aise . Les couches et les paillasses ne contiennent que poussière de paille et n' ont jamais été changées . De plus il fait froid et l' hiver est rude .

La procédure habituelle est la suivante .

Tous les deux jours , il y a un contrôle de poux , fait par un médecin , par un infirmier ou par le secrétaire secondé d' un Stubedienst . Les hommes se déshabillent et présentent leur chemise retournée à l' envers au contrôleur . Celui -ci la prend et cherche leur trace autour du col , des emman-chures et de toutes les coutures . Ce contrôle a lieu soit avant la soupe , soit avant la distribution de pain . C' est dire que les hommes aussi bien que les contrôleurs sont énervés et pressés d' en finir au plus vite . Les hommes qui sont porteurs de poux ou de leur trace doivent donner leur numéro au contrôleur .

Après l' appel , les pouilleux sont rassemblés et conduits à la Sauna , qui est l' établissement de la désinfection . Ils doivent emporter chacun une couverture qui est soi-disant la leur . L ' apparence est sauve , et c' est bien l' essentiel pour la chefaille . Mais ce qui est dramatique pour les hommes , c' est qu' ils s' en vont de la place d' appel sans pain et passent toute la nuit nus après la douche , en attendant la désinfection de leurs effets . Ils attendent aussi le retour du SS qui les a amenés .

S' ils sont nombreux , ils resteront à l' intérieur de la Sauna en grelottant sur le ciment jusqu' au matin . Si leur nombre n' est pas élevé , le « Kapo

Ils resteront ainsi tout nus , toute la nuit sous la belle étoile . Ils se serreront les uns contre les autres pour ne pas perdre inutilement le peu de chaleur qu' il faut pour vivre ou survivre . Qu' importe pour les chefs des lieux que la pluie tombe sur des hommes nus ? Peu ou rien , pourvu qu' eux-mêmes dorment sous un toit et couverts par autant de couvertures qu' ils le désirent . Qu' importe pour ces hommes que d' autres tremblent dehors par un temps où il gèle à pierre fendre ? Rien ou très peu . Pourvu qu' eux-mêmes soient dans une pièce bien chauffée et bien abritée de tous les courants d' air . Qu' importe pour un SS et ses serviteurs que des hommes crèvent de froid et de faim la nuit devant leur porte , rien , absolument rien , pourvu qu' eux-mêmes aient bien mangé , et qu' eux-mêmes soient bien portants . Les autres , ce n' est pas eux . Les souffrances des autres ne sont pas les leurs . Et si un homme crie au secours dans les affres de la mort , ils peuvent toujours répondre

– Tais -toi , sale pouilleux , si tu ne veux pas que je te fasse taire , moi !

Le matin , on pouvait les voir revenir enveloppés de leur couverture , pâles , amaigris , fiévreux et traînant les jambes , à bout de forces , ne parlant plus , demi-morts déjà . S' ils étaient débarrassés de poux à leur rentrée , ce n' était guère pour bien longtemps . Mais le mal , dont ils s' étaient chargés durant cette nuit terrible , était autrement plus grave que leurs poux . C' étaient des pneumonies et des congestions qui ne pardonnaient pas .

Dans ces deux cas , aussitôt l' appel terminé , les hommes recevaient leur pain sur place et en rangs par cinq s' en allaient tous vers la fameuse Sauna . Ils étaient chargés de gros paquets de couvertures .

Le chef de bloc restait chez lui ainsi que son secrétaire . Le roi et son Premier ministre étaient d' une espèce à part qu' il ne fallait pas confondre avec l' autre . Quelques SS accompagnaient le convoi . Ils comptaient les hommes à la sortie du camp et veillaient à la bonne marche des détenus . Gare à ceux qui traînaient derrière et qui ne pouvaient pas soutenir la cadence de l' ensemble !

Le chemin passait par un petit bois de bouleaux qui cachait deux bâtiments sans fenêtres à l' aspect lugubre munis de cheminées disproportionnées . Un frisson parcourait l' échine de chacun lorsque le convoi atteignait cet endroit-là .

– Ce sont les fours crématoires

Tous se taisaient , saisis de frayeur , mais tous devinaient . Tous retenaient la respiration , car rien ne pouvait empêcher les SS qui accompagnaient de commander « demi-tour à gauche ! » ou « demi-tour à droite ! » pour acheminer les hommes vers la mort . On ne respirait à son aise que lorsqu' on les avait dépassés . La Sauna était toute proche . La voilà .

C' est un grand établissement de douche et de désinfection . Il est tout neuf , achevé depuis notre arrivée . Une vaste salle nous accueille tous . Il y a déjà six cents hommes venus d' un autre camp et les quelques bancs autour des murs sont occupés . Les hommes sont fatigués après leur longue station à l' appel , de leur marche pour arriver ici et de l' émotion que leur a causée le passage devant les fours crématoires cachés dans le bois .

On attend et en attendant on s' assied par terre sur le ciment humide à cause de la neige et de la boue que traînent les hommes . On nous enlève les couvertures qui sont attachées par paquets de cinquante et remises à la désinfection . Le tour des hommes arrive aussi . Un morceau de fil de fer est distribué à chacun et doit servir à attacher les affaires ensemble . On nous dit qu' il faut les attacher de telle façon que le numéro de chacun reste apparent . Comme il faut retourner le pantalon à l' envers et la veste aussi , la marque de reconnaissance est assez difficile à trouver . Mais l' ordre est l' ordre , et des coups de bâton et de tuyau de caoutchouc pleuvent drus sur les épaules de ceux qui l' exécutent mal .

On peut conserver sa ceinture et ses lunettes ; tout le reste est arraché des mains des hommes : couteaux , cuillers , crayon , etc . Ces surveillants dans leur zèle enlèvent même les quelques chiffons que l' homme possède pour son hygiène corporelle , ou pour se couvrir les pieds et le cou . Il faut retourner les poches à l' envers pour que rien ne reste caché .

Mais , lorsqu' on s' en est sorti , il faut entendre de nouveau dans une pièce froide jusqu' à ce qu' on arrive au nombre de cinquante . Alors seulement on pénètre dans la salle de douches . Attente nouvelle sous les pommes d' arrosage à deux ou trois collés ensemble , jusqu' à ce que le surveillant veuille ouvrir les robinets . L' eau arrive enfin , presque vaporeuse à vous brûler , ou froide à vous glacer . La salle se remplit de cris et de jurons , mais le surveillant , imperturbable , continue à tourner les robinets dans tous les sens . Quand il est fatigué de toutes ces manœuvres , il s' arrête et ouvre les portes de sortie . Deux surveillants vous attendent là , munis de pinceaux faits de chiffons qu' ils trempent dans des cuvettes remplies de phénol

Cette attente durera des heures . Des heures longues et pénibles coupées de cris , d' appels , de précipitations , lorsque les vêtements sortent des chaudières .

Quel tour de force de retrouver son paquet dans le tas de chiffons amoncelés là ! Heureux ceux qui le retrouvent . Ils pourront se rhabiller et atteindre , couverts , l' arrivée du jour et le retour . Les autres courront , énervés et inquiets , battus par tout le monde , comme si c' était réellement de leur faute de ne pas retrouver leurs effets dans cette montagne de chiffons sales et déchirés .

Las et fatigués , saignant quelquefois , ils accepteront ce que le surveillant veut bien leur donner . Une chemise , un reste de chemise , est une chemise quand même . Mon caleçon ou son caleçon sera ton caleçon à partir de maintenant . Qu' est -ce que cela peut faire si ce caleçon porte des traces de diarrhée ou s' il est composé de deux jambes , l' une courte et l' autre longue , rattachées toutes deux par une ficelle .

– Tu le mettras quand même , puisque je te l' ordonne . Tu ne voudrais tout de même pas que je te donne le mien ? Allez , ouste , et Schnell !

Maintenant on va contrôler les effets . Gare à ceux qui seront trouvés porteurs de ceux qui seront trouvés porteurs de deux chemises ou de deux vestes ! Ce sera vingt-cinq coups sur le derrière . Les surveillants contrôleront de nouveau chaque homme pour voir s' il n' est pas trop habillé par ces quelques chiffons sales qui couvrent à peine le dos et les jambes . Ils enlèveront et déchireront même le chiffon qui vous protège le cou . Ils frapperont sans pitié l' homme qui voulait se protéger contre le froid de l' hiver qui sévit au dehors et qui mord comme un chien ses membres décharnés .

Le sous- Kapo a tout de même ordonné qu' on donne des chaussures à ceux qui étaient nu-pieds . Deux chaussures font une paire ici . C' est la règle . Il n' importe point que ce soient deux chaussures du pied droit ou deux du pied gauche . Il importe que l' on ne sorte pas les pieds nus . Et c' est déjà beaucoup de leur part . On s' arrange entre camarades le mieux que l' on peut sans léser personne .

Sortis enfin tout grelottants de froid dans cette cour de la Sauna toute couverte de neige . Le jour commence à peine à découvrir son visage gris et livide . Les surveillants parcourent le convoi , rangent les hommes par cinq pour les présenter au SS qui va nous reconduire .

– Alles stimmt ?

– Ja , Herr Unterscharführer . Bloc sept du camp de la quarantaine avec neuf cent quinze détenus !

– En avant , marche !

Les premiers rangs s' ébranlent . Les autres n' arrivent pas à suivre étant donné le chargement de couvertures que les hommes portent , les malades et les blessés qui s' y trouvent . On s' aide les uns les autres . On soutient les malades en leur prêtant le bras , mais on n' arrive pas à suivre . D'autant plus que ces demi-chaussures à semelles de bois n' ont pas de lacets ; par contre elles ont des clous qui blessent le pied et , pour comble , elles prennent une couche de neige à chaque pas . Au bout d' un moment , l' épaisseur est telle que l' on ne peut plus marcher . Il faut se tordre les chevilles ou faire partir la neige par un coup sec . Et l' on repart .

Cela retarde la marche et énerve les SS . Des cris et des coups pleuvent à nouveau , mais c' est le pain quotidien des hommes . Il n' y a personne dans le camp qui n' ait été battu . Il y a seulement des coups qui tuent sur place et d' autres qui tuent lentement ; il y a encore ceux qui ne font pas grand mal , mais ils sont rares . C' est une question de force , de tempérament , de résistance et de patience . Mais , pour ces hommes affamés , fatigués , transis de froid , tout coup est terrible .

On passe de nouveau devant les bâtiments abritant les crématoires . Maintenant , dans le jour pâle , on les voit bien dessinés sur la terre couverte de neige et sur le fond des bois de bouleaux . Ils font moins peur aux hommes , soit parce qu' ils savent qu' ils vont retourner à leur camp , soit parce que leur fatigue est si grande que même la mort ne les effraie plus .

Les jours se suivent , tous pareils en apparence , mais si différents quant aux événements , aux soucis , aux préoccupations , aux travaux et aux peines . Cette quarantaine nous pesait terriblement , bien que certains , comme les médecins , n' en fussent points mécontents .

– Ah , si l' on pouvait rester ici jusqu' à la fin ! disaient -ils à tout le monde .

À bien réfléchir , cette pensée valait autant que celle qui disait :

– Ah , si l' on pouvait rester chez soi jusqu' à la fin de la guerre !

Les hommes durant la guerre ne restent pas chez eux , ils s' en vont vers des destinées inconnues , affronter les dangers les plus surprenants , et trouvent la mort aux endroits mêmes où ils s' y attendent le moins .

C' est ainsi que cela se passait au camp de la quarantaine de Birkenau . C' était un réservoir d' hommes où les nazis et leurs serviteurs venaient chercher l' appoint qui leur manquait pour faire marcher leur industrie de guerre , leurs mines , leurs charbonnages , leurs usines et toutes les entreprises les plus dangereuses . Lorsque les uns crevaient à la tâche , ils venaient y chercher d' autres hommes pour les remplacer et les faire mourir à leur tour .

Il y avait là toutes les nationalités de l' Europe subjuguée par l' Allemagne victorieuse . Depuis le fin fond de la Russie en passant par la Pologne , les pays Baltes , la Hollande , la Belgique , le Danemark , la Norvège , jusqu' en France , puis revenant par l' Italie , la Yougoslavie , la Hongrie , la Roumanie et la Grèce , elle avait drainé de tous ces pays , comme des plaies béantes , le sang le plus vif et la moelle la plus nerveuse pour l' injecter à son propre corps et se donner ou maintenir une vigueur révolue .

Elle trompait tout le monde et se trompait elle-même en croyant se forger ainsi des armes à toute épreuve . Ce n' étaient que des sabres de bois et des fusils de pacotille . Elle se vengeait donc , cette Allemagne qui devait être au-dessus de tout et que toutes ces nations maintenaient sur son bouclier chancelant . Elle se vengeait donc , cette Allemagne victorieuse , en attelant toutes ces nations à son char embourbé jusqu' aux essieux . Elle fouettait furieuse , de toutes ses forces , les échines pliées de ses vassaux . Mais elle se rendait compte que tous ces serfs ne la sauveraient pas de l' abîme russe .

Elle voulait encore à tout prix maintenir devant le monde une façade de bon aloi . Elle savait que le bâtiment était lézardé et qu' il croulerait un jour ou l' autre . Mais elle voulait entraîner toute l' Europe sous son toit et l' ensevelir avec elle sous les décombres allemands . Elle faisait travailler à cette tâche surhumaine les meilleurs fils de l' Europe transformée en un immense camp de représailles .

Notre camp servait surtout à alimenter en hommes les industries de la Haute-Silésie . Mais il servait aussi à exterminer tous les ennemis de l' Allemagne .

– Halte-là , assassins !

Pouvaient -ils crier aux autres :

– Au secours ! On tue ici !

Non et non . Le monde était fermé pour eux . Le monde entier se réduisait à ce petit espace qui se terminait par des fils de fer barbelés chargés d' un courant à haute tension . Au-delà , il y avait l' inconnu ou la mort . Leur voix et leur appel restaient sourds et sans échos . Qui pouvait les entendre ? Personne . Qui les écoutait ? Personne . Tout se passait en vase clos hermétiquement fermé .

Qui pouvait entendre leurs cris de désespoir ? Leurs gardiens seuls , mais ceux -ci s' en moquaient . Ils pouvaient être entendus encore plus loin que le camp , s' ils mettaient leurs voix ensemble , mais c' étaient encore des gardiens et partout des gardiens qui se moquaient d' eux et de leur appel . Il ne restait donc plus rien d' autre à faire que de se taire , de marcher en silence , de crever en silence , de travailler doucement et de mourir en silence . Et c' est ce qu' ils faisaient .

Tous ces hommes se rappelleront leur vie durant ces visites des SS qui entrent au bloc en ouvrant largement les grands vantaux .

– Achtung ! vocifèrent les secrétaires et les surveillants . Bloc sept occupé par neuf cent dix détenus .

– Il nous en faut deux cents aujourd'hui , dit le SS .

– Que tous les hommes se déshabillent au pas de course , crient les secrétaires et les surveillants armés de gourdin .

Et les hommes obéissent et défilent tous nus devant le SS en écartant les doigts des mains et en levant les deux bras en l' air , se retournent pour montrer leur dos et passent au pas de course . Le SS fait des signes : celui-là ! Et le secrétaire crie : « Ton numéro , putain de ta mère ! » L' homme présente son bras gauche où son numéro est inscrit en lettres d' acier et s' en va pour laisser la place à un autre . Le SS compte les numéros inscrits :

– Il y en a assez , arrêtez ! dit -il .

Mais le secrétaire lui répond avec un sourire de maquignon et un geste de serf :

– Il vaut mieux prévoir une réserve , on ne sait jamais

Et le défilé continue encore pendant un certain temps . Le SS s' en va , accompagné du « Achtung ! » habituel . Mais le secrétaire et les surveillants prépareront pour le jour convenu le chargement à prendre sur place ou à livrer à domicile .

Les hommes s' en iront toujours le soir , à la tombée de la nuit , fatigués par les stations interminables , énervés , battus , comptés et recomptés , éreintés et malheureux , mais nourrissant tout de même un tout petit espoir qu' au-delà de ces barbelés leur destin pourrait subir un changement quelconque , que leur état de bête de somme pourrait se modifier au contact de la liberté

Combien d' espoirs déçus ! Quelle désillusion terrible !

Quel triste retour ! Quel spectacle terrifiant ! Ô , hommes , qu' avez -vous fait des hommes , vos frères ! Vils bourreaux , qu' avez -vous fait de vos victimes ?

– Est -ce que les morts peuvent encore marcher ? Est -ce que les cadavres peuvent être encore rangés par cinq , eux aussi , et avancer vers le bloc trois pour y être hébergés et inscrits ?

C' est pourtant l' évidence même et non une vision fantasmagorique . Ce sont les hommes qui marchent encore , qui parlent , qui entendent , qui sentent la mort leur tordre les entrailles , qui ont faim , qui se meurent de faim , qui voient le monde et la lumière fuir leurs yeux agrandis , qui éprouvent encore le plaisir et la peine , qui distinguent encore le bien et le mal – mais qui vivent encore uniquement pour prolonger leur torture , qui espèrent vivre encore parce que cet espoir est plus fort que la vie , plus fort que la mort .

Quelqu'un demande :

– D' où les hommes ?

– De Flossenbourg , en Bavière .

– Quel travail ?

– Les carrières .

– Les gardiens ?

– Les SS .

– Ah ! et comment ça ?

– Les coups , les chiens , la faim .

– Combien d' hommes ?

– Quinze cents au départ , neuf cents à l' arrivée .

– Quels pays ?

– Tous les pays . Nous autres , on vient de France .

– Pourquoi ?

– Évadé , repris .

– Tu es tout seul ?

– Non , nous sommes cinq . Nous étions quatorze .

– Ah , mon Dieu ! Les hommes ont pu faire cela ?

– Tu le vois bien

Les SS et les éminences du camp défendent de leur parler et chassent tout le monde vers les blocs . Il faut se quitter . Un geste suffit .

Le lendemain nous voulons rendre visite aux Français , mais le surveillant ne laisse pas entrer . Il nous renvoie aux portes arrière . Mais là , c' est un spectacle horrible . Un monceau de cadavres est entassé , atteignant le mur du bloc à mi-hauteur . Les uns sont tout nus , les autres portent encore un reste de vêtement . Les portes sont ouvertes et les surveillants apportent d' autres cadavres , les jettent sur le tas , comme des paquets encombrants . Il y en a peut-être deux cents , peut-être plus , enchevêtrés les uns dans les autres . Il n' y a plus que des têtes , des jambes , des bras , pas un seul muscle , tout est usé jusqu' aux fibres . Ce sont des squelettes tendus de peau seulement .

Quelques-uns ont des yeux ouverts qui reflètent encore le ciel , et des bouches qui paraissent crier continuellement . Quelques-uns , à cause de leurs dents blanches , semblent rire encore , comme les têtes de mort seules peuvent rire . Certains donnent l' impression de vivre encore

Nous nous en allons tout bouleversés et honteux , n' osant pas nous regarder en face .

– Comment des hommes peuvent -ils faire cela ?

– Des hommes , non ! Mais les SS sont -ils des hommes ?

Mon camarade pénètre aux WC , et je l' attends pour que nous rejoignions le bloc ensemble . Un homme de grande taille venant de là attire l' attention . Il me semble que je le connais , mais je ne me souviens plus d' où . C' est un mort vivant , habillé seulement d' une chemise et d' une veste . Deux jambes d' une extrême maigreur sortent de sa chemise et traînent des sabots . Il marche à peine . Ses yeux sont perdus sous les arcades sourcilières et brillent d' un feu sombre . Sa face est jaune , faite d' angles et d' ombres . En sortant il heurte une poutre latérale et tombe , avec un cri perçant . Je me précipite vers lui et crois distinguer un appel sortant de sa gorge contractée : « Au secours ! » Puis une fois debout il prononce nettement le mot :

– Merci !

– Tu es français ?

– Oh , oui , mon vieux ! Nous sommes arrivés hier . Je suis très malade . J' ai une diarrhée terrible . Toute la nuit je vais du bloc aux cabinets et des cabinets au bloc . Le manger est bon , ici , à côté de là-bas , mais trop gras . J' en ai trop mangé hier et n' en peux plus .

– Oh , oui ! J' espère bien ! Ils nous ont trop esquintés . Je suis de Rouen , j' ai vingt-neuf ans et j' ai travaillé dans le port . Prisonnier , je voulais me sauver . J' étais costaud et maintenant je ne peux plus .

– Va , ça passera . Il faut faire attention . Il y a des médecins de Paris avec nous . Je vais en chercher un tout de suite . Tu es au bloc trois . Vas -y , il viendra te voir .

Il remercie encore une fois et s' en va lentement en traînant les jambes , les plaçant avec peine l' une devant l' autre . Je le suis du regard , en me retournant chaque fois que j' ai fait quelques pas .

À un moment donné , j' entends de nouveau son cri perçant , qui m' arrête . Je le vois encore par terre . Je cours vers lui , mais il crie si fort et d' une façon telle que tous les détenus doivent se tourner de son côté parce que ces cris déchirent le cœur et glacent le sang .

– Ah … Ah … Ah

On entend dans chaque éclat de voix toutes les forces du monde qui s' accrochent désespérément à la vie , toutes les forces de la terre qui jaillissent pour se manifester encore et demeurer .

– Ah … Ah … Ah

J' arrive et l' aide à se redresser . Il me regarde , me reconnaît et me remercie . Je le prends sous le bras et le conduis lentement vers son bloc . Chemin faisant , il dit :

– Cela va mieux , oh , je me remettrai . Malheureux , je n' ai plus la force de me tenir sur les jambes . Quand je marche comme voilà , je me sens bien , mais si je tombe ? Avec cette diarrhée qui m' épuise , je crois bien que c' est ma fin . Merci . Nous voilà arrivés .

En effet nous sommes devant les portes de son bloc . Mais , comme on ne laisse pas pénétrer les étrangers , je dois le laisser là tout seul .

Je me retourne de nouveau après quelques pas pour le voir enfin entrer . Il est toujours devant cette porte qui ne s' ouvre pas . Brusquement elle s' ouvre , et les cris terribles recommencent , c' était le chef du bloc , une brute allemande , qui l' avait renversé .

Les éclats déchirants jaillissent de nouveau partout , comme des appels suprêmes au secours : mais aussi comme les derniers sursauts de la vie . Tout ceux qui les entendent sentent leur sang se figer , leurs cheveux se dresser sur la tête et leur chair se glacer de frayeur .

Ces cris , je les entends encore et , toute ma vie durant , je continuerai à les entendre . Tous ceux qui les entendirent ne pourront plus jamais les oublier . Parce que , dans cette voix , ce sont toutes les voix du monde qui criaient dans la frayeur de la mort

Le froid se fait sentir , terrible .

Le matin , à peine debout nous sommes chassés du bloc sous le prétexte de nous faire secouer notre couverture ; mais , en fait , ce sont des heures interminables que nous devons passer dehors . Dans ce pays humide , le mois de décembre est particulièrement pénible . On a l' avantage de pouvoir se protéger de sa couverture ; mais le vent souffle fort dans cette vallée de larmes et de désolation .

On dirait que le terrain même choisi pour le camp devait aider au dessein funeste de ceux qui s' étaient donné pour tâche d' exterminer leurs ennemis . Loin de tout centre , loin des grandes voies de communication , à la lisière des frontières polonaise , allemande et tchèque , dans un coin perdu , infesté de marécages puant la pourriture , le camp répandait la mort . La terre était gluante et bourbeuse . L' eau était imbuvable et propageait la contagion .

Les hommes choisis pour le service et la surveillance , s' ils n' étaient pas des criminels aux multiples condamnations , étaient de l' espèce unique , qui sait tuer pour vivre . Il était patent que ces chefs de bloc ou ces secrétaires dépassaient parfois en cruauté et en haine les nazis eux-mêmes .

Il n' y avait pas au camp à cette heure matinale un seul SS , encore moins seraient -ils allés contrôler ce qui s' y passait par ce froid et ce vent qui coupaient la respiration et glaçaient les membres . Les surveillants chassaient quand même les hommes au dehors , tout en les sachant affamés , mal nourris , mal reposés , malades et malheureux .

Quel génie du mal pouvait pousser ces êtres à abuser à un tel point de leur pouvoir ?

Est -ce une maladie chronique de toute l' humanité , et tout homme investi d' une autorité sur les autres ou d' un commandement quelconque doit -il agir aussi cruellement ? Est -ce une rançon du pouvoir qu' il paie ainsi en demeurant sans égards pour l' homme , son frère ? Alors , malheur à l' homme du pouvoir , de l' autorité et du commandement ! Son cœur est froid ; la pitié lui est étrangère , l' amour simple – trésor commun des hommes – lui reste inconnu .

On pouvait croire qu' ils aidaient les SS dans leur travail de sélection naturelle . Seuls les forts devaient sortir vivants de cette lutte continue de la vie contre la mort . Qui les obligeait donc à faire ce travail de bourreau , même pendant l' absence des bourreaux ? Un sadisme venant de leurs maîtres et seigneurs les contaminait à tel point qu' ils oubliaient leur état de détenus .

Ils savaient pourtant que le jour où leurs maîtres n' auraient plus besoin d' eux , ils oublieraient même les services rendus et leur feraient subir le même traitement inhumain . Par contre , les détenus , eux , ne l' oublieraient point , ne pourraient jamais l' oublier . Les surveillants le savaient . Mais , se croyant toujours plus malins que les autres , ils espéraient s' en tirer dans la mêlée générale et la veulerie commune .

– Ah ! Qu' est -ce que tu nous chantes là ? Il ne manquait plus que cela ! Voyons , est -ce possible ?

– Puisque je vous le dis , c' est que j' en suis certain . Qu' est -ce que les gens ne sont pas capables de faire pour une assiette de soupe ?

On se tait donc , et l' on marque le pas en silence , en regardant autour de soi . Il y a des hommes qui se collent contre le mur du bloc , croyant trouver dans le bois le meilleur protecteur contre le froid . D' autres essaient de parler d' autre chose pour s' évader autant que possible de ce monde ingrat . D' autres enfin envient les ours blancs , ou les gens nés dans ces pays polaires , comme si les Esquimaux eux-mêmes pouvaient vivre dans le froid sans être habillés chaudement .

Le temps passe lentement . Les étoiles pâlissent d' un côté du ciel . On se console en se disant qu' en France les mêmes étoiles brillent encore de tout leur éclat , les mêmes constellations éclairent le ciel magnifique . Qu' il est possible qu' au même moment des yeux aussi humectés de larmes que les nôtres regardent là-bas le même spectacle en pensant à l' absent dans l' inquiétude qui les tient éveillés

Enfin les portes s' ouvrent . On se précipite pour goûter à nouveau un peu de chaleur propre à tout abri . Le bloc n' est pas chauffé à proprement parler . C' est la présence des hommes qui fait monter sa température . Il nous doit bien plus que nous ne lui devons , il nous rend seulement ce que nous lui donnons . Les Stubedienst sont les premiers à souffrir de notre absence et c' est peut-être là la seule cause de leur geste d' hospitalité . C' est pour se réchauffer qu' ils nous ont appelés .

Les hommes se remettent sur leur grabat . Ils vont subir la fuite du temps , chose la plus pénible dans toute réclusion .

Le temps passe lentement lorsqu' il faut le mesurer avec la vie , avec les battements du cœur , avec les pulsations du sang , l' usure des nerfs ou les vibrations de la pensée . Le temps n' est rien , absolument rien , il n' existe pas . C' est notre durée à nous qui demeure et s' écoule , qui persévère et change , qui reste et fuit . C' est notre persistance à nous qui fait le temps , parce qu' elle fait la mesure et la marque . Notre existence seule forme le rail de ce train qui avance si lentement . Cette lenteur et cette durée ont besoin de s' imprimer dans une activité quelconque et , à son défaut , elles pèsent plus lourdement que le plomb .

Les uns comptent les grains de chapelet , les autres , les gouttes de pluie qui tombent , les pas des surveillants ; mais les uns comme les autres ne font que compter leur indolence personnelle . L' araignée qui descend sur son fil , le carreau qui s' éclaire par le blanchiment du jour , le bois qui craque et allonge sa fente , ne font pas autre chose que marquer l' activité et le changement des autres par rapport à la lenteur de notre propre usure . Et c' est là que se trouvent les causes de notre ennui , de notre tristesse et de notre mort .

Pour lutter contre cette lenteur de la vie , des camarades cherchent à faire quelque chose . Mais les épisodes du conte le plus long se terminent quand même à regret , les repas les plus variés s' achèvent quand même par le dessert , les sujets de conversation les plus attachants s' épuisent malgré tout . Et le sommeil , le repos , la lassitude et l' ennui cherchent plut tôt ou plus tard à aboutir à quelque activité vitale .

La misère la plus sensible , c' est le manque de cuiller .

– Mais comment en fabriquer , lorsque le couteau fait défaut ?

– On se met donc à fabriquer un couteau !

– C' est le couteau qui est l' outil le plus indispensable .

En effet . Un morceau de tôle carré peut déjà , lorsqu' il est aiguisé , servir à couper . Mais un tel outil ne contente que les paresseux . Pour les hommes actifs , il faut quelque chose de plus . Un morceau de cercle de tonneau , un bout d' acier , ou tout autre débris de métal trouvé dans le camp devra leur donner à force de patience la lame du couteau , objet de leur désir .

Durant des heures ils frotteront ce métal contre une pierre , d'abord pour lui donner la forme , puis pour l' aiguiser comme il faut et enfin pour le rendre commode . Le manche sera garni de chiffon , de ficelle , de fil de fer , de fil électrique ou de deux morceaux de bois . Un couteau bien terminé fera le contentement de son ouvrier et provoquera l' admiration des spectateurs .

Les portes de toutes les activités s' ouvriront à l' homme largement . Il pourra travailler , couper et tailler tout ce qu' il voudra . Il pourra même rêver .

Mais la première des choses qu' il fera , ce sera la cuiller .

Un morceau de bois bien épais , une branche avec nœud , un bout de racine , une chute de planche , tout objet susceptible de devenir une cuiller sera le bienvenu . Lentement , avec mille précautions , la fragilité du matériau devra être vaincue . Quelle colère déchaînera -t-il s' il casse au moment de la finition !

Tout est à recommencer . Il faut que la cuvette soit assez profonde pour contenir une bonne bouchée , qu' elle soit lisse et ne blesse point . Il faut aussi que son manche soit commode dans la main . Alors seulement le travailleur pourra lever les yeux sur ceux qui le regardent sans devoir les baisser .

– Il y en a qui se priveraient de pain pour avoir une si belle cuiller .

– Oh , mais je la céderais pas même pour du pain . Je vais en fabriquer une autre . Alors je te céderai celle-là . Mais , pour le moment , pour rien au monde .

Le temps passait ainsi . Les Polonais disaient leur chapelet , répétaient leur catéchisme où se battaient entre eux . Les Russes travaillaient tous , les uns le bois , les autres tricotaient la laine en défaisant les vieux effets déchirés . Les Français discutaient beaucoup , mais l' ennui dévorait tout le monde comme une gangrène .

Les Stubedienst marchaient à pas lents et bâillaient . Le secrétaire trouvait toujours quelque occupation pour ne pas laisser les hommes tranquilles . Si ce n' était pas pour le nettoyage du bloc , c' était pour l' enlèvement de la neige tout autour . Si ce n' était pas pour aller ramasser des morceaux de charbon autour de la cuisine , d' où deux hommes devaient ramener une brouette pleine – alors c' était pour aller chercher du bois en dehors du camp . Il s' y prenait ainsi :

– Cinquante hommes pour faire une corvée ! lançait -il en direction du bloc , et plus vite que ça !

Les surveillants se mirent tout de suite à l' ouvrage . À l' aide des gourdins , ils chassèrent de leur couche tous ceux qui ne leur plaisaient pas , ceux qui n' exécutaient pas leurs ordres comme des automates , les fortes têtes . Ils chassèrent aussi tous les souffre-douleur , pâlots , maladifs et craintifs , tous ceux qui traînent la jambe , qui ne tiennent plus debout – soit pour les redresser , mais bien plus encore pour les achever .

Les hommes partirent rangés par cinq , se découvrirent devant les SS en passant la porte du camp et s' en allèrent par des routes gelées et couvertes de neige .

C' était assez loin . Les hommes longèrent les barbelés du côté extérieur et purent voir des équipes de détenus occupés à la construction des camps nouveaux ou à creuser des ravins profonds tout autour .

Des postes de garde SS contournaient le camp par une chaîne espacée de cent mètres entre chaque maillon . Ces postes étaient faits de plateaux carrés de deux ou trois mètres soutenus par des poutres de grande taille qui leur permettaient de dominer le camp . Un petit toit les abritait de la pluie et protégeait leur mitrailleuse . C' était là la petite chaîne de garde . Elle avait pour tâche de garder le camp durant la nuit .

Pendant le jour cette chaîne était abandonnée .

Une fois sorti des barbelés , tout nouveau détenu pouvait se croire en liberté . Ce n' était qu' une illusion , et qui coûta la vie à plus d' un . Le convoi avançait ; devant , le secrétaire armé de son plus gros gourdin , et , derrière , un Stubedienst également armé .

Mais cinquante hommes unis dans une même pensée sont une force puissante , même s' ils n' ont que leurs bras nus . Le camp était déjà loin et le bois n' était pas encore atteint . Nous regardâmes de tous côtés pour voir si ce n' était pas un rêve . Mais non . Sur la route , personne . Le colonel , qui était à côté de moi , et qui eut certainement la même pensée , me toucha le coude en demandant des yeux seulement :

– On tente le coup ?

– C' est la meilleure occasion .

– D'accord . Ouvrons l' œil !

Nous approchions du bois ; nulle part il n' y avait trace d' un poste . Le secrétaire nous ordonna de ramasser les branches qui traînaient par terre , reste d' une ancienne coupe .

Tout le monde s' éparpilla à la recherche du bois . Le colonel et moi , nous entrâmes parmi les arbres tout en ayant l' air de chercher des branches . Le secrétaire ne pouvait pas tout voir . Il se servait d' un sifflet pour rassembler les hommes . Cette récolte de bois était assez longue , car il fallait arracher , au sol couvert de neige , les branches gelées . Il y avait d' autres glaneurs à côté de nous .

Nous avancions toujours avec notre paquet de branches en regardant de tous nos yeux . Tout à coup une mitrailleuse éclata tout près de nous et un cri terrifiant déchira l' air , comme la foudre . Un homme , à côté de nous , laissa échapper son paquet , resta debout les bras tendus , la bouche ouverte et les yeux énormes . Il demeura ainsi l' espace d' une minute exorbitante et tomba de toute sa longueur face à la terre blanche . En écarquillant les yeux nous aperçûmes une guérite perchée sur des arbres . Un SS tenait encore son fusil-mitrailleur braqué dans notre direction . L' homme qu' il venait de tuer par derrière gisait presque à ses pieds .

– Bande d' abrutis et engeance de putasse , où vous croyez -vous donc ? Je jurerais que cette ordure qui s' est fait tuer se voyait déjà en liberté provisoire . Je vous disais pourtant de ne pas vous éloigner de moi . Que cela vous serve de leçon à vous autres . En avant , les maraudeurs ! Vous quatre , vous prendrez le chemin de retour tout de suite . Et vous autres , vous ramasserez autant de bois que vos bras pourront porter et , au pas de course , vous rattraperez les porteurs .

Ainsi fut fait . C' est de cette façon tragique que nous apprîmes l' existence de la grande chaîne de postes . Elle entourait durant toute la journée non pas seulement le camp de quarantaine , mais tous les camps groupés à Birkenau et tous les lieux de travail de détenus .

Nous rentrâmes chargés comme des portefaix , tout couverts de sueur et ne sentant plus nos mains , aussi gelées que des branches mortes . C' est le cœur gonflé de tristesse que nous suivions ce convoi funèbre .

Qui pourrait oublier jamais le départ des nôtres pour Buna

Les nazis vinrent de bon matin demander des spécialistes de métallurgie . Le secrétaire fit lever tout le monde . Après des heures de comptes , de cris , d' insultes et de coups , il fit sortir du bloc les serruriers , forgerons , tourneurs , soudeurs , outilleurs et mécaniciens , dessinateurs et modeleurs pour les envoyer dans un bloc voisin .

Les hommes se demandèrent s' il ne valait pas mieux être manœuvre pour rendre le moins de service possible aux Allemands . D' autres ajoutèrent que ce n' était point une sinécure d' aller travailler en usine qui serait bombardée jour et nuit par l' aviation alliée . Quelques-uns pensaient qu' il valait mieux travailler dans son métier , ce qui est certainement le moins fatigant .

Il y en eut qui se dire spécialistes , croyant ainsi échapper à la misère du camp et à sa lente extermination . Mais d' autres étaient d' avis que les Allemands , dans leur haine , pouvaient s' en prendre bien plus vite aux spécialistes utiles qu' aux simples manœuvres . Les opinions étaient assez partagées dans ce bloc huit – lieu de rassemblement de tous les spécialistes . Les hommes attendaient que quelqu'un voulût s' occuper d' eux , mais personne ne vint . Las d' attendre , ils retournèrent furtivement à leur bloc respectif .

La visite commença .

Comme un troupeau de bétail passant sous l' œil du boucher ou de l' éleveur qui cherche les défauts des bêtes qu' on lui vend , en demande l' âge et regarde leurs dents , les hommes passèrent sous les yeux scrutateurs de ce groupe . On les tâtait , fouillait , tournait et retournait . On les fit marcher et courir , on leur demanda leur âge et leur profession . Ceux qui furent acceptés durent donner leur numéro au secrétaire .

La soupe était là depuis longtemps , l' heure de sa distribution était passée , et le contrôle durait toujours . Lorsque tout le monde eut défilé , il fallut repasser une seconde fois , pour un contrôle définitif .

Les SS partirent enfin , accompagnés des éminences . Un silence lourd planait , chargé de tristesse et d' angoisse . Tous les hommes avaient faim et tous étaient troublés par cette destinée inconnue qui s' ouvrait devant eux .

Plusieurs pleuraient , car ils allaient être séparés pour la première fois d' êtres chers qu' ils n' avaient jamais encore quittés , des pères de leurs enfants , des frères de leurs frères . Les hommes étaient bouleversés à l' idée de la séparation qui les frappait plus durement que toute autre , elle leur semble annoncer la mort .

Mais il n' y avait rien à faire . Les uns avaient été choisis pour cette commission de SS , les autres – non . Léon R. n' avait -il pas essayé de passer trois fois devant les nazis à seule fin de ne pas être séparé de son fils ; mais il fut chaque fois refusé . Quelles démarches n' avaient pas tentées le père Gug pour ne pas demeurer seul avec son plus jeune fils , alors que les deux autres devaient les quitter . Et combien d' autres … Il est difficile de se rappeler tous les noms , impossible d' exprimer tant de peines et de souffrances . Tous les membres criaient leur déchirement , une douleur voilait tous les yeux , les griffes de la mort saisissaient les hommes à la gorge .

Pour la première fois les hommes ne mangèrent pas tous leur soupe . Ceux qui restaient la cédaient à ceux qui allaient partir . Personne , assurément , ne le savait encore , mais quelque chose de tragique flottait dans l' air et bouleversait les détenus . Les secrétaires et les surveillants étaient nerveux , couraient dans tous les sens , frappaient les gens pour un rien , ne se laissant point aborder .

L' appel eut lieu un peu plus tôt que d' habitude . Une pluie fine et froide se mit à tomber , détrempant le terrain et les hommes . Tous se taisaient comme s' il n' y avait plus rien à se dire . L' eau tombait d' un ciel bouché , mouillant ces faces pauvres et malheureuses , si muettes et si tristes qu' aucune phrase n' est capable de l' exprimer fidèlement .

Il y a au monde certains tableaux sacrés qui représentent la descente au tombeau du Christ ou sa mise en croix . Ces tableaux expriment l' image la plus profonde de la souffrance humaine . Eh bien , il faudrait réunir tous ces tableaux , en faire sortir les images , les rendre vivantes et réelles . Il faudrait ranger tout ces christs par cinq les uns derrière les autres , les habiller de guenilles et de chiffons mouillés , ruisselants d' eau , pour avoir le spectacle de cette réalité qui dépasse la pensée humaine

Après l' appel , les hommes inscrits durent rester sur place . Ils n' eurent plus le droit de pénétrer dans le bloc . On se dit « au revoir » comme si l' on se disait « adieu » . On se regarda comme si l' on se voyait pour la dernière fois ; on se serra la main comme si l' on se donnait un baiser

La pluie tombait toujours ; tantôt par rafales que le vent balayait , tantôt bruinante en une lente averse .

Nous restâmes cachés derrière les murs pour regarder encore un peu les amis qui partaient et que nous nous reverrions peut-être plus . Les Stubedienst leur distribuèrent là , sur la place , ce quart de pain misérable , tout mouillé et plus semblable à un carré de terre glaise qu' à une nourriture humaine . Ils le mangèrent sur-le-champ , ce pain amer , ne sachant pas où le mettre , parce que leurs vêtements étaient trempés et leur coulaient au corps .

Le temps passa . La pluie tombait , tombait sans arrêt . Les hommes étaient aussi mouillés maintenant que des arbres d' où l' eau coulerait à son tour . Ils tremblaient tous de froid et essayaient de s' essuyer la figure où il y avait encore plus de sueur que d' eau . Leurs pieds étaient enfoncés dans la boue , mais ils ne réagissaient plus . À quoi bon changer de place , quand le sol est partout détrempé et gluant ! À quoi bon tenter quelque chose , quand la nature tout entière , quand Dieu lui-même est contre vous ?

Les hommes , eux , pourraient faire quelque chose , mais alors ils n' accepteraient plus d' être des bourreaux de leurs frères . Ils ne les voueraient pas à la mort lente sous la pluie glaciale , plus terrible qu' un bain froid qui durerait des heures interminables . Nous arrivâmes avec grande peine à leur procurer quelques morceaux de toile , de papier ou de chiffon pour protéger un peu leurs dos . Quelques-uns changeaient de veston en arrachant leur numéro respectif .

Enfin , le signal du départ fut donné . Les SS qui devaient les conduire croyaient que la pluie cesserait et qu' ils pourraient profiter de cette accalmie pour ne pas être mouillés . Mais la nuit approchait et il fallut partir . Ils voulaient donc aller vite , courir même pour éviter d' être trempés . Mais les hommes ne pouvaient pas courir , tout ruisselants d' eau qu' ils étaient .

Les vêtements frottaient sur leur peau , provoquant des érosions et des brûlures . Ils perdaient leurs chaussures , qui collaient à la boue du chemin . Ils étaient à bout de forces et près de tomber .

Mais allez dire cela aux SS , qui eux , ont de bonnes bottes et des manteaux chauds . Ils ont , en plus de leur fusil , des grosses triques , dont ils frappent les hommes plus douloureusement que s' ils frappaient la chair nue . Si les chaussures glissent , c' est nu-pieds qu' il faut courir sur cette route boueuse et pleine de pierres . Si l' homme tombe dans cette boue , ce sont des coups de fusil et des coups de botte qui le redresseront .

Ce martyre dura une heure . C' est plus de cinq kilomètres qui séparaient les hommes de leur nouveau camp . Tout fumants de sueur froide , ils attendaient derrière les portes qui ne s' ouvraient pas . Ici on ne voulait pas d' eux , parce qu' il faisait déjà nuit noire . La pluie tombait toujours et les portes étaient toujours fermées . Lorsqu' on les ouvrit enfin pour les laisser passer , les autorités des lieux s' aperçurent qu' il y avait erreur .

Nouvelle attente . Les hommes durent se déshabiller à nouveau au dehors sous la pluie battante . Ils rejetèrent ces vêtements de torture , et tout nus ils pénétrèrent dans une pièce précédant la chambre des douches .

Nouveau contrôle . Tous ceux qui portaient des blessures aux pieds ou qui avaient des érosions furent refusés . Les SS les attendaient , il fallait faire vite . C' est tout de suite qu' ils durent endosser leurs vêtements de souffrance et rebrousser chemin au pas de course .

C' est ainsi , plus morts que vivants , qu' ils firent ce chemin de retour pour regagner le bloc sept tout grelottants , haletants et presque fous

Mais ce bloc est plus semblable maintenant à une maison de mort qu' auparavant , lorsque les camarades y vivaient encore . Les boxes des Français sont presque vides . Les quelques rescapés , les spécialistes et les médecins ne sont pas nombreux , et ne dorment pas dans cette solitude qui les glace .

Personne ne dit mot , mais tous pensent avec angoisse à ceux qui sont partis et qu' on ne reverra plus . Les pères abandonnés par les enfants sont les plus malheureux . Les uns n' arrêtent pas de pleurer , les autres portent des masques tragiques

Sur mon bat-flanc le père Julien P. , qui est seul maintenant , ne peut pas se consoler et ne dort pas .

– Oh , c' est fini maintenant pour moi . Jamais plus je ne reverrai mon petit . Jamais je ne pourrai m' expliquer devant sa mère à qui j' avais juré de ne pas m' en séparer . Oh , mon Dieu , mon Dieu , à quoi bon continuer ? Je suis un laissé-pour-compte , plus bon à rien , puisqu'ils n' ont pas voulu de moi . Ah , comme c' est dur et pénible de voir cela à quarante-cinq ans !

Silence . Il continue :

– Et crois -tu qu' ils me donneront la soupe pour rien ? Oh , non ! C' est certain qu' ils me tueront un de ses jours . Va , c' est bien fini . Et puis plus tôt ou plus tard … À quoi bon souffrir encore ?

Il se retourne sans arrêt sur sa couche dure , les yeux rouges de larmes . Que dire à cet homme inconsolable ? Quels mots peuvent avoir une valeur plus forte à ses yeux que la perte de son unique enfant ? Quelles paroles peuvent atteindre sa pensée , qui déchire ses derniers liens avec la vie ?

La fatigue des hommes après cette journée terrible est si grande que rien ne peut plus les tenir éveillés . Mais le cauchemar vécu est si bouleversant que l' on ne dort pas . C' est une espèce de fièvre qui accable et ronge le cerveau et les cœurs comme une pieuvre accrochée par ses tentacules à un lambeau de chair vivante .

Au réveil , le père Julien P. n' était pas à sa place . On se mit à sa recherche . On le retrouva facilement … Tout près du bloc servant de lavabo et de WC , juste en face de la porte arrière , il était accroché aux fils de fer barbelés chargés à haute tension .

Son corps , comme délivré de tout poids terrestre , se balançait au gré du souffle . À le regarder de plus près , il avait l' air d' un homme tenant ce fil comme s' il tenait la rampe d' une barre . Il plaidait devant le monde désert la cause terrible qui était la sienne ; la cause de sa déportation , de la séparation d' avec ses êtres chers , la cause de son martyre , de son avilissement , de sa déchéance , de sa faim , de ses souffrances indicibles qui l' avaient poussé à la mort .

La vie dans le camp continue ainsi , marquant chaque jour d' un visage particulier . L' un se distingue par la distribution de chaussettes , l' autre par le départ des menuisiers vers le grand camp . Un autre jour se marque dans la mémoire par une nouvelle visite du Rapportführer SS pour son jeu de massacre . Un autre encore par la punition d' un camarade français parce qu' il a uriné à une heure indue . Un jour le Lagerkapo emmène cinquante hommes pour un travail de nettoyage , un autre jour un tonneau de soupe est renversé et les conséquences s' en font sentir pour les porteurs comme pour les hommes du bloc .

Pour un homme qui regarderait ces événements d' un œil froid , ils sembleraient certainement de peu d' importance . Mais celui qui les a subis s' en souviendra fatalement .

Une distribution de chaussettes ? Quoi de plus anodin et de plus banal ?

Le secrétaire en donne deux à chaque homme et l' affaire est terminée . Bien sûr , mais lorsqu' on regarde les conséquences de cette distribution , et qu' on sait qu' un homme l' a payée de sa vie , il n' en est plus de même . Pourtant , qu' y a -t-il de plus simple que de voir un secrétaire mettre de côté pour son usage personnel ou pour une autre fin quelques paires de bonnes chaussettes ? Il s' aperçoit , à la fin , qu' il lui en manque une paire . Ce n' est rien . Il fait mettre tout le bloc debout , fait accroupir tous les hommes qui doivent en sautillant sur les talons passer devant lui . Ainsi , il veut découvrir celui qui porte des chaussettes ressemblant à celles qu' il cherche . Quand dans le nombre il trouve un pauvre être qui n' en a pas reçu du tout , il l' accuse d' être le voleur et le roue de coups à tel point que l' homme succombe peu après – cette journée pour cet homme et pour tous les autres du bloc porte une tout autre figure .

Un départ d' hommes de métier n' a rien qui puisse étonner . On appelle tous les menuisiers du bloc , on inscrit leur numéro . La liste passe à la Schreibstube ( bureau ) et , après l' appel , les hommes partent . Rien de plus simple . Mais lorsqu' on voit deux pauvres hommes , menuisiers de leur métier , rester là à la suite d' une machination , deux autres détenus partir à leur place et que , lors d' une sélection , ces deux derniers sont destinés à aller mourir dans les chambres à gaz – cette journée de départ de menuisiers porte en elle une marque indélébile .

Qui se rappelle les visites du Rapportführer ? Tous ceux qui ont quelques jours de présence au camp en ont conservé un terrible souvenir . Il faut éviter de tomber sur son chemin ! Tous le savent et l' évitent , comme on évite un trou . Mais son entrée est si rapide qu' il surprend toujours quelques hommes sur son passage . Ne l' a -t-on pas vu poursuivre l' homme qui voulait l' éviter et lui assener deux coups dans la mâchoire qui le projetèrent de l' autre côté de la cheminée , tête en bas , jambe en l' air et mâchoire fracturée ?

Mais il ne faut pas confondre ces êtres-là avec nous . Lorsque le besoin devenait trop impérieux , on cherchait un camarade qui en était arrivé au même stade et à deux on « organisait un urinage » . Cette organisation consistait à veiller en scrutant l' horizon à tous les points cardinaux pour prévenir celui qui se soulageait . Le même service lui était ensuite rendu par d' autre .

Un jeune camarade n' avait pas pris ces précautions et le Lagerkapo , une brute allemande , fort comme un taureau , le surprit au beau milieu de l' opération . Par les oreilles , il le conduisit au bloc , fit un scandale épouvantable et infligea dix coups de sa grosse trique au délinquant .

Ce fait n' a rien d' extraordinaire pour tous ceux qui regardent sans voir et qui s' amusent de ce fait divers . Mais , lorsqu' on examine de près ce visage de jeune homme crispé sous la douleur , lorsqu' on entend ses cris déchirants et qu' on le voit tout entier se tordre dans la souffrance , comme un ver de terre écrasé , puis à partir de ce jour dépérir comme une plante sans eau , cette vision vous hante continuellement

Aller travailler dans le camp avec le Lagerkapo ne semble pas non plus une affaire extraordinaire . Tous les jours il prend une équipe du bloc pour enlever la neige de la rue principale ou pour nettoyer la boue . Ce qui marque ce travail , c' est le drame continu qui se joue là , c' est le mépris des hommes manifesté par les coups donnés par ce tortionnaire .

Quelle importance avait pour lui la vie d' un homme ? Bien moins certainement qu' un petit trou au milieu de la rue . Pour le combler , il suffit d' y verser quelques pelletées de terre . Mais il préfère encore écraser la tête d' un homme dans ce trou tout en la mêlant à la terre avec ses bottes ferrées .

– Sale chien ! crie -t-il à l' homme . Chien paresseux , je t' apprendrai à aller plus vite !

Mais il lui apprend surtout à mourir vite .

Pour la soupe , il en est de même . Tous les jours , l' équipe de la soupe va la chercher , lorsque le garçon de cuisine passe en criant :

– La soupe , la soupe !

Les hommes prennent alors les madriers et s' en vont devant la cuisine se ranger en deux files par numéros d' ordre . Lorsque tout est prêt , le chef de bloc de garde commande :

– Garde-à -vous ! Découvrez -vous !

Il présente au chef SS de cuisine cette compagnie de porteurs . Le SS passe devant les rangs , regardant d' un œil mauvais pour voir si tout est en ordre . Ce bouledogue qui ne desserre pas ses mâchoires lance :

– Los !

Le chef de bloc commande à nouveau :

– Couvrez -vous ! Repos !

Ce jour-là , la distribution commença comme de coutume . Le Kapo de la cuisine désignait à chaque groupe ses tonneaux , suivant le nombre d' hommes que le bloc contenait . Ces fûts étaient assez grands puisqu'ils contenaient de soixante-quinze à cent litres chacun . C' est dire qu' ils étaient assez lourds aux épaules d' hommes mal nourris et maltraités . Un Stubedienst accompagnait d' habitude ce groupe de porteurs , autant pour empêcher les hommes d' en manger que pour protéger ces tonneaux devant d' autres affamés .

Donc , ce jour-là , le Stubedienst aurait mieux fait de ne pas être là . Mais il y était , et voici ce qui est arrivé .

Lorsque le brave voleur , ayant plongé le récipient dans le tonneau , voulut le retirer , le surveillant sauta sur lui pour l' en empêcher , le saisit par le bras en criant :

– Fils de putain , lâche cela !

Les deux hommes s' empoignèrent . L' un tira son récipient , l' autre lui attrapa la main pour lui faire lâcher prise . Tout deux pesèrent sur le fût de tout leur poids . Le madrier cassa sous la pesée , dans son milieu . Le fût tomba par terre , ébouillantant les hommes qui voulaient le rattraper et laissant échapper presque tout son contenu .

Les hommes étaient bouleversés . Le surveillant furieux , pour se tirer d' embarras , accusa les porteurs d' être de connivence avec cet affamé courageux , qui courait encore avec sa gamelle bien remplie .

Ces porteurs furent roués de coups . Ils se souviendront toute leur vie de cette journée mémorable et du sentiment de révolte qui les animait .

Tout le bloc mangea sa soupe froide et resta dans la position accroupie durant plus d' une heure . Heureuse-ment , la soupe renversée ne fut pas entièrement perdue . Beaucoup d' hommes s' étaient assis par terre tout autour pour la manger là avec leur cuiller , comme si elle était servie dans un plat . Alors que d' autres , couchés à leurs côtés , la mangeaient sans cuiller à même le sol .

Ainsi allait la vie dans ce bloc sept de la quarantaine , le plus renommé de tous pour la douceur de ses chefs et de ses surveillants . Si les gens y souffraient et y mouraient , ce n' était certainement pas par la seule faute de ces derniers ; c' était parce qu' ils étaient imprégnés de l' atmosphère tragique qui régnait dans ce camp .

Rien ici ne se passait simplement . Les choses mêmes qui auraient pu adoucir quelque peu la vie des hommes , comme la soupe , le bain , etc . , étaient remplies de souffrances et de drames . La vie de toute société doit avoir pour base absolue le respect de la vie humaine . Là , c' était le contraire . C' était le mépris de l' homme qui dominait et mettait fin à la société .

Si la vie y subsistait , c' était uniquement grâce à des apports successifs venus du dehors . Telle la vie subsiste de la même façon dans les abattoirs . Les abatteurs sont toujours là ; le bétail à abattre arrive chaque matin de toutes parts , il demeure une petite réserve pour les jours sans arrivage frais . C' était nous qui constituions cette malheureuse réserve .

La vie continuait donc lentement . Chacun était devenu sale et terreux parce que personne n' avait de glace pour se regarder et voir s' il était propre . Il fallait toujours avoir recours aux camarades pour savoir si l' on n' était pas sale . Ils répondaient généralement :

– Tu es beau , comme un ange

Il n' y avait plus qu' à recommencer sa toilette , mais il n' était guère facile de trouver une place dans cette cohue fantastique , servie en tout et pour tout par une vingtaine de petits trous suintant l' eau goutte à goutte .

En regardant dans la journée l' éclat de la figure du voisin , vous pouviez facilement imaginer l' aspect de la vôtre . Mais , alors , les lavabos étaient interdits aux détenus comme nous .

Une fois j' essayai de compléter cette toilette au grand jour . Mal m' en prit . Pour ce forfait inouï , un coup de gourdin en travers des épaules les marqua d' un trait sombre pour plus de quinze jours .

C' est en regardant les autres que l' on se rendait mieux compte de son état personnel . Le matin , on pouvait voir nettement leur figure enflée et bleuissante . Il fallait le dire à un camarade en lui demandant de vous dire si la vôtre présentait les mêmes symptômes .

Si vous sentiez une fatigue générale , vous observiez l' état de vos jambes et de vos chevilles , qui enflaient sous l' effet de la faim et de la mauvaise nourriture . À ce signe d' orage terrible , il n' y avait pas d' autre réponse que de s' inscrire le soir après l' appel pour aller à l' infirmerie ( Ambulanz ) . Cela équivalait à affronter une destinée grosse de surprises et d' inconnues effrayantes . On ne revenait plus à la quarantaine . Il fallait donc dire adieu aux camarades . De plus , certains vieux détenus chuchotaient entre eux des choses épouvantables au sujet de l' hôpital ( Krankenbau )

Mais le souhait de vouloir aller à l' infirmerie ne se réalisait pas d' une manière si simple . Il fallait donner son numéro à l' infirmier tout de suite après l' appel . Il n' aimait guère avoir de malades . Il fallait partir juste avant la distribution du pain , attendre longtemps dans le froid et le vent jusqu' à ce que le tour du bloc arrivât . Il fallait se déshabiller dans ce bloc glacial de l' infirmerie , voir des camarades dans un état effrayant , être poussé , bousculé , et battu par tout monde , prendre sa température et passer devant le médecin qui criait comme un enragé .

Après cette visite , on revenait au bloc et on attendait toute la nuit pour savoir si le médecin vous avait reconnu malade . Si oui , l' infirmier appelait le numéro le matin et le reconduisait à l' infirmerie .

C' était à l' autre extrémité du camp . L' on y arrivait couvert de boue et harassé . Il fallait grimper sur une plate-forme couverte de neige et de frange , attendre longtemps pour se voir partir , traîné par des hommes attelés à la voiture à l' aide de cordes et de fils de fer .

C' était une expédition unique et inoubliable . Ceux qui virent le Rollwagen de l' infirmerie partir le matin de la quarantaine pour aller au Krankenbau , ne pourront plus jamais l' oublier

C' était une vue hallucinante . Des têtes d' homme jaunies par la souffrance , enflées par l' œdème de carence , ou terriblement amincies par la douleur , congestionnées ou fiévreuses . Des têtes de typhiques et de tuberculeux , des têtes rongées sous l' effet de la diarrhée ou de la jaunisse . Toutes ces têtes se balançaient au-dessus de la voiture dans les mouvements de ce terrain inégal , ne tenant à leur corps que par un très grand effort de l' imagination . Cet ensemble était encadré par des hommes déguenillés et sales , affamés et crispés sous l' effort , penchés dans leur marche pour entraîner cette voiture effroyable .

Mais aussi , combien extraordinaire de voir cette chose impossible : chacun de ces hommes , dans son immense détresse , gardait encore au cœur une toute petite lueur d' espoir

Noël approchait . Quelques hommes du bloc se mirent à l' ouvrage pour décorer leur demeure . Les Français y jouèrent le premier rôle . Après quelques essais , les Polonais avaient dû s' incliner devant ces hommes venus d' un pays lointain , parlant une langue incompréhensible , discutant à longueur de journée , ne voulant point travailler , mais plus adroits de leurs mains que les singes et plus inventifs que les sorciers . Ils regardaient donc faire , dans un silence hostile , qui devint bientôt admiratif . Pour commencer il fallait songer à l' arbre de Noël .

Bien sûr ! Aller dans la forêt et couper un beau sapin eût été plus facile aux Polonais qui avaient leurs compatriotes partout . Mais couper des arbres était interdit . L' homme pouvait être abattu bien plus vite que l' arbre . Ils étaient revenus bredouille .

Les Français partirent à leur tour et ramenèrent des branches : personne ne pouvait rien leur dire . Les Polonais riaient de voir ces hommes revenir sans arbre . Mais lorsqu' ils virent qu' une planche nue pouvait servir de tronc , qu' il suffisait de clouer ces branches par ordre de grandeur , en commençant par les plus petites au sommet et ainsi de suite , alors ils se turent , tout étonnés .

L' arbre poussait ainsi sous les mains des hommes , plus haut que dans la forêt , avec des branches plus belles et défiant qui que ce soit de dire quel en était le tronc . Lorsqu' il fut achevé , il fallut songer à la garniture : un fil d' aluminium très mince figurait le fil de glace . Les flocons de neige étaient faits de l' ouate des couvertures . Un peu de sel et de verre pilé imitait le givre , quelques bouts de bois bien taillés remplaçaient les bougies .

Quelques autres garnitures étaient fabriquées avec des morceaux de tôle bien astiquées , des bouts de verre bien taillés . Les papiers découpés et dessinés figuraient des têtes d' anges avec des ailes . Il y eut même des fruits faits de quelques chiffons de couleurs , bourrés de paille .

Pendant qu' un groupe travaillait à l' arbre , un autre entreprit la confection d' un saint Nicolas .

Quelques morceaux de bois et de fil de fer en constituaient la carcasse . Deux morceaux de toile , l' un rouge et l' autre bleu , l' habillaient adroitement . Il ne lui manquait plus que la tête . Elle demanda plus de travail . Mais lorsqu' elle fut terminée , ayant cape , front , yeux , nez , joues , bouche , moustache , et une barbe blanche longue comme un fleuve – cette tête coiffait le saint admirablement .

Sur ses épaules , sa main gauche tenait un sac , il contenait quelques branches de sapin , mais aurait pu contenir aussi bien tous les trésors de la terre . Sa droite tenait une crosse d' évêque finement tressée de fils d' aluminium . Il se tenait seul debout sur la cheminée du bloc , ayant l' air d' arriver de très loin .

D' autres camarades se mirent à la fabrication de crèches .

La moindre chose demandait de longues réflexions et de plus longues recherches dans ce camp où il n' y avait rien . Les talents et les ressources ne manquaient pas à tous ces ingénieurs , chimistes , architectes et docteurs en tant de choses . Ce qui faisait défaut , c' étaient les matériaux .

Les Polonais et surtout le curé de campagne fournissaient du carton et du papier . Ils recevaient des colis depuis un certain temps et pouvaient céder au moins les enveloppes . Un peintre français , venu pour blanchir le bloc des SS , donna quelques couleurs en poudre . La Schreibstube fournit quelques plumes et de l' encre . L' un dessinait , l' autre découpait . Les rois mages et les saintes vierges , les anges sacrés et les divins enfants , les agneaux , les ânes et les bœufs sortaient de leurs mains comme par enchantement pour aller garnir des étables peintes de couleurs différentes .

Mais les plus belles réussites étaient sans contestation l' œuvre de Roger L. et de Georges D. L' un fit une grande croix en fil de fer barbelé et un christ crucifié sur elle . L' autre fabriqua des tulipes et des fleurs aux couleurs françaises .

Dans le travail de Roger , deux silhouettes se découpaient , l' une sur l' autre : la croix et le dieu rattachés l' un à l' autre par des fils , ajourés finement et régulièrement . Cela donnait un certain corps au bois , alors que le Christ , figuré uniquement par l' air , était esprit seulement . Faite en fils de fer barbelés et accrochée à la poutre centrale du bloc , cette image de l' Homme martyrisé planait au-dessus de tous et éveillait l' admiration générale .

Le grand Georges fit deux pots de fleurs .

À l' aide de brins d' étoffes de couleurs variées et de papier à pansement , de fil de fer et de copeaux très fins , il fabriqua d'abord trois grandes tulipes rouge foncé , presque noires . D' un dessin extrêmement simple , ces trois coupes aux bords légèrement blancs avaient vraiment l' air de trois princesses hautes , solitaires et magnifiques .

Chacun restait stupéfait à ce spectacle et se demandait comment des tulipes aussi belles , aussi fraîches et aussi grandes avaient pu pousser dans ce camp de mort , sur cette terre maudite , stérile et infecte . Mais il y avait Georges D. , dont les mains étaient plus adroites que celles des fées et dont le cœur simple aimait les fleurs par-dessus tout . Il dit :

– J' aime les tulipes , qui sont les fleurs sacrées de la Hongrie . Je les ai faites en souvenir de ma mère , qui était née dans ce pays . Mais mon père , qui était français , aura bien sa part aussi .

En effet , sous ses mains enchantées , des fleurs poussaient plus vite que dans n' importe quel jardin merveilleux . La France eut sa part , et elle fut admirable .

Des œillets bleus , des lys blancs et des roses rouges . Les trois couleurs et les fleurs qui les portaient éclataient comme des sources de vie et de gloire , toujours fraîches , toujours immortelles . Ces fleurs reçurent la plus belle place du bloc , sur la cheminée , juste devant les portes d' entrée .

Tous ceux qui pénétraient dans le bloc restaient étonnés devant ce pot de fleurs , dont la vue les frappait comme un spectacle extraordinaire . Une chose n' ayant rien de terrestre , pareille à un don du ciel au milieu de la désolation générale .

Qu' importait que de mauvais bergers nous envoient à la mort , qu' importait que des traîtres et des bourreaux nous chassent comme des rats ! Tant que nous serions vivants , même sur cette terre étrangère qui répandait la mort , nous continuerions à secouer ce drapeau à travers les barreaux de nos geôles , nous appelions :

– Au secours , Liberté ! Au secours , Égalité ! Au secours , Fraternité !

La décoration du bloc se poursuivait . Des branches de sapin furent accrochées à toutes les poutres , à tous les arcs-boutants , à tous les poteaux de soutènement . Il régnait un air de fête . Tous ceux qui entraient demandaient , stupéfaits :

– Qui a fait cela ?

– Les Français .

– Ce sont ces nigauds de Français , répondait le secrétaire .

– Comme c' est beau ! Comment ont -ils fait ?

– Demandez aux hommes de la grande culture occidentale , répondait le chef de bloc .

Mais lorsqu' il vit que tous les chefs de bloc venaient admirer le sien , tous jaloux de sa beauté , lorsqu' il sut qu' on voulait engager ces Français à aller en faire autant ailleurs , et qu' ils avaient refusé , il donna l' ordre à son secrétaire de servir une ration double de soupe à tous ceux qui avaient collaboré à la décoration . Nous en fûmes fort contents , car une louche de soupe de plus est une part de vie supplémentaire

On travailla à l' achèvement du décor , on embellit certains côtés laissés dans l' ombre . Roger fit encore un grand chandelier avec trois flambeaux . Le tout en fil d' aluminium , tordu avec art et travaillé avec goût . Un Polonais apporta un paquet de bougies que l' on fixa à l' arbre à l' aide de boutons de vêtements .

Le prêtre fit un texte en polonais et nous demanda de le recopier sur le fronton d' une crèche . Lorsque ce fut fait , il en fut si content qu' il nous apporta en cachette une bonne pincée de tabac . C' était un cadeau de luxe : il eut sa crèche polonaise et nous , nous nous soûlâmes comme des Polonais avec cette fumée de tabac que nous goûtions tout doucement , comme un mets céleste .

Il faut dire que nous n' avions pas fumé depuis le jour lointain de notre arrivée . Personne n' ayant de tabac , cette passion restait endormie comme toutes les autres . Mais , lorsque les Polonais commencèrent à recevoir des colis et se mirent à fumer en face de nous comme des pachas turcs , ce spectacle seul nous tordait les boyaux d' envie . Mais il aurait fallu pour nous satisfaire nous priver de notre pain , et notre folie n' allait pas encore jusque-là .

La nuit de Noël vint enfin . L' abbé monta sur la cheminée , son bréviaire à la main . Un grand silence se fit , et il dit en faisant le signe de la croix :

– Prions , mes frères !

Tous les croyants se mirent à genoux et il entonna un vieux Noël , que tous reprirent avec lui . Les hommes chantaient tout doucement pour ne pas éveiller l' attention des gardes . Ils pensaient à la naissance du divin enfant , dans une étable comme la leur . Lorsqu ' il fut homme , il voulut libérer le vieux monde de ses chaînes et les petites gens de leur esclavage . Pour ce forfait , il fut pris et martyrisé . Eux aussi voulaient être libérés de leurs chaînes , eux aussi voulaient voir ce monde , qui les entourait de haine et de mépris , crouler enfin pour qu' un homme meilleur et libre pût naître à la vie .

Notre chef remercia au nom des Français , et le commandant russe au nom de ses compatriotes . Nous avions touché presque une ration double de pain , de margarine et de marmelade . Et tout le monde était satisfait .

Alors , un vieux détenu nous fit ce récit :

« L' an dernier , la Noël ne s' est pas passée pour nous aussi tranquillement que cette année . Ce camp n' existait point . Les hommes logeaient dans l' espace compris entre la vieille Sauna et le camp actuellement réservé aux femmes . Il y avait là une Kiesgrube ( « mine de gravier » ) assez profonde . La veille de Noël , tous les Juifs furent rassemblés devant ce trou . Leur travail consistait à descendre au pas de course , à remplir deux pans de leur pardessus retroussé et à courir avec cette charge jusqu' à l' autre extrémité du camp . Sur ce parcours long d' un bon kilomètre étaient rassemblés tous les SS disponibles , tous les Ukrainiens , tous les Kapos allemands et les Polonais , rangés sur deux files , se faisant face . Tous étaient armés de gourdins .

« Les malheureux devaient parcourir ce long corridor chargés de leur gravier et subir tous les coups des tortionnaires . Inutile de vous dire qu' ils couraient à toutes jambes pour éviter le plus grand nombre de coups . Les éviter tout à fait était impossible . Une fois les pans vidés , il fallait rebrousser chemin . On essayait de se cacher dans le bloc réservé au lavabo et aux WC , mais les chefs de bloc faisaient des rondes continuelles et nous chassaient tous à coups de trique . Il fallait retourner au trou terrible et affronter à nouveau ce couloir infernal .

« Partout les coups pleuvaient . Les uns avaient la figure tuméfiée , le nez arraché , la bouche fendue , les joues perforées , tous saignaient . Et plus les blessures étaient visibles , plus elles excitaient la sauvagerie des assassins . Ils demandaient qu' on leur réservât les plus enlaidis par les blessures . Les yeux arrachés et les oreilles pendantes , les figures saignantes et les bras cassés , les hommes couraient jusqu' à leur dernier souffle avec leur poignée de terre . Ils priaient les SS de les achever d' une balle . Mais non ! À coups de gourdin , lentement , il leur fallait subir la torture jusqu' à l' épuisement complet .

« Même si l' on tombait on n' était pas achevé . À coups de botte ils te mettaient hors du rang pour que tu puisses crever en silence comme un chien galeux . Ailleurs , on te laissait là pour que les autres qui couraient encore te passent dessus et t' écrasent , pour qu' ils se prennent les pieds dans ton corps qui se tordait , et tombent à leur tour . Ce beau spectacle offert à l' amusement des SS , et où les Polonais se distinguèrent tout particulièrement , dura deux jours .

« Si j' ai échappé à ce massacre , je le dois à la perspicacité d' un camarade . À deux , nous avons rampé aux abords du camp où la neige était amassée en tas . Nous avons creusé un gros trou et nous y sommes restés pendant deux jours .

« Moi , dit un autre vieux détenu , j' étais au camp de Budy

« La plus grande “ sélection ” , c' est certainement vers le nouvel an 1943 qu' elle eut lieu , puisque non seulement des Juifs y passèrent , mais tous les détenus du camp . Le soir , alors que les commandos rentraient du travail , l' ordre fut donné , non pas de se déshabiller comme d' habitude , mais tout simplement d' enlever ses chaussures et de retrousser les jambes du pantalon . Tous ceux qui avaient les pieds enflés ou les chevilles un peu grossies furent envoyés aux gaz . Polonais , Tchèques , Russes , Hollandais , Grecs , tous y passèrent . Unique exception pour les Allemands .

« Lorsque mon commando passa , il était minuit . Nuit noire , l' une des plus sombres que j' aie jamais vécues . C' était une belle année qui commençait pour nous en ce réveillon de 43 . À l' aide de sa lampe de poche , le médecin éclairait les cuisses et les chevilles . Quel frisson bouleversant j' ai senti à ce moment-là lorsque sa lampe m' a éclairé ! Un faisceau d' aiguilles enfoncé dans la chair ne m' aurait certainement pas fait plus de mal . Je pensais encore en frissonnant : qui n' a pas les chevilles enflées après une journée de travail dans des conditions atroces comme les nôtres !

« Eh bien , mes amis , je suis passé par ce feu terrible et en suis sorti indemne . Je ne sais à quel hasard je le dois . Je n' avais certainement pas les chevilles moins grosses , ni plus belle mine que les camarades qui sont restés là . Peut-être le frisson que j' ai ressenti au moment de l' éclairage a -t-il fait contracter davantage mes muscles

« Mais autour , c' était une hécatombe formidable . Tous les blocs aussitôt remplis furent consignés et entourés de SS . Et la marche vers les gaz commença . C' est à ce moment que tous les petits Ukrainiens qui avaient les numéros rouges ont péri . Ce n' était pas des Schutzhäftling ( « détenus de sécurité » ) comme nous autres , mais des Erziehungshäftling ( « détenus à éducation » ) que la fureur nazie avait jugés assez éduqués pour affronter la mort .

« Les femmes subirent aussi une sélection à la même date . À Auschwitz , on procédait à la désinfection des blocs féminins , qui étaient pleins de poux . En attendant , on envoyait les femmes à Birkenau . Ici , comme il n' y avait pas encore de camp réservé pour elles , les nazis les dirigèrent sur le bois de bouleaux pour les asphyxier comme des punaises

« Les cadavres s' amoncelaient comme des pyramides , les fours étant trop petits pour consumer tous les malheureux qu' on avait tués . Les pyramides commen-çaient à se tasser par suite de la décomposition des corps . Elles dégageaient une odeur suffocante . Il aurait fallu les enterrer rapidement , mais il n' y avait pas d' hommes pour creuser tant de tombes . On les rangea par terre dans les champs en face du camp et on les recouvrit d' une mince couche de terre . Mais l' hiver ne dura pas . Une odeur nauséabonde se répandit sur le camp , rendant tout vie impossible . On se mit à les déterrer et à les brûler dans des trous de terre comme aux autodafés d' Espagne … Voilà comment les nazis fêtèrent l' année dernière la Noël et le Nouvel An . »

Nous écoutions ces récits , sans comprendre et sans y croire

Un convoi de Tchèques est arrivé de Theresienstadt

Il est logé dans le camp tout proche du nôtre . On peut les voir toute la journée aller et venir , car ce sont les familles entières qui se tiennent de préférence ensemble . Hommes , femmes , enfants et vieillards vont et viennent , se parlent , se regroupent pour aller où les besoins les appellent .

Les enfants jouent devant les portes lorsque le temps le leur permet . Quelques morceaux de bois , quelques chiffons ou quelques pierres assemblées leur font oublier le ciel ou la terre . Ils rient sur ce sol maudit tout imprégné de sang et de larmes . Les vieux aussi se tiennent assis devant les portes pour respirer un peu d' air frais qui manque à l' intérieur du bloc .

Les jeunes gens et tous les « aptes » se sont mis au travail . Ils améliorent les conditions de leur habitat , ils élargissent et creusent des canaux , refont la route qui traverse le milieu du camp . Ils reçoivent aussi des colis de la part de leurs parents , de leur communauté et de leurs amis . Ils portent encore leurs cheveux et leurs vêtements .

Le soir , lorsqu' il fait noir , tous ceux de notre camp qui sont de leur pays ou qui en parlent la langue viennent s' entretenir avec eux . Ils demandent et donnent des nouvelles . Les hommes se soutiennent mutuellement dans ce séjour au bout du monde . Il ne faut pas que les gardes les voient ou les entendent ! Ils tireraient des coups de feu ou des rafales de mitrailleuse . Les hommes se tiennent de préférence tout près des blocs pour éviter des surprises .

Il y a beaucoup plus d' hommes de notre côté et bien plus de femmes du côté tchèque . Des sympathies s' ébauchent . Les intonations et les inflexions des voix disent pour les étrangers bien plus que les mots eux-mêmes . Les femmes portent leur chevelure et sourient à leurs interlocuteurs . Cela paraît si étonnant dans ce camp de la mort que la vision seule de ces êtres charmants fait un bien extraordinaire . Elles paraissent gaies et quelques-unes , par leur beauté , sont comme des rayons de soleil dans cette désolation générale

Quelle ne fut pas la stupéfaction de notre groupe lorsqu' un vieux détenu , travaillant dans la « section politique » et venant chez nous voir son neveu , confia une fois à notre colonel la nouvelle suivante :

– Ces femmes et ces hommes tchèques sont condamnés à être gazés exactement six mois après leur arrivée . Les papiers qui les accompagnaient portaient ce verdict pour eux tous , sans exception .

Ce fut une consternation générale . Pour quelques-uns , ce fut terrible . Ils ne pouvaient plus voir ces femmes sans penser à des cadavres vivant encore , mais qui déjà exhalent une odeur de mort . Ils étaient étonnés d' entendre encore leur voix mélodieuse sortir de l' obscurité environnante ; il leur semblait entendre déjà quelque chant macabre , quelque son de glas .

Non . Aucun argument n' est assez fort pour leur ôter des yeux ce spectacle obsédant . Un mouvement de plus , et ils allaient crier le verdict à ces malheureux dont le rire sonnait encore comme des clochettes argentées . On leur suggérait l' idée que jusqu' à l' été cette condamnation à mort pourrait subir bien des changements . Mais le fait de savoir que la date était fixée et que la vie comptait les jours qui lui restaient empoisonnait leur cœur et détournait leur regard . Ils voyaient sans cesse les morts dans ces êtres vivants , les macchabées apparaissaient dans ces êtres charmants .

– Que savez -vous sur le jour de votre propre mort ?

– Rien , justement . Je ne crois pas que dans cinq mois

– Quoi donc , aveugle malheureux ? Dis -le !

– Eh bien , je ne peux pas croire cela . Je ne veux pas y penser . Je ne le peux pas .

– Ah ! … Tu le penses tout de même pour les autres . C' est inouï , c' est extraordinaire !

– Eh bien , oui ! Pour les autres je le vois très nettement . Puisqu'ils sont condamnés .

– Et toi ?

– Pour moi , je ne vois rien . Tiens , j' aime mieux m' en aller .

– Tu peux rester . Il est évident que toi , tu es immortel

Et notre tour arriva . Ce fut bien plus vite que l' on ne l' avait pensé .

La mort tomba sur nous , comme un éclair , comme une pierre qui écrase , comme un éclat qui tue . Cela dura trois jours et deux nuits . Celui qui les a vécus en restera marqué jusqu' à la fin de son existence . Durant trois jours et deux nuits , nous avons attendu la mort . Tout comme dans la fable grecque , il y eut un rescapé pour raconter aux vivants le spectacle de cette bataille suprême contre la cruauté .

Les médecins nous quittèrent pour aller à l' hôpital . Dès le matin , des SS vinrent choisir un transport pour une mine de Haute-Silésie , en un lieu nommé Laguicha .

Les spécialistes devaient suivre une autre destination . Le colonel et moi , nous étant engagés sur parole à ne jamais nous séparer , l' un déclina le départ avec les spécialistes pour ne pas partir seul .

Déshabillage , contrôle sévère . Seuls les hommes en bon état de santé sont acceptés . Presque tous les Français du bloc vont partir ensemble . Quelques hommes forts , nus , sont mis de côté par le médecin , qui les désigne comme modèles . Grands , secs , musclés et nerveux , voilà ce qu' il lui faut pour le travail dans la mine . Il en trouve pour nombre dans le bloc sept . Comme il a besoin de deux cents hommes , il nous quitte pour aller en chercher ailleurs .

À l' appel , on lit nos numéros , et notre groupe doit quitter le bloc pour se rendre au lieu de rassemblement . Les spécialistes nous quittent sur-le-champ . Nous sommes tous contents de partir enfin de ce camp de quarantaine où tant des nôtres sont restés pour toujours . Une tristesse nous envahit à la pensée de devoir nous séparer de ces spécialistes qui sont de si grands amis . Voici Claude A. , officier de marine , commandant une des plus grandes unités de guerre française . Voici Charles B. , jeune poète , sensible et délicat , qui part comme peintre au pistolet . Voilà Georges C. , qui est certainement le plus grand cuisinier du monde , puisqu'il préparait les plus beaux festins rien qu' avec des paroles . Il part comme soudeur à l' arc .

– Portez -vous bien , chers camarades ! Courage ! Nous reverrons -nous encore ? Qui sait ? Confiance , à bientôt !

Nous entrons au nouveau bloc , conduits par le secrétaire qui porte nos fiches personnelles . L' homme , dont le numéro est appelé , pénètre dans le bloc et lorsque sept sont entrés , le Stubedienst leur désigne un bat-flanc

Nous nous couchons et mangeons en silence notre morceau de pain pauvre et triste . Le bloc est presque vide , mais d' autres détenus arrivent . Nous sommes deux cents partant dans la même direction . Tous logés à côté de la porte de derrière , par où le froid perce , nous sommes transis . Nous nous serrons les uns contre les autres pour avoir un peu moins froid . Nous sommes consignés et le Stubedienst veille à ce que personne ne sorte .

Nous passons la nuit grelottant de froid en pensant aux travaux dans la mine de charbon où il fera peut-être un peu plus chaud qu' ici . Le colonel me dit :

– Ils m' ont promis de me nommer chef de bloc , je m' arrangerai pour que les petits Français ne souffrent pas trop .

Nous ne dormons pas . Nous usons nos côtes en nous retournant dans tous les sens . Enfin le gong sonne .

18 janvier . Jour terrible .

Nous ne sommes pas partis encore . Hier nous avons eu une visite médicale avec prise de température , quelques éliminations , et ce fut tout . Nous restons toujours couchés sur nos bat-flanc et attendons .

Vers les dix heures du matin , les portes de devant s' ouvrent toutes grandes et un vent d' orage pénètre dans le bloc . Il n' y a rien d' extraordinaire , mais un frisson parcourt l' échine des hommes et dilate leurs prunelles .

Le médecin du camp , un capitaine SS de vieille connaissance , entre le premier . Il est suivi du chef de notre camp , d' un autre chef de camp et d' un homme en blouse de cuir noir portant au bras une bande jaune avec l' inscription en lettres flamboyantes « Kapo » , « service spécial » . C' est un Allemand à l' aspect terrifiant . Quelques SS complètent le groupe .

– Mais ce sont des détenus sur le point de partir pour les charbonnages de Laguicha , dit notre chef de camp avec un geste de résistance .

– Cela ne fait rien , répond l' homme terrifiant . On verra toujours s' il n' y a pas moyen de compléter

– Voyons , alors ! dit le médecin SS .

On nous intime l' ordre de nous déshabiller . Il faut passer devant cette commission extraordinaire . Le défilé commence aussitôt . Nous sautillons sur place , tout nus , dans un courant d' air glacial . Dehors la neige scintille au soleil radieux . Lorsque l' on passe devant le groupe , c' est ce « Kapo » qui vous saisit par le bras gauche pour inscrire votre numéro . Ce seul toucher brûle la peau comme une morsure de serpent .

– Tu es inscrit ?

– Oui . Moi aussi .

– Qu' est -ce que c' est ? Dis !

– Je n' en sais rien .

– J' ai bien peur .

La visite est vite terminée . Nous pouvons retourner au bloc pour nous rhabiller .

Les hommes s' habillent lentement . Ils sentent que quelque chose d' énorme vient de se passer . Un changement inconnu frappe leur destinée , ils ne partent plus . Tout est bouleversé de fond en comble . Une menace terrible pèse désormais sur eux .

Nous voulons nous informer . Mais le bloc est gardé par le Stubedienst , un Hollandais à la taille d' Hercule , qui n' a pas été inscrit . Les non-inscrits sont peu nombreux ; une vingtaine à peine sur deux cents hommes . On essaie de comprendre ce que cette commission a cherché , mais tout déroute . Il y a des jeunes qui sont inscrits et d' autres qui ne le sont pas , il y a des vieux des deux côtés , les forts sont tous inscrits . C' est de la folie

La soupe arrive , les hommes la mangent ; l' appel sonne , les hommes le passent ; le soir tombe , les hommes le subissent ; le pain arrive , les hommes le consomment à nouveau comme d' habitude . Mais leur silence est plus grand , leurs mouvements sont plus retenus .

Aucun changement au bloc , tout demeure comme hier . Enfin nous pouvons sortir pour un moment . Nous courons au bloc sept pour nous informer . Personne ne veut rien dire ou ne sait rien .

– La commission est passée ici aussi ?

– Oui . Elle passe partout .

Mais le bloc est presque vide . Tout est froid et silencieux . Quelques hommes des bat-flanc regardent comme des animaux apeurés . Dans le noir on rencontre un Polonais , ancien voisin qui nous demande si nous avons été inscrits . Lorsqu' on lui répond , il baisse la tête .

– Qu' est -ce que c' est ? Dis !

– La « sélection » .

Et il s' éclipse dans le noir .

La sélection ! Qu' est -ce que la sélection ?

Il y a deux jours , nous avons été choisis pour aller travailler dans une mine . Le médecin nous a désignés comme modèles pour ce travail . Alors , comment est -il possible que ce même médecin décide maintenant tout autrement ? Qui saurait comprendre ces nazis qui nous dirigent ?

Il faut rentrer au bloc , car il fait froid et sombre . Je retrouve le colonel qui me regarde rapidement et qui baisse les yeux aussitôt . Nous n' osons pas nous regarder longuement .

La mort est un tout petit mot dans toutes les langues du monde . Les lèvres s' ouvrent à peine pour le dire qu' on a déjà compris . Mais ici on ne le prononce presque jamais .

On ne pourrait dire combien de temps ce sommeil a duré , mais on ouvre les yeux rapidement comme si quelqu'un avait appelé . On regarde autour de nous , il n' y a personne . Mais quelqu'un a appelé ici , certainement .

– C' est ta mort

– Ma mort ? Mais je ne veux pas mourir .

Dehors je tombe sur le colonel et sur un autre camarade ingénieur . L' un tient une barre , l' autre un rouleau de fil de fer . Moi j' ai une pelle .

– On va voir s' il y a du courant dans les fils de fer barbelés , dit l' ingénieur dans un chuchotement . Il faut tout faire pour sortir d' ici .

Nous approchons des fils de clôture . Il faut ramper pour ne pas être vu des postes de garde . Les poteaux de clôture en ciment portent des lampes assez fortes . L' ingénieur se dresse et jette un cerceau de fil de fer sur le haut des barbelés . Une petite flamme jaillit de chaque fil au fur et à mesure que le cerceau tombe .

– Rien à faire par ici . Il vaut même mieux s' en aller parce que cela a certainement provoqué un court-circuit ou a mis en mouvement une sonnerie d' alarme .

Nous rampons au retour . Quand nous sommes debout , je montre ma pelle .

– Oui . Il faut attendre quelques instants .

– Rien .

Nous allons plus loin et choisissons un endroit entre deux postes . Il faut ramper de nouveau dans ce ravin qui entoure le camp de l' intérieur pour empêcher d' accéder à la clôture . Nous nous mettons à creuser la terre pour pouvoir passer par ce trou en dessous des barbelés . La terre est dure et gelée . À peine avons -nous fait la moitié du travail que des coups de feu éclatent de deux côtés . Nous nous collons contre le sol . La rafale passe et nous nous retirons .

Nous rentrons aux blocs couverts de sueur .

– Rien à faire .

Nous nous recouchons tout habillés et silencieux . Attendons le matin .

Personne ne dit mot , mais à part soi chacun pense à sa réclusion . On est enfermés de tous côtés sans espoir de sortir . Pourquoi s' était -on laissé arracher à cette terre de France où les possibilités d' évasion présentaient certainement plus de chances de réussite ? Pourquoi n' a -t-on pas tout fait pour s' évader de ce train qui nous a emmenés ici , quand il était encore en France ?

Bien sûr , il y avait des SS déjà , et l' officier braquait son revolver sur quiconque essayait de résister . Bien sûr les wagons étaient plombés et les judas barbelés . Mais comment a -t-on laissé passer cette côte de Lérouville

– Puisque vous n' avez rien à perdre .

Ah , mon Dieu ! Qui pouvait comprendre alors tout le sens de ces paroles . Bien sûr les SS avaient menacé des pires représailles tous ceux qui étaient dans le wagon au cas où quelqu'un s' évaderait . Cette solidarité envers les camarades coupait les bras aux plus braves . Où sont ces camarades maintenant ? Ne seraient -ils pas plus heureux d' apprendre qu' on s' est évadé , eux qui sont morts dès l' arrivée et les autres qui se meurent dans les bagnes de la sinistre Buna ?

Des outils ? Il y avait une petite scie cachée au fond d' une valise . Si on avait commencé tout de suite après avoir passé Bar-le-Duc

Mais ce destin était allemand . Ne fallait -il pas s' opposer de toutes ses forces à son accomplissement ? Ne pouvait -on pas arriver à soulever tout le monde contre lui ?

Mais non . Il y avait le chef du wagon qui ne voulait pas fuir . Il y avait ce prêtre qui acceptait son sort , quel qu' il fût , il y avait ces vieillards et ces jeunes qui n' auraient pas pu suivre . Fallait -il leur faire endurer des punitions pour l' évasion des bien-portants ?

Puisqu'ils s' étaient soumis à ce destin , ils n' avaient qu' à le subir , eux . Ah , mon Dieu ! Pourquoi n' avait -on pas compris alors ? Alors et pas maintenant

Maintenant il est bien trop tard , trop tard , trop tard

Oh , Raison humaine ! Ta flamme est tantôt trop forte et tantôt trop faible en face de la vie . N ' entraves -tu pas notre action , au lieu de la susciter ? N' est -ce pas toi , ô Raison , qui mets les bâtons dans les roues de notre char , lorsqu' il se lance à la bataille ? N' éclaires -tu pas plus souvent le chemin du martyr que celui du lutteur ? Ô éternelle peureuse , tremblant dans la plus belle clarté ! Toi , voyante insatiable , guide des routes battues ! Qu' as -tu fait de tant de bravoure quand tu voulais éclairer leur folie de ta brillante décrépitude ? Le soldat te repousse quand il veut vivre ! Le saint te néglige quand il doit mourir !

– Personne ne veut mourir !

– Oh , non ! Mais comment faire ?

Que faire , maintenant ? Tout est si bien gardé tout autour . Partout il y a des gardiens , et des clôtures qui crachent le feu tout comme eux !

Il faut attendre . Qui sait ? Il y aura peut-être encore des changements . Tout est calme dans le bloc . Les hommes de la mine vont venir chercher leur transport dès que le jour se lèvera . Qui sait ? Tout n' est peut-être pas perdu ?

Le matin arrive enfin . Les Stubedienst , le gong , les cris , les mouvements recommencent comme d' habitude .

N' y a -t-il donc rien de changé ?

Mais non . Tout est comme auparavant .

Une nouvelle attente commence . Le jour se lève si lentement ! Les hommes de la mine ne sont pas si pressés que nous . Mais il fait encore nuit . Attendons avec plus de patience . Voilà le jour qui se lève réellement maintenant . Les lucarnes du bloc blanchissent lentement , les voilà blanches tout à fait . Tout est si calme ! Une lourdeur et une angoisse pèsent sur les cœurs et marquent les figures .

Tout à coup le secrétaire entre dans le bloc et crie :

– Tout le monde debout ! Prenez tout ce que vous avez !

C' est le départ

Tout le monde est debout et attend . Le secrétaire nous amène sur la place d' appel , fait ranger tous les hommes par cinq , en fait sortir tous ceux qui ont été inscrits par la commission d' hier . Les autres peuvent regagner le bloc .

Nous les suivons du regard comme s' ils étaient d' une autre espèce que nous-mêmes . Mais non . Ce sont aussi de pauvres malheureux , plus maigres et plus pâles que nous . Mais ils n' ont pas été inscrits par un pur hasard . Peut-être que la main du médecin qui désignait les hommes avait , elle aussi , besoin d' un peu de repos , et ne se leva pas lors de leur passage .

Non , nous sommes conduits au bloc trois .

Nous nous installons sur un box supérieur , près de la porte d' entrée . D' autres groupes arrivent de toutes parts , et le bloc se remplit rapidement , comme une ruche .

Il y a des hommes de toutes les nationalités de l' Europe . La majorité est composée de Juifs polonais et russes . Les hommes se battent pour avoir la meilleure place . On dirait que c' est un grand spectacle qui va se jouer devant nos yeux : les plus forts veulent avoir la plus belle vue .

Tous les yeux sont fixés sur la petite porte d' entrée , gardée par deux hommes à l' aspect farouche . Les portes arrière ont été barricadées par de grosses poutres , et des tonneaux ont été amenés pour les besoins des hommes . Tout est fermé partout .

Il n' y a vraiment que par cette petite porte que la mort pourra entrer ici .

Mais la vie aussi peut encore entrer . Tous regardent avec une intensité extraordinaire , comme si cette porte gardait un secret suprême . Personne ne vient .

Ce bloc est sale et négligé . Il n' y a point de couvertures . Les paillasses sont maculées . Tout exhale une odeur indéfinissable .

N' est -ce pas dans ce bloc trois que sont venus échouer les cadavres vivants de Flossenbourg ? N' est -ce pas derrière ces portes , condamnées maintenant , que s' entassaient des monceaux de cadavres ? Et n' est -ce pas devant ce bloc que tomba pour la dernière fois un camarade de Rouen exténué par la maladie , qui criait si fort que la peau de tous ceux qui l' entendirent se gerçait ?

Tous sont occupés d' eux-mêmes . Un brouhaha indescriptible règne ici . Tout le monde parle à la fois . On dirait qu' il y a un désir d' étourdissement dans ces cœurs angoissés . Les hommes ne veulent plus penser à ce qui les attend . À toute autre chose , excepté celle-là . Et , pareil à des somnambules qui marchent autour d' une maison , en cherchent l' entrée et ne la trouvent pas , ils tournent autour d' eux-mêmes . La maison est occupée par un spectre effroyable qu' ils ne veulent pas regarder en face .

Les heures passent .

Deux SS entrent dans le bloc , en font le tour en regardant les hommes et sortent en laissant tomber ces deux mots :

– Sept cents .

À leur apparition , il s' était fait un tel silence qu' on entendait leurs pas sur le ciment . Que sont -ils venus faire ici ? Est -ce seulement pour regarder cette cage à rats , pour voir si elle est bien fermée ? Est -ce pour observer tous ces hommes qui pourraient encore travailler et qui sont destinés à aller ailleurs ? Où sont -ils les bourreaux eux-mêmes qui viennent faire connaissance avec des victimes qu' ils auront à exécuter tout à l' heure ?

Les conversations reprennent à nouveau , mais cette fois , c' est la soupe qui en constitue le sujet . En effet , il y a longtemps que son heure a sonné . Les Stubedienst seuls ont mangé , mais pas les hommes . La faim tord leurs intestins qui crient chaudement , leurs yeux étincellent comme ceux des loups , leurs dents brillent sous des lèvres baissées , leurs pommettes éclatent de rougeur .

Ceux qui ont du pain le mangent maintenant . Ils voient se former autour d' eux un cercle d' hommes qui les regardent , comme un troupeau de chiens affamés attendant un os . Mais le maître mange tout et le chien baisse les yeux , gêné par sa position douloureuse et contrarié par l' attitude du maître . Le bruit atteint un diapason effrayant . Les hommes sont excités par la faim et les Stubedienst interrogés répondent , impassibles :

– Il n' y a pas de soupe .

Le bruit reprend de plus en plus fort .

– Les hommes sont vivants encore ! Les blocs ont touché leur soupe et leur pain . Allez donc le leur réclamer !

– Il n' est pas permis de nous faire souffrir de cette façon ! Tuez -nous au plus vite , mais ne nous faites pas souffrir !

Un homme se détache d' un bat-flanc , saute lestement sur la cheminée et crie :

– Silence , frères ! Vous me connaissez , n' est -ce pas ? Je suis l' artiste dramatique de Varsovie . Je vous prie de faire preuve de plus de dignité . Bientôt tout sera fini pour nous . Alors , quelle importance , je vous le demande , peut avoir un repas de plus ou un repas de moins ? Mes chers frères , pensons plutôt à nos centaines de milliers de martyrs qui sont morts en invoquant le saint nom de Dieu . Montrons à nos bourreaux que nous savons mourir la tête haute et que nous les méprisons . Pas de faiblesse dans un pareil moment ! Soyons calmes et dignes ! Ainsi , nous manifesterons notre force et non point notre honte . Je compte sur votre accord : pour me le prouver , chantons ensemble , frères !

Les chanteurs ont les yeux fermés et les larmes coulent lentement sur ces joues ravinées et ces mentons frissonnants . Les Stubedienst regardent en silence , les gardiens ouvrent la petite porte , les SS se montrent dans l' ouverture et ne disent rien . Ils ne peuvent pas voir ceux qui ont chanté . La mélodie venait des bois , des murs , de la terre et de partout .

Le temps passe . La plupart des hommes sont fatigués . Exténués par la faim , ils se couchent et s' assoupissent . Souffrances et douleurs s' endormiront à côté d' eux . Peut-être se tairont -elles pour un moment ? D' autres continuent à parler de plus en plus fort , comme s' ils cherchaient à se griser d' élixirs de souvenirs et d' imagination . D' autres enfin se perdent dans des prières interminables .

– Voilà les plus heureux , disent ceux qui ne sont pas croyants . Ce sont eux qui ont l' extase et l' oubli , mais peut -on croire en Dieu en un de tel lieu ?

Le chef du camp arriva avec sa grosse canne , accompagné du chef de bloc , une brute allemande , criminel de droit commun , ayant des centaines de morts sur la conscience . Tous deux s' entretinrent à voix basse et le premier donna au second quelques feuilles de papier blanc . Lorsque celui -ci eut quitté la pièce , la brute monta sur la cheminée et dit :

– Voyez , j' ai votre liste de départ . Les uns s' en iront aux mines de Laguicha , les autres dans une autre mine , toute proche de la première .

Et il rit d' un gros rire .

– Vous pouvez me croire sur parole . C' est moi qui vous le dis .

Quelques naïfs demandent des noms , et il les leur donne .

Le soir vient et le pain n' est pas distribué . Les hommes se trouvent mal . Le pain est là , rangé sur des rayons , dans la pièce occupée par le Stubedienst , mais personne ne peut y toucher . Quelques hommes veulent organiser un coup de main pour se saisir de ce pain par force , mais ils n' ont pas de succès . Exténués , énervés , affaiblis par la faim , les hommes dorment , ne cherchant qu' à oublier leur misère et leur peine .

Il fait chaud dans le bloc et l' air y est lourd et irrespirable . Un homme se dresse sur notre bat-flanc pour ouvrir la lucarne qui est tout juste au-dessus de notre tête . Il en profite pour voir si nous sommes bien gardés du dehors et pour respirer un peu d' air frais . Le chef du bloc entre au même moment sans être vu par le curieux . Lorsque ce dernier entend nos appels et se prépare à descendre , la brute est déjà là pour lui assener un formidable coup de gourdin . L' homme crie de douleur et tombe . La brute s' acharne sur lui avec son bâton , en criant :

– Qu' est -ce que tu faisais là-haut ? Tu regardais vers la liberté ? Tu voulais donc fuir ? Tu ne te sauveras plus maintenant !

La scène s' est passée si vite que tous les hommes du bloc ne s' en sont même pas aperçus . Seuls ceux qui étaient tout près pouvaient être étonnés par la rapidité avec laquelle on peut tuer un homme . On ne veut pas croire que c' est fini . Ceux qui le connaissent l' appellent encore par son nom , le remuent , le secouent , mais l' homme ne réagit plus . Après quelques minutes de stupeur , tout rentre dans le calme .

On retombe de nouveau dans un silence de cauchemar . Impossible de dormir dans cette atmosphère d' abattoir . Quand est -ce que notre tour arrivera ? Comment cela se passera -t-il pour nous ? Quelle face nous présentera la mort ? Sera -t-elle aussi rapide que tout à l' heure ? Oh , si l' on pouvait ne pas souffrir longtemps , ne plus souffrir du tout ! S' endormir tout doucement et ne plus se réveiller serait certainement préférable .

La faim est une mort atroce , elle dure trop ! Les fakirs parviennent à y résister pendant longtemps . Pour nous , ce sera certainement plus court , puisque nous n' avons plus de forces . Voilà déjà deux mois qu' elle dure . Trois ou quatre jours encore suffiront . Mais la souffrance est insupportable . Ces transes et ces hébétudes sont suffocantes et déchirent les intestins morceau par morceau .

Ah , si l' on pouvait avoir une ampoule de cyanure de calcium , ce serait le rêve ! Une balle dans la nuque serait aussi efficace : elle arrête immédiatement les fonctions cérébrales et on ne souffre plus . Les gaz , c' est certaine-ment plus long . Combien de temps cela dure -t-il ? Un quart d' heure , peut-être vingt minutes . Comme c' est long ! Mille deux cents secondes ! On doit perdre connaissance dès les premières minutes . Mais l' attente , l' attente

Qu' eût -il fallu faire pour ne pas en arriver là ?

Il eût fallu sauter du train envers et contre tout . Mais pouvait -on laisser souffrir les camarades pour nous ? Il eût fallu s' évader déjà de ce camp maudit en France même . Mais le tunnel fut découvert trop tôt

Ah , voilà : il eût fallu s' embarquer à Sète le 20 juin ! Tout vient de la trahison et de l' armistice … De toute façon , le sort en était jeté et tout le reste était inévitable .

Mais mourir ici ! Oh , pauvre tête ! Que faire ? C' est ton tempérament qui a décidé de tout . Préférerais -tu vivre cette vie de mollusque caché dans cette mare infecte et trouver tout bon et agréable ? Non !

Pourquoi alors as -tu entraîné dans ton sillage une femme et pourquoi as -tu créé des enfants ? N' as -tu pas décuplé ainsi ton malheur ? Que vont devenir tous ces êtres que tu ne pourras plus assister ? Ne te fallait -il pas faire cavalier seul dans ce monde plein de dangers et de trahisons ?

Mais la souffrance et la douleur doivent -elles aboutir à la mort ? La coupe qui peut contenir un vin si rare doit -elle être brisée à tout jamais ? Oh , criminels ! Il faut quarante ans pour construire un homme et vous voulez le démolir en cinq minutes ? Ah , revoir le monde , revenir à la vie ! Après une telle épreuve , tout ne renaîtra -t-il pas avec l' homme ? Les sentiments et les impressions sont une source merveilleuse rafraîchie par l' expérience de l' abîme

Ah , quel trésor que de revoir la liberté , revoir les êtres chéris , retrouver le monde après un tel cataclysme ! Il faut tout faire pour sortir de ce tombeau ! Non , non , je ne veux pas mourir !

Et , pareil au rat qui veut se sauver du bateau en détresse , l' homme se met à creuser un trou au-dessous de la cloison qui le condamne à la mort . Couché sur le ventre , sous le dernier bat-flanc , à l' abri du cadavre qui le cache aux yeux des passants , il entreprend avec ses dernières forces un travail libérateur .

La nuit s' est passée sans incident .

Les Stubedienst , le chef de bloc , le Lagerkapo et une autre brute encore alléchée par le sang font des rondes continuelles . Ils examinent si rien n' est en désordre , si les hommes n' entreprennent pas une action quelconque contre leurs bourreaux , s' ils ne préparent pas une évasion collective ou individuelle . Les lampes restent allumées toute la nuit . Cette lumière crue aveugle les hommes , les fatigue et les écrase dans cette attente funèbre .

Le trou n' avance que très lentement . On tremble au moindre mouvement de la porte . Le manque de place est désespérant . La position est douloureuse et le travail lui-même épuise au delà de toute expression .

Le gros problème , c' est la terre enlevée , qu' il faut disperser partout pour ne pas être gêné dans ses mouvements , dont chacun demande un effort doulou-reux . L' assise de la baraque n' est pas profonde , mais le corps d' un homme , même aminci , emplit un volume considérable . La percée ne doit venir qu' à la dernière minute , lorsque tout le monde sera sur le point de sortir .

La lumière du jour seule fait sortir les hommes de leur torpeur douloureuse . Contient -elle seule encore le charme de l' espoir ? Les hommes sont brisés autant par la faim que par cette attente hallucinante . La soif brûle la gorge et le cœur ; elle provoque des syncopes chez quelques-uns . D' autres se mettent à raconter leur rêve , comme si quelque chose pouvait encore retenir l' attention d' autrui .

Quelques hommes à nos côtés trouvent notre indolence révoltante . À leur avis , il n' est pas permis de se faire tuer sans réagir . De quelque façon que ce soit , il faut faire quelque chose . Le mort qui reste au bas de notre box peut servir d' exemple à chaque individu pris à part , mais une action collective hante comme un rêve .

Un jeune est le plus énergique . Ni la soif , ni la faim , ni la fatigue , ni le désespoir n' arrivent à voiler cette flamme qui le brûle et le pousse à l' action . Les sages et les avertis trouvent toujours des lacunes dans n' importe quel projet . Mais l' exposé de ses rêves est si ardent qu' il arrive a entraîner dans son jeu même les plus sceptiques .

Il faudrait tout d'abord ligoter tous ces Stubedienst et se saisir du pain qui est sous leur garde . S' ils provoquent l' intervention des gens du dehors , il faudrait ou bien barrer la porte avec les bois des lits avant qu' ils arrivent , ou bien tuer carrément tous ceux qui voudraient entrer . La réalisation demanderait une trentaine d' hommes , et nous sommes à peine une dizaine .

On pourrait aussi tuer les deux brutes allemandes . Il s' agirait de fermer la porte dès leur arrivée et , à l' aide des bois et des planches , faire des barrages pour empêcher leur course et les assommer , comme des bêtes malfaisantes .

Qui interviendra en leur faveur ? Les Stubedienst ou les nazis . Mais les premiers seraient ligotés , et les nazis auraient peur d' entrer , pour ne pas tomber eux-mêmes dans ce guet-apens . S' ils arrivaient à pénétrer à l' aide de leur revolver , eh bien , ils en tueraient quelques-uns ! Mais le camp serait débarrassé de deux des bourreaux les plus vils , détenus vendus pour quelques assiettées de soupe , et qui terrorisent leurs compagnons de malheur . Peut-être que les nazis eux-mêmes les méprisent et n' interviendraient point .

La majorité est d'accord pour la réalisation du projet , mais notre nombre est insuffisant . Il faudrait trouver encore une quinzaine d' hommes décidés à tout , parmi ces gens qui ne parlent pas notre langue , qui sont écrasés par le désespoir et gisent déjà comme des morts .

Ou bien il faudrait réduire l' entreprise et la limiter aux seuls Français . Encore ne sont -ils pas tous décidés , puisque cette conversation ne les fait pas sortir de leur torpeur terrible .

L' ingénieur trouve que le mieux serait de mettre le feu au bloc tout entier de provoquer ainsi une panique dans le camp . Si tous n' arrivent pas à se sauver , quelques-uns y parviendront peut-être . Le malheur est qu' ils ne pourront pas traverser les barbelés et mourront sous les balles des postes . Mais si le bloc lui-même a une garde extérieure importante , personne n' échappera à la mort dans les flammes .

– Ce suicide atroce vaut -il mieux que la tuerie ?

Personne ne répond .

Le colonel pense qu' une action n' est possible qu' en dehors du camp , au moment où les camions abandon-neront les portes . Une fois engagés sur la route , les hommes devraient sauter à terre et s' égailler en tous sens . Une fusillade s' ensuivrait obligatoirement . Mais elle n' en toucherait qu' un tout petit nombre . À la faveur de la nuit , on pourrait passer la grande chaîne de garde .

– Bien sûr , ajoute -t-il , il faudrait avoir quelques moyens pour pouvoir se débrouiller par la suite , et nous n' avons rien , absolument rien .

Un homme propose de se jeter sur les SS qui accompagnent le convoi , pour les tuer au cas où ils tireraient au moment de la fuite . Un jeune qui possède un couteau s' offre pour être le premier .

– Quelle chance pour moi , si j' arrive plus vite que lui !

Sur les injonctions du colonel , on décide enfin que , quelles que soient les vicissitudes du transport , quelles que soient les surprises à l' arrivée , tous les Français chanteront La Marseillaise au moment de la sortie du camp . C' est le seul projet qui ne rencontre pas d' opposition , et est accepté avec enthousiasme par tout le monde .

Le temps passe ainsi .

De nouveau , l' heure de la soupe sonne et fuit sans apporter aux hommes le moindre changement . Les Stubedienst aujourd'hui cachent leur soupe et la mangent individuellement , pendant que leurs camarades font la garde devant leur réduit . Ils en distribuent quelques misérables restes aux hommes qui gisent sans connaissance .

– Mais finissez -en donc une fois pour toutes avec nous !

Les brutes allemandes continuent toujours à leurrer les hommes avec le projet de départ pour les charbonnages . Dans l' attente qui les tue et dans l' indécision qui plane encore dans leur cerveau , les désespérés ne demandent qu' à s' accrocher à la moindre illusion . Une lueur d' espoir s' allume encore par-ci par-là dans ces faces affreusement jaunies .

Quelques hommes se mettent à crier ensemble .

– Le pain , la soupe ! Le pain , la soupe !

Tous les gardes accourent et font taire les réclamations à coups de gourdin . L' artiste dramatique harangue les hommes de temps à autre et amène un calme passager dans cette atmosphère accablante . Sa voix est tragique et ses gestes puissants et expressifs . Il a parfois l' air d' un prophète farouche parlant dans une cage de fauves affamés . Les hommes l' écoutent et le regardent comme un être prodigieux .

Il est difficile de dire ce qui décida de sa fin . Était -ce cet ascendant qu' il avait sur les autres , la trahison possible d' un projet d' évasion ou la crainte cachée des SS à son égard ?

Toujours est -il que , vers le soir , le chef du bloc vint s' entretenir quelques instants avec lui . L' artiste parut embarrassé et retourna à sa place .

Peu de temps après , la porte s' ouvrit brusquement et le gardien appela . L' artiste descendit lentement , alla vers la porte , qui se ferma aussitôt derrière lui . Un calme terrible se fit dans le bloc , tous les yeux se fixèrent . Quelques secondes passèrent dans un silence pétrifiant . Puis , tout à coup , on entend un ordre :

– Cours ! Tu es libre !

Une seconde encore . Un bruit de pas et deux coups de feu éclatent presque en même temps . Un cri déchirant nous frappe à la tête et nous aveugle . Un bruit de chute , puis de nouveau le silence . On est à bout de souffle , mais on attend encore jusqu' à la limite de ses forces . Rien , toujours rien . Peut-être un rire est -il venu de la porte , mais l' homme , on ne le revit plus .

Un silence de mort s' établit dans le bloc depuis ce moment et rien ne le troubla plus jusqu' au départ des hommes . On aurait dit qu' un deuil était observé par tous les vivants sans que qui que ce soit l' eût demandé .

Un autre homme fut encore tué le même soir . Mais il ne cria pas , lui . Il resta silencieux jusqu' à la fin . Si quelqu'un cria , c' était son bourreau , et personne d' autre .

À l' extrémité du bloc , un homme avait creusé un trou pour sortir . Derrière les tonneaux de purin , abrité par des paillasses maculées de viscères de cadavres , il travaillait d' arrache-pied sans s' arrêter . Il se servait d' une bêche et avançait vite , probablement trop vite . À un moment , il vit la lumière du dehors , mais ne s' arrêta point . La brute allemande , alertée par les gardes , entra dans le bloc tout doucement , à pas de loup , s' approcha de l' homme ivre d' espoir , et le saisit par derrière .

La brute le traîna jusqu' au milieu du bloc et lui donna l' ordre de se coucher par terre . L' homme obéit . La brute s' empara de la bêche , mit le manche à travers la gorge de l' homme . Elle monta sur ce petit pont avec ses deux pieds . Elle pesa de tout son poids et l' étrangla ainsi . Cette brute criait comme un sauvage , ivre de sang , de sa voix avinée :

– Ah , tiens ! Ah , tiens ! Voilà la liberté ! Tiens ! Tiens !

Les hommes tombent de fatigue et de désolation . Une résignation terrible s' empare de leur cerveau et de leur cœur . Un calme rongeur est entré en eux qui annule leur volonté et tue leur désir .

La mort pénètre dans l' homme avant même de le frapper . On l' attend , pour qu' elle vienne achever ce que les souffrances et la douleur ont commencé . Il n' y a que très peu d' hommes qui pensent encore à une action quelconque .

Dans un cauchemar , la vie passée vient présenter certains tableaux fantasmagoriques . Ces images d' hallucination sont parfois vives ; dans l' ensemble , la volonté les tire de la mémoire comme des souvenirs d' adieu . Ce n' est plus l' homme lui-même qui est le centre de ce jeu , non . C' est un spectacle à épisodes multiples qui passent devant ses yeux clos comme une suite d' amis qui prendraient congé de lui .

Quelle tristesse que de se séparer des êtres chers qui participaient à notre bonheur , qui étaient avec nous à cette fête qui s' achève si lamentablement

Hommes , chers amis , frères ! Croyez -le , ce n' est pas de notre faute si la chanson doit être interrompue . Si je suis si misérable , je ne l' ai point voulu . Je suis si petit , si insignifiant dans ce combat immense . Heureux celui qui ne succombera pas ! Mais , si c' était à recommencer , on recommencerait avec le seul regret de ne pas pouvoir faire plus grand .

Quel homme peut prévoir la parcelle de vie qui lui sera attribuée ? Il eût été si doux pourtant de voir le monde renaître après ce combat qui l' écrase . Sois heureux , fils chéri , qui ne connaîtras pas ton père ! Dans le rêve de ton sang tu entendras frapper quelquefois la voix du martyre . Dans ta poussée vers la libération , n' oublie point la sève pourrissante de notre sacrifice ! Adieu , chers amis ! Adieu , frères ! Adieu , hommes vivants !

La nuit fut terrible .

L' homme qui veut vivre se remet à creuser son trou dans un dernier sursaut d' énergie . L' agonie dans l' âme , avec des membres mourants , il arrache la terre poignée par poignée . La cavité est déjà si grande que son corps y tient tout entier ; la terre à ébouler à la dernière minute y tiendra , elle aussi . Un lambeau de toile le soustrait à la vue de tout curieux .

L' homme est si près de l' inanition totale qu' il lui semble qu' il est déjà mort . Lorsqu' il revient à lui , son activité seule lui crie son désir de survivre

Les brutes sont revenues au milieu de la nuit . Elles ont réveillé tous les hommes et les ont forcés à se débarrasser de leurs vêtements . Les hommes appelés doivent passer devant eux tout nus et montrer leur numéro tatoué sur l' avant-bras . Un surveillant prend leur paquet de vêtements et le jette sur un tas .

Si quelqu'un avait encore la moindre illusion , elle lui est arrachée maintenant . Les deux morts ont été eux aussi déshabillés , mais eux n' avaient plus d' illusions

L' homme qui respire encore garde tout de même une lueur d' espoir en lui . Il regarde toujours cette porte et attend

– Il y aura peut-être un contre-ordre .

– La machine de mort refusera peut-être à la dernière minute de tourner . Un accident peut toujours se produire .

– Les hommes de la mine peuvent encore arriver .

– Il faut garder les yeux ouverts même sur le canon qui est braqué entre ta direction , même sur la balle qui jaillit et t' aveugle . Tombé à terre , tu regarderas encore l' abîme que la douleur creuse en toi , le spasme qui te tord , les yeux qui t' observent et s' effacent , le ciel qui est au-dessus de toi et qui tombe , resplendissant de lumière , et t' aspire dans son immensité

– Ici , tu regarderas plutôt les voitures qui roulent vers le bois , les SS qui te gardent , qui t' accompagnent , qui te jettent dans la chambre de mort . Tu regarderas la porte de fer qui glisse et se ferme , l' ouverture qui se fait au plafond , la cartouche qui se vide et les gaz qui se répandent . Tu tomberas suffoqué , mais tu sentiras quand même encore les yeux brûlant d' une douleur atroce , la dernière respiration qui te déchire , la convulsion qui te secoue , ton cœur qui s' arrête de bondir et défaille , le tourbillon qui t' engouffre

Les hommes attendent toujours

Les vivants regardent toujours

Vers midi , quelques SS viennent , accompagnés d' un officier et du chef de camp . Ils tiennent une liste à la main et le secrétaire général appelle les numéros . Quelques hommes se détachent des bat-flanc et courent vers ce groupe .

Cet appel devant les tombeaux réveille même les mourants . Deux Français sont appelés eux aussi . Ils nous quittent avec des regards brûlants et des gestes où s' ébauche l' excuse

On chuchote que c' est la commission de la « section politique » . Que les camarades appelés ont assurément laissé de gros dossiers à la Gestapo

Ces hommes quittent le bloc tout nus et le chef de camp les emmène . Ils sont tristes et ils pleurent .

Est -ce l' émotion d' être sortis vivants de ce charnier , est -ce la pensée des camarades qu' ils ne reverront plus ? Ou est -ce la misère terrible qui recommence avec son cortège de vexations , de coups , de douleurs et de souffrances après cette épreuve qui les avait lavés de toutes souillures

Ils pleurent cachés derrière un mur , tout grelottants de froid et regardent

Le camp est vide . Toutes les portes sont consignées , les camions et les SS , l' arme à la main , attendent devant le bloc trois . Les hommes en sortent , un à un , et montent dans les voitures . Cette brute allemande est encore là pour les compter , et pour assener à chacun un coup de gourdin sur la tête .

– Quatre-vingts !

Les camions se remplissent vite . Les moteurs se mettent en mouvement . Les véhicules s' ébranlent , encadrés de SS à motocyclette . Ils abandonnent le camp et prennent le chemin du bois de bouleaux .

Les hommes derrière le mur ne peuvent plus voir , les larmes leur voilent les yeux . Mais leurs oreilles entendent nettement le chant des camarades qu' apporte le vent

L' homme est resté dans son trou toute la nuit , comme dans un tombeau . La mort est en lui autant qu' autour de lui . Au point du jour , lorsque le bloc est ouvert pour être aéré , il sort de sa sépulture et se mêle aux vivants .

Les lavabos constituent le refuge et le marché de tout camp . À un moment donné , un secrétaire pénètre à l' intérieur avec des cris :

– Dehors , ceux du transport !

Il saisit l' homme brutalement au collet , l' entraîne et le met dans les rangs .

Le soir , l' homme arrive au grand camp .

Plus de vingt mille hommes vivent là dans les mêmes conditions qu' au camp de la quarantaine ; même baraques , même encadrement intérieur . La discipline est un peu moins rigoureuse , mais le travail forcé s' ajoute aux moyens d' extermination .

Après le deuxième coup de gond , tous les hommes quittent leur bloc pour se rendre au travail . Ils sont alors soumis à des Kapos qui se trouvent à la tête de chaque commando . Il existe une véritable hiérarchie dans cette race de négriers . Oberkapo , chef d' un camp commando comprenant plusieurs Kapos ; Kapo , chef d' une centaine d' hommes ; Unterkapo , son remplaçant et son aide ; Vorarbeiter , surveillant d' une équipe . Chacun de ces hommes a le droit de vie et de mort sur les détenus qu' il commande .

Il est évident que le choix du commando est d' une importance capitale . Faire partie d' un groupe d' hommes de métier est infiniment plus agréable et plus sûr que d' appartenir à un commando de manœuvres chargés de travaux de terrassement . La bête de somme par son utilité a une autre valeur que la bête destinée à l' abattoir . Mais le novice ne peut pas faire de choix , il va où le sort le pousse . La première main qui s' abat sur lui le tiendra durant toute la journée .

Il est mis sur le rang , donne son numéro au chef du groupe et attend . Vingt mille hommes chassés de leur bloc remplissent le camp et le transforment en une gigantesque fourmilière . Tout le camp est bondé . Seule la grande avenue reste libre pour la sortie .

L' homme attend . Au loin , un orchestre où domine la grosse caisse commence à jouer une marche . C' est le signal du départ . Le premier commando qui quitte le camp , c' est le Strafkommando , ou « compagnie de représailles » . D' autres groupes le suivent . Enfin , le tour du sien arrive . Les mains collées sur les côtés , tête nue , le détenu passe la porte de sortie où les SS l' attendent .

– Commando de nivellement numéro trois , annonce le Kapo . Cent hommes !

– Planierung drei : hundert ! crient les SS .

Il est six heures du matin .

L' homme reçoit une brouette et une pelle . Il ira charrier des pierres . Le cauchemar commence . Il a l' estomac creux qui crie comme un possédé , la sueur couvre son front bien qu' il soit en hiver . Sa main colle à la brouette , saisie par le froid , il traîne ses pieds comme des boulets . Lorsqu' il lève les yeux au ciel , il voit la neige tomber . Il ne faut pas qu' il s' attarde un moment où qu' il dérange la marche des damnés . Un coup de gourdin s' abattra aussitôt sur ses épaules et le cri sauvage sonnera dans ses oreilles :

– Schnell , schneller , chien galeux !

Si ce coup ne venait pas de la part d' un SS , il viendrait de son chef de groupe , de son Unterkapo , Kapo ou même Oberkapo , tous détenus comme lui , mais vendus aux nazis pour une parcelle de pouvoir . Le SS qui le frappe n' est pas toujours le chef de son groupe de travail . Un véritable SS n' est point limité dans son pouvoir . Il doit avoir l' œil partout , il doit s' occuper de tout , être le maître absolu de tous les détenus .

Vers 11 heures , il est appelé pour aller chercher la soupe au camp . Ce sera son tour de faveur . Il la rapporte dans un grand fût qui lui écrase les épaules et plie ses clavicules amaigries . Il est midi lorsqu' il dépose sa charge . Ses camarades à la queue leu leu attendent son arrivée . Le Kapo lui verse une pauvre louche d' un liquide infect qu' il avale comme un chien errant tremblant sur ses jambes . Il a tout juste le temps de s' asseoir sur une pierre pour reprendre le souffle que , déjà , les cris de ses chefs lui intiment l' ordre de retourner à sa brouette .

Il la reprendra donc et continuera à la remplir avec des pierres gelées et à les charrier jusqu' à quatre heures de l' après-midi . Il voit sa condamnation à mort écrite devant lui . Il a beau mettre le moins de pierres , marcher le plus lentement , il est épuisé lorsque le sifflet du Kapo lui indique l' heure de s' arrêter .

– Antreten ! Rassemblement !

Il attend de nouveau que son groupe se reforme dans le même ordre que le matin . On le comptera et recomptera cent fois . L' énervement et les cris des chefs lui disent que quelque chose d' exceptionnel vient de se passer . Ils font un appel par numéro et tous les hommes doivent répondre :

– Présent !

Lentement , il comprend qu' une évasion a eu lieu . Une inquiétude s' empare de lui . Il ne sait plus s' il faut se réjouir ou au contraire s' attrister sur les conséquences de cet évènement . Il entend à nouveau l' orchestre entonner une marche au loin et , raide comme un mort , tête découverte il passe la porte du camp en frappant du pied gauche au son de la grosse caisse .

– Planierung drei ! annonce le Kapo . Quatre-vingt-dix-huit détenus !

– Acht und neunzig ! crie le SS qui compte .

Deux manquants .

Après une longue attente , il s' en retourne vers son bloc , mais celui -ci est fermé pour les hommes du groupe . Il se range sur la place entre les baraques à côté de ses camarades en attendant l' appel . Il entendra le son lugubre d' une sirène retentir longuement et se répandre sur le camp . Les camarades lui disent qu' elle signale à tous les postes à la ronde qu' une évasion a eu lieu . Qu' une compagnie de SS , secondée par des chefs de bloc et par des Kapos , est partie à la recherche des fuyards . Que l' appel sera long puisqu'ils fouilleront tous les lieux de travail , exploreront tous les coins , battront et martyriseront tous les camarades qui travaillaient aux mêmes endroits que les évadés pour leur faire découvrir la cachette et les forcer à la délation . Que c' est peine perdue , mais que si jamais ils trouvaient les camarades qui avaient tenté de fuir et qui attendent la nuit pour passer la chaîne des postes , ils ne ramèneraient que leurs cadavres horriblement mutilés .

– On les ramène ! On les ramène !

– Ah , les malheureux !

Couchés sur une charrette , le visage tourné vers la terre , deux loques , ayant à peine forme humaine , couvertes de boue , de chiffons et de sang , sont traînées par des assassins au sourire vainqueur . Maintenant l' appel pourra se faire ; personne ne manque au camp .

L' homme peut maintenant regagner son bloc . S' il est à bout de forces , s' il défaille d' inanition et de dégoût , à qui pourra -t-il le dire ? Ses camarades , tout aussi exténués , gisent à côté de lui comme des mourants .

Il mange son quart de pain comme une bête et boit son infusion nauséabonde . Quelques forces lui reviennent et il peut se demander : combien de temps une pareil existence pourra -t-elle durer ? Jusqu' où la honte , l' avilissement et l' abrutissement pourront -ils aller ? Quel être humain peut -il subsister longtemps dans des conditions semblables , et mérite -t-il encore son nom ?

Oh , pouvoir reposer un peu ce corps misérable et infiniment meurtri ! Mais non . Il faut se lever à nouveau ; à nouveau se grouper sur la place d' appel , et en rang par cinq avancer jusqu' à la grande place devant la sortie .

Deux potences sont dressées là , une table sous chacune d' elles . Tous les hommes du camp sont massés autour de ce petit tertre . Des SS tournent partout , les mitrailleuses des postes sont braquées sur la masse des détenus .

Un officier de SS , en belle pelisse , commandant de tous les camps d' Auschwitz et de Birkenau , entouré de toute la chefaille , s' avance au milieu du terrain et fait lire l' ordre suivant :

– Tout détenu ayant tenté de s' évader d' un camp de concentration sera puni de mort par pendaison . Signé : Himmler , ministre du Reich , chef suprême de la Gestapo et Oberführer de tous les SS .

Tous les hommes écoutent en silence , tête nue .

L' officier continue :

– Voilà deux hommes qui ont essayé de fuir ce camp . Ce sont les numéros quarante-deux mille , français , né à Paris en 1900 , et le numéro douze mille , russe , né à Orel en 1920 . Tous les deux avaient soustrait frauduleuse-ment de l' or appartenant à l' État allemand . Ils sont condamnés à mort . Ils seront pendus .

– L' or ? demande l' homme dans un chuchotement .

– Mais oui , l' or des cadavres . C' est par le « commando spécial » travaillant aux fours . Les Boches gardent tout cet or pour eux .

Le Français est amené le premier , un homme de petite taille terriblement jauni par la longue détention au cachot . Il a de grands yeux , la bouche mince d' un homme décidé . Ses bras sont attachés sur son dos . Un camarade murmure doucement :

– C' est un médecin . Un garçon dévoué qui se dépensait pour tous les détenus .

L' homme sourit à l' assistance , faisant de la tête un geste moqueur en direction de la potence . Un chef de bloc , bourreau pour la circonstance , se tient déjà derrière la corde que l' homme sourit encore du spectacle offert à ses camarades . Il monte allégrement sur la table et crie fortement :

– Vive la France !

– Vive la Liberté !

Le chef de bloc saute à terre en renversant brutalement la table . L ' homme reste suspendu . Calme , sans un mouvement , les yeux grands ouverts , il regarde encore un long moment autour de lui , puis les baisse lentement vers la terre .

Un silence extraordinaire règne parmi les hommes durant toute la scène de l' exécution . Tous les yeux sont fixés sur ce petit homme énergique qui se moque de ses bourreaux , de leurs ordres et de la mort . Tous restent figés sous le coup de cette impression terrible .

– Voilà , camarades , comment il faut aimer la France et la Liberté et mourir pour elles .

Le silence se prolongeait encore qu' une voix jeune et sonore se fit entendre du fond de l' avenue . C' était le deuxième camarade , qu' un SS menait vers la place .

– Vive la Russie soviétique , mère de tous les peuples libres ! Vive l' Armée rouge , force agissante de tous les prolétaires ! À bas le fascisme , le nazisme et toutes les forces d' esclavage !

Le jeune camarade russe scande ces phrases tout le long du chemin qui le mène à la potence . Le SS le frappe de son poing chaque fois qu' il ouvre la bouche . Mais le jeune homme n' en continue pas moins de clamer :

– Vive la révolution ! Vive la victoire de l' Armée rouge !

En débouchant sur la place , il cria encore :

– À bas les assassins hitlériens !

Le sang des hommes se glace dans les veines . Tous sont muets d' horreur et d' admiration . Le SS , excédé par la volonté héroïque de cet homme , sort son couteau et le lui enfonce dans la bouche . Le sang jaillit abondamment en éclaboussant le tortionnaire , qui le pousse vers la potence . Mais le jeune homme malgré sa langue coupée continue à crier :

– Vive la Liberté !

Les sbires le hissent de force sur la table . Ils se mettent à trois pour essayer de le faire taire et d' en finir vite . Mais l' homme a encore la force de crier une dernière fois de sa bouche saignante :

– Vive Staline !

Alors seulement il se tait , étranglé par le nœud coulant .

Des voix fusent de la masse :

– Vive notre camarade !

Les SS s' aperçoivent que le spectacle n' a pas porté ses fruits , chassent brutalement tout le monde vers les blocs .

Le camp est consigné . Le gong sonne furieusement .

Le détenu se couche avec la vision hallucinante qui accable sa pensée et le bouleverse . Il a oublié sa faim , sa soif , il ne sent plus sa fatigue , il ne se voit plus lui-même . Il voit deux hommes qui portent sa figure et qui vivent intensément . L' un est jeune , grand ; l' autre semble être le père du premier ; tous deux s' en vont d' un pas alerte vers la liberté . Les SS tremblent devant eux et se cachent sous la terre . Ils sont écrasés sous leurs pas . Ils marchent tous deux , bras dessus bras dessous , sur une plaine immense , l' un souriant , l' autre sérieux . Au fur et à mesure qu' ils avancent , ils grandissent . Ils sont si grands qu' ils touchent maintenant la voûte céleste . Leurs voix clament , pareilles au tonnerre :

– Vive la Liberté , camarades !

Le gong sonne toujours .

– Ah !

Il se lève dans un cauchemar . Il se lave à peine , refait son bat-flanc , avale son breuvage et court au-dehors , chassé de son bloc . Il retrouve tout endormis encore les camarades de la veille . Il se range à leurs côtés et attend . La musique joue de nouveau une marche langoureuse et les hommes partent au travail .

Le tour de son commando arrive . L' homme marche vers la sortie . Il voit à sa droite une rangée de spectateurs assise juste en face de l' orchestre qui joue et frappe sa marche romantique . Il avance encore et les reconnaît . Ce sont les fuyards d' hier , tout noirs , affreusement mutilés , que les bourreaux exposent à la vue des vivants . Ils se tiennent là , jambes écartées , dos rejetés en arrière , mains appuyées sur les genoux et figures agitées d' un rictus horrible . Ces cadavres sont plus vivants que jamais . Ils disent tout haut maintenant à ces hommes qui passent tête nue , devant eux :

– Salut , camarades ! À bas les assassins !

– Vive la Liberté , camarades !

Une vie nouvelle commença pour lui ; il vivait désormais dans la hantise de la mort .

Si au matin il ne la sentait pas aussi proche que le soir , c' était que son corps venait de goûter un peu de repos et que ses yeux étaient voilés d' un faible espoir . Mais la face lugubre s' approchait de lui au fur et à mesure que son corps s' épuisait . Elle mordait ses pieds enflés comme un chien enragé , torturait son ventre comme un polype , s' asseyait sur ses épaules pour les écraser . Elle saisissait son cœur comme on serre un oiseau tremblant : elle s' était établie dans sa tête comme une angoisse et un cauchemar permanents .

Dès le matin , il n' avait qu' à regarder la route du camp pour voir les convois des nouveaux arrivés monter lentement vers le bois de bouleaux . Ils marchaient convaincus qu' ils allaient prendre un bain ; ils allaient à la mort . Il ne servait à rien de leur crier qu' ils allaient à l' extermination . Ils n' y croyaient pas , incapables qu' ils étaient de concevoir un tel supplice , dans leur innocence candide . Ce n' était que lorsqu' ils se trouvaient entassés dans les chambres à gaz que le crime et la mort leur apparaissaient crûment , mais alors il était trop tard .

Il les regardait marcher , les yeux brûlés de larmes . Dans sa rage impuissante , il pouvait se demander : pourquoi le monde et ses dirigeants ne faisaient rien pour empêcher l' accomplissement d' un tel crime ? Les hommes d' État ne pouvaient pas ignorer le crime nazi , ni sa monstruosité , ni sa bestialité , ni son ampleur . S' ils feignaient de l' ignorer , ils se montraient scandaleuse-ment indignes de conduire le char de l' Histoire . C' était donc avec leur tacite consentement que Hitler et ses sbires assassinaient . C' était donc parce qu' ils se croyaient investis d' une haute mission que les bourreaux nazis pouvaient se permettre d' agir ainsi . Il n' avait rien à attendre de ce monde qui se taisait et qui le condamnait .

Pâle de douleur et grinçant des dents , il s' écriait :

– Périsse le monde qui me condamne à la perdition , et je suis trop misérable pour compter sur moi-même .

Et ses forces s' épuisaient à charrier les pierres et le sable . La mort montait sur sa brouette pour ricaner de sa faiblesse et pour empêcher la roue d' avancer . Il ne pouvait pas fermer les yeux sans la voir distinctement , comme on voit un visiteur de marque . Comment fuir cette vue hallucinante , comment se soustraire à ce rendez-vous terrifiant ?

– Oh , Liberté !

Mais elle était encore trop loin , perdue dans un rêve . Les forces de la libération étaient moins pressées que lui . Les griffes qui le tenaient accrochées à sa chair l' étrangleraient bien avant qu' elles ne desserrent leur étreinte mortelle .

À l' évasion , il ne pouvait pas songer . D'abord il aurait fallu dépouiller les morts pour se procurer quelques moyens . Et cela lui répugnait comme un sacrilège . Il aurait fallu s' assurer un refuge quelconque dans le pays environnant . Il n' y voyait que des ennemis . Mêmes les Polonais et les Russes ne réussissaient que tout à fait exceptionnellement une évasion . Leur réussite tenait plus du miracle que du raisonnement logique . Presque chaque jour les détenus étaient forcés d' assister à la pendaison de fuyards repris . Pas d' issue pour sortir de ce charnier immense .

– Les Russes approchent ! Ils ont pris Kovel

Mais d' autres répondaient :

– Les Allemands contre-attaquent , ils sont encore forts .

– À l' ouest , encore rien de nouveau ?

– Oh , non ! Ils ne sont pas prêts .

– Il s' agirait alors de savoir si les Russes sont à eux seuls capables d' écraser l' Allemagne ?

Les uns disaient :

– Oh , oui ! Après Stalingrad

Les autres répondaient :

– Non . Les Anglais calculent toujours . Le fascisme est encore puissant à l' ouest .

Dans l' angoisse qui le tenait éveillé , les vieux détenus lui disaient :

– Mange bien et ne t' occupe de rien . De toute façon personne ne sortira vivant d' ici .

En effet , quel rôle pouvaient jouer quelques milliers de détenus en face des millions d' hommes engagés dans la bataille ? Qu' est -ce qui pouvait empêcher les Allemands d' exterminer le camp à la dernière minute ? Quelles forces ne faudrait -il pas engager pour s' opposer à ce dessein ? Au moins quelques milliers de parachutistes descendus derrière le front , bien loin des premières lignes . Valait -il la peine de courir un tel risque pour sauver des malades et des moribonds ?

De cette course de vitesse entre la mort et l' homme , qui pouvait espérer sortir vainqueur ? La mort était partout . Le fascisme plus cruel que jamais , dans sa rage de bête blessée . L' homme , isolé , voyait ses forces diminuer un peu chaque jour . Depuis l' aube jusqu' au crépuscule , ce n' était qu' une longue suite de souffrances . Fallait -il abandonner la lutte pour éviter des souffrances plus longues , comme le faisaient certains camarades ?

Non ! Entre la mort et la douleur , il faut choisir la douleur , car elle laisse subsister l' espoir . Oh , pouvoir vivre dans un monde libre , voir la fin du fascisme , assister à l' écrasement des bourreaux ! Cette récompense même incertaine méritait toutes les peines . Si l' homme dans sa misère individuelle n' y parvient pas , qu' importe cette forme infime et méprisable ! Il y aura toujours des rescapés d' un naufrage aussi considérable . Qui pourrait prévoir leur nombre ? Il n' est pas dit que ce soit le plus fort physiquement .

Il s' agit surtout de ne pas passer sur les cadavres des camarades ! Si un pont semblable doit servir aux nations pour franchir des précipices historiques , il doit demeurer interdit à l' individu d' y passer : ce serait commettre un crime abject . Il faut puiser uniquement en soi-même la goutte de sève nécessaire à la vie . Entre l' espoir et le désespoir opter de résolument pour le premier ; aussi bien pour braver les regards des tortionnaires que pour réconforter les camarades défaillants . Des deux genres d' hommes que comptait le camp , entre les voleurs et les mendiants , être plutôt parmi ces derniers , aussi bien par dignité personnelle que pour ne pas accroître le malheur des autres .

Lorsqu' il conduisait sa brouette jusqu' au bout du camp , l' homme pouvait voir comment les morts étaient réduits en cendres et comment les cendres de ces morts étaient répandues dans les champs comme engrais ou jetées dans des mares pour les combler . La mort dansait une virée furieuse cachant les traces de ces crimes et riant aux éclats comme une possédée .

Ici , la mort exerçait un métier , faisait marcher une industrie des plus puissantes . Quatre usines suffisaient à peine à satisfaire toutes les exigences du commanditaire . Il avait fait créer des équipes de nuit pour augmenter le rendement , installer des machines à tuer et d' autres à faire disparaître les tués . Mais des monceaux de cadavres s' entassaient les uns sur les autres et risquaient d' atteindre la hauteur des monuments . Les pyramides des morts allaient toucher les nuages du ciel ! Des experts et des commissions vinrent inspecter l' entreprise . Il fallut augmenter encore le rendement , rationaliser tant et plus , embaucher des équipes nouvelles .

Douze cents hommes travaillaient là jour et nuit à tuer des hommes et à brûler leurs cadavres . Des savants vinrent visiter les établissements , admirèrent les installations et firent des compliments aux dirigeants pour leur zèle inépuisable .

Et la mort dansait toujours sa ronde furibonde , et douze cents esclaves dansaient avec elle devant ces pyramides . Ils portaient des encensoirs et des torches . Les vivants s' endormaient pour toujours en humant ces fumées de narcose , et leurs cadavres se transformaient en brasier , dont les flammes incendiaient le ciel d' une lueur immense .

Les savants nazis pouvaient admirer ces feux comme l' aube annonciatrice de l' Ordre nouveau . Mais l' homme , qui regarda une fois par la fenêtre à l' intérieur de l' usine , vit des monceaux de cadavres qui le regardaient avec des yeux grands ouverts , exorbités . Les bouches criaient encore leur martyre indicible . Les femmes écartelées montraient leurs entrailles brûlant de sang et d' horreur . Les mains étaient accrochées à leur poitrine qu' elles arrachaient de leurs ongles dans le dernier spasme de l' asphyxie . Les murs étaient couverts d' égratignures profondes que les mourants avaient creusées dans leur agonie horrible .

L' homme ne put pas regarder longtemps ce spectacle : un coup d' œil suffit pour le faire reculer , épouvanté et tremblant . Il vivrait peut-être longtemps , mais jamais il ne pourrait se défaire de cette vision bouleversante

Une occasion le fit assister à une visite officielle . Un savant accompagnait une voiture d' ambulance aux verres dépolis marquée de belles croix rouges . Arrivé devant la grande entrée de l' usine , il descendit de voiture pour assister ses malades d' un beau sourire . Douze jeunes femmes d' une beauté exceptionnelle en sortirent toutes nues . Deux yeux , des lunettes et trois galons brillaient de satisfaction et d' admiration . Les femmes firent toutes le geste de Vénus , une main devant le pubis et l' autre devant les seins . Le savant les engagea aimablement à entrer dans la belle usine et referma lui-même la lourde porte .

Qu' était venu chercher ce savant avec ces douze beautés ? Était -ce pour expérimenter un gaz nouveau et en observer les effets à travers l' objectif ? Pour agrémenter le spectacle des convulsions atroces , cet esthète avait -il préféré choisir des femmes d' une rare beauté ? Où était -ce un sadique qui allait se vautrer sur des mortes encore chaudes et satisfaire un refoulement morbide sur cette chair aux formes exquises et béante d' entrailles saignantes ? Allait -il expérimenter si l' instinct de l' amour était plus fort que la mort et si ces organes encore chauds pouvaient frissonner sous son contact abject ? Ou tout simplement était -ce le satrape lubrique qui voulait achever de ses propres mains le petit harem taillé dans la chair vivante des malheureuses déportées ?

Personne ne saura le dire . L' étonnement persista après son départ . On se demandait par où cette femme avait pu s' échapper de la chambre à gaz . Dans quelle folie avait -elle conçu l' espoir de pouvoir sortir vivante de cette souricière à hommes ? Qui aurait pu lui porter secours là , où tout le monde travaillait pour la mort , pensait à la mort et vivait sa mort ? Si on lui échappait aujourd'hui , on attendait pour le lendemain . Quelques-uns avec une conscience lucide , les autres avec insouciance , mais tous , avec le vague pressentiment des bêtes , la voyaient devant eux .

Il n' y avait qu' à pousser la brouette pour voir l' entreprise dans ses fonctions multiples .

Ici , c' étaient vapeur de narcose et flammes de bûcher moderne , mais tout à côté c' étaient piqûres et cultures scientifiques . D' un côté on tuait par des moyens externes et brutaux , de l' autre par des moyens internes et lents . À part le nombre considérable de malades envoyés à la mort par le refus de nourriture et de soins , on provoquait aussi le typhus artificiellement . On inoculait l' œdème et le cancer , on castrait , on stérilisait . Des savants taillaient et piquaient des hommes vivants comme des cobayes ou des rats . On faisait pourrir des hommes en leur taillant des plaies infectes . Des équipes spéciales ne faisaient qu' enlever les morts . Tous les matins , devant chaque bloc de cet hôpital , des monceaux de cadavres s' élevaient comme des tas de fumier devant une étable . De grosses plates-formes en étaient chargées tous les jours , et des bêtes de sommes humaines les halaient en ahanant comme des damnés jusqu' au pourrissoir éternel .

Tout à côté c' était le camp des Tsiganes . Douze mille hommes vivaient là dans un espace si réduit . Les enfants avaient de grands yeux et les hommes jouaient du violon et de la flûte . Ces nomades n' étaient pas suffisamment aryens aux yeux des éleveurs germaniques . Ils les avaient donc assemblés là avec leur famille et leurs biens . Ils leur laissèrent un régime spécial pendant un certain temps . Ils pouvaient garder leurs cheveux et leurs habits , mais ne pouvaient garder leur santé . Ils mouraient lentement de la faim , des poux et des ulcères . Quelques-uns portaient des décorations gagnées dans l' armée allemande lors de la Première Guerre mondiale .

La mort dansait sauvagement au son des violons et des fifres . Des cris de détresse déchiraient l' air nocturne . Qui pouvait répondre à ces appels dans la frayeur de la mort ? Très peu d' hommes seulement les entendirent . La plupart étaient trop occupés dans la lutte pour subsister quelques jours encore : ils demeuraient sourds et aveugles au malheur des autres . Les hurlements de la mort ne cessèrent qu' à l' aube . Alors seulement les survivants s' aperçurent que le camp des Tsiganes était vide .

– Où sont les bohémiens ? se demandèrent -ils .

– N' as -tu rien entendu cette nuit ?

– Non , mais les flammes des fours montent si haut ce matin . Ce sont donc eux !

– Quelques milliers hier et le reste de cette nuit .

Déjà l' orchestre reprenait son air , et les hommes partaient au travail . Ils frappaient du pied gauche au son de la grosse caisse , leurs mains collées aux côtés , tête nue et le regard fixé devant eux . Cette marche les rendait libres pour la journée , libres de la mort .

Les hommes étaient si pénétrés de cette pensée qu' ils ne voyaient même pas le convoi qui attendait leur passage pour monter vers le bois de bouleaux

La mort pour eux : une figure d' homme allant au travail au son de la musique . Les fours brûlaient soi-disant des vieux effets , qui faisaient une fumée du diable . Voyez , hommes , si je sais organiser des camps ! Le travail se fait dans la joie et avec orchestre ! Gaiement les hommes affronteront les abîmes ! Ils discuteront entre eux sur la vie à l' aspect engageant qui règne ici . Ils verront l' ordre , la discipline et les fleurs qui poussent devant les baraques des SS et aux abords des blocs . Ils ne verront pas la pâleur cadavérique que des travailleurs , ni leurs figures boursouflées , ni leurs jambes , ni leurs plaies . Ils ne verront pas les SS , ni leurs chiens , ni leur travail , ni les hôpitaux , ni les mourants , ni les battus , ni les pendus , ni les torturés , ni les agonisants , ni les cadavres . Ils ne verront que ce qu' ils désirent voir

On aura beau leur dire qu' ils vont vers la mort , qu' elle se rit d' eux comme une possédée , que c' est une comédienne sinistre , qu' elle les trompe comme un assassin crapuleux , qu' elle dépouille et tue , qu' elle asphyxie et brûle , qu' elle écorche et assomme , qu' elle affame et martyrise , qu' elle suce le sang comme un vampire , que tout le fantasque germanique , morbide et cruel , est dépassé ici par la réalité atroce – ils ne le croiront pas .

Ils ne verront la mort qu' une fois dépouillés et entassés dans la chambre à gaz . Mais alors la mort pourra ricaner plus follement , danser sa danse furieuse , et si elle tombe étourdie ce sera dans un rire de triomphe si aigu qu' il fera éclater les nerfs

Un jour notre Stubedienst nous demande comment et pourquoi nous vous avons été arrêtés . Nous lui disons que les déportés se divisent en trois catégories : communistes , résistants et Juifs . Que , pour les besoins de leur cause , les mercenaires de Hitler baptisaient communistes , résistants ou Juifs quiconque était opposé à leurs vils desseins ou à leur entreprise criminelle de domination . Il nous demande aussi qui nous a arrêtés . Lorsque nous lui disons que ce sont des Français , comme nous , il reste muet , hochant la tête tristement .

– C' est terrible quand on y pense . Les Allemands se servent partout de la même méthode . Elle est éprouvée et reste bonne , puisqu'elle réussit partout .

– C' était donc pareil en Pologne ? Dites -le -nous .

– Il y a une différence énorme entre la France et la Pologne . Je n' ai pas besoin de vous le dire . Ce n' est donc pas pareil quand on regarde superficiellement , mais dans le fond , c' est la même chose . Ce sont des alliés qu' ils se font dans le pays même , qui sont plus terribles pour leurs concitoyens que les Allemands eux-mêmes . Il y a aussi votre gouvernement . Rien de pareil en Pologne , qui fut annexée par le Reich .

« Tout allait très bien tant que les Allemands crurent avoir le pays bien en mains . En fait c' était la désorganisation la plus folle . Diviser pour régner est une devise connue . Chez nous cette méthode était facilitée par le nombre considérable des minorités nationales : allemande , russe , juive et ukrainienne . Les Allemands étaient devenus les seigneurs , les Ukrainiens leurs alliés , les Polonais des serfs et des collaborateurs , et la victime toute désignée pour commencer : les Juifs .

« Dans l' été 1941 , le signal fut donné . Les gens devaient abandonner leur logement pour aller habiter le ghetto , une enceinte réservée . On voulait séparer ainsi les Juifs du reste de la population . Il s' agissait de leur prendre leurs biens et de les tuer ensuite . Le sang et l' or sont les bases du régime hitlérien . Inutile de vous dire combien de victimes cela entraîna . Les hommes n' abandonnent pas de gaieté de cœur ce qu' ils possèdent .

« Tout le monde avait été préparé par des excitations dans les journaux et des appels directs au meurtre . Un voisin venait prendre votre armoire , un autre les rideaux , un autre encore ce qui lui plaisait .

« Naturellement , il eût bien mieux valu tout abandonner et dire comme Job : “ Dieu a donné , Dieu a repris , que son nom soit loué . ” Mais les hommes n' ont pas tous cette grandeur d' âme et ne peuvent pas l' avoir . Ils luttaient donc par tous les moyens pour garder le peu qu' ils possédaient . Allez demander à l' arbre qu' on déracine s' il est content de cette opération . Allez lui dire pour le calmer qu' il va être planté ailleurs .

« Pour comble , ce furent vos amis de toujours , les gens que vous fréquentiez tous les jours , qui firent ce coup de force . Les Juifs essayèrent de garder le plus précieux , abandonnant le reste à la grâce de Dieu . Il n' y avait pas moyen de vendre ni de transporter . Celui qui aurait voulu vous aider à emporter quelques biens risquait d' être lapidé par les vautours qui attendaient votre départ . Celui qui voulait acheter préférait encore le prendre pour rien .

« Il y en avait d' autres qui vous promettaient de vous cacher chez eux pour une bonne récompense . Mais ils préféraient encore vous tuer dans votre trou , puisqu'il n' y avait pas de témoin et qu' ils savaient que vous aviez votre fortune sur vous . Je ne vous dirai pas que tous ont été tués , non . Il y a bien des braves gens qui cachent encore maintenant des Juifs chez eux , malgré les peines qu' ils encourent . Mais ils sont rares .

« Les jours fixés pour la déportation arrivèrent . C' est la police qui était chargée de l' opération , aidée par des soldats ukrainiens . Dans les petites villes le rassemblement se faisait sur la place de la mairie ou sur la place du marché .

« Vous pouvez vous figurer le déchirement de ces hommes qui devaient abandonner des lieux habités depuis des siècles . On pouvait voir des familles malheureuses aller prendre congé de leurs morts , dont le tombeau demeurait là . Ils faisaient leurs derniers adieux aux parents avant d' affronter le chemin de l' exil .

« Il n' y avait pas d' exception . Tout le monde devait être là . Malades sur brancards , femmes en couches , bébés au sein , vieillards appuyés sur leur canne , mourants dans l' agonie , tous devaient subir le contrôle des autorités . Après cela , les Ukrainiens se chargeaient du transport à la gare . Cela se passait d' habitude vers le soir .

« Eh bien , braves gens , j' ai beau être habitué à la souffrance humaine , car ce n' est pas hier que je suis arrivé au camp , j' en ai tant vu que je me demande si les yeux des hommes peuvent , devant tant de douleurs , ne pas être frappés d' une exorbitation ou d' une cécité foudroyante ; mais ce qui s' est passé me fait trembler d' horreur encore aujourd'hui .

« Sur un ordre donné , le triste cortège s' ébranlait . Il devait passer au milieu d' une haie formée par des soldats soûlés pour ce beau travail . Depuis le premier jusqu' au dernier , ces gardiens frappaient sauvagement ces hommes , ces femmes et ces enfants chargés de leurs paquets . Certains se contentaient de frapper avec un gourdin sur chaque être qui passait devant eux . C' étaient les meilleurs . D' autres tiraient des coups de revolver et de fusil sur ceux qui passaient ; mais d' autres encore cherchaient à blesser sans tuer , à martyriser sans achever . Ils prenaient un plaisir sadique à la blessure qu' ils provoquaient . Ils visaient la tête pour voir les gens chanceler , ils visaient les jambes pour les voir boiter , les bras pour leur faire lâcher leurs paquets , les yeux pour les voir aveuglés .

« Qui peut décrire la sauvagerie que l' homme peut atteindre dans sa folie ? Qui peut dire la cruauté dont l' homme seul est capable ? Aucune bête au monde , aucun carnassier sanguinaire , fût -il tigre , hyène ou panthère , ne peut arriver à la férocité de l' homme déchaîné et assuré de l' impunité .

« Eh bien , il eut son public , ce criminel ! Il pouvait se faire admirer dans son abjection , qui dépassait toutes les limites . Les autres regardaient cela sur le pas de la porte en prenant le frais . Ils étaient aux fenêtres pour regarder ce spectacle extraordinaire . Personne n' intervenait , même pas pour secourir les blessés , pour relever les femmes à qui on arrachait les enfants du sein ; pour sauver ces enfants qui tombaient des mains de leur mère mourante . Non , personne n' intervenait . Personne ne volait à leur secours , même pas pour donner une goutte d' eau aux mourants .

« Tous étaient devenus sourds aux appels , aveugles à la vue des souffrances , n' entendaient pas , ne comprenaient rien . Où se cachaient donc tous ces bons et braves chrétiens ? Qu' étaient devenues leur charité et leur piété ? Dans ce pays si pieux , dans ce joyau de la couronne de l' Église , il n' y avait plus un seul chrétien , tous avaient oublié l' enseignement de Jésus-Christ jusqu' au dernier mot ?

« Ah , oui ! Les gens étaient là pour ramasser les paquets de linge et de vêtements que des mains blessées abandonnaient . Pour arracher les restes aux mourants , mais personne pour empêcher une brute déchaînée de fracasser le crâne des enfants contre les marges de l' église ou du trottoir .

« Le massacre des innocents continuait durant des heures . Heureux ceux qui parvinrent au bout de la file des bourreaux ; leurs jambes étaient bonnes , et ils avaient tout abandonné au gré du sort . Mais les autres , la grande majorité , jonchaient les pavés en attendant qu' on veuille bien les achever .

« Les survivants furent embarqués dans des wagons à bestiaux par cent et cent vingt . La nuit , les bourreaux choisissaient un certain nombre d' entre eux pour aller enterrer les morts . Ils ne revenaient que très rarement .

« Si je vous dis que dans certaines villes , sur une population juive de vingt mille personnes , il en restait à peine trois mille , vous vous rendrez mieux compte de l' étendue du crime . Mais ce n' était pas fini . Ces hommes rescapés et brisés , aussi bien dans leur chair que dans leur âme , attendaient quelquefois trois ou quatre jours sans manger ni boire que le train se mette en marche vers le fameux ghetto .

« Si les wagons ne contenaient pas de chlore qui les asphyxiait en peu de temps , ils mouraient plus lentement de faim et de soif . En tout cas , bien peu arrivèrent vivants à leur lieu de destination .

« Mais pour ceux qui y parvinrent le martyre n' était pas terminé . C' étaient d'abord des commandos de travail si durs que les hommes mouraient à la tâche , ou les punitions les achevaient , Dans d' autres cas , la souffrance était plus longue avant l' extermination .

« Tel que vous me voyez aujourd'hui , je suis un des rares survivants d' une très grande ville , qui comptait plus de soixante mille des nôtres . J' étais avocat de ma profession , j' avais aussi une femme que j' aimais profondément , j' avais deux enfants , un garçonnet de treize ans et une fillette de onze ans . Ma mère aussi habitait chez moi . Eh bien , tous sont morts dans le ghetto de Lwow , en Galicie orientale .

« Lorsque le lendemain ils me conduisirent au camp pour expliquer mon absence , la grande place était pleine de cadavres horriblement mutilés . Toute la journée j' ai cherché à reconnaître les corps de ma femme et de ma mère , mais je ne les ai pas trouvés . J' étais au bout de mes forces , mais je continuai à chercher durant toute la nuit parmi les cadavres qui restaient encore là .

« Je tombai enfin complètement épuisé à côté du corps d' un jeune garçon qui paraissait être le mien . En fait , je n' avais reconnu que son livre de lycée : L' Histoire de la Pologne , que je lui avais acheté . Les corps étaient terriblement défigurés et entassés les uns sur les autres . Il faisait noir . Je restai là avec ce corps dans mes bras , plus mort que vivant . Mais je ne devais pas avoir cette certitude que je cherchais . Ceux qui étaient chargés d' enterrer les morts me l' arrachèrent des mains et le jetèrent sur un gros camion . Lorsque le jour revint , la place était vide et le vent couvrait de poussière et de boue les flaques de sang noir .

« Je me suis demandé souvent pourquoi je n' étais pas mort , moi aussi , puisque tout ceux que j' avais aimés ne sont plus de ce monde . Je ne suis pas un lâche ni un égoïste . Tout ce que j' avais de plus cher m' a été arraché . Mais sans cesse je pense à cette nuit horrible durant laquelle je cherchais en vain une certitude . Comme du fond d' un abîme , une voix monte en moi et me dit qu' ils ne sont peut-être pas tous morts .

« Qui sait ? Voilà pourquoi vous me voyez encore parmi les vivants . Pourtant je sais que je me trompe . Même s' ils sont morts , je n' aurai jamais une certitude absolue ; mais je continue tout de même à espérer . Vous pouvez vous rendre compte , combien peu il faut à l' homme pour vivre et pour espérer . »

Les jours se suivaient à nouveau avec leur cortège de tristesse et de souffrances habituelles .

Un transport de Hollandais arriva , mais tous moururent par dizaines après quelques jours de présence dans cette vie atroce sans lendemain .

Un jour un bruit se répandit dans le bloc . Difficile de savoir d' où il venait , et sur quelle base il reposait . Finalement un Stubedienst voulut bien nous confier qu' un sous-officier SS avait dit ceci :

« Les fours crématoires seront éteints et ne se rallumeront plus . S' ils veulent encore brûler des gens , que Himmler lui-même se dérange pour le faire . Moi , je ne le ferai plus . »

Et les hommes répétaient cela comme un nouvel évangile et discutaient des heures entières sur les motifs possibles de cette nouvelle .

Celui qui s' attardait un peu le soir derrière le bloc pouvait voir au loin les flammes s' élever à des dizaines de mètres de hauteur . Ce feu incendiait les nuages , qui brûlaient comme une aurore lugubre

Dans ces formes de nuages , que le vent chassait , on pouvait retrouver toutes les visions de l' enfer , toutes les images de l' Apocalypse ancienne que le raffinement et la barbarie modernes réduisaient à un petit jeu . Des bêtes à la face humaine avaient envahi la terre . Les prêtres des cultes sanguinaires n' étaient plus quelques individus élus , mais des chars et des légions innombrables . Un bouc émissaire ne remplaçait plus la victime humaine , au contraire , des hommes par dizaines de milliers étaient immolés à la gloire des Molochs insatiables .

À l' échelle de la destruction des rats et au nombre négligeable de la vermine , on s' en prenait aux communautés humaines . Des villages , des bourgs et des capitales furent écrasés comme des fourmilières . Des peuples entiers furent précipités dans les abîmes . Qui pourrait dénombrer les victimes ? Qui pourrait montrer au monde la face véritable du crime , sa monstruosité et son immensité ?

Il faudrait que le prophète se multipliât à l' infini pour opérer le miracle de la vallée des os desséchés

Mais les prophètes de la résurrection sont morts . Il n' y a plus que des prêtres du martyre et de la destruction ! À la place des autels où la victime était immolée , ce sont maintenant des usines entières qui consument des milliers d' hommes par jour . À la place de la pierre sacrée d' autrefois , ce sont des cratères qui crachent le feu et la fumée , comme des volcans en éruption .

Regarde , homme , à quoi ta soif de sang t' a conduit ! Des trous profonds se sont remplis comme des mares et des étangs . Mais le sang coule encore , les mares et les étangs débordent . Les cours se joignent et se mêlent , et le sang coule toujours . Un fleuve se forme , charriant le sang comme une lave brûlante lourde et noire . Un fleuve immense de sang humain coule et submerge contrées et pays .

La terre entière brûle et fume , comme un immense enfer . La lave noire coule toujours , tout est plein de sang , tout est emporté par son cours puissant . Le ciel tout entier est embrasé et flambe . Il n' y a plus d' hommes , ils sont submergés . Il n' y a plus de bêtes qui vivent . Elles ont été inondées . Les oiseaux sont morts , emportés et brûlés . Il n' y a plus rien qu' un immense enfer qui brûlera et flambera jusqu' à la fin des siècles

L' homme ouvre ses yeux endoloris et voit toujours les cheminées qui flambent . Il fait jour et les hommes vivants condamnés à la mort montent lentement vers l' enfer .

– Les hommes marchent en silence , comme un troupeau de bœufs . Tous sont muets , pas un cri , pas une plainte .

– On entend à peine quelquefois un « oh » lourd et étouffé , quelquefois le murmure d' une prière .

– Seuls les enfants pleurent et crient à l' aspect de l' enfer et n' y entrent guère sans heurts ni coups .

– Ah , mais les femmes et les mères surtout crient et hurlent devant les âtres noirs !

– Elles crient et hurlent plus fort pour leurs enfants que pour elles-mêmes . N' est -ce pas elles qui donnent la vie ?

– Comment accepteraient -elles la mort ?

– Parmi toutes les femmes et toutes les mères , il y en eut une qui se distingua particulièrement . C' est elle qui tua Schillinger , le plus noir bourreau de ce camp .

– Comment , une femme et mère !

– Oui , il y a deux mois à peu près . Un convoi de femmes arriva . « Toutes pour le bois de bouleaux ! » dit Schillinger qui commandait . En rangs par cinq , toutes furent mises en route encadrées par des SS . Elles arrivèrent au bois et des craintes sombres les assaillirent . Les SS tentèrent de leur arracher bagues et montres , colliers et boucles d' oreilles . Dans le noir de la nuit , ils voulurent les dépouiller de gré ou de force . « Donne -moi ta montre , parce que l' autre te l' arrachera . » Elles refusèrent de se déshabiller , ce bain ne leur disait rien de bon . Les SS aidés des détenus commencèrent à les pousser dans la chambre à gaz . Elles résistaient et poussaient des hurlements terrifiants .

Le chef de groupe Schillinger avisa une belle jeune femme avec un enfant et essaya de la mettre à part , probablement pour abuser d' elle avant de la tuer . Un désordre épouvantable régnait dans la pièce . Une chasse à l' homme s' établit , plus effrayante que dans une cage de fauves . On battait , on fouettait , on assommait à coups de crosse et à coups de trique . Schillinger arracha l' enfant à sa mère qui se défendit âprement et , dans la lutte , elle lui enleva son revolver . La brute , sentant le danger , jeta l' enfant , voulut sauter sur la mère pour la désarmer . Celle -ci l' abattit à bout portant , mais n' arriva plus à se tuer elle-même . On l' assomma à coups de gourdin et à coups de feu , ainsi que ses malheureuses compagnes . Les SS ont encore maintenant un frisson dans le dos , lorsqu' ils se rappellent cette nuit

– Non . On sait seulement qu' elle s' appelait Olga . Les uns disent qu' elle était allemande , les autres qu' elle était française . Mais rien n' est certain , puisque toutes