UCA
Focus sur le témoignage :

Rechercher un mot et afficher ses cooccurrents
Les phrases-clés du témoignage

La soupe arrive , les hommes la mangent ; l' appel sonne , les hommes le passent ; le soir tombe , les hommes le subissent ; le pain arrive , les hommes le consomment à nouveau comme d' habitude .

Voir une autre phrase-clé


Quel témoignage utilise le plus le mot «hommes» ?
Distribution statistique du mot dans l'ensemble des témoignages du corpus
Les thèmes autour du mot «hommes»
Analyse multi-couches de la cooccurrence autour du mot choisi dans le témoignage
le sang et l'or

Il est toujours difficile de décrire les épisodes les plus pénibles de sa vie . C' est un peu comme si l' homme devait exposer en public ses membres mutilés ou ses plaies honteuses

Dès l' arrivée dans le camp allemand

– Les hommes descendent ! Les bagages restent !

« Les hommes descendent ! Les bagages restent ! » Tel est l' ordre nazi , vociféré à tue-tête . Mais on n' a même pas le temps de penser à ce grabuge , que déjà leurs hurlements abasourdissent le plus brave .

– Schnell , schneller ! Noch schneller ! « Vite , plus vite ! Encore plus vite ! » éclatent les cris terrifiants des SS

– Rangez -vous par cinq ! Par cinq ! ordonnent -ils en distribuant des coups de poing et des coups de crosse .

De gros camions attendent là , et le premier triage commence sur-le-champ . Il n' y a que les plus forts qui vont aller à pied . Les autres – la grande majorité

Mais le groupe des vivants marchant vers le camp ignore encore tout cela . Ils sont conduits à la désinfection , sous bonne escorte des SS , la main sur la gâchette du fusil , accompagnés de gros chiens . Chemin faisant , les SS arracheront , par-ci par-là , une montre ou un stylo . Ils feront entrer les hommes dans une baraque qui sera aussitôt mise sous bonne garde . Là , on les comptera à nouveau rangés par cinq , et le chef de ce bloc , un ancien détenu ayant l' air de quelque manager d' un cirque ambulant , leur tiendra un discours dans les termes suivants :

– Je suppose que vous venez de Fresnes

– Faut -il garder ses papiers personnels ? demandent les hommes .

– On ne garde rien !

Il faut se déshabiller complètement . Voilà une épreuve très dure pour les hommes que de se dépouiller de tout ce qu' ils ont et de tout ce qu' ils étaient . Ils déchirent les billets de banque , brisent tout ce qui peut être brisé , écrasent ce qui peut être écrasé , font un paquet de tout le reste par habitude et l' abandonnent là .

Au moment de quitter la baraque le contrôleur regarde , l' œil sévère , l' homme dépouillé . Dans l' étui à lunettes il découvre une petite photo portant l' image d' une mère avec ses deux enfants .

– Qu' est -ce que c' est que ça ?

– C' est tout ce que j' ai au monde , laisse -le -moi .

– Rien à faire . As -tu de l' or ? Donne -le !

J' ai deux couronnes dans la bouche qui ne tiennent plus beaucoup . D' un geste brutal , je les enlève . Il sourit à cette monnaie d' échange tachée de sang , l' arrache et me pousse au dehors . Albert me suit de quelques pas ; il me rattrape pour me dire dans un souffle :

– Sais -tu où j' ai caché mon trésor ? Dans l' anus . Épouvantable ! C' est la photo de ma femme . Il n' y a que six mois que je suis marié . C' est toute ma vie . Je suis orphelin , ma femme c' est ma maison . Où sommes -nous ? Tu te rends compte ? Oh , misère ! Je suis heureux d' avoir sauvé l' être le plus charmant qui existe . Ah , mais où

Tout nus , ceints seulement de leur ceinture , les hommes doivent courir vers une autre baraque où ils seront tatoués d' un numéro sur l' avant-bras gauche

Là , ils seront rasés préalablement des pieds à la tête . Ce travail se fait réellement à fond . On enlèvera à l' homme le dernier cheveu , le dernier poil où qu' il se trouve . Les femmes subissent le même traitement .

Le bain consiste en une douche de quelques minutes à peine , d' ordinaire trop chaude ou trop froide , sans savon ni serviette . Après cette aspersion , tout mouillés encore et dégouttants d' eau , les détenus reviendront tout aussi nus qu' auparavant vers la « chambre à effets » pour l' habillage .

Ce pantalon porte deux rayures rouges le long des coutures . La veste et la casquette sont marquées d' une croix avec la même peinture criarde . Il mettra vivement ses affaires en silence , sans réagir , mais lorsqu' il regardera ses compagnons de route tout habillés , comme lui , s' il a compris à la fin où il est tombé et à quoi il peut s' attendre , il éclatera d' un rire formidable et verra avec plaisir ses camarades rire amèrement avec lui . S' il n' a pas tout à fait compris , il pourra pleurer doucement , comme un petit chien abandonné dans un bois , lorsque la bise glacée le secoue et que la nuit froide le surprend . Car la meilleure évocation d' une cour des miracles par le plus habile des artistes n' exprimerait rien à côté de cette vision satirique et douloureuse , misérable et extraordinaire , qu' il aura devant les yeux .

S' il veut se consoler dans ce dénuement général , il faut qu' il le fasse vite , car les SS sont déjà là , derrière lui , vociférant à tue-tête :

– Schnell , schneller ! Engeance maudite de camp !

ou :

– Raus ! Dehors , chiens galeux !

Nu-pieds , hagards et misérables , les hommes sortiront en courant , se rangeront par cinq sur un grand terrain vague , dans l' espoir de partir vers un lieu de repos , vers une baraque , un refuge quelconque . Ils en ont tant besoin par cette pluie glaciale qui tombe et frappe , comme une grêle de pierres . Mais c' est mal connaître les nazis et leur école . Qu' importe pour eux que vous claquiez des dents de froid , ou que vous trembliez de fièvre , comme une feuille , que vous soyez affamés depuis des jours , que vos genoux plient sous la fatigue et les émotions vécues ? – Peu ou rien – Si le bourreau est vieux , il ne vous dira peut-être rien et vous regardera mourir en silence ; s' il est jeune , il s' amusera encore de votre misère en riant et en se moquant de votre faiblesse . Il vous fera faire des manœuvres à pied , avec des « couché ! » et des « debout ! » , des « mützen ab ! » et « mützen auf ! » ( « chapeau bas » , et « chapeau mis » ) , jusqu' à ce que vous soyez en nage et que la sueur vous coule du front malgré la pluie froide , jusqu' à ce que vos affaires soient couvertes de boue et de saleté et dégoulinent de fange . Qu' importe pour lui , si l' homme tombe ? Peu , ou rien ; à coups de botte dans les côtes , il redressera même un mourant . Ce n' est que lorsqu' il est fatigué lui-même par ce petit travail , qu' alors , et alors seulement , il vous lâchera .

Vous reprendrez le souffle tout doucement , en respirant profondément cet air froid et humide , cette eau qui vous coule du nez , du front , des yeux , de partout . Vous n' avez plus l' envie ni la force de lever les yeux sur les camarades qui soupirent à côté de vous , car votre misère personnelle est si profonde , si terrible que vous osez à peine vous regarder vous-même .

Vous attendez ainsi de longues heures .

Le soir vient , quand on vous apporte la soupe . Un ancien détenu vous la servira dans des récipients fort variés : assiettes de terre , assiettes de fer , émaillées par endroits encore ; pots de toutes sortes , pots de chambre même . Et comme il n' y a point de cuiller , vous mangerez sans cuiller . Comme un chien , vous laperez cette soupe chaude avidement , sans chercher à savoir ce qu' elle contient ni ce qu' elle sent . Elle vous coulera sur la bouche , sur les vêtements , partout . Mais aussi elle entrera dans votre gorge et coulera lentement dans votre estomac vide et vous fera quelque bien . Un autre ancien interné vous donnera un quart de pain militaire que vous mangerez tout aussi avidement – comme un animal affamé et tenant à peine sur ses jambes .

C' est une ancienne écurie transformée en habitation humaine . Il y a des bat-flanc de chaque côté de cette baraque ; ils ont trois étages . À chaque étage dix hommes se coucheront les uns à côté des autres , serrés comme des harengs .

– Trente hommes à la place de deux chevaux !

Les hommes chargés de l' ordre qui circulent là , armés de gourdins , sont des détenus , eux aussi . Ils vous disent tout d'abord de rester bien tranquilles , de ne point parler , et surtout de ne rien leur demander .

Une question vous brûle la langue et le cœur , une question qui vous travaille depuis le matin , une question qui vous ronge comme un acide terrible depuis l' aube ; vous ne pouvez vous endormir . Il faut à tout prix que vous la posiez :

– Où sont les amis qui sont montés en voiture à la gare ?

– Ah ! … Ils sont montés en voiture à la gare ? Ils étaient nombreux ?

– Oh , oui ! Nous étions douze cents à notre arrivée .

– Vous n' êtes ici que deux cents et quelques ?

– Oui , Monsieur . Deux cent quarante et un exacte-ment . Où sont les autres camarades ? Dites -le -moi , pour l' amour de Dieu .

– Ils sont partis trop loin . Il ne faut pas songer à les revoir .

– Comment ? Ils ne sont pas entrés dans ce camp , comme on le leur disait ?

– Oh , si ! Ils sont bien entrés dans le camp , mais ils en sont vite repartis par la voie des airs . Vous verrez ça un peu plus tard . Vous connaîtrez un peu mieux les Allemands . Pour le moment il faut vous taire et dormir .

Mais vous ne pouvez pas vous taire et vous continuez à demander , la voix angoissée :

– Dites -moi , je vous prie , où sont -ils ?

– Ils sont morts tous .

– Oh , mon Dieu ! Est -ce possible ?

– C' est même certain . Aussi certain que tu es vivant , toi . Tu peux me croire .

Vous le regardez avec des yeux dilatés . Il vous répond :

– Et maintenant , plus un mot ! Silence absolu !

Le bonhomme s' en va faire sa ronde avec son gourdin , comme s' il n' y avait rien d' extraordinaire dans tout ce qu' il vous a dit . Mais vous , vous ne pouvez pas dormir . Tout comme vos camarades , à côté de vous , ne dorment pas . Vous les regardez en silence , tout comme eux vous regardent en silence . Tout comme eux , vous ne voulez pas , vous ne pouvez pas croire ce qu' on vous a dit . Vous leur demandez enfin , à vos camarades :

Ils vous répondent tous :

– Est -ce possible ? Non , ce n' est pas possible ! Non , ce n' est pas vrai . C' est pour nous effrayer , qu' il dit ça . Vous voyez bien leur méthode boche . Depuis ce matin , c' est toujours des cris et des coups . C' est donc par la peur et par la terreur … Lui aussi est comme les Boches . Penses -tu que les Allemands amèneraient des gens de si loin , s' ils n' en avaient pas besoin ? Ce n' est pas vrai ! Ce n' est pas possible !

Un camarade me dit tout doucement à l' oreille :

– Dis donc , tu voulais bien monter en voiture à la gare , toi aussi ? L' auras -tu échappé de justesse ? Tu avais bien le pied engagé déjà quand l' officier du contrôle t' a chassé de notre côté ?

– Oh , oui .

– Pourquoi a -t-il donc fait ça ?

– C' est terrible . Je ne comprends pas .

– Il t' avait pris comme traducteur . C' est peut-être pour ça qu' il voulait te sauver la vie ? Oh , mon Dieu , comme c' est terrible ! Les camarades sont certainement dans un camp à côté . Ce n' est pas vrai , ce qu' il nous dit . Comme tout est drôle et terrible . Oh , ce n' est pas vrai !

Et avec cette pensée bienfaisante , ruminée , remâchée , vous vous endormez dans un cauchemar . Vous êtes travaillé par une fièvre et une angoisse qui vous redressent de temps à autre avec des cris effrayants :

– Non , ce n' est pas possible ! Ce n' est pas vrai ! Ce n' est pas possible !

C' était le camp de Birkenau

Les nouveaux arrivés sont logés au camp de la quarantaine

Les hommes ne vont pas travailler et , pour cette raison , ils sont condamnés à une torpeur infinie . Le manger est plus mauvais que partout ailleurs , le régime plus dur , l' habillage et le couchage plus misérables .

La quarantaine est une éliminatoire . La vie y est comparable à la vie des larves . Il n' y en a que très peu qui parviennent à la métamorphose . Les SS en premier lieu , les chefs de bloc , les Schreiber ( « secrétaires » ) et les Stubedienst ( « services de chambre » ) , par platitude servile et pour imiter les premiers , y font régner une terreur épouvantable . Seule peut-être la comparaison avec une ménagerie pour animaux faibles et inoffensifs peut convenir à ce régime de dressage continu , exercé par des dompteurs sans pitié et sans cœur .

Dès les premiers jours , vous êtes frappé par l' énorme différence qui existe entre les détenus .

La plupart des hommes que vous rencontrez dans le camp sont pâles , maigres , déguenillés , sales et misérables . Ils marchent tous lentement comme des malades . Mais de -ci de-là , par hasard , vous voyez aussi des hommes bien vêtus , gras et repus , bottés et astiqués , marchant comme des bien-portants sur une terre à eux .

Vous arriverez très vite à les connaître ; en peu de temps , vous connaîtrez leur lâcheté et leur bassesse , leur veulerie et leur ruse , leur vilenie et leur dégradation . Vous verrez qu' ils vivent des vols et des rapines pratiqués sur vous ; qu' ils s' engraissent de la putréfaction des morts . Vous verrez très vite que , tout comme les chacals dans le désert , ils vivent de la chair des cadavres . Si le SS vous frappe d' un coup , le chef de bloc vous en donnera trois , et le Stubedienst se vous assommera pour de bon . Le premier le fera par plaisir et par sadisme , les autres par platitude , par basse servilité et aussi pour montrer au premier leur capacité d' exercer le pouvoir à eux confié . Ce sont pourtant des détenus comme vous , mais capables de vous tuer pour garder ces quelques misérables et fallacieux privilèges .

Vers cinq heures du matin , premier coup de gong . Il faut vite sauter au bas de votre paillasse , vous habiller , faire vos besoins , vous débarbouiller et vous mettre dans le rang pour obtenir votre breuvage matinal . Il a de loin un relent de tilleul , et , de près , un goût de vaisselle . Il faut le boire vite , car les camarades attendent le pot ou l' assiette .

Si vous avez eu la force de garder un morceau de pain de la veille et qu' il ne vous a pas été volé pendant la nuit , ou au moment de votre toilette , alors manger -le maintenant . Il vous fera quelque bien .

À six heures , deuxième coup de gong . Il faut vous recoucher de nouveau , tout habillé cette fois , sur ce bat-flanc tendu d' une couverture . Telle est la règle , et il en coûte toujours de ne pas la respecter ou de la contourner . Les autres couvertures servant la nuit aux hommes doivent être rangées en un carré parfait sur le devant du bat-flanc , dans son angle droit .

Gardez -vous bien d' appuyer votre tête sur les couvertures , des coups de gourdin ou de tuyau de caoutchouc ou encore un accroupissement durant une demi-heure seront la rançon de votre faiblesse . Appuyez -la sur votre coude ou sur votre main pliée jusqu' à la limite de la sensibilité , jusqu' à la courbature , jusqu' à la douleur et au-delà de la douleur .

Au bout d' un certain temps , en accord avec les neuf camarades vous vous retournerez sur l' autre côté , pour lui apprendre à son tour la grande leçon de la douleur physique . Ainsi , lentement , la douleur deviendra votre compagne fidèle , votre amie de tous les instants , votre sœur tendre et douce , votre conseillère , bonne et avisée . Elle vous conduira lentement vers un engourdissement bienfaisant , vers un assoupissement général .

Elle vous apprendra des choses inouïes et insoupçon-nées sur vous-même . Elle vous montrera une capacité de souffrir qui dépasse de beaucoup tout ce que vous pouviez sentir , lire , entendre dire ou imaginer même dans votre candeur naïve des pays occidentaux . Elle vous révélera une force que vous ne vous connaissiez point jusqu' à la déportation . Ce trésor que seuls les saints martyrs entrevoyaient par moments , mais qu' ils ne connaissaient pas aussi profondément que vous .

Vous resterez ainsi des heures et des heures , immobiles et insensibles . Vous regarderez sans voir , vous écouterez sans entendre , vous sentirez sans rien éprouver . Vous aurez faim sans pouvoir manger , soif sans pouvoir boire , vous entendrez grincer les dents , pleurer et gémir tout doucement ou crier fortement sans pouvoir prononcer une parole ou faire un geste . Vous sommeillerez sans dormir , vous subsisterez sans vivre et , lentement , très lentement vous deviendrez maître de votre souffrance , maître de votre douleur .

Vers onze heures , on apportera la soupe . À l' appel du Stubedienst vous vous précipiterez au bas de votre couche pour vous mettre dans le rang . C' est une véritable ruée sauvage . Mais comme au milieu de cette étable à chevaux il y a des tuyaux de cheminée en brique qui la parcourent dans toute sa longueur , le flot des hommes est facilement contenu entre eux et les bat-flanc .

Les surveillants courent sur cette cheminée comme sur un mur dominant ainsi toute la cohue de ce bétail affamé . Tous , fussent -ils mille ou douze cents , seront forcés de se tenir d' un côté de la cheminée afin qu' aucun homme ne puisse se faire servir deux fois . Alors , seulement , la distribution pourra commencer . Un surveillant vous tend l' assiette et le secrétaire vous sert la soupe .

Généralement , c' est un litre de soupe que les Allemands vous octroient . Mais dans aucun camp aucune louche n' a encore été faite honnêtement . De plus ces voleurs servent très vite , ce qui leur permet de ne pas la remplir entièrement et de ne pas la vider complètement . Ce reliquat normal leur permet de se servir aussi largement qu' ils voudront , de jouer les généreux envers leurs serviteurs , et de payer certains services ou travaux d' entretien . Ils pourront aussi l' échanger contre d' autres denrées comme les cigarettes , les pommes de terre , les fruits , etc .

Les hommes doivent se contenter de leur petit litre . Ils doivent le manger vite , car les récipients manquent , ils doivent l' avaler en silence et retourner à leur place sans un mot . Ils doivent se coucher à nouveau , comme des sardines dans leur boîte trop étroite .

Il pourra écouter aussi ses camarades sur le bat-flanc parler tout doucement des repas copieux qu' ils avaient fait autrefois en France sur les pittoresques bords de la Loire ou sur les rives de la Méditerranée , ou dans les restaurants parisiens renommés pour leur bonne chère .

Il pourra entendre d' autres camarades envier le sort des mendiants , de ceux qui couchent sous les ponts ou qui traînent sur les routes , sans feu ni lieu . Il en entendra même certains envier les cochons de France , dont la pitance est certainement meilleure que la leur . D ' autres encore convier les camarades à leur table et les invités à goûter à des menus magnifiques composés tout spéciale-ment à leur intention , et faire devant leurs yeux mi-éteints un étalage de plats et de mets capables de satisfaire les Lucullus

Il sommeillera fébrilement dans les vagues de chaleur qui monteront de ses intestins tordus criant la faim et la soif , qui sont forcés de se consommer eux-mêmes . Il s' endormirait très volontiers s' il le pouvait , si ses entrailles ne criaient pas si puissamment . Il sera forcé de faire appel à nouveau à sa conseillère la souffrance , qui se penchera sur sa tête en feu pour lui prodiguer calmants et lénifiants .

Elle lui dira que la vie est un songe de feu , qui tout ensemble ne dure qu' un instant , que bientôt une fin heureuse et douce sonnera pour lui aussi . Que tout enfin n' est que rêve et imagination . Que sa vie à lui , bien que toute simple , est certainement le chemin de bonheur le plus triomphal qu' il a été donné à l' homme de parcourir .

Elle lui dira que sa misère actuelle passera aussi très vite , que la guerre doit être gagnée à l' heure qu' il est , et que la libération sonnera certainement très bientôt .

Il n' y a qu' à tendre l' oreille plus fortement pour entendre les pas de ceux qui viennent le délivrer . Les murs croulent déjà sous leurs coups furieux , les barbelés s' évanouissent comme une toile d' araignée . L' hydre sanguinaire qui enserrait le monde de ses griffes mortelles est terrassée définitivement . Voilà les cloches de toutes les églises qui sonnent déjà des actions de grâces . Voilà les voix amies qui chantent et appellent joyeusement tous ceux qui souffrent et gémissent dans les transes de la mort .

– Debout , les hommes ! Debout , les frères , debout ! Réveillez -vous ! Allons , marchons !

Mais c' est encore un coup de gourdin qui s' abat sur les pauvres membres engourdis , c' est encore un nerf de bœuf qui cingle les pieds nus .

– Alors , sacré nom de Dieu ! Vous ne voulez pas vous lever pour sortir à l' appel ? Fils de putain , chats malfaisants et puants , dehors ! C' est l' appel . Dehors , putains pourries et paresseuses ! Dehors , que je vous dis !

Sortir pieds nus au mois de novembre sous la pluie glaciale ou sous la neige est une épreuve de force qui a coûté la vie à des milliers de personnes . Ce n' est pas la marche qui tue , c' est la station . Cette station d' appel n' a jamais encore duré moins d' une heure . Elle peut durer aussi deux ou trois heures . Et pourtant , dans le camp de la quarantaine , les appels sont plus courts puisque les hommes ne sortent pas travailler . C' est sur le terrain situé entre les baraques que l' appel a lieu . Les surveillants chassent les hommes comme du bétail pour les ranger par cinq .

Les hommes de petite taille doivent se trouver sur le premier rang , les grands en arrière pour faciliter la vue de tous . Le terrain n' est pas égal , ni droit , ni pavé . Il faut éviter des flaques d' eau ou de boue , des cailloux pointus . Une course s' engage entre les hommes pour conquérir les meilleures places . Des camarades , des amis , des gens de la même nationalité se tiennent de préférence ensemble . Ils auront quelque chose à se dire durant cette longue attente . Autant de causes de fureur pour les surveillants , autant de causes de jurons et de coups . Qu' importe les hommes , puisque les rangs seuls comptent . Mais pour les détenus c' est tout le contraire . Que lui importe le rang , seuls ses voisins et la place qu' il occupe comptent . Cela fait , il faut vite songer à la protection .

Heureux ceux qui ont des chaussures , ils vivront plus longtemps . Les autres doivent s' arranger comme ils peuvent . Les manches de veste , l' ouate de la doublure , la doublure même , les bouts de papier ou de carton , les morceaux de bois , de cuir , de briques , des lambeaux de couverture – enfin tout est utilisé pour protéger les pieds ou pour les hausser au-dessus de la boue et de la neige .

Mais le froid et la station sont terribles . On sent la mort saisir les pieds et remonter lentement les mollets , les genoux , les cuisses et le ventre . Gare à l' homme qui n' arrivera pas à réchauffer la terre sous ses pieds . Des lambeaux de sa chair resteront collés au sol . Gare à l' homme qui restera immobile quelques instants . La mort le saisira de ses dents froides et ne le lâchera plus . Le mieux qu' il ait à faire , c' est de chanter et de danser , par exemple toutes les marches militaires françaises qu' il connaît . Il ne les finira point toutes avant la fin de l' appel , fût -il même interminable .

Oh ! Combien je suis reconnaissant au lieutenant-colonel Robert B.

– Halte !

Il faut se raidir et rester immobile lorsque le chef de bloc passe devant les rangs , il annonce d' habitude le point culminant . C' est l' arrivée du Führer de bloc SS .

– Bloc sept , Stillstand ! Garde-à -vous !

Le chef de bloc se met au garde-à -vous , annonce au SS le nombre d' hommes du bloc . Le SS prend le cahier de l' effectif et nous compte en vitesse . Nous restons figés comme des mannequins sachant que le moindre mouvement peut nous coûter la vie .

– Mützen auf ! « Couvrez -vous » ! Rührt euch ! « Repos ! »

La grande cérémonie est terminée . Mais il faut rester là quand même . Il s' agit d' attendre jusqu' à ce que tous les Führer des blocs aient fait de même partout , et que le nombre qu' ils annoncent au Rapportführer SS soit exact à une unité près , avec l' effectif total du camp . Ce n' est qu' alors que l' appel sera terminé . C' est quelquefois une attente interminable et une souffrance infinie . Un coup de gong encore et les hommes peuvent retourner à leur bloc .

Cela est vite fait pour les hommes qui ont des chaussures et une bonne place . Ils peuvent se ruer vers l' entrée du bloc . Les autres doivent aller très lentement . Combien de fois voyait -on des gens cloués et figés sur place sans pouvoir remuer ? Combien de fois ne fallait -il pas arracher ses pieds de la boue à l' aide des deux mains ?

Combien de camarades n' étaient -ils pas forcés de crier au secours parce que leur propre force ne suffisait plus pour se libérer de cette glu qui les environnait de toutes parts ? Combien d' autres se sont assis épuisés pour attendre la fin de l' appel et se sont endormis dans le froid pour toujours ?

Misère humaine et douleur indicible , qui pourra rendre votre souffrance ? Qui pourrait évoquer pour les hommes qui ne l' ont pas vécu ce long martyr des innocents morts sans prononcer une seule parole ? Qui pourrait peindre le tableau de la mort , de la faim et du froid ? Personne . Même ceux qui ont survécu en sont incapables , pour la simple raison que ces souffrances dépassent la mesure humaine , et parce que leurs yeux sont devenus insensibles à cause de cette vision continue . Les jugements et les sensations des hommes ont des limites qu' il ne faut pas dépasser , mais , ici , la peine et la douleur dépassent les limites du sentiment et de la raison

Les hommes rentrés au bloc se recoucheront à nouveau sur leur grabat , ils sont contents . On peut dire que ce sont là les quelques bons moments de toute la journée dans cette vie misérable . Il est si bon de sentir un peu de chaleur après ces heures d' attente dans le froid et la boue . Bientôt on distribuera le pain , et la nuit viendra pour donner un peu de repos à ces corps meurtris infiniment .

Maintenant les hommes attendent avec plus de patience que dans la journée . Cela ne se fera pas tout de suite , cette distribution de pain , mais elle viendra . Il faut encore une petite heure .

Pendant ce temps les surveillants couperont les portions , voleront ce qu' ils pourront voler , même sur le pain . Il y a normalement un pain pour quatre hommes , mais en le coupant le Stubedienst en volera une bonne tranche sur chaque pain . Il sait combien cette ration est insuffisante pour vivre , et c' est pourquoi il volera celle des autres . De même pour la marmelade que l' on distribue deux fois par semaine . Le vol sera plus important puisqu'une bonne moitié de la ration totale sera prise pour le chef du bloc , son secrétaire et les surveillants . La margarine aussi sera volée , bien qu' elle arrive par cubes de cinq cents grammes ; un cube pour douze hommes .

Mais allez crier à l' égalité et à la justice et vous verrez ce qu' il en coûte ! Il vaut donc bien mieux se contenter de ce qu' on touche ; un petit quart de pain , une petite barre de margarine et un quart d' infusion . Deux fois par semaine , le mardi et le vendredi , une petite cuiller de marmelade vient grossir cette belle ration , et ce sont les deux meilleures journées de la semaine .

On peut voir des hommes jouer avec le pain comme des enfants . Quelques-uns attendront longtemps le prêt d' un couteau pour le couper en petites tranches minces , enduire chaque tranche d' une fine couche de margarine , puis le consommer tout doucement comme avec regret . C' est la seule bonne chose qui existe dans le camp , les hommes la font donc durer aussi longtemps qu' ils le peuvent .

Il est aussi plus aisé alors de parler , car les éminences du bloc mangent eux aussi . Les Führer SS ont quitté le camp ; il n' y a pas à craindre une visite inopinée . Ah ! Les heures du soir étaient les seules où les hommes pouvaient prendre un peu de repos après cette tension terrible de toute une longue journée . Ils pouvaient se rendre visite mutuellement , faire certains échanges , évoquer des souvenirs d' un monde meilleur et , comme des damnés au feu éternel , regretter la perte du paradis .

Il ne fallait pas atteindre le diapason des hommes libres . Le secrétaire apparaissait immédiatement et des punitions pleuvaient . Il fallait donc rester sans cesse sur ses gardes : huit cents à mille hommes rassemblés sur un espace aussi réduit constituent une ruche puissante . Les punitions étaient soit individuelles , soit collectives , suivant l' humeur du secrétaire .

Lorsqu' il tombait directement sur l' homme qui avait provoqué le bruit , quelques coups de poing bien appliqués le faisaient taire pour un temps assez long . Dans le cas contraire , il choisissait un box ( bat-flanc ) au hasard , en faisait descendre tous les occupants , les faisait accroupir sur le ciment , pieds nus , bras repliés au-dessus du cou . Malheur à celui qui laissait son arrière-train toucher les extrémités des talons . De petits coups de botte le soulevaient sur-le-champ ou lui faisaient perdre l' équilibre complètement .

Le secrétaire , lui , ne se fatiguait pas à ce petit jeu , au contraire . Il s' en amusait beaucoup après un bon dîner et cela l' aidait à digérer , car il aimait à se moquer de la maladresse des autres . Il riait de si bon cœur ! Lorsqu' un homme tombait à bout de forces en renversant son camarade qui tenait encore à grand-peine un semblant d' équilibre , il riait à gorge déployée , cet homme sensible aux beaux mouvements du corps humain . Il s' exclamait :

– Cette culture physique vous fera du bien , j' en suis sûr . Elle fera du bien à vous tous , mais vous êtes trop paresseux pour la pratiquer de votre propre gré , troupeau de bestiaux !

Un calme extraordinaire s' établissait dans le bloc durant ces visites vespérales . Les yeux de tous étaient fixés sur les pauvres camarades accroupis dans la douleur , ou sautillant dans cette position tout autour de la longue cheminée qui faisait l' épine dorsale du bloc .

Ce jeu pouvait durer ainsi un quart d' heure , une demi-heure et plus , si personne ne venait déranger ce « secrétaire » si sensible aux beaux mouvements . C' était le jeu de cartes qu' il aimait beaucoup , et des camarades aussi repus et gras que lui l' invitaient à faire une partie . C' est alors qu' il s' en allait , à regret soi-disant . Si personne ne venait le chercher , cet amusement et cette torture pouvaient atteindre le premier gong du soir , ce gong fatidique qui appelait tout le camp au sommeil .

Un silence mortel régnait dans le bloc . On n' entendait que le rire diabolique de cet homme si sensible à la beauté des cimetières .

Ce n' était là que la vie ordinaire au bloc , laissé à lui-même . C' était sa vie idyllique , tranquille , quotidienne , sans tenir compte des événements du camp .

Tout ne se passait pas en vase clos , loin de là . Le bloc sept était renommé pour sa bonne tenue , pour l' ordre qui y régnait , pour la bonté de son chef de bloc , de son secrétaire et de ses surveillants . Les détenus des autres blocs nous enviaient en disant :

– C' est un paradis que vous avez , c' est un vrai sanatorium . Il faut venir chez nous un peu pour voir ce que c' est .

Mais personne n' y allait , pour la simple raison qu' il était défendu d' aller dans un bloc étranger , et ceux qui s' y risquaient étaient exposés aux pires sévices , assommades à coups de trique , sport , déshabillage ou autres trouvailles amusantes des Stubedienst . Il n' y a que les anciens détenus qui circulent dans le camp et entrent où ils veulent .

Ceux qui , comme nous , viennent d' arriver ne doivent pas sortir seuls , même pour faire leurs besoins . Ils doivent toujours être accompagnés d' un surveillant , sous prétexte qu' ils ne savent pas encore le règlement du camp , ne savent pas saluer , n' ont pas encore leur numéro cousu sur leurs vêtements , ne connaissent pas leurs supérieurs , etc .

La première fois que nous fûmes conduits dehors par groupes de dix , soi-disant pour uriner , c' était pour être fouillés on ne peut plus intimement , pour voir si nous ne possédions pas quelque chose de caché , qui était alors immédiatement enlevé par le surveillant qui accompagnait ce geste par des coups de trique .

La deuxième fois , c' était pour se débarbouiller le matin . Mais comme nous n' avions ni savon ni serviette , ce travail n' était pas long . Lorsque nous sortions de la cohue générale , nous pouvions constater , mon camarade et moi , que le pain laissé de la veille nous avait été enlevé . Nous décidâmes de manger tout notre pain dès que nous le touchions .

Pour avoir une serviette et du papier hygiénique , nous dûmes avoir recours à nos poches , à nos doublures de manche . Une poche faisait le gant de toilette , une manche faisait l' essuie-mains , et l' autre fut mise en petites pièces carrées pour servir de papier . Nous avions découpé aussi une petite bande de notre couverture pour en envelopper nos pieds . Il fallait cacher ces chiffons bien jalousement , car cela s' appelait dans le langage du camp « faire du sabotage » , et une peine très sévère attendait le détenu pris sur le fait .

Mais qui peut penser à toutes les conséquences de ses actes lorsque sa vie est en danger ?

Le premier jour au bloc , on a mobilisé tous les tailleurs et on leur a donné du fil et des aiguilles . On a demandé aussi tous ceux qui savaient écrire de beaux chiffres . Lorsque ces hommes furent prêts , les nouveaux arrivés durent se déshabiller , se faire coudre deux numéros faits par des calligraphes sur le côté droit du pantalon et sur le côté gauche de la veste . Ces numéros copiés sur le tatouage devaient être très lisibles et bien cousus . Ce travail a duré plusieurs jours puisque nous étions deux cent quarante hommes , et les tailleurs n' étaient pas nombreux .

Voilà la marque du déporté politique . Les Juifs se distinguent par un triangle jaune renversé sur le rouge , ce qui donne l' image du « bouclier de David » ; ceux de droit commun portent un triangle vert ; les Russes : le triangle noir

Avant la distribution de la soupe , le chef de bloc , un homme de vingt-cinq ans , déjà chauve , mais dont le teint rosé et les petits yeux rappelaient beaucoup le cochon de lait , est venu nous faire un discours . Il nous dit ceci en marchant au-dessus de nous le long de la cheminée :

– Ah ! Vous êtes des petits Français ! Je sais que vous venez de Paris . Eh bien , je peux vous dire que vous êtes de sales cochons et que vous ne méritez pas de vivre ! Ah ! Vous avez rempli le monde de votre caquetage sur la Liberté , l' Égalité et la Fraternité , mais lorsqu' il s' agissait de se battre , vous vous êtes sauvés comme des lapins et des lâches ! La guerre était déjà gagnée pour vous avant de la commencer . Vous savez bien parler et beaucoup , mais lorsqu' il s' agit de faire quelque chose de grand , vous préférez faire des cochonneries avec les filles ou avec vos femmes , ce qui est plus dégoûtant . Vous avez perdu la guerre , eh bien , vous apprendrez maintenant ce que cela va vous coûter . Tel que vous me voyez , je suis slovaque . Je me suis laissé prendre , moi aussi , par votre belle propagande , mais depuis 38 , j' ai appris à vous connaître , et depuis 40 , je vous connais pour de bon . Voyez ! Si je porte sur le bras le numéro de 30 000

« Eh bien , vous êtes au bloc sept et je suis le maître de votre vie et de votre mort ! Finis vos bavardages et votre grandiloquence trompeuse . Ici , il faut vous taire . Je veux de l' ordre et de la discipline . En principe , vous allez rester chez moi un mois . Après quoi , vous irez au diable ou dans le camp voisin . Pendant que vous êtes ici , je vous apprendrai ce que c' est qu' un camp de concentra-tion allemand . Eh bien , sachez que vous êtes dans le plus beau camp qui existe au monde ! Ici , si vous respectez l' ordre et la discipline , vous mangerez ce qu' on vous donne et vous vivrez , si le bon Dieu le veut . Mais sinon , sinon , ah ! Mes petits cochons , vous n' en aurez pas pour bien longtemps ! C' est moi qui vous le dis et je sais ce que je dis . Je ne suis pas un bavard français qui promet la victoire à tout le monde et qui , sitôt qu' il sent sa culotte pleine , va demander grâce et traité à ses ennemis . Je vous conseille de vous tenir propres , sans cela c' est votre mort . Que désormais chacun ne compte que sur lui-même et point sur les autres . La vie d' un homme vaut moins ici qu' une cigarette ou une assiette de soupe . Vous verrez ça un peu plus tard , mais croyez -moi , c' est pour votre bien . Gravez bien mes paroles dans vos têtes et vous vous rappellerez que c' est un 30 000 qui vous parle et qu' il n' y a guère que quelques rares survivants de ce numéro-là . Donc , à bon entendeur , salut ! Et malheur à celui qui n' a pas compris ! »

– Tout le monde a bien compris ? Répondez !

– Oui , répondirent tous .

C' était le roi du bloc qui avait parlé . Un silence affreux régnait partout . Près de mille têtes rasées , autant de paires d' yeux suivaient , tendues , les mouvements de cet homme froid et sa parole véhémente .

Il faut avoir vu ce tableau pour comprendre le drame silencieux . Mille têtes sortant des trous des bat-flanc de deux côtés du bloc , mille têtes pâles et effrayées remplissant les parois de cette étable et regardant un carnassier d' une espèce encore inconnue , et d'autant plus terrifiant puisque disposant de leur vie .

D' un côté , c' était des Polonais arrivés au bloc deux jours auparavant , de l' autre les Français , des Russes , quelques Italiens et quelques Tsiganes . Une lumière crue tombait sur ces têtes des lucarnes aménagées au-dessus des bat-flanc . Le chef avait depuis longtemps quitté le bloc pour se retirer dans sa pièce à lui que le silence tenait encore toutes pétrifiées ces mille pauvres têtes d' hommes sortant des murs seules , sans tronc , sans corps , mais vivant intensément .

Que pouvions -nous répondre à cet homme qui ne connaissait pas la France ni les Français , qui prenait la fraction pour le tout , qui ne voyait que l' apparence et non la réalité ? Que pouvions -nous répondre à cet homme qui voyait notre honte et non notre foi , qui prenait une propagande malsaine et fanfaronne pour du bon argent , nous autres qui étions déportés au bout du monde par cette France même qui pactisait avec l' ennemi et nous vouait à la mort ?

Voilà les pensées amères qui nous agitaient sur les couches dures et que nous partagions en chuchotant entre nous . Le colonel dit qu' il ne pouvait pas rester silencieux devant une opinion aussi injuste et que , dès que ce serait possible , il demanderait un entretien au chef de bloc pour le détromper . Il y en avait qui essayaient de l' en dissuader , disant que cela ne servirait à rien d' aller prêcher dans ce désert une vérité qui devait être connue de tout le monde . Mais le colonel , traduisant l' opinion de la grande majorité , restait inébranlable dans le devoir qu' avait chacun de nous de défendre l' honneur de la France véritable partout où il était attaqué .

On en décida ainsi .

Un matin , les portes de notre bloc s' ouvrirent brusquement toutes grandes pour laisser passer un SS . De petite taille , noir et trapu .

– Achtung ! cria le gardien de portes de toute sa force en direction du bloc . Tout le monde restait figé dans un garde-à -vous raide .

– Achtung ! cria le secrétaire , sorti de sa chambre . Bloc sept occupé par neuf cent soixante-huit détenus ! dit -il dans son rapport à l' homme arrêté devant lui , jambes écartées et mains sur les hanches .

Cet arrêt ne dura qu' un court instant . Sans répondre un seul mot , il se mit à marcher à grands pas vers l' intérieur du bloc , et tous ceux qui se trouvaient sur son chemin furent renversés par un formidable coup de point assené dans la mâchoire . Cet homme ne se retourna pas pour voir si le frappé se relevait , s' il saignait , s' il était mort sur le coup . Il continuait son chemin , faisant le tour du bloc aller et retour , renversant tous ceux qui se trouvaient sur son passage .

– Achtung ! cria encore une fois le secrétaire lorsque le SS parvint de nouveau à l' entrée .

Celui -ci s' arrêta encore une fois pendant un instant , les jambes écartées et les mains sur les hanches , et sortit aussi brusquement qu' il était entré . Il s' en alla ainsi vers d' autres blocs faire sa visite matinale et quotidienne .

Les portes se refermèrent de nouveau et tous reprirent leur souffle , qu' ils avaient retenu durant toute cette visite . Le bloc comptait un mort et cinq blessés graves .

– C' est le Rapportführer

L' infirmier du bloc n' avait absolument rien pour panser les blessures des hommes . Il apporta un peu d' eau dans une assiette à soupe pour laver les plaies , il inscrivit aussi les numéros des blessés pour les conduire à l' infirmerie après l' appel . Le secrétaire vint prendre le numéro du mort qui était couché dans un coin du bloc à côté de la porte arrière , et ce fut tout .

Un des surveillants déshabilla le corps complètement pendant qu' il était chaud encore , emporta ses affaires vers la Schreibstube

Tous les hommes du bloc restaient interdits après cette visite du Rapportführer SS . Un homme à mes côtés rappelait les souvenirs du jeu de massacre dans les fêtes foraines sur les places publiques ; mais cette fois c' étaient des hommes qui remplaçaient les mannequins .

Quelques hommes de chez nous , et surtout les Polonais , ont la rage au cœur . On se dit qu' un temps viendra , peut-être très bientôt , où l' on pourra venger un tel crime . Un homme digne de ce nom ne devra jamais oublier la justice . Il n' est pas permis à l' homme véritable de se taire lorsqu' il est témoin d' un pareil massacre ! Il n' est pas permis au monde de garder les criminels impunis !

Un camarade fait taire tout le monde en disant :

– Je ne sais pas pourquoi , mais toute votre conversation me porte sur les nerfs . Ce sont certaine-ment des réflexions du même genre que font les moutons aux parcs de la Villette lorsque les bouchers en amènent un certain nombre à l' abattoir .

– Que pouvons -nous faire et que devons -nous faire ?

– Mais absolument rien , parce que nous sommes tous condamnés tant que nous sommes ici . Un aujourd'hui et combien demain ? Vous parlez tous d' un gars qu' on descend devant vous , mais personne ne s' est encore demandé ce que sont devenus tous les camarades arrivés ici avec nous ? Ah ! La la ! Que vous me faites tous pitié , avec vos réflexions à la noix de coco . Les morts sont bien morts , et tellement vite oubliés que cela vous dégoûte ! Et puis , tenez , j' aime mieux me taire .

– Ce n' est pas la peine de parler si fort , si tu aimes mieux te taire , jeta le grand Henri , toujours prompt à la réplique . Que peux -tu bien vouloir faire dans ce pays maudit ? Regarde , les Polonais eux-mêmes ne peuvent rien et ne disent rien .

– Moi , dit un autre camarade , je ne peux pas croire que nous ne reverrons plus les copains . Ce n' est pas possible qu' on les ait tous tués . Ils doivent être dans un autre camp , voilà tout !

– Ou dans un autre monde . Qui pourrait le savoir ?

– Même s' ils sont tout à côté de nous dans les camps qu' on voit d' ici , on ne saura rien non plus . Ce sont les oubliettes , ni plus ni moins . Voilà tout . Pas moyen de communiquer , alors

– Mais pourquoi les auraient -ils supprimés , en mettant les choses au pire ?

– D'abord parce que ce sont des ennemis . Ensuite pour mieux les dépouiller . Est -ce que tu ne vois pas que ce régime repose sur la mort et le vol ? Pas seulement ton bien qu' ils prennent , mais encore ta vie ! C' est sur le sang des victimes qu' ils édifient le monde nouveau , mais c' est sur l' or des suppliciés qu' ils le basent . Il y a longtemps que je le vois , mais à quoi bon en parler .

– Et moi , je ne peux pas croire qu' ils soient morts !

C' était aussi l' avis général . Personne ne voulait croire à la mort . Il répugnait à tous d' en parler , d' y penser même un bon moment . Est -ce que l' homme est incapable de penser la mort profondément ? Est -ce son instinct de conservation qui l' en préserve si obstiné-ment ? Chaque fois que l' homme essaie de penser à la mort , c' est encore à la vie qu' il pense . Il est enfermé en elle sans possibilité de sortir . Quel que soit l' effort qu' il déploie pour explorer un monde qui n' est pas le sien , ses essais sont voués à l' échec total .

Peu avant la distribution de la soupe , un ancien détenu vint au bloc pour dire à Léon R. que sa fille se portait bien et se trouvait au camp des femmes . Une nouvelle identique fut apportée à Roger L. , médecin , concernant sa femme . Toutes deux étaient vivantes et se portaient bien .

– Vous voyez , vous voyez , disaient les hommes prévenus . Qu' est -ce que je vous disais ? Si je connais les Allemands ? Eh bien , vous pouvez bien vous rendre compte par vous-mêmes . Ce ne sont pas des blagues que je vous conte là .

Et de bouche à oreille la nouvelle était répétée , partout rabâchée , commentée , comme s' il n' y avait qu' elle seule qui comptât réellement .

Mais la soupe n' était pas meilleure pour cela . Toujours la même cohue sauvage , toujours le même « crapaud » qui vous tendait l' assiette sale et collante après avoir servi à d' autres camarades , toujours la même soupe faite de raves , de rutabagas , de farine moisie , d' orge et de pommes de terre . Les pommes de terre étaient aussi rares que les brins de viande qui s' y trouvaient . Nous n' en voyions que les traces , car la grâce du ciel et la louche adroite du secrétaire les faisaient tomber dans les assiettes des élus . Après l' avoir absorbée , on avait aussi faim qu' auparavant , sinon plus . J' ai demandai au docteur M. , d' Avignon , qui mangeait à côté moi :

– Alors , docteur , combien de temps nous donnez -vous à ce régime-là ?

– Six mois , si nous restons comme nous sommes , répondit -il tristement .

– Espérons que la guerre sera finie bien avant .

– Six mois au moins . Pour un homme fort , peut-être plus . Ah , il ne faut pas être malade , en principe ! Dans ce cas , on ne peut rien prévoir . Il ne faut pas qu' il fasse plus froid que maintenant , et surtout qu' ils ne nous fassent pas travailler . Parce que , alors , cela durera bien moins .

– Ah , mais soyons précis et réels ! Est -ce pour nous garder ici qu' ils nous ont amenés ?

– Bien sûr que non . Tout bien pesé , je maintiens quand même six mois . Au début , je croyais bien un an , mais depuis j' ai dû changer d' avis . Il y a le moral qui agit sur le physique . C' est énorme , comme facteur , ici . Ne connaissant pas bien les conditions , je pouvais me tromper , mais depuis

– Il y a aussi l' influence du physique sur le moral , docteur .

– Malheureusement oui . Après une soupe pareille , on ne peut guère voir les choses en rose .

– Il faut se garder aussi de tomber sur le chemin d' un SS .

– Ah , oui ! Je pense même que recevoir des coups est peut-être le pire . Si je devais peser entre la soupe et les coups , ce bien et ce mal , je dois avouer que le mal est plus grand . Je donnerais la soupe pour m' épargner les coups , et j' ajouterais merci .

– Vous n' êtes pas très optimiste , docteur .

– Je vais me coucher .

– Pour bien conserver les calories ?

– Ah , si l' on pouvait dormir ainsi jusqu' au jour de la délivrance ! Mais le sommeil me fuit , je ne peux pas dormir

Le docteur grimpa vers son grabat et j' en fis autant . Mais à peine étions -nous installés que les surveillants nous chassèrent en nous frappant de leur gourdin et en nous intimant l' ordre de nous déshabiller complètement . C' était la visite médicale .

Au pas de course , entièrement nus , nous avançâmes vers la porte du bloc où se tenait un officier SS à lunettes , l' ancien du camp , un Polonais à l' aspect de boucher , notre chef de bloc , son secrétaire le crayon à la main , notre infirmier et un médecin détenu . Arrivé à la hauteur de ce groupe , il fallait s' arrêter un instant , montrer la langue , écarter les doigts en soulevant les bras , se retourner et repartir au galop . La visite médicale était terminée .

Il n' empêche que pour certains de nos camarades cela ne s' était pas passé sans coups et sans cris . Le plus étonnant de cette visite était de voir le médecin détenu frapper plus fort que les autres , et les plus étonnés parmi les détenus c' étaient les quelques médecins qui se trouvaient parmi nous .

– Est -ce qu' un médecin peut battre les malades et demeurer médecins ? s' écria Adel , tout indigné .

– Vous voyez bien que oui . C' est encore un Polonais , et il est certain qu' ils n' ont pas eu des Claude Bernard

On se rhabilla vivement car il faisait froid dans le bloc aux portes ouvertes . Les médecins étaient très sceptiques sur le résultat et le procédé de cette visite médicale .

– Il ne s' agit pas de parler médecine ici . C' est peut-être un examen d' aptitude , et le contremaître est plus à sa place que le médecin .

– À moi , c' est plutôt le boucher et le vétérinaire que cela rappelle . L' un est encore loin de l' autre , mais ici

On n' arrivait pas à se réchauffer que les Stubedienst commençaient déjà à chasser les hommes pour l' appel . Il fut long et pénible , comme d' habitude . Mais une scène particulièrement révoltante devait se jouer devant nous et marquer cette fin de journée pour toujours dans les mémoires .

On avait l' habitude de passer au WC avant de se ranger sur la place d' appel . Tout se faisait vite et brutalement dans ce camp de la quarantaine .

Un homme sortant des WC se trompa de bloc et se rangea à nos côtés . Les blocs se ressemblaient comme des boîtes à cigarettes et les places d' appel comme des mares de boue entre elles . L' erreur était fréquente et arrivait aux hommes les plus avisés . Mais lorsque les chefs de bloc comptèrent leurs hommes , l' un s' aperçut qu' il en avait de trop et l' autre qu' il en manquait d' un . À grands cris , les uns cherchèrent le manquant et les autres celui qui était de trop . Las d' appeler en vain , le secrétaire inscrivit dans le cahier d' appel le nombre des hommes moins un , manquant . C' était le secrétaire du bloc à côté d' une autre .

Sur le cahier d' appel le manquant était mort , mais le chiffre des présents ne fut pas modifié . Les hommes étaient remués , écœurés par cette scène atroce qui n' avait duré que quelques secondes . Personne n' était étonné . Le Führer du bloc SS ne regarda même pas le corps . L' appel était exact et c' était le plus important . Qui osera demander :

– Qu' est -ce qu' est la vie d' un homme ?

Qui osera dire :

– La vie d' un homme n' est absolument rien .

Les jours se suivaient .

Le lendemain de la visite médicale , les hommes furent piqués contre le typhus . Le docteur se servait d' une très grande seringue et ne changeait point d' aiguille . Lorsque la seringue était vide , il la remplissait de nouveau avec le contenu de quelques ampoules .

Les hommes se suivaient en présentant au praticien le sein gauche marqué d' une tâche de Mercurochrome . Notre infirmier qui faisait ce travail ne disposait que d' un seul tampon de coton pour tout le bloc et , quand il voulut le tremper une seconde fois dans le flacon de Mercurochrome , le médecin lui jeta un regard courroucé . Alors il continua avec le tampon presque sec .

Le chrome marque toujours et c' était tout ce qu' il fallait pour le médecin . Il piquait toujours , appuyait sur la seringue pour atteindre la dose , la retirait rapidement et l' enfonçait dans une autre poitrine . L' homme piqué ne devait même pas frissonner sous le coup , il regardait un peu l' endroit enflé par le liquide injecté qui refoulait une toute petite gouttelette et allait s' habiller . Quelques-uns essuyaient de leur main la goutte de la piqûre , d' autres frottaient fortement l' endroit tout entier .

Mais qui s' occupait donc d' hygiène ou d' asepsie dans un camp comme le nôtre ?

Ah , oui ! Il y avait un sujet qui occupait les dirigeants du camp quant aux soins corporels , un sujet inquiétant s' il en fût , qui troublait leur sommeil et leur veillée , leurs allées et leurs venues , ce sujet capital : c' était le pou . Dans chaque bloc une inscription clamait : « Un pou , c' est ta mort ! » Mais on n' a jamais vu à Birkenau un homme mourir de poux , alors qu' il y en avait partout . On pouvait les ramasser à la pelle .

Si les dirigeants s' en préoccupaient énormément , c' était uniquement parce qu' ils craignaient une contagion pour eux , mais nullement pour les détenus . C' était pour protéger les SS et non leurs victimes .

Les hommes portaient les chemises un ou deux mois sans qu' elles fussent changées . Jamais le savon ne fut distribué dans la quarantaine . S ' il y avait du savon , c' était uniquement pour les chefs et les autres éminences de même aloi .

Allez demander un morceau de savon à un Stubedienst ; s' il ne vous donne pas pour cette insolence un coup de poing ou un coup de pied , sa réponse sera invariablement celle -ci :

– Je ne peux pas fournir du savon à tout le monde ! Fous ton camp et plus vite que ça .

On peut acheter du savon . Pour cela , il faut se priver de toute sa soupe ou de la moitié de sa ration de pain . Faire cela , c' est demander aux hommes un sacrifice qui dépasse la force de la plupart d' entre eux . Mais , même s' ils le voulaient , il n' y en aurait pas pour tous , puisque le magasin ne le fournit pas .

Les hommes se lavent donc à l' eau pure sans serviette et sans savon . Ils dorment sur des bat-flanc étroits à huit ou à dix , serrés à ne pas pouvoir respirer à leur aise . Les couches et les paillasses ne contiennent que poussière de paille et n' ont jamais été changées . De plus il fait froid et l' hiver est rude .

La procédure habituelle est la suivante .

Tous les deux jours , il y a un contrôle de poux , fait par un médecin , par un infirmier ou par le secrétaire secondé d' un Stubedienst . Les hommes se déshabillent et présentent leur chemise retournée à l' envers au contrôleur . Celui -ci la prend et cherche leur trace autour du col , des emman-chures et de toutes les coutures . Ce contrôle a lieu soit avant la soupe , soit avant la distribution de pain . C' est dire que les hommes aussi bien que les contrôleurs sont énervés et pressés d' en finir au plus vite . Les hommes qui sont porteurs de poux ou de leur trace doivent donner leur numéro au contrôleur .

Après l' appel , les pouilleux sont rassemblés et conduits à la Sauna , qui est l' établissement de la désinfection . Ils doivent emporter chacun une couverture qui est soi-disant la leur . L ' apparence est sauve , et c' est bien l' essentiel pour la chefaille . Mais ce qui est dramatique pour les hommes , c' est qu' ils s' en vont de la place d' appel sans pain et passent toute la nuit nus après la douche , en attendant la désinfection de leurs effets . Ils attendent aussi le retour du SS qui les a amenés .

S' ils sont nombreux , ils resteront à l' intérieur de la Sauna en grelottant sur le ciment jusqu' au matin . Si leur nombre n' est pas élevé , le « Kapo

Ils resteront ainsi tout nus , toute la nuit sous la belle étoile . Ils se serreront les uns contre les autres pour ne pas perdre inutilement le peu de chaleur qu' il faut pour vivre ou survivre . Qu' importe pour les chefs des lieux que la pluie tombe sur des hommes nus ? Peu ou rien , pourvu qu' eux-mêmes dorment sous un toit et couverts par autant de couvertures qu' ils le désirent . Qu' importe pour ces hommes que d' autres tremblent dehors par un temps où il gèle à pierre fendre ? Rien ou très peu . Pourvu qu' eux-mêmes soient dans une pièce bien chauffée et bien abritée de tous les courants d' air . Qu' importe pour un SS et ses serviteurs que des hommes crèvent de froid et de faim la nuit devant leur porte , rien , absolument rien , pourvu qu' eux-mêmes aient bien mangé , et qu' eux-mêmes soient bien portants . Les autres , ce n' est pas eux . Les souffrances des autres ne sont pas les leurs . Et si un homme crie au secours dans les affres de la mort , ils peuvent toujours répondre

– Tais -toi , sale pouilleux , si tu ne veux pas que je te fasse taire , moi !

Le matin , on pouvait les voir revenir enveloppés de leur couverture , pâles , amaigris , fiévreux et traînant les jambes , à bout de forces , ne parlant plus , demi-morts déjà . S' ils étaient débarrassés de poux à leur rentrée , ce n' était guère pour bien longtemps . Mais le mal , dont ils s' étaient chargés durant cette nuit terrible , était autrement plus grave que leurs poux . C' étaient des pneumonies et des congestions qui ne pardonnaient pas .

Dans ces deux cas , aussitôt l' appel terminé , les hommes recevaient leur pain sur place et en rangs par cinq s' en allaient tous vers la fameuse Sauna . Ils étaient chargés de gros paquets de couvertures .

Le chef de bloc restait chez lui ainsi que son secrétaire . Le roi et son Premier ministre étaient d' une espèce à part qu' il ne fallait pas confondre avec l' autre . Quelques SS accompagnaient le convoi . Ils comptaient les hommes à la sortie du camp et veillaient à la bonne marche des détenus . Gare à ceux qui traînaient derrière et qui ne pouvaient pas soutenir la cadence de l' ensemble !

Le chemin passait par un petit bois de bouleaux qui cachait deux bâtiments sans fenêtres à l' aspect lugubre munis de cheminées disproportionnées . Un frisson parcourait l' échine de chacun lorsque le convoi atteignait cet endroit-là .

– Ce sont les fours crématoires

Tous se taisaient , saisis de frayeur , mais tous devinaient . Tous retenaient la respiration , car rien ne pouvait empêcher les SS qui accompagnaient de commander « demi-tour à gauche ! » ou « demi-tour à droite ! » pour acheminer les hommes vers la mort . On ne respirait à son aise que lorsqu' on les avait dépassés . La Sauna était toute proche . La voilà .

C' est un grand établissement de douche et de désinfection . Il est tout neuf , achevé depuis notre arrivée . Une vaste salle nous accueille tous . Il y a déjà six cents hommes venus d' un autre camp et les quelques bancs autour des murs sont occupés . Les hommes sont fatigués après leur longue station à l' appel , de leur marche pour arriver ici et de l' émotion que leur a causée le passage devant les fours crématoires cachés dans le bois .

On attend et en attendant on s' assied par terre sur le ciment humide à cause de la neige et de la boue que traînent les hommes . On nous enlève les couvertures qui sont attachées par paquets de cinquante et remises à la désinfection . Le tour des hommes arrive aussi . Un morceau de fil de fer est distribué à chacun et doit servir à attacher les affaires ensemble . On nous dit qu' il faut les attacher de telle façon que le numéro de chacun reste apparent . Comme il faut retourner le pantalon à l' envers et la veste aussi , la marque de reconnaissance est assez difficile à trouver . Mais l' ordre est l' ordre , et des coups de bâton et de tuyau de caoutchouc pleuvent drus sur les épaules de ceux qui l' exécutent mal .

On peut conserver sa ceinture et ses lunettes ; tout le reste est arraché des mains des hommes : couteaux , cuillers , crayon , etc . Ces surveillants dans leur zèle enlèvent même les quelques chiffons que l' homme possède pour son hygiène corporelle , ou pour se couvrir les pieds et le cou . Il faut retourner les poches à l' envers pour que rien ne reste caché .

Mais , lorsqu' on s' en est sorti , il faut entendre de nouveau dans une pièce froide jusqu' à ce qu' on arrive au nombre de cinquante . Alors seulement on pénètre dans la salle de douches . Attente nouvelle sous les pommes d' arrosage à deux ou trois collés ensemble , jusqu' à ce que le surveillant veuille ouvrir les robinets . L' eau arrive enfin , presque vaporeuse à vous brûler , ou froide à vous glacer . La salle se remplit de cris et de jurons , mais le surveillant , imperturbable , continue à tourner les robinets dans tous les sens . Quand il est fatigué de toutes ces manœuvres , il s' arrête et ouvre les portes de sortie . Deux surveillants vous attendent là , munis de pinceaux faits de chiffons qu' ils trempent dans des cuvettes remplies de phénol

Cette attente durera des heures . Des heures longues et pénibles coupées de cris , d' appels , de précipitations , lorsque les vêtements sortent des chaudières .

Quel tour de force de retrouver son paquet dans le tas de chiffons amoncelés là ! Heureux ceux qui le retrouvent . Ils pourront se rhabiller et atteindre , couverts , l' arrivée du jour et le retour . Les autres courront , énervés et inquiets , battus par tout le monde , comme si c' était réellement de leur faute de ne pas retrouver leurs effets dans cette montagne de chiffons sales et déchirés .

Las et fatigués , saignant quelquefois , ils accepteront ce que le surveillant veut bien leur donner . Une chemise , un reste de chemise , est une chemise quand même . Mon caleçon ou son caleçon sera ton caleçon à partir de maintenant . Qu' est -ce que cela peut faire si ce caleçon porte des traces de diarrhée ou s' il est composé de deux jambes , l' une courte et l' autre longue , rattachées toutes deux par une ficelle .

– Tu le mettras quand même , puisque je te l' ordonne . Tu ne voudrais tout de même pas que je te donne le mien ? Allez , ouste , et Schnell !

Maintenant on va contrôler les effets . Gare à ceux qui seront trouvés porteurs de ceux qui seront trouvés porteurs de deux chemises ou de deux vestes ! Ce sera vingt-cinq coups sur le derrière . Les surveillants contrôleront de nouveau chaque homme pour voir s' il n' est pas trop habillé par ces quelques chiffons sales qui couvrent à peine le dos et les jambes . Ils enlèveront et déchireront même le chiffon qui vous protège le cou . Ils frapperont sans pitié l' homme qui voulait se protéger contre le froid de l' hiver qui sévit au dehors et qui mord comme un chien ses membres décharnés .

Le sous- Kapo a tout de même ordonné qu' on donne des chaussures à ceux qui étaient nu-pieds . Deux chaussures font une paire ici . C' est la règle . Il n' importe point que ce soient deux chaussures du pied droit ou deux du pied gauche . Il importe que l' on ne sorte pas les pieds nus . Et c' est déjà beaucoup de leur part . On s' arrange entre camarades le mieux que l' on peut sans léser personne .

Sortis enfin tout grelottants de froid dans cette cour de la Sauna toute couverte de neige . Le jour commence à peine à découvrir son visage gris et livide . Les surveillants parcourent le convoi , rangent les hommes par cinq pour les présenter au SS qui va nous reconduire .

– Alles stimmt ?

– Ja , Herr Unterscharführer . Bloc sept du camp de la quarantaine avec neuf cent quinze détenus !

– En avant , marche !

Les premiers rangs s' ébranlent . Les autres n' arrivent pas à suivre étant donné le chargement de couvertures que les hommes portent , les malades et les blessés qui s' y trouvent . On s' aide les uns les autres . On soutient les malades en leur prêtant le bras , mais on n' arrive pas à suivre . D'autant plus que ces demi-chaussures à semelles de bois n' ont pas de lacets ; par contre elles ont des clous qui blessent le pied et , pour comble , elles prennent une couche de neige à chaque pas . Au bout d' un moment , l' épaisseur est telle que l' on ne peut plus marcher . Il faut se tordre les chevilles ou faire partir la neige par un coup sec . Et l' on repart .

Cela retarde la marche et énerve les SS . Des cris et des coups pleuvent à nouveau , mais c' est le pain quotidien des hommes . Il n' y a personne dans le camp qui n' ait été battu . Il y a seulement des coups qui tuent sur place et d' autres qui tuent lentement ; il y a encore ceux qui ne font pas grand mal , mais ils sont rares . C' est une question de force , de tempérament , de résistance et de patience . Mais , pour ces hommes affamés , fatigués , transis de froid , tout coup est terrible .

On passe de nouveau devant les bâtiments abritant les crématoires . Maintenant , dans le jour pâle , on les voit bien dessinés sur la terre couverte de neige et sur le fond des bois de bouleaux . Ils font moins peur aux hommes , soit parce qu' ils savent qu' ils vont retourner à leur camp , soit parce que leur fatigue est si grande que même la mort ne les effraie plus .

Les jours se suivent , tous pareils en apparence , mais si différents quant aux événements , aux soucis , aux préoccupations , aux travaux et aux peines . Cette quarantaine nous pesait terriblement , bien que certains , comme les médecins , n' en fussent points mécontents .

– Ah , si l' on pouvait rester ici jusqu' à la fin ! disaient -ils à tout le monde .

À bien réfléchir , cette pensée valait autant que celle qui disait :

– Ah , si l' on pouvait rester chez soi jusqu' à la fin de la guerre !

Les hommes durant la guerre ne restent pas chez eux , ils s' en vont vers des destinées inconnues , affronter les dangers les plus surprenants , et trouvent la mort aux endroits mêmes où ils s' y attendent le moins .

C' est ainsi que cela se passait au camp de la quarantaine de Birkenau . C' était un réservoir d' hommes où les nazis et leurs serviteurs venaient chercher l' appoint qui leur manquait pour faire marcher leur industrie de guerre , leurs mines , leurs charbonnages , leurs usines et toutes les entreprises les plus dangereuses . Lorsque les uns crevaient à la tâche , ils venaient y chercher d' autres hommes pour les remplacer et les faire mourir à leur tour .

Il y avait là toutes les nationalités de l' Europe subjuguée par l' Allemagne victorieuse . Depuis le fin fond de la Russie en passant par la Pologne , les pays Baltes , la Hollande , la Belgique , le Danemark , la Norvège , jusqu' en France , puis revenant par l' Italie , la Yougoslavie , la Hongrie , la Roumanie et la Grèce , elle avait drainé de tous ces pays , comme des plaies béantes , le sang le plus vif et la moelle la plus nerveuse pour l' injecter à son propre corps et se donner ou maintenir une vigueur révolue .

Elle trompait tout le monde et se trompait elle-même en croyant se forger ainsi des armes à toute épreuve . Ce n' étaient que des sabres de bois et des fusils de pacotille . Elle se vengeait donc , cette Allemagne qui devait être au-dessus de tout et que toutes ces nations maintenaient sur son bouclier chancelant . Elle se vengeait donc , cette Allemagne victorieuse , en attelant toutes ces nations à son char embourbé jusqu' aux essieux . Elle fouettait furieuse , de toutes ses forces , les échines pliées de ses vassaux . Mais elle se rendait compte que tous ces serfs ne la sauveraient pas de l' abîme russe .

Elle voulait encore à tout prix maintenir devant le monde une façade de bon aloi . Elle savait que le bâtiment était lézardé et qu' il croulerait un jour ou l' autre . Mais elle voulait entraîner toute l' Europe sous son toit et l' ensevelir avec elle sous les décombres allemands . Elle faisait travailler à cette tâche surhumaine les meilleurs fils de l' Europe transformée en un immense camp de représailles .

Notre camp servait surtout à alimenter en hommes les industries de la Haute-Silésie . Mais il servait aussi à exterminer tous les ennemis de l' Allemagne .

– Halte-là , assassins !

Pouvaient -ils crier aux autres :

– Au secours ! On tue ici !

Non et non . Le monde était fermé pour eux . Le monde entier se réduisait à ce petit espace qui se terminait par des fils de fer barbelés chargés d' un courant à haute tension . Au-delà , il y avait l' inconnu ou la mort . Leur voix et leur appel restaient sourds et sans échos . Qui pouvait les entendre ? Personne . Qui les écoutait ? Personne . Tout se passait en vase clos hermétiquement fermé .

Qui pouvait entendre leurs cris de désespoir ? Leurs gardiens seuls , mais ceux -ci s' en moquaient . Ils pouvaient être entendus encore plus loin que le camp , s' ils mettaient leurs voix ensemble , mais c' étaient encore des gardiens et partout des gardiens qui se moquaient d' eux et de leur appel . Il ne restait donc plus rien d' autre à faire que de se taire , de marcher en silence , de crever en silence , de travailler doucement et de mourir en silence . Et c' est ce qu' ils faisaient .

Tous ces hommes se rappelleront leur vie durant ces visites des SS qui entrent au bloc en ouvrant largement les grands vantaux .

– Achtung ! vocifèrent les secrétaires et les surveillants . Bloc sept occupé par neuf cent dix détenus .

– Il nous en faut deux cents aujourd'hui , dit le SS .

– Que tous les hommes se déshabillent au pas de course , crient les secrétaires et les surveillants armés de gourdin .

Et les hommes obéissent et défilent tous nus devant le SS en écartant les doigts des mains et en levant les deux bras en l' air , se retournent pour montrer leur dos et passent au pas de course . Le SS fait des signes : celui-là ! Et le secrétaire crie : « Ton numéro , putain de ta mère ! » L' homme présente son bras gauche où son numéro est inscrit en lettres d' acier et s' en va pour laisser la place à un autre . Le SS compte les numéros inscrits :

– Il y en a assez , arrêtez ! dit -il .

Mais le secrétaire lui répond avec un sourire de maquignon et un geste de serf :

– Il vaut mieux prévoir une réserve , on ne sait jamais

Et le défilé continue encore pendant un certain temps . Le SS s' en va , accompagné du « Achtung ! » habituel . Mais le secrétaire et les surveillants prépareront pour le jour convenu le chargement à prendre sur place ou à livrer à domicile .

Les hommes s' en iront toujours le soir , à la tombée de la nuit , fatigués par les stations interminables , énervés , battus , comptés et recomptés , éreintés et malheureux , mais nourrissant tout de même un tout petit espoir qu' au-delà de ces barbelés leur destin pourrait subir un changement quelconque , que leur état de bête de somme pourrait se modifier au contact de la liberté

Combien d' espoirs déçus ! Quelle désillusion terrible !

Quel triste retour ! Quel spectacle terrifiant ! Ô , hommes , qu' avez -vous fait des hommes , vos frères ! Vils bourreaux , qu' avez -vous fait de vos victimes ?

– Est -ce que les morts peuvent encore marcher ? Est -ce que les cadavres peuvent être encore rangés par cinq , eux aussi , et avancer vers le bloc trois pour y être hébergés et inscrits ?

C' est pourtant l' évidence même et non une vision fantasmagorique . Ce sont les hommes qui marchent encore , qui parlent , qui entendent , qui sentent la mort leur tordre les entrailles , qui ont faim , qui se meurent de faim , qui voient le monde et la lumière fuir leurs yeux agrandis , qui éprouvent encore le plaisir et la peine , qui distinguent encore le bien et le mal – mais qui vivent encore uniquement pour prolonger leur torture , qui espèrent vivre encore parce que cet espoir est plus fort que la vie , plus fort que la mort .

Quelqu'un demande :

– D' où les hommes ?

– De Flossenbourg , en Bavière .

– Quel travail ?

– Les carrières .

– Les gardiens ?

– Les SS .

– Ah ! et comment ça ?

– Les coups , les chiens , la faim .

– Combien d' hommes ?

– Quinze cents au départ , neuf cents à l' arrivée .

– Quels pays ?

– Tous les pays . Nous autres , on vient de France .

– Pourquoi ?

– Évadé , repris .

– Tu es tout seul ?

– Non , nous sommes cinq . Nous étions quatorze .

– Ah , mon Dieu ! Les hommes ont pu faire cela ?

– Tu le vois bien

Les SS et les éminences du camp défendent de leur parler et chassent tout le monde vers les blocs . Il faut se quitter . Un geste suffit .

Le lendemain nous voulons rendre visite aux Français , mais le surveillant ne laisse pas entrer . Il nous renvoie aux portes arrière . Mais là , c' est un spectacle horrible . Un monceau de cadavres est entassé , atteignant le mur du bloc à mi-hauteur . Les uns sont tout nus , les autres portent encore un reste de vêtement . Les portes sont ouvertes et les surveillants apportent d' autres cadavres , les jettent sur le tas , comme des paquets encombrants . Il y en a peut-être deux cents , peut-être plus , enchevêtrés les uns dans les autres . Il n' y a plus que des têtes , des jambes , des bras , pas un seul muscle , tout est usé jusqu' aux fibres . Ce sont des squelettes tendus de peau seulement .

Quelques-uns ont des yeux ouverts qui reflètent encore le ciel , et des bouches qui paraissent crier continuellement . Quelques-uns , à cause de leurs dents blanches , semblent rire encore , comme les têtes de mort seules peuvent rire . Certains donnent l' impression de vivre encore

Nous nous en allons tout bouleversés et honteux , n' osant pas nous regarder en face .

– Comment des hommes peuvent -ils faire cela ?

– Des hommes , non ! Mais les SS sont -ils des hommes ?

Mon camarade pénètre aux WC , et je l' attends pour que nous rejoignions le bloc ensemble . Un homme de grande taille venant de là attire l' attention . Il me semble que je le connais , mais je ne me souviens plus d' où . C' est un mort vivant , habillé seulement d' une chemise et d' une veste . Deux jambes d' une extrême maigreur sortent de sa chemise et traînent des sabots . Il marche à peine . Ses yeux sont perdus sous les arcades sourcilières et brillent d' un feu sombre . Sa face est jaune , faite d' angles et d' ombres . En sortant il heurte une poutre latérale et tombe , avec un cri perçant . Je me précipite vers lui et crois distinguer un appel sortant de sa gorge contractée : « Au secours ! » Puis une fois debout il prononce nettement le mot :

– Merci !

– Tu es français ?

– Oh , oui , mon vieux ! Nous sommes arrivés hier . Je suis très malade . J' ai une diarrhée terrible . Toute la nuit je vais du bloc aux cabinets et des cabinets au bloc . Le manger est bon , ici , à côté de là-bas , mais trop gras . J' en ai trop mangé hier et n' en peux plus .

– Oh , oui ! J' espère bien ! Ils nous ont trop esquintés . Je suis de Rouen , j' ai vingt-neuf ans et j' ai travaillé dans le port . Prisonnier , je voulais me sauver . J' étais costaud et maintenant je ne peux plus .

– Va , ça passera . Il faut faire attention . Il y a des médecins de Paris avec nous . Je vais en chercher un tout de suite . Tu es au bloc trois . Vas -y , il viendra te voir .

Il remercie encore une fois et s' en va lentement en traînant les jambes , les plaçant avec peine l' une devant l' autre . Je le suis du regard , en me retournant chaque fois que j' ai fait quelques pas .

À un moment donné , j' entends de nouveau son cri perçant , qui m' arrête . Je le vois encore par terre . Je cours vers lui , mais il crie si fort et d' une façon telle que tous les détenus doivent se tourner de son côté parce que ces cris déchirent le cœur et glacent le sang .

– Ah … Ah … Ah

On entend dans chaque éclat de voix toutes les forces du monde qui s' accrochent désespérément à la vie , toutes les forces de la terre qui jaillissent pour se manifester encore et demeurer .

– Ah … Ah … Ah

J' arrive et l' aide à se redresser . Il me regarde , me reconnaît et me remercie . Je le prends sous le bras et le conduis lentement vers son bloc . Chemin faisant , il dit :

– Cela va mieux , oh , je me remettrai . Malheureux , je n' ai plus la force de me tenir sur les jambes . Quand je marche comme voilà , je me sens bien , mais si je tombe ? Avec cette diarrhée qui m' épuise , je crois bien que c' est ma fin . Merci . Nous voilà arrivés .

En effet nous sommes devant les portes de son bloc . Mais , comme on ne laisse pas pénétrer les étrangers , je dois le laisser là tout seul .

Je me retourne de nouveau après quelques pas pour le voir enfin entrer . Il est toujours devant cette porte qui ne s' ouvre pas . Brusquement elle s' ouvre , et les cris terribles recommencent , c' était le chef du bloc , une brute allemande , qui l' avait renversé .

Les éclats déchirants jaillissent de nouveau partout , comme des appels suprêmes au secours : mais aussi comme les derniers sursauts de la vie . Tout ceux qui les entendent sentent leur sang se figer , leurs cheveux se dresser sur la tête et leur chair se glacer de frayeur .

Ces cris , je les entends encore et , toute ma vie durant , je continuerai à les entendre . Tous ceux qui les entendirent ne pourront plus jamais les oublier . Parce que , dans cette voix , ce sont toutes les voix du monde qui criaient dans la frayeur de la mort

Le froid se fait sentir , terrible .

Le matin , à peine debout nous sommes chassés du bloc sous le prétexte de nous faire secouer notre couverture ; mais , en fait , ce sont des heures interminables que nous devons passer dehors . Dans ce pays humide , le mois de décembre est particulièrement pénible . On a l' avantage de pouvoir se protéger de sa couverture ; mais le vent souffle fort dans cette vallée de larmes et de désolation .

On dirait que le terrain même choisi pour le camp devait aider au dessein funeste de ceux qui s' étaient donné pour tâche d' exterminer leurs ennemis . Loin de tout centre , loin des grandes voies de communication , à la lisière des frontières polonaise , allemande et tchèque , dans un coin perdu , infesté de marécages puant la pourriture , le camp répandait la mort . La terre était gluante et bourbeuse . L' eau était imbuvable et propageait la contagion .

Les hommes choisis pour le service et la surveillance , s' ils n' étaient pas des criminels aux multiples condamnations , étaient de l' espèce unique , qui sait tuer pour vivre . Il était patent que ces chefs de bloc ou ces secrétaires dépassaient parfois en cruauté et en haine les nazis eux-mêmes .

Il n' y avait pas au camp à cette heure matinale un seul SS , encore moins seraient -ils allés contrôler ce qui s' y passait par ce froid et ce vent qui coupaient la respiration et glaçaient les membres . Les surveillants chassaient quand même les hommes au dehors , tout en les sachant affamés , mal nourris , mal reposés , malades et malheureux .

Quel génie du mal pouvait pousser ces êtres à abuser à un tel point de leur pouvoir ?

Est -ce une maladie chronique de toute l' humanité , et tout homme investi d' une autorité sur les autres ou d' un commandement quelconque doit -il agir aussi cruellement ? Est -ce une rançon du pouvoir qu' il paie ainsi en demeurant sans égards pour l' homme , son frère ? Alors , malheur à l' homme du pouvoir , de l' autorité et du commandement ! Son cœur est froid ; la pitié lui est étrangère , l' amour simple – trésor commun des hommes – lui reste inconnu .

On pouvait croire qu' ils aidaient les SS dans leur travail de sélection naturelle . Seuls les forts devaient sortir vivants de cette lutte continue de la vie contre la mort . Qui les obligeait donc à faire ce travail de bourreau , même pendant l' absence des bourreaux ? Un sadisme venant de leurs maîtres et seigneurs les contaminait à tel point qu' ils oubliaient leur état de détenus .

Ils savaient pourtant que le jour où leurs maîtres n' auraient plus besoin d' eux , ils oublieraient même les services rendus et leur feraient subir le même traitement inhumain . Par contre , les détenus , eux , ne l' oublieraient point , ne pourraient jamais l' oublier . Les surveillants le savaient . Mais , se croyant toujours plus malins que les autres , ils espéraient s' en tirer dans la mêlée générale et la veulerie commune .

– Ah ! Qu' est -ce que tu nous chantes là ? Il ne manquait plus que cela ! Voyons , est -ce possible ?

– Puisque je vous le dis , c' est que j' en suis certain . Qu' est -ce que les gens ne sont pas capables de faire pour une assiette de soupe ?

On se tait donc , et l' on marque le pas en silence , en regardant autour de soi . Il y a des hommes qui se collent contre le mur du bloc , croyant trouver dans le bois le meilleur protecteur contre le froid . D' autres essaient de parler d' autre chose pour s' évader autant que possible de ce monde ingrat . D' autres enfin envient les ours blancs , ou les gens nés dans ces pays polaires , comme si les Esquimaux eux-mêmes pouvaient vivre dans le froid sans être habillés chaudement .

Le temps passe lentement . Les étoiles pâlissent d' un côté du ciel . On se console en se disant qu' en France les mêmes étoiles brillent encore de tout leur éclat , les mêmes constellations éclairent le ciel magnifique . Qu' il est possible qu' au même moment des yeux aussi humectés de larmes que les nôtres regardent là-bas le même spectacle en pensant à l' absent dans l' inquiétude qui les tient éveillés

Enfin les portes s' ouvrent . On se précipite pour goûter à nouveau un peu de chaleur propre à tout abri . Le bloc n' est pas chauffé à proprement parler . C' est la présence des hommes qui fait monter sa température . Il nous doit bien plus que nous ne lui devons , il nous rend seulement ce que nous lui donnons . Les Stubedienst sont les premiers à souffrir de notre absence et c' est peut-être là la seule cause de leur geste d' hospitalité . C' est pour se réchauffer qu' ils nous ont appelés .

Les hommes se remettent sur leur grabat . Ils vont subir la fuite du temps , chose la plus pénible dans toute réclusion .

Le temps passe lentement lorsqu' il faut le mesurer avec la vie , avec les battements du cœur , avec les pulsations du sang , l' usure des nerfs ou les vibrations de la pensée . Le temps n' est rien , absolument rien , il n' existe pas . C' est notre durée à nous qui demeure et s' écoule , qui persévère et change , qui reste et fuit . C' est notre persistance à nous qui fait le temps , parce qu' elle fait la mesure et la marque . Notre existence seule forme le rail de ce train qui avance si lentement . Cette lenteur et cette durée ont besoin de s' imprimer dans une activité quelconque et , à son défaut , elles pèsent plus lourdement que le plomb .

Les uns comptent les grains de chapelet , les autres , les gouttes de pluie qui tombent , les pas des surveillants ; mais les uns comme les autres ne font que compter leur indolence personnelle . L' araignée qui descend sur son fil , le carreau qui s' éclaire par le blanchiment du jour , le bois qui craque et allonge sa fente , ne font pas autre chose que marquer l' activité et le changement des autres par rapport à la lenteur de notre propre usure . Et c' est là que se trouvent les causes de notre ennui , de notre tristesse et de notre mort .

Pour lutter contre cette lenteur de la vie , des camarades cherchent à faire quelque chose . Mais les épisodes du conte le plus long se terminent quand même à regret , les repas les plus variés s' achèvent quand même par le dessert , les sujets de conversation les plus attachants s' épuisent malgré tout . Et le sommeil , le repos , la lassitude et l' ennui cherchent plut tôt ou plus tard à aboutir à quelque activité vitale .

La misère la plus sensible , c' est le manque de cuiller .

– Mais comment en fabriquer , lorsque le couteau fait défaut ?

– On se met donc à fabriquer un couteau !

– C' est le couteau qui est l' outil le plus indispensable .

En effet . Un morceau de tôle carré peut déjà , lorsqu' il est aiguisé , servir à couper . Mais un tel outil ne contente que les paresseux . Pour les hommes actifs , il faut quelque chose de plus . Un morceau de cercle de tonneau , un bout d' acier , ou tout autre débris de métal trouvé dans le camp devra leur donner à force de patience la lame du couteau , objet de leur désir .

Durant des heures ils frotteront ce métal contre une pierre , d'abord pour lui donner la forme , puis pour l' aiguiser comme il faut et enfin pour le rendre commode . Le manche sera garni de chiffon , de ficelle , de fil de fer , de fil électrique ou de deux morceaux de bois . Un couteau bien terminé fera le contentement de son ouvrier et provoquera l' admiration des spectateurs .

Les portes de toutes les activités s' ouvriront à l' homme largement . Il pourra travailler , couper et tailler tout ce qu' il voudra . Il pourra même rêver .

Mais la première des choses qu' il fera , ce sera la cuiller .

Un morceau de bois bien épais , une branche avec nœud , un bout de racine , une chute de planche , tout objet susceptible de devenir une cuiller sera le bienvenu . Lentement , avec mille précautions , la fragilité du matériau devra être vaincue . Quelle colère déchaînera -t-il s' il casse au moment de la finition !

Tout est à recommencer . Il faut que la cuvette soit assez profonde pour contenir une bonne bouchée , qu' elle soit lisse et ne blesse point . Il faut aussi que son manche soit commode dans la main . Alors seulement le travailleur pourra lever les yeux sur ceux qui le regardent sans devoir les baisser .

– Il y en a qui se priveraient de pain pour avoir une si belle cuiller .

– Oh , mais je la céderais pas même pour du pain . Je vais en fabriquer une autre . Alors je te céderai celle-là . Mais , pour le moment , pour rien au monde .

Le temps passait ainsi . Les Polonais disaient leur chapelet , répétaient leur catéchisme où se battaient entre eux . Les Russes travaillaient tous , les uns le bois , les autres tricotaient la laine en défaisant les vieux effets déchirés . Les Français discutaient beaucoup , mais l' ennui dévorait tout le monde comme une gangrène .

Les Stubedienst marchaient à pas lents et bâillaient . Le secrétaire trouvait toujours quelque occupation pour ne pas laisser les hommes tranquilles . Si ce n' était pas pour le nettoyage du bloc , c' était pour l' enlèvement de la neige tout autour . Si ce n' était pas pour aller ramasser des morceaux de charbon autour de la cuisine , d' où deux hommes devaient ramener une brouette pleine – alors c' était pour aller chercher du bois en dehors du camp . Il s' y prenait ainsi :

– Cinquante hommes pour faire une corvée ! lançait -il en direction du bloc , et plus vite que ça !

Les surveillants se mirent tout de suite à l' ouvrage . À l' aide des gourdins , ils chassèrent de leur couche tous ceux qui ne leur plaisaient pas , ceux qui n' exécutaient pas leurs ordres comme des automates , les fortes têtes . Ils chassèrent aussi tous les souffre-douleur , pâlots , maladifs et craintifs , tous ceux qui traînent la jambe , qui ne tiennent plus debout – soit pour les redresser , mais bien plus encore pour les achever .

Les hommes partirent rangés par cinq , se découvrirent devant les SS en passant la porte du camp et s' en allèrent par des routes gelées et couvertes de neige .

C' était assez loin . Les hommes longèrent les barbelés du côté extérieur et purent voir des équipes de détenus occupés à la construction des camps nouveaux ou à creuser des ravins profonds tout autour .

Des postes de garde SS contournaient le camp par une chaîne espacée de cent mètres entre chaque maillon . Ces postes étaient faits de plateaux carrés de deux ou trois mètres soutenus par des poutres de grande taille qui leur permettaient de dominer le camp . Un petit toit les abritait de la pluie et protégeait leur mitrailleuse . C' était là la petite chaîne de garde . Elle avait pour tâche de garder le camp durant la nuit .

Pendant le jour cette chaîne était abandonnée .

Une fois sorti des barbelés , tout nouveau détenu pouvait se croire en liberté . Ce n' était qu' une illusion , et qui coûta la vie à plus d' un . Le convoi avançait ; devant , le secrétaire armé de son plus gros gourdin , et , derrière , un Stubedienst également armé .

Mais cinquante hommes unis dans une même pensée sont une force puissante , même s' ils n' ont que leurs bras nus . Le camp était déjà loin et le bois n' était pas encore atteint . Nous regardâmes de tous côtés pour voir si ce n' était pas un rêve . Mais non . Sur la route , personne . Le colonel , qui était à côté de moi , et qui eut certainement la même pensée , me toucha le coude en demandant des yeux seulement :

– On tente le coup ?

– C' est la meilleure occasion .

– D'accord . Ouvrons l' œil !

Nous approchions du bois ; nulle part il n' y avait trace d' un poste . Le secrétaire nous ordonna de ramasser les branches qui traînaient par terre , reste d' une ancienne coupe .

Tout le monde s' éparpilla à la recherche du bois . Le colonel et moi , nous entrâmes parmi les arbres tout en ayant l' air de chercher des branches . Le secrétaire ne pouvait pas tout voir . Il se servait d' un sifflet pour rassembler les hommes . Cette récolte de bois était assez longue , car il fallait arracher , au sol couvert de neige , les branches gelées . Il y avait d' autres glaneurs à côté de nous .

Nous avancions toujours avec notre paquet de branches en regardant de tous nos yeux . Tout à coup une mitrailleuse éclata tout près de nous et un cri terrifiant déchira l' air , comme la foudre . Un homme , à côté de nous , laissa échapper son paquet , resta debout les bras tendus , la bouche ouverte et les yeux énormes . Il demeura ainsi l' espace d' une minute exorbitante et tomba de toute sa longueur face à la terre blanche . En écarquillant les yeux nous aperçûmes une guérite perchée sur des arbres . Un SS tenait encore son fusil-mitrailleur braqué dans notre direction . L' homme qu' il venait de tuer par derrière gisait presque à ses pieds .

– Bande d' abrutis et engeance de putasse , où vous croyez -vous donc ? Je jurerais que cette ordure qui s' est fait tuer se voyait déjà en liberté provisoire . Je vous disais pourtant de ne pas vous éloigner de moi . Que cela vous serve de leçon à vous autres . En avant , les maraudeurs ! Vous quatre , vous prendrez le chemin de retour tout de suite . Et vous autres , vous ramasserez autant de bois que vos bras pourront porter et , au pas de course , vous rattraperez les porteurs .

Ainsi fut fait . C' est de cette façon tragique que nous apprîmes l' existence de la grande chaîne de postes . Elle entourait durant toute la journée non pas seulement le camp de quarantaine , mais tous les camps groupés à Birkenau et tous les lieux de travail de détenus .

Nous rentrâmes chargés comme des portefaix , tout couverts de sueur et ne sentant plus nos mains , aussi gelées que des branches mortes . C' est le cœur gonflé de tristesse que nous suivions ce convoi funèbre .

Qui pourrait oublier jamais le départ des nôtres pour Buna

Les nazis vinrent de bon matin demander des spécialistes de métallurgie . Le secrétaire fit lever tout le monde . Après des heures de comptes , de cris , d' insultes et de coups , il fit sortir du bloc les serruriers , forgerons , tourneurs , soudeurs , outilleurs et mécaniciens , dessinateurs et modeleurs pour les envoyer dans un bloc voisin .

Les hommes se demandèrent s' il ne valait pas mieux être manœuvre pour rendre le moins de service possible aux Allemands . D' autres ajoutèrent que ce n' était point une sinécure d' aller travailler en usine qui serait bombardée jour et nuit par l' aviation alliée . Quelques-uns pensaient qu' il valait mieux travailler dans son métier , ce qui est certainement le moins fatigant .

Il y en eut qui se dire spécialistes , croyant ainsi échapper à la misère du camp et à sa lente extermination . Mais d' autres étaient d' avis que les Allemands , dans leur haine , pouvaient s' en prendre bien plus vite aux spécialistes utiles qu' aux simples manœuvres . Les opinions étaient assez partagées dans ce bloc huit – lieu de rassemblement de tous les spécialistes . Les hommes attendaient que quelqu'un voulût s' occuper d' eux , mais personne ne vint . Las d' attendre , ils retournèrent furtivement à leur bloc respectif .

La visite commença .

Comme un troupeau de bétail passant sous l' œil du boucher ou de l' éleveur qui cherche les défauts des bêtes qu' on lui vend , en demande l' âge et regarde leurs dents , les hommes passèrent sous les yeux scrutateurs de ce groupe . On les tâtait , fouillait , tournait et retournait . On les fit marcher et courir , on leur demanda leur âge et leur profession . Ceux qui furent acceptés durent donner leur numéro au secrétaire .

La soupe était là depuis longtemps , l' heure de sa distribution était passée , et le contrôle durait toujours . Lorsque tout le monde eut défilé , il fallut repasser une seconde fois , pour un contrôle définitif .

Les SS partirent enfin , accompagnés des éminences . Un silence lourd planait , chargé de tristesse et d' angoisse . Tous les hommes avaient faim et tous étaient troublés par cette destinée inconnue qui s' ouvrait devant eux .

Plusieurs pleuraient , car ils allaient être séparés pour la première fois d' êtres chers qu' ils n' avaient jamais encore quittés , des pères de leurs enfants , des frères de leurs frères . Les hommes étaient bouleversés à l' idée de la séparation qui les frappait plus durement que toute autre , elle leur semble annoncer la mort .

Mais il n' y avait rien à faire . Les uns avaient été choisis pour cette commission de SS , les autres – non . Léon R. n' avait -il pas essayé de passer trois fois devant les nazis à seule fin de ne pas être séparé de son fils ; mais il fut chaque fois refusé . Quelles démarches n' avaient pas tentées le père Gug pour ne pas demeurer seul avec son plus jeune fils , alors que les deux autres devaient les quitter . Et combien d' autres … Il est difficile de se rappeler tous les noms , impossible d' exprimer tant de peines et de souffrances . Tous les membres criaient leur déchirement , une douleur voilait tous les yeux , les griffes de la mort saisissaient les hommes à la gorge .

Pour la première fois les hommes ne mangèrent pas tous leur soupe . Ceux qui restaient la cédaient à ceux qui allaient partir . Personne , assurément , ne le savait encore , mais quelque chose de tragique flottait dans l' air et bouleversait les détenus . Les secrétaires et les surveillants étaient nerveux , couraient dans tous les sens , frappaient les gens pour un rien , ne se laissant point aborder .

L' appel eut lieu un peu plus tôt que d' habitude . Une pluie fine et froide se mit à tomber , détrempant le terrain et les hommes . Tous se taisaient comme s' il n' y avait plus rien à se dire . L' eau tombait d' un ciel bouché , mouillant ces faces pauvres et malheureuses , si muettes et si tristes qu' aucune phrase n' est capable de l' exprimer fidèlement .

Il y a au monde certains tableaux sacrés qui représentent la descente au tombeau du Christ ou sa mise en croix . Ces tableaux expriment l' image la plus profonde de la souffrance humaine . Eh bien , il faudrait réunir tous ces tableaux , en faire sortir les images , les rendre vivantes et réelles . Il faudrait ranger tout ces christs par cinq les uns derrière les autres , les habiller de guenilles et de chiffons mouillés , ruisselants d' eau , pour avoir le spectacle de cette réalité qui dépasse la pensée humaine

Après l' appel , les hommes inscrits durent rester sur place . Ils n' eurent plus le droit de pénétrer dans le bloc . On se dit « au revoir » comme si l' on se disait « adieu » . On se regarda comme si l' on se voyait pour la dernière fois ; on se serra la main comme si l' on se donnait un baiser

La pluie tombait toujours ; tantôt par rafales que le vent balayait , tantôt bruinante en une lente averse .

Nous restâmes cachés derrière les murs pour regarder encore un peu les amis qui partaient et que nous nous reverrions peut-être plus . Les Stubedienst leur distribuèrent là , sur la place , ce quart de pain misérable , tout mouillé et plus semblable à un carré de terre glaise qu' à une nourriture humaine . Ils le mangèrent sur-le-champ , ce pain amer , ne sachant pas où le mettre , parce que leurs vêtements étaient trempés et leur coulaient au corps .

Le temps passa . La pluie tombait , tombait sans arrêt . Les hommes étaient aussi mouillés maintenant que des arbres d' où l' eau coulerait à son tour . Ils tremblaient tous de froid et essayaient de s' essuyer la figure où il y avait encore plus de sueur que d' eau . Leurs pieds étaient enfoncés dans la boue , mais ils ne réagissaient plus . À quoi bon changer de place , quand le sol est partout détrempé et gluant ! À quoi bon tenter quelque chose , quand la nature tout entière , quand Dieu lui-même est contre vous ?

Les hommes , eux , pourraient faire quelque chose , mais alors ils n' accepteraient plus d' être des bourreaux de leurs frères . Ils ne les voueraient pas à la mort lente sous la pluie glaciale , plus terrible qu' un bain froid qui durerait des heures interminables . Nous arrivâmes avec grande peine à leur procurer quelques morceaux de toile , de papier ou de chiffon pour protéger un peu leurs dos . Quelques-uns changeaient de veston en arrachant leur numéro respectif .

Enfin , le signal du départ fut donné . Les SS qui devaient les conduire croyaient que la pluie cesserait et qu' ils pourraient profiter de cette accalmie pour ne pas être mouillés . Mais la nuit approchait et il fallut partir . Ils voulaient donc aller vite , courir même pour éviter d' être trempés . Mais les hommes ne pouvaient pas courir , tout ruisselants d' eau qu' ils étaient .

Les vêtements frottaient sur leur peau , provoquant des érosions et des brûlures . Ils perdaient leurs chaussures , qui collaient à la boue du chemin . Ils étaient à bout de forces et près de tomber .

Mais allez dire cela aux SS , qui eux , ont de bonnes bottes et des manteaux chauds . Ils ont , en plus de leur fusil , des grosses triques , dont ils frappent les hommes plus douloureusement que s' ils frappaient la chair nue . Si les chaussures glissent , c' est nu-pieds qu' il faut courir sur cette route boueuse et pleine de pierres . Si l' homme tombe dans cette boue , ce sont des coups de fusil et des coups de botte qui le redresseront .

Ce martyre dura une heure . C' est plus de cinq kilomètres qui séparaient les hommes de leur nouveau camp . Tout fumants de sueur froide , ils attendaient derrière les portes qui ne s' ouvraient pas . Ici on ne voulait pas d' eux , parce qu' il faisait déjà nuit noire . La pluie tombait toujours et les portes étaient toujours fermées . Lorsqu' on les ouvrit enfin pour les laisser passer , les autorités des lieux s' aperçurent qu' il y avait erreur .

Nouvelle attente . Les hommes durent se déshabiller à nouveau au dehors sous la pluie battante . Ils rejetèrent ces vêtements de torture , et tout nus ils pénétrèrent dans une pièce précédant la chambre des douches .

Nouveau contrôle . Tous ceux qui portaient des blessures aux pieds ou qui avaient des érosions furent refusés . Les SS les attendaient , il fallait faire vite . C' est tout de suite qu' ils durent endosser leurs vêtements de souffrance et rebrousser chemin au pas de course .

C' est ainsi , plus morts que vivants , qu' ils firent ce chemin de retour pour regagner le bloc sept tout grelottants , haletants et presque fous

Mais ce bloc est plus semblable maintenant à une maison de mort qu' auparavant , lorsque les camarades y vivaient encore . Les boxes des Français sont presque vides . Les quelques rescapés , les spécialistes et les médecins ne sont pas nombreux , et ne dorment pas dans cette solitude qui les glace .

Personne ne dit mot , mais tous pensent avec angoisse à ceux qui sont partis et qu' on ne reverra plus . Les pères abandonnés par les enfants sont les plus malheureux . Les uns n' arrêtent pas de pleurer , les autres portent des masques tragiques

Sur mon bat-flanc le père Julien P. , qui est seul maintenant , ne peut pas se consoler et ne dort pas .

– Oh , c' est fini maintenant pour moi . Jamais plus je ne reverrai mon petit . Jamais je ne pourrai m' expliquer devant sa mère à qui j' avais juré de ne pas m' en séparer . Oh , mon Dieu , mon Dieu , à quoi bon continuer ? Je suis un laissé-pour-compte , plus bon à rien , puisqu'ils n' ont pas voulu de moi . Ah , comme c' est dur et pénible de voir cela à quarante-cinq ans !

Silence . Il continue :

– Et crois -tu qu' ils me donneront la soupe pour rien ? Oh , non ! C' est certain qu' ils me tueront un de ses jours . Va , c' est bien fini . Et puis plus tôt ou plus tard … À quoi bon souffrir encore ?

Il se retourne sans arrêt sur sa couche dure , les yeux rouges de larmes . Que dire à cet homme inconsolable ? Quels mots peuvent avoir une valeur plus forte à ses yeux que la perte de son unique enfant ? Quelles paroles peuvent atteindre sa pensée , qui déchire ses derniers liens avec la vie ?

La fatigue des hommes après cette journée terrible est si grande que rien ne peut plus les tenir éveillés . Mais le cauchemar vécu est si bouleversant que l' on ne dort pas . C' est une espèce de fièvre qui accable et ronge le cerveau et les cœurs comme une pieuvre accrochée par ses tentacules à un lambeau de chair vivante .

Au réveil , le père Julien P. n' était pas à sa place . On se mit à sa recherche . On le retrouva facilement … Tout près du bloc servant de lavabo et de WC , juste en face de la porte arrière , il était accroché aux fils de fer barbelés chargés à haute tension .

Son corps , comme délivré de tout poids terrestre , se balançait au gré du souffle . À le regarder de plus près , il avait l' air d' un homme tenant ce fil comme s' il tenait la rampe d' une barre . Il plaidait devant le monde désert la cause terrible qui était la sienne ; la cause de sa déportation , de la séparation d' avec ses êtres chers , la cause de son martyre , de son avilissement , de sa déchéance , de sa faim , de ses souffrances indicibles qui l' avaient poussé à la mort .

La vie dans le camp continue ainsi , marquant chaque jour d' un visage particulier . L' un se distingue par la distribution de chaussettes , l' autre par le départ des menuisiers vers le grand camp . Un autre jour se marque dans la mémoire par une nouvelle visite du Rapportführer SS pour son jeu de massacre . Un autre encore par la punition d' un camarade français parce qu' il a uriné à une heure indue . Un jour le Lagerkapo emmène cinquante hommes pour un travail de nettoyage , un autre jour un tonneau de soupe est renversé et les conséquences s' en font sentir pour les porteurs comme pour les hommes du bloc .

Pour un homme qui regarderait ces événements d' un œil froid , ils sembleraient certainement de peu d' importance . Mais celui qui les a subis s' en souviendra fatalement .

Une distribution de chaussettes ? Quoi de plus anodin et de plus banal ?

Le secrétaire en donne deux à chaque homme et l' affaire est terminée . Bien sûr , mais lorsqu' on regarde les conséquences de cette distribution , et qu' on sait qu' un homme l' a payée de sa vie , il n' en est plus de même . Pourtant , qu' y a -t-il de plus simple que de voir un secrétaire mettre de côté pour son usage personnel ou pour une autre fin quelques paires de bonnes chaussettes ? Il s' aperçoit , à la fin , qu' il lui en manque une paire . Ce n' est rien . Il fait mettre tout le bloc debout , fait accroupir tous les hommes qui doivent en sautillant sur les talons passer devant lui . Ainsi , il veut découvrir celui qui porte des chaussettes ressemblant à celles qu' il cherche . Quand dans le nombre il trouve un pauvre être qui n' en a pas reçu du tout , il l' accuse d' être le voleur et le roue de coups à tel point que l' homme succombe peu après – cette journée pour cet homme et pour tous les autres du bloc porte une tout autre figure .

Un départ d' hommes de métier n' a rien qui puisse étonner . On appelle tous les menuisiers du bloc , on inscrit leur numéro . La liste passe à la Schreibstube ( bureau ) et , après l' appel , les hommes partent . Rien de plus simple . Mais lorsqu' on voit deux pauvres hommes , menuisiers de leur métier , rester là à la suite d' une machination , deux autres détenus partir à leur place et que , lors d' une sélection , ces deux derniers sont destinés à aller mourir dans les chambres à gaz – cette journée de départ de menuisiers porte en elle une marque indélébile .

Qui se rappelle les visites du Rapportführer ? Tous ceux qui ont quelques jours de présence au camp en ont conservé un terrible souvenir . Il faut éviter de tomber sur son chemin ! Tous le savent et l' évitent , comme on évite un trou . Mais son entrée est si rapide qu' il surprend toujours quelques hommes sur son passage . Ne l' a -t-on pas vu poursuivre l' homme qui voulait l' éviter et lui assener deux coups dans la mâchoire qui le projetèrent de l' autre côté de la cheminée , tête en bas , jambe en l' air et mâchoire fracturée ?

Mais il ne faut pas confondre ces êtres-là avec nous . Lorsque le besoin devenait trop impérieux , on cherchait un camarade qui en était arrivé au même stade et à deux on « organisait un urinage » . Cette organisation consistait à veiller en scrutant l' horizon à tous les points cardinaux pour prévenir celui qui se soulageait . Le même service lui était ensuite rendu par d' autre .

Un jeune camarade n' avait pas pris ces précautions et le Lagerkapo , une brute allemande , fort comme un taureau , le surprit au beau milieu de l' opération . Par les oreilles , il le conduisit au bloc , fit un scandale épouvantable et infligea dix coups de sa grosse trique au délinquant .

Ce fait n' a rien d' extraordinaire pour tous ceux qui regardent sans voir et qui s' amusent de ce fait divers . Mais , lorsqu' on examine de près ce visage de jeune homme crispé sous la douleur , lorsqu' on entend ses cris déchirants et qu' on le voit tout entier se tordre dans la souffrance , comme un ver de terre écrasé , puis à partir de ce jour dépérir comme une plante sans eau , cette vision vous hante continuellement

Aller travailler dans le camp avec le Lagerkapo ne semble pas non plus une affaire extraordinaire . Tous les jours il prend une équipe du bloc pour enlever la neige de la rue principale ou pour nettoyer la boue . Ce qui marque ce travail , c' est le drame continu qui se joue là , c' est le mépris des hommes manifesté par les coups donnés par ce tortionnaire .

Quelle importance avait pour lui la vie d' un homme ? Bien moins certainement qu' un petit trou au milieu de la rue . Pour le combler , il suffit d' y verser quelques pelletées de terre . Mais il préfère encore écraser la tête d' un homme dans ce trou tout en la mêlant à la terre avec ses bottes ferrées .

– Sale chien ! crie -t-il à l' homme . Chien paresseux , je t' apprendrai à aller plus vite !

Mais il lui apprend surtout à mourir vite .

Pour la soupe , il en est de même . Tous les jours , l' équipe de la soupe va la chercher , lorsque le garçon de cuisine passe en criant :

– La soupe , la soupe !

Les hommes prennent alors les madriers et s' en vont devant la cuisine se ranger en deux files par numéros d' ordre . Lorsque tout est prêt , le chef de bloc de garde commande :

– Garde-à -vous ! Découvrez -vous !

Il présente au chef SS de cuisine cette compagnie de porteurs . Le SS passe devant les rangs , regardant d' un œil mauvais pour voir si tout est en ordre . Ce bouledogue qui ne desserre pas ses mâchoires lance :

– Los !

Le chef de bloc commande à nouveau :

– Couvrez -vous ! Repos !

Ce jour-là , la distribution commença comme de coutume . Le Kapo de la cuisine désignait à chaque groupe ses tonneaux , suivant le nombre d' hommes que le bloc contenait . Ces fûts étaient assez grands puisqu'ils contenaient de soixante-quinze à cent litres chacun . C' est dire qu' ils étaient assez lourds aux épaules d' hommes mal nourris et maltraités . Un Stubedienst accompagnait d' habitude ce groupe de porteurs , autant pour empêcher les hommes d' en manger que pour protéger ces tonneaux devant d' autres affamés .

Donc , ce jour-là , le Stubedienst aurait mieux fait de ne pas être là . Mais il y était , et voici ce qui est arrivé .

Lorsque le brave voleur , ayant plongé le récipient dans le tonneau , voulut le retirer , le surveillant sauta sur lui pour l' en empêcher , le saisit par le bras en criant :

– Fils de putain , lâche cela !

Les deux hommes s' empoignèrent . L' un tira son récipient , l' autre lui attrapa la main pour lui faire lâcher prise . Tout deux pesèrent sur le fût de tout leur poids . Le madrier cassa sous la pesée , dans son milieu . Le fût tomba par terre , ébouillantant les hommes qui voulaient le rattraper et laissant échapper presque tout son contenu .

Les hommes étaient bouleversés . Le surveillant furieux , pour se tirer d' embarras , accusa les porteurs d' être de connivence avec cet affamé courageux , qui courait encore avec sa gamelle bien remplie .

Ces porteurs furent roués de coups . Ils se souviendront toute leur vie de cette journée mémorable et du sentiment de révolte qui les animait .

Tout le bloc mangea sa soupe froide et resta dans la position accroupie durant plus d' une heure . Heureuse-ment , la soupe renversée ne fut pas entièrement perdue . Beaucoup d' hommes s' étaient assis par terre tout autour pour la manger là avec leur cuiller , comme si elle était servie dans un plat . Alors que d' autres , couchés à leurs côtés , la mangeaient sans cuiller à même le sol .

Ainsi allait la vie dans ce bloc sept de la quarantaine , le plus renommé de tous pour la douceur de ses chefs et de ses surveillants . Si les gens y souffraient et y mouraient , ce n' était certainement pas par la seule faute de ces derniers ; c' était parce qu' ils étaient imprégnés de l' atmosphère tragique qui régnait dans ce camp .

Rien ici ne se passait simplement . Les choses mêmes qui auraient pu adoucir quelque peu la vie des hommes , comme la soupe , le bain , etc . , étaient remplies de souffrances et de drames . La vie de toute société doit avoir pour base absolue le respect de la vie humaine . Là , c' était le contraire . C' était le mépris de l' homme qui dominait et mettait fin à la société .

Si la vie y subsistait , c' était uniquement grâce à des apports successifs venus du dehors . Telle la vie subsiste de la même façon dans les abattoirs . Les abatteurs sont toujours là ; le bétail à abattre arrive chaque matin de toutes parts , il demeure une petite réserve pour les jours sans arrivage frais . C' était nous qui constituions cette malheureuse réserve .

La vie continuait donc lentement . Chacun était devenu sale et terreux parce que personne n' avait de glace pour se regarder et voir s' il était propre . Il fallait toujours avoir recours aux camarades pour savoir si l' on n' était pas sale . Ils répondaient généralement :

– Tu es beau , comme un ange

Il n' y avait plus qu' à recommencer sa toilette , mais il n' était guère facile de trouver une place dans cette cohue fantastique , servie en tout et pour tout par une vingtaine de petits trous suintant l' eau goutte à goutte .

En regardant dans la journée l' éclat de la figure du voisin , vous pouviez facilement imaginer l' aspect de la vôtre . Mais , alors , les lavabos étaient interdits aux détenus comme nous .

Une fois j' essayai de compléter cette toilette au grand jour . Mal m' en prit . Pour ce forfait inouï , un coup de gourdin en travers des épaules les marqua d' un trait sombre pour plus de quinze jours .

C' est en regardant les autres que l' on se rendait mieux compte de son état personnel . Le matin , on pouvait voir nettement leur figure enflée et bleuissante . Il fallait le dire à un camarade en lui demandant de vous dire si la vôtre présentait les mêmes symptômes .

Si vous sentiez une fatigue générale , vous observiez l' état de vos jambes et de vos chevilles , qui enflaient sous l' effet de la faim et de la mauvaise nourriture . À ce signe d' orage terrible , il n' y avait pas d' autre réponse que de s' inscrire le soir après l' appel pour aller à l' infirmerie ( Ambulanz ) . Cela équivalait à affronter une destinée grosse de surprises et d' inconnues effrayantes . On ne revenait plus à la quarantaine . Il fallait donc dire adieu aux camarades . De plus , certains vieux détenus chuchotaient entre eux des choses épouvantables au sujet de l' hôpital ( Krankenbau )

Mais le souhait de vouloir aller à l' infirmerie ne se réalisait pas d' une manière si simple . Il fallait donner son numéro à l' infirmier tout de suite après l' appel . Il n' aimait guère avoir de malades . Il fallait partir juste avant la distribution du pain , attendre longtemps dans le froid et le vent jusqu' à ce que le tour du bloc arrivât . Il fallait se déshabiller dans ce bloc glacial de l' infirmerie , voir des camarades dans un état effrayant , être poussé , bousculé , et battu par tout monde , prendre sa température et passer devant le médecin qui criait comme un enragé .

Après cette visite , on revenait au bloc et on attendait toute la nuit pour savoir si le médecin vous avait reconnu malade . Si oui , l' infirmier appelait le numéro le matin et le reconduisait à l' infirmerie .

C' était à l' autre extrémité du camp . L' on y arrivait couvert de boue et harassé . Il fallait grimper sur une plate-forme couverte de neige et de frange , attendre longtemps pour se voir partir , traîné par des hommes attelés à la voiture à l' aide de cordes et de fils de fer .

C' était une expédition unique et inoubliable . Ceux qui virent le Rollwagen de l' infirmerie partir le matin de la quarantaine pour aller au Krankenbau , ne pourront plus jamais l' oublier

C' était une vue hallucinante . Des têtes d' homme jaunies par la souffrance , enflées par l' œdème de carence , ou terriblement amincies par la douleur , congestionnées ou fiévreuses . Des têtes de typhiques et de tuberculeux , des têtes rongées sous l' effet de la diarrhée ou de la jaunisse . Toutes ces têtes se balançaient au-dessus de la voiture dans les mouvements de ce terrain inégal , ne tenant à leur corps que par un très grand effort de l' imagination . Cet ensemble était encadré par des hommes déguenillés et sales , affamés et crispés sous l' effort , penchés dans leur marche pour entraîner cette voiture effroyable .

Mais aussi , combien extraordinaire de voir cette chose impossible : chacun de ces hommes , dans son immense détresse , gardait encore au cœur une toute petite lueur d' espoir

Noël approchait . Quelques hommes du bloc se mirent à l' ouvrage pour décorer leur demeure . Les Français y jouèrent le premier rôle . Après quelques essais , les Polonais avaient dû s' incliner devant ces hommes venus d' un pays lointain , parlant une langue incompréhensible , discutant à longueur de journée , ne voulant point travailler , mais plus adroits de leurs mains que les singes et plus inventifs que les sorciers . Ils regardaient donc faire , dans un silence hostile , qui devint bientôt admiratif . Pour commencer il fallait songer à l' arbre de Noël .

Bien sûr ! Aller dans la forêt et couper un beau sapin eût été plus facile aux Polonais qui avaient leurs compatriotes partout . Mais couper des arbres était interdit . L' homme pouvait être abattu bien plus vite que l' arbre . Ils étaient revenus bredouille .

Les Français partirent à leur tour et ramenèrent des branches : personne ne pouvait rien leur dire . Les Polonais riaient de voir ces hommes revenir sans arbre . Mais lorsqu' ils virent qu' une planche nue pouvait servir de tronc , qu' il suffisait de clouer ces branches par ordre de grandeur , en commençant par les plus petites au sommet et ainsi de suite , alors ils se turent , tout étonnés .

L' arbre poussait ainsi sous les mains des hommes , plus haut que dans la forêt , avec des branches plus belles et défiant qui que ce soit de dire quel en était le tronc . Lorsqu' il fut achevé , il fallut songer à la garniture : un fil d' aluminium très mince figurait le fil de glace . Les flocons de neige étaient faits de l' ouate des couvertures . Un peu de sel et de verre pilé imitait le givre , quelques bouts de bois bien taillés remplaçaient les bougies .

Quelques autres garnitures étaient fabriquées avec des morceaux de tôle bien astiquées , des bouts de verre bien taillés . Les papiers découpés et dessinés figuraient des têtes d' anges avec des ailes . Il y eut même des fruits faits de quelques chiffons de couleurs , bourrés de paille .

Pendant qu' un groupe travaillait à l' arbre , un autre entreprit la confection d' un saint Nicolas .

Quelques morceaux de bois et de fil de fer en constituaient la carcasse . Deux morceaux de toile , l' un rouge et l' autre bleu , l' habillaient adroitement . Il ne lui manquait plus que la tête . Elle demanda plus de travail . Mais lorsqu' elle fut terminée , ayant cape , front , yeux , nez , joues , bouche , moustache , et une barbe blanche longue comme un fleuve – cette tête coiffait le saint admirablement .

Sur ses épaules , sa main gauche tenait un sac , il contenait quelques branches de sapin , mais aurait pu contenir aussi bien tous les trésors de la terre . Sa droite tenait une crosse d' évêque finement tressée de fils d' aluminium . Il se tenait seul debout sur la cheminée du bloc , ayant l' air d' arriver de très loin .

D' autres camarades se mirent à la fabrication de crèches .

La moindre chose demandait de longues réflexions et de plus longues recherches dans ce camp où il n' y avait rien . Les talents et les ressources ne manquaient pas à tous ces ingénieurs , chimistes , architectes et docteurs en tant de choses . Ce qui faisait défaut , c' étaient les matériaux .

Les Polonais et surtout le curé de campagne fournissaient du carton et du papier . Ils recevaient des colis depuis un certain temps et pouvaient céder au moins les enveloppes . Un peintre français , venu pour blanchir le bloc des SS , donna quelques couleurs en poudre . La Schreibstube fournit quelques plumes et de l' encre . L' un dessinait , l' autre découpait . Les rois mages et les saintes vierges , les anges sacrés et les divins enfants , les agneaux , les ânes et les bœufs sortaient de leurs mains comme par enchantement pour aller garnir des étables peintes de couleurs différentes .

Mais les plus belles réussites étaient sans contestation l' œuvre de Roger L. et de Georges D. L' un fit une grande croix en fil de fer barbelé et un christ crucifié sur elle . L' autre fabriqua des tulipes et des fleurs aux couleurs françaises .

Dans le travail de Roger , deux silhouettes se découpaient , l' une sur l' autre : la croix et le dieu rattachés l' un à l' autre par des fils , ajourés finement et régulièrement . Cela donnait un certain corps au bois , alors que le Christ , figuré uniquement par l' air , était esprit seulement . Faite en fils de fer barbelés et accrochée à la poutre centrale du bloc , cette image de l' Homme martyrisé planait au-dessus de tous et éveillait l' admiration générale .

Le grand Georges fit deux pots de fleurs .

À l' aide de brins d' étoffes de couleurs variées et de papier à pansement , de fil de fer et de copeaux très fins , il fabriqua d'abord trois grandes tulipes rouge foncé , presque noires . D' un dessin extrêmement simple , ces trois coupes aux bords légèrement blancs avaient vraiment l' air de trois princesses hautes , solitaires et magnifiques .

Chacun restait stupéfait à ce spectacle et se demandait comment des tulipes aussi belles , aussi fraîches et aussi grandes avaient pu pousser dans ce camp de mort , sur cette terre maudite , stérile et infecte . Mais il y avait Georges D. , dont les mains étaient plus adroites que celles des fées et dont le cœur simple aimait les fleurs par-dessus tout . Il dit :

– J' aime les tulipes , qui sont les fleurs sacrées de la Hongrie . Je les ai faites en souvenir de ma mère , qui était née dans ce pays . Mais mon père , qui était français , aura bien sa part aussi .

En effet , sous ses mains enchantées , des fleurs poussaient plus vite que dans n' importe quel jardin merveilleux . La France eut sa part , et elle fut admirable .

Des œillets bleus , des lys blancs et des roses rouges . Les trois couleurs et les fleurs qui les portaient éclataient comme des sources de vie et de gloire , toujours fraîches , toujours immortelles . Ces fleurs reçurent la plus belle place du bloc , sur la cheminée , juste devant les portes d' entrée .

Tous ceux qui pénétraient dans le bloc restaient étonnés devant ce pot de fleurs , dont la vue les frappait comme un spectacle extraordinaire . Une chose n' ayant rien de terrestre , pareille à un don du ciel au milieu de la désolation générale .

Qu' importait que de mauvais bergers nous envoient à la mort , qu' importait que des traîtres et des bourreaux nous chassent comme des rats ! Tant que nous serions vivants , même sur cette terre étrangère qui répandait la mort , nous continuerions à secouer ce drapeau à travers les barreaux de nos geôles , nous appelions :

– Au secours , Liberté ! Au secours , Égalité ! Au secours , Fraternité !

La décoration du bloc se poursuivait . Des branches de sapin furent accrochées à toutes les poutres , à tous les arcs-boutants , à tous les poteaux de soutènement . Il régnait un air de fête . Tous ceux qui entraient demandaient , stupéfaits :

– Qui a fait cela ?

– Les Français .

– Ce sont ces nigauds de Français , répondait le secrétaire .

– Comme c' est beau ! Comment ont -ils fait ?

– Demandez aux hommes de la grande culture occidentale , répondait le chef de bloc .

Mais lorsqu' il vit que tous les chefs de bloc venaient admirer le sien , tous jaloux de sa beauté , lorsqu' il sut qu' on voulait engager ces Français à aller en faire autant ailleurs , et qu' ils avaient refusé , il donna l' ordre à son secrétaire de servir une ration double de soupe à tous ceux qui avaient collaboré à la décoration . Nous en fûmes fort contents , car une louche de soupe de plus est une part de vie supplémentaire

On travailla à l' achèvement du décor , on embellit certains côtés laissés dans l' ombre . Roger fit encore un grand chandelier avec trois flambeaux . Le tout en fil d' aluminium , tordu avec art et travaillé avec goût . Un Polonais apporta un paquet de bougies que l' on fixa à l' arbre à l' aide de boutons de vêtements .

Le prêtre fit un texte en polonais et nous demanda de le recopier sur le fronton d' une crèche . Lorsque ce fut fait , il en fut si content qu' il nous apporta en cachette une bonne pincée de tabac . C' était un cadeau de luxe : il eut sa crèche polonaise et nous , nous nous soûlâmes comme des Polonais avec cette fumée de tabac que nous goûtions tout doucement , comme un mets céleste .

Il faut dire que nous n' avions pas fumé depuis le jour lointain de notre arrivée . Personne n' ayant de tabac , cette passion restait endormie comme toutes les autres . Mais , lorsque les Polonais commencèrent à recevoir des colis et se mirent à fumer en face de nous comme des pachas turcs , ce spectacle seul nous tordait les boyaux d' envie . Mais il aurait fallu pour nous satisfaire nous priver de notre pain , et notre folie n' allait pas encore jusque-là .

La nuit de Noël vint enfin . L' abbé monta sur la cheminée , son bréviaire à la main . Un grand silence se fit , et il dit en faisant le signe de la croix :

– Prions , mes frères !

Tous les croyants se mirent à genoux et il entonna un vieux Noël , que tous reprirent avec lui . Les hommes chantaient tout doucement pour ne pas éveiller l' attention des gardes . Ils pensaient à la naissance du divin enfant , dans une étable comme la leur . Lorsqu ' il fut homme , il voulut libérer le vieux monde de ses chaînes et les petites gens de leur esclavage . Pour ce forfait , il fut pris et martyrisé . Eux aussi voulaient être libérés de leurs chaînes , eux aussi voulaient voir ce monde , qui les entourait de haine et de mépris , crouler enfin pour qu' un homme meilleur et libre pût naître à la vie .

Notre chef remercia au nom des Français , et le commandant russe au nom de ses compatriotes . Nous avions touché presque une ration double de pain , de margarine et de marmelade . Et tout le monde était satisfait .

Alors , un vieux détenu nous fit ce récit :

« L' an dernier , la Noël ne s' est pas passée pour nous aussi tranquillement que cette année . Ce camp n' existait point . Les hommes logeaient dans l' espace compris entre la vieille Sauna et le camp actuellement réservé aux femmes . Il y avait là une Kiesgrube ( « mine de gravier » ) assez profonde . La veille de Noël , tous les Juifs furent rassemblés devant ce trou . Leur travail consistait à descendre au pas de course , à remplir deux pans de leur pardessus retroussé et à courir avec cette charge jusqu' à l' autre extrémité du camp . Sur ce parcours long d' un bon kilomètre étaient rassemblés tous les SS disponibles , tous les Ukrainiens , tous les Kapos allemands et les Polonais , rangés sur deux files , se faisant face . Tous étaient armés de gourdins .

« Les malheureux devaient parcourir ce long corridor chargés de leur gravier et subir tous les coups des tortionnaires . Inutile de vous dire qu' ils couraient à toutes jambes pour éviter le plus grand nombre de coups . Les éviter tout à fait était impossible . Une fois les pans vidés , il fallait rebrousser chemin . On essayait de se cacher dans le bloc réservé au lavabo et aux WC , mais les chefs de bloc faisaient des rondes continuelles et nous chassaient tous à coups de trique . Il fallait retourner au trou terrible et affronter à nouveau ce couloir infernal .

« Partout les coups pleuvaient . Les uns avaient la figure tuméfiée , le nez arraché , la bouche fendue , les joues perforées , tous saignaient . Et plus les blessures étaient visibles , plus elles excitaient la sauvagerie des assassins . Ils demandaient qu' on leur réservât les plus enlaidis par les blessures . Les yeux arrachés et les oreilles pendantes , les figures saignantes et les bras cassés , les hommes couraient jusqu' à leur dernier souffle avec leur poignée de terre . Ils priaient les SS de les achever d' une balle . Mais non ! À coups de gourdin , lentement , il leur fallait subir la torture jusqu' à l' épuisement complet .

« Même si l' on tombait on n' était pas achevé . À coups de botte ils te mettaient hors du rang pour que tu puisses crever en silence comme un chien galeux . Ailleurs , on te laissait là pour que les autres qui couraient encore te passent dessus et t' écrasent , pour qu' ils se prennent les pieds dans ton corps qui se tordait , et tombent à leur tour . Ce beau spectacle offert à l' amusement des SS , et où les Polonais se distinguèrent tout particulièrement , dura deux jours .

« Si j' ai échappé à ce massacre , je le dois à la perspicacité d' un camarade . À deux , nous avons rampé aux abords du camp où la neige était amassée en tas . Nous avons creusé un gros trou et nous y sommes restés pendant deux jours .

« Moi , dit un autre vieux détenu , j' étais au camp de Budy

« La plus grande “ sélection ” , c' est certainement vers le nouvel an 1943 qu' elle eut lieu , puisque non seulement des Juifs y passèrent , mais tous les détenus du camp . Le soir , alors que les commandos rentraient du travail , l' ordre fut donné , non pas de se déshabiller comme d' habitude , mais tout simplement d' enlever ses chaussures et de retrousser les jambes du pantalon . Tous ceux qui avaient les pieds enflés ou les chevilles un peu grossies furent envoyés aux gaz . Polonais , Tchèques , Russes , Hollandais , Grecs , tous y passèrent . Unique exception pour les Allemands .

« Lorsque mon commando passa , il était minuit . Nuit noire , l' une des plus sombres que j' aie jamais vécues . C' était une belle année qui commençait pour nous en ce réveillon de 43 . À l' aide de sa lampe de poche , le médecin éclairait les cuisses et les chevilles . Quel frisson bouleversant j' ai senti à ce moment-là lorsque sa lampe m' a éclairé ! Un faisceau d' aiguilles enfoncé dans la chair ne m' aurait certainement pas fait plus de mal . Je pensais encore en frissonnant : qui n' a pas les chevilles enflées après une journée de travail dans des conditions atroces comme les nôtres !

« Eh bien , mes amis , je suis passé par ce feu terrible et en suis sorti indemne . Je ne sais à quel hasard je le dois . Je n' avais certainement pas les chevilles moins grosses , ni plus belle mine que les camarades qui sont restés là . Peut-être le frisson que j' ai ressenti au moment de l' éclairage a -t-il fait contracter davantage mes muscles

« Mais autour , c' était une hécatombe formidable . Tous les blocs aussitôt remplis furent consignés et entourés de SS . Et la marche vers les gaz commença . C' est à ce moment que tous les petits Ukrainiens qui avaient les numéros rouges ont péri . Ce n' était pas des Schutzhäftling ( « détenus de sécurité » ) comme nous autres , mais des Erziehungshäftling ( « détenus à éducation » ) que la fureur nazie avait jugés assez éduqués pour affronter la mort .

« Les femmes subirent aussi une sélection à la même date . À Auschwitz , on procédait à la désinfection des blocs féminins , qui étaient pleins de poux . En attendant , on envoyait les femmes à Birkenau . Ici , comme il n' y avait pas encore de camp réservé pour elles , les nazis les dirigèrent sur le bois de bouleaux pour les asphyxier comme des punaises

« Les cadavres s' amoncelaient comme des pyramides , les fours étant trop petits pour consumer tous les malheureux qu' on avait tués . Les pyramides commen-çaient à se tasser par suite de la décomposition des corps . Elles dégageaient une odeur suffocante . Il aurait fallu les enterrer rapidement , mais il n' y avait pas d' hommes pour creuser tant de tombes . On les rangea par terre dans les champs en face du camp et on les recouvrit d' une mince couche de terre . Mais l' hiver ne dura pas . Une odeur nauséabonde se répandit sur le camp , rendant tout vie impossible . On se mit à les déterrer et à les brûler dans des trous de terre comme aux autodafés d' Espagne … Voilà comment les nazis fêtèrent l' année dernière la Noël et le Nouvel An . »

Nous écoutions ces récits , sans comprendre et sans y croire

Un convoi de Tchèques est arrivé de Theresienstadt

Il est logé dans le camp tout proche du nôtre . On peut les voir toute la journée aller et venir , car ce sont les familles entières qui se tiennent de préférence ensemble . Hommes , femmes , enfants et vieillards vont et viennent , se parlent , se regroupent pour aller où les besoins les appellent .

Les enfants jouent devant les portes lorsque le temps le leur permet . Quelques morceaux de bois , quelques chiffons ou quelques pierres assemblées leur font oublier le ciel ou la terre . Ils rient sur ce sol maudit tout imprégné de sang et de larmes . Les vieux aussi se tiennent assis devant les portes pour respirer un peu d' air frais qui manque à l' intérieur du bloc .

Les jeunes gens et tous les « aptes » se sont mis au travail . Ils améliorent les conditions de leur habitat , ils élargissent et creusent des canaux , refont la route qui traverse le milieu du camp . Ils reçoivent aussi des colis de la part de leurs parents , de leur communauté et de leurs amis . Ils portent encore leurs cheveux et leurs vêtements .

Le soir , lorsqu' il fait noir , tous ceux de notre camp qui sont de leur pays ou qui en parlent la langue viennent s' entretenir avec eux . Ils demandent et donnent des nouvelles . Les hommes se soutiennent mutuellement dans ce séjour au bout du monde . Il ne faut pas que les gardes les voient ou les entendent ! Ils tireraient des coups de feu ou des rafales de mitrailleuse . Les hommes se tiennent de préférence tout près des blocs pour éviter des surprises .

Il y a beaucoup plus d' hommes de notre côté et bien plus de femmes du côté tchèque . Des sympathies s' ébauchent . Les intonations et les inflexions des voix disent pour les étrangers bien plus que les mots eux-mêmes . Les femmes portent leur chevelure et sourient à leurs interlocuteurs . Cela paraît si étonnant dans ce camp de la mort que la vision seule de ces êtres charmants fait un bien extraordinaire . Elles paraissent gaies et quelques-unes , par leur beauté , sont comme des rayons de soleil dans cette désolation générale

Quelle ne fut pas la stupéfaction de notre groupe lorsqu' un vieux détenu , travaillant dans la « section politique » et venant chez nous voir son neveu , confia une fois à notre colonel la nouvelle suivante :

– Ces femmes et ces hommes tchèques sont condamnés à être gazés exactement six mois après leur arrivée . Les papiers qui les accompagnaient portaient ce verdict pour eux tous , sans exception .

Ce fut une consternation générale . Pour quelques-uns , ce fut terrible . Ils ne pouvaient plus voir ces femmes sans penser à des cadavres vivant encore , mais qui déjà exhalent une odeur de mort . Ils étaient étonnés d' entendre encore leur voix mélodieuse sortir de l' obscurité environnante ; il leur semblait entendre déjà quelque chant macabre , quelque son de glas .

Non . Aucun argument n' est assez fort pour leur ôter des yeux ce spectacle obsédant . Un mouvement de plus , et ils allaient crier le verdict à ces malheureux dont le rire sonnait encore comme des clochettes argentées . On leur suggérait l' idée que jusqu' à l' été cette condamnation à mort pourrait subir bien des changements . Mais le fait de savoir que la date était fixée et que la vie comptait les jours qui lui restaient empoisonnait leur cœur et détournait leur regard . Ils voyaient sans cesse les morts dans ces êtres vivants , les macchabées apparaissaient dans ces êtres charmants .

– Que savez -vous sur le jour de votre propre mort ?

– Rien , justement . Je ne crois pas que dans cinq mois

– Quoi donc , aveugle malheureux ? Dis -le !

– Eh bien , je ne peux pas croire cela . Je ne veux pas y penser . Je ne le peux pas .

– Ah ! … Tu le penses tout de même pour les autres . C' est inouï , c' est extraordinaire !

– Eh bien , oui ! Pour les autres je le vois très nettement . Puisqu'ils sont condamnés .

– Et toi ?

– Pour moi , je ne vois rien . Tiens , j' aime mieux m' en aller .

– Tu peux rester . Il est évident que toi , tu es immortel

Et notre tour arriva . Ce fut bien plus vite que l' on ne l' avait pensé .

La mort tomba sur nous , comme un éclair , comme une pierre qui écrase , comme un éclat qui tue . Cela dura trois jours et deux nuits . Celui qui les a vécus en restera marqué jusqu' à la fin de son existence . Durant trois jours et deux nuits , nous avons attendu la mort . Tout comme dans la fable grecque , il y eut un rescapé pour raconter aux vivants le spectacle de cette bataille suprême contre la cruauté .

Les médecins nous quittèrent pour aller à l' hôpital . Dès le matin , des SS vinrent choisir un transport pour une mine de Haute-Silésie , en un lieu nommé Laguicha .

Les spécialistes devaient suivre une autre destination . Le colonel et moi , nous étant engagés sur parole à ne jamais nous séparer , l' un déclina le départ avec les spécialistes pour ne pas partir seul .

Déshabillage , contrôle sévère . Seuls les hommes en bon état de santé sont acceptés . Presque tous les Français du bloc vont partir ensemble . Quelques hommes forts , nus , sont mis de côté par le médecin , qui les désigne comme modèles . Grands , secs , musclés et nerveux , voilà ce qu' il lui faut pour le travail dans la mine . Il en trouve pour nombre dans le bloc sept . Comme il a besoin de deux cents hommes , il nous quitte pour aller en chercher ailleurs .

À l' appel , on lit nos numéros , et notre groupe doit quitter le bloc pour se rendre au lieu de rassemblement . Les spécialistes nous quittent sur-le-champ . Nous sommes tous contents de partir enfin de ce camp de quarantaine où tant des nôtres sont restés pour toujours . Une tristesse nous envahit à la pensée de devoir nous séparer de ces spécialistes qui sont de si grands amis . Voici Claude A. , officier de marine , commandant une des plus grandes unités de guerre française . Voici Charles B. , jeune poète , sensible et délicat , qui part comme peintre au pistolet . Voilà Georges C. , qui est certainement le plus grand cuisinier du monde , puisqu'il préparait les plus beaux festins rien qu' avec des paroles . Il part comme soudeur à l' arc .

– Portez -vous bien , chers camarades ! Courage ! Nous reverrons -nous encore ? Qui sait ? Confiance , à bientôt !

Nous entrons au nouveau bloc , conduits par le secrétaire qui porte nos fiches personnelles . L' homme , dont le numéro est appelé , pénètre dans le bloc et lorsque sept sont entrés , le Stubedienst leur désigne un bat-flanc

Nous nous couchons et mangeons en silence notre morceau de pain pauvre et triste . Le bloc est presque vide , mais d' autres détenus arrivent . Nous sommes deux cents partant dans la même direction . Tous logés à côté de la porte de derrière , par où le froid perce , nous sommes transis . Nous nous serrons les uns contre les autres pour avoir un peu moins froid . Nous sommes consignés et le Stubedienst veille à ce que personne ne sorte .

Nous passons la nuit grelottant de froid en pensant aux travaux dans la mine de charbon où il fera peut-être un peu plus chaud qu' ici . Le colonel me dit :

– Ils m' ont promis de me nommer chef de bloc , je m' arrangerai pour que les petits Français ne souffrent pas trop .

Nous ne dormons pas . Nous usons nos côtes en nous retournant dans tous les sens . Enfin le gong sonne .

18 janvier . Jour terrible .

Nous ne sommes pas partis encore . Hier nous avons eu une visite médicale avec prise de température , quelques éliminations , et ce fut tout . Nous restons toujours couchés sur nos bat-flanc et attendons .

Vers les dix heures du matin , les portes de devant s' ouvrent toutes grandes et un vent d' orage pénètre dans le bloc . Il n' y a rien d' extraordinaire , mais un frisson parcourt l' échine des hommes et dilate leurs prunelles .

Le médecin du camp , un capitaine SS de vieille connaissance , entre le premier . Il est suivi du chef de notre camp , d' un autre chef de camp et d' un homme en blouse de cuir noir portant au bras une bande jaune avec l' inscription en lettres flamboyantes « Kapo » , « service spécial » . C' est un Allemand à l' aspect terrifiant . Quelques SS complètent le groupe .

– Mais ce sont des détenus sur le point de partir pour les charbonnages de Laguicha , dit notre chef de camp avec un geste de résistance .

– Cela ne fait rien , répond l' homme terrifiant . On verra toujours s' il n' y a pas moyen de compléter

– Voyons , alors ! dit le médecin SS .

On nous intime l' ordre de nous déshabiller . Il faut passer devant cette commission extraordinaire . Le défilé commence aussitôt . Nous sautillons sur place , tout nus , dans un courant d' air glacial . Dehors la neige scintille au soleil radieux . Lorsque l' on passe devant le groupe , c' est ce « Kapo » qui vous saisit par le bras gauche pour inscrire votre numéro . Ce seul toucher brûle la peau comme une morsure de serpent .

– Tu es inscrit ?

– Oui . Moi aussi .

– Qu' est -ce que c' est ? Dis !

– Je n' en sais rien .

– J' ai bien peur .

La visite est vite terminée . Nous pouvons retourner au bloc pour nous rhabiller .

Les hommes s' habillent lentement . Ils sentent que quelque chose d' énorme vient de se passer . Un changement inconnu frappe leur destinée , ils ne partent plus . Tout est bouleversé de fond en comble . Une menace terrible pèse désormais sur eux .

Nous voulons nous informer . Mais le bloc est gardé par le Stubedienst , un Hollandais à la taille d' Hercule , qui n' a pas été inscrit . Les non-inscrits sont peu nombreux ; une vingtaine à peine sur deux cents hommes . On essaie de comprendre ce que cette commission a cherché , mais tout déroute . Il y a des jeunes qui sont inscrits et d' autres qui ne le sont pas , il y a des vieux des deux côtés , les forts sont tous inscrits . C' est de la folie

La soupe arrive , les hommes la mangent ; l' appel sonne , les hommes le passent ; le soir tombe , les hommes le subissent ; le pain arrive , les hommes le consomment à nouveau comme d' habitude . Mais leur silence est plus grand , leurs mouvements sont plus retenus .

Aucun changement au bloc , tout demeure comme hier . Enfin nous pouvons sortir pour un moment . Nous courons au bloc sept pour nous informer . Personne ne veut rien dire ou ne sait rien .

– La commission est passée ici aussi ?

– Oui . Elle passe partout .

Mais le bloc est presque vide . Tout est froid et silencieux . Quelques hommes des bat-flanc regardent comme des animaux apeurés . Dans le noir on rencontre un Polonais , ancien voisin qui nous demande si nous avons été inscrits . Lorsqu' on lui répond , il baisse la tête .

– Qu' est -ce que c' est ? Dis !

– La « sélection » .

Et il s' éclipse dans le noir .

La sélection ! Qu' est -ce que la sélection ?

Il y a deux jours , nous avons été choisis pour aller travailler dans une mine . Le médecin nous a désignés comme modèles pour ce travail . Alors , comment est -il possible que ce même médecin décide maintenant tout autrement ? Qui saurait comprendre ces nazis qui nous dirigent ?

Il faut rentrer au bloc , car il fait froid et sombre . Je retrouve le colonel qui me regarde rapidement et qui baisse les yeux aussitôt . Nous n' osons pas nous regarder longuement .

La mort est un tout petit mot dans toutes les langues du monde . Les lèvres s' ouvrent à peine pour le dire qu' on a déjà compris . Mais ici on ne le prononce presque jamais .

On ne pourrait dire combien de temps ce sommeil a duré , mais on ouvre les yeux rapidement comme si quelqu'un avait appelé . On regarde autour de nous , il n' y a personne . Mais quelqu'un a appelé ici , certainement .

– C' est ta mort

– Ma mort ? Mais je ne veux pas mourir .

Dehors je tombe sur le colonel et sur un autre camarade ingénieur . L' un tient une barre , l' autre un rouleau de fil de fer . Moi j' ai une pelle .

– On va voir s' il y a du courant dans les fils de fer barbelés , dit l' ingénieur dans un chuchotement . Il faut tout faire pour sortir d' ici .

Nous approchons des fils de clôture . Il faut ramper pour ne pas être vu des postes de garde . Les poteaux de clôture en ciment portent des lampes assez fortes . L' ingénieur se dresse et jette un cerceau de fil de fer sur le haut des barbelés . Une petite flamme jaillit de chaque fil au fur et à mesure que le cerceau tombe .

– Rien à faire par ici . Il vaut même mieux s' en aller parce que cela a certainement provoqué un court-circuit ou a mis en mouvement une sonnerie d' alarme .

Nous rampons au retour . Quand nous sommes debout , je montre ma pelle .

– Oui . Il faut attendre quelques instants .

– Rien .

Nous allons plus loin et choisissons un endroit entre deux postes . Il faut ramper de nouveau dans ce ravin qui entoure le camp de l' intérieur pour empêcher d' accéder à la clôture . Nous nous mettons à creuser la terre pour pouvoir passer par ce trou en dessous des barbelés . La terre est dure et gelée . À peine avons -nous fait la moitié du travail que des coups de feu éclatent de deux côtés . Nous nous collons contre le sol . La rafale passe et nous nous retirons .

Nous rentrons aux blocs couverts de sueur .

– Rien à faire .

Nous nous recouchons tout habillés et silencieux . Attendons le matin .

Personne ne dit mot , mais à part soi chacun pense à sa réclusion . On est enfermés de tous côtés sans espoir de sortir . Pourquoi s' était -on laissé arracher à cette terre de France où les possibilités d' évasion présentaient certainement plus de chances de réussite ? Pourquoi n' a -t-on pas tout fait pour s' évader de ce train qui nous a emmenés ici , quand il était encore en France ?

Bien sûr , il y avait des SS déjà , et l' officier braquait son revolver sur quiconque essayait de résister . Bien sûr les wagons étaient plombés et les judas barbelés . Mais comment a -t-on laissé passer cette côte de Lérouville

– Puisque vous n' avez rien à perdre .

Ah , mon Dieu ! Qui pouvait comprendre alors tout le sens de ces paroles . Bien sûr les SS avaient menacé des pires représailles tous ceux qui étaient dans le wagon au cas où quelqu'un s' évaderait . Cette solidarité envers les camarades coupait les bras aux plus braves . Où sont ces camarades maintenant ? Ne seraient -ils pas plus heureux d' apprendre qu' on s' est évadé , eux qui sont morts dès l' arrivée et les autres qui se meurent dans les bagnes de la sinistre Buna ?

Des outils ? Il y avait une petite scie cachée au fond d' une valise . Si on avait commencé tout de suite après avoir passé Bar-le-Duc

Mais ce destin était allemand . Ne fallait -il pas s' opposer de toutes ses forces à son accomplissement ? Ne pouvait -on pas arriver à soulever tout le monde contre lui ?

Mais non . Il y avait le chef du wagon qui ne voulait pas fuir . Il y avait ce prêtre qui acceptait son sort , quel qu' il fût , il y avait ces vieillards et ces jeunes qui n' auraient pas pu suivre . Fallait -il leur faire endurer des punitions pour l' évasion des bien-portants ?

Puisqu'ils s' étaient soumis à ce destin , ils n' avaient qu' à le subir , eux . Ah , mon Dieu ! Pourquoi n' avait -on pas compris alors ? Alors et pas maintenant

Maintenant il est bien trop tard , trop tard , trop tard

Oh , Raison humaine ! Ta flamme est tantôt trop forte et tantôt trop faible en face de la vie . N ' entraves -tu pas notre action , au lieu de la susciter ? N' est -ce pas toi , ô Raison , qui mets les bâtons dans les roues de notre char , lorsqu' il se lance à la bataille ? N' éclaires -tu pas plus souvent le chemin du martyr que celui du lutteur ? Ô éternelle peureuse , tremblant dans la plus belle clarté ! Toi , voyante insatiable , guide des routes battues ! Qu' as -tu fait de tant de bravoure quand tu voulais éclairer leur folie de ta brillante décrépitude ? Le soldat te repousse quand il veut vivre ! Le saint te néglige quand il doit mourir !

– Personne ne veut mourir !

– Oh , non ! Mais comment faire ?

Que faire , maintenant ? Tout est si bien gardé tout autour . Partout il y a des gardiens , et des clôtures qui crachent le feu tout comme eux !

Il faut attendre . Qui sait ? Il y aura peut-être encore des changements . Tout est calme dans le bloc . Les hommes de la mine vont venir chercher leur transport dès que le jour se lèvera . Qui sait ? Tout n' est peut-être pas perdu ?

Le matin arrive enfin . Les Stubedienst , le gong , les cris , les mouvements recommencent comme d' habitude .

N' y a -t-il donc rien de changé ?

Mais non . Tout est comme auparavant .

Une nouvelle attente commence . Le jour se lève si lentement ! Les hommes de la mine ne sont pas si pressés que nous . Mais il fait encore nuit . Attendons avec plus de patience . Voilà le jour qui se lève réellement maintenant . Les lucarnes du bloc blanchissent lentement , les voilà blanches tout à fait . Tout est si calme ! Une lourdeur et une angoisse pèsent sur les cœurs et marquent les figures .

Tout à coup le secrétaire entre dans le bloc et crie :

– Tout le monde debout ! Prenez tout ce que vous avez !

C' est le départ

Tout le monde est debout et attend . Le secrétaire nous amène sur la place d' appel , fait ranger tous les hommes par cinq , en fait sortir tous ceux qui ont été inscrits par la commission d' hier . Les autres peuvent regagner le bloc .

Nous les suivons du regard comme s' ils étaient d' une autre espèce que nous-mêmes . Mais non . Ce sont aussi de pauvres malheureux , plus maigres et plus pâles que nous . Mais ils n' ont pas été inscrits par un pur hasard . Peut-être que la main du médecin qui désignait les hommes avait , elle aussi , besoin d' un peu de repos , et ne se leva pas lors de leur passage .

Non , nous sommes conduits au bloc trois .

Nous nous installons sur un box supérieur , près de la porte d' entrée . D' autres groupes arrivent de toutes parts , et le bloc se remplit rapidement , comme une ruche .

Il y a des hommes de toutes les nationalités de l' Europe . La majorité est composée de Juifs polonais et russes . Les hommes se battent pour avoir la meilleure place . On dirait que c' est un grand spectacle qui va se jouer devant nos yeux : les plus forts veulent avoir la plus belle vue .

Tous les yeux sont fixés sur la petite porte d' entrée , gardée par deux hommes à l' aspect farouche . Les portes arrière ont été barricadées par de grosses poutres , et des tonneaux ont été amenés pour les besoins des hommes . Tout est fermé partout .

Il n' y a vraiment que par cette petite porte que la mort pourra entrer ici .

Mais la vie aussi peut encore entrer . Tous regardent avec une intensité extraordinaire , comme si cette porte gardait un secret suprême . Personne ne vient .

Ce bloc est sale et négligé . Il n' y a point de couvertures . Les paillasses sont maculées . Tout exhale une odeur indéfinissable .

N' est -ce pas dans ce bloc trois que sont venus échouer les cadavres vivants de Flossenbourg ? N' est -ce pas derrière ces portes , condamnées maintenant , que s' entassaient des monceaux de cadavres ? Et n' est -ce pas devant ce bloc que tomba pour la dernière fois un camarade de Rouen exténué par la maladie , qui criait si fort que la peau de tous ceux qui l' entendirent se gerçait ?

Tous sont occupés d' eux-mêmes . Un brouhaha indescriptible règne ici . Tout le monde parle à la fois . On dirait qu' il y a un désir d' étourdissement dans ces cœurs angoissés . Les hommes ne veulent plus penser à ce qui les attend . À toute autre chose , excepté celle-là . Et , pareil à des somnambules qui marchent autour d' une maison , en cherchent l' entrée et ne la trouvent pas , ils tournent autour d' eux-mêmes . La maison est occupée par un spectre effroyable qu' ils ne veulent pas regarder en face .

Les heures passent .

Deux SS entrent dans le bloc , en font le tour en regardant les hommes et sortent en laissant tomber ces deux mots :

– Sept cents .

À leur apparition , il s' était fait un tel silence qu' on entendait leurs pas sur le ciment . Que sont -ils venus faire ici ? Est -ce seulement pour regarder cette cage à rats , pour voir si elle est bien fermée ? Est -ce pour observer tous ces hommes qui pourraient encore travailler et qui sont destinés à aller ailleurs ? Où sont -ils les bourreaux eux-mêmes qui viennent faire connaissance avec des victimes qu' ils auront à exécuter tout à l' heure ?

Les conversations reprennent à nouveau , mais cette fois , c' est la soupe qui en constitue le sujet . En effet , il y a longtemps que son heure a sonné . Les Stubedienst seuls ont mangé , mais pas les hommes . La faim tord leurs intestins qui crient chaudement , leurs yeux étincellent comme ceux des loups , leurs dents brillent sous des lèvres baissées , leurs pommettes éclatent de rougeur .

Ceux qui ont du pain le mangent maintenant . Ils voient se former autour d' eux un cercle d' hommes qui les regardent , comme un troupeau de chiens affamés attendant un os . Mais le maître mange tout et le chien baisse les yeux , gêné par sa position douloureuse et contrarié par l' attitude du maître . Le bruit atteint un diapason effrayant . Les hommes sont excités par la faim et les Stubedienst interrogés répondent , impassibles :

– Il n' y a pas de soupe .

Le bruit reprend de plus en plus fort .

– Les hommes sont vivants encore ! Les blocs ont touché leur soupe et leur pain . Allez donc le leur réclamer !

– Il n' est pas permis de nous faire souffrir de cette façon ! Tuez -nous au plus vite , mais ne nous faites pas souffrir !

Un homme se détache d' un bat-flanc , saute lestement sur la cheminée et crie :

– Silence , frères ! Vous me connaissez , n' est -ce pas ? Je suis l' artiste dramatique de Varsovie . Je vous prie de faire preuve de plus de dignité . Bientôt tout sera fini pour nous . Alors , quelle importance , je vous le demande , peut avoir un repas de plus ou un repas de moins ? Mes chers frères , pensons plutôt à nos centaines de milliers de martyrs qui sont morts en invoquant le saint nom de Dieu . Montrons à nos bourreaux que nous savons mourir la tête haute et que nous les méprisons . Pas de faiblesse dans un pareil moment ! Soyons calmes et dignes ! Ainsi , nous manifesterons notre force et non point notre honte . Je compte sur votre accord : pour me le prouver , chantons ensemble , frères !

Les chanteurs ont les yeux fermés et les larmes coulent lentement sur ces joues ravinées et ces mentons frissonnants . Les Stubedienst regardent en silence , les gardiens ouvrent la petite porte , les SS se montrent dans l' ouverture et ne disent rien . Ils ne peuvent pas voir ceux qui ont chanté . La mélodie venait des bois , des murs , de la terre et de partout .

Le temps passe . La plupart des hommes sont fatigués . Exténués par la faim , ils se couchent et s' assoupissent . Souffrances et douleurs s' endormiront à côté d' eux . Peut-être se tairont -elles pour un moment ? D' autres continuent à parler de plus en plus fort , comme s' ils cherchaient à se griser d' élixirs de souvenirs et d' imagination . D' autres enfin se perdent dans des prières interminables .

– Voilà les plus heureux , disent ceux qui ne sont pas croyants . Ce sont eux qui ont l' extase et l' oubli , mais peut -on croire en Dieu en un de tel lieu ?

Le chef du camp arriva avec sa grosse canne , accompagné du chef de bloc , une brute allemande , criminel de droit commun , ayant des centaines de morts sur la conscience . Tous deux s' entretinrent à voix basse et le premier donna au second quelques feuilles de papier blanc . Lorsque celui -ci eut quitté la pièce , la brute monta sur la cheminée et dit :

– Voyez , j' ai votre liste de départ . Les uns s' en iront aux mines de Laguicha , les autres dans une autre mine , toute proche de la première .

Et il rit d' un gros rire .

– Vous pouvez me croire sur parole . C' est moi qui vous le dis .

Quelques naïfs demandent des noms , et il les leur donne .

Le soir vient et le pain n' est pas distribué . Les hommes se trouvent mal . Le pain est là , rangé sur des rayons , dans la pièce occupée par le Stubedienst , mais personne ne peut y toucher . Quelques hommes veulent organiser un coup de main pour se saisir de ce pain par force , mais ils n' ont pas de succès . Exténués , énervés , affaiblis par la faim , les hommes dorment , ne cherchant qu' à oublier leur misère et leur peine .

Il fait chaud dans le bloc et l' air y est lourd et irrespirable . Un homme se dresse sur notre bat-flanc pour ouvrir la lucarne qui est tout juste au-dessus de notre tête . Il en profite pour voir si nous sommes bien gardés du dehors et pour respirer un peu d' air frais . Le chef du bloc entre au même moment sans être vu par le curieux . Lorsque ce dernier entend nos appels et se prépare à descendre , la brute est déjà là pour lui assener un formidable coup de gourdin . L' homme crie de douleur et tombe . La brute s' acharne sur lui avec son bâton , en criant :

– Qu' est -ce que tu faisais là-haut ? Tu regardais vers la liberté ? Tu voulais donc fuir ? Tu ne te sauveras plus maintenant !

La scène s' est passée si vite que tous les hommes du bloc ne s' en sont même pas aperçus . Seuls ceux qui étaient tout près pouvaient être étonnés par la rapidité avec laquelle on peut tuer un homme . On ne veut pas croire que c' est fini . Ceux qui le connaissent l' appellent encore par son nom , le remuent , le secouent , mais l' homme ne réagit plus . Après quelques minutes de stupeur , tout rentre dans le calme .

On retombe de nouveau dans un silence de cauchemar . Impossible de dormir dans cette atmosphère d' abattoir . Quand est -ce que notre tour arrivera ? Comment cela se passera -t-il pour nous ? Quelle face nous présentera la mort ? Sera -t-elle aussi rapide que tout à l' heure ? Oh , si l' on pouvait ne pas souffrir longtemps , ne plus souffrir du tout ! S' endormir tout doucement et ne plus se réveiller serait certainement préférable .

La faim est une mort atroce , elle dure trop ! Les fakirs parviennent à y résister pendant longtemps . Pour nous , ce sera certainement plus court , puisque nous n' avons plus de forces . Voilà déjà deux mois qu' elle dure . Trois ou quatre jours encore suffiront . Mais la souffrance est insupportable . Ces transes et ces hébétudes sont suffocantes et déchirent les intestins morceau par morceau .

Ah , si l' on pouvait avoir une ampoule de cyanure de calcium , ce serait le rêve ! Une balle dans la nuque serait aussi efficace : elle arrête immédiatement les fonctions cérébrales et on ne souffre plus . Les gaz , c' est certaine-ment plus long . Combien de temps cela dure -t-il ? Un quart d' heure , peut-être vingt minutes . Comme c' est long ! Mille deux cents secondes ! On doit perdre connaissance dès les premières minutes . Mais l' attente , l' attente

Qu' eût -il fallu faire pour ne pas en arriver là ?

Il eût fallu sauter du train envers et contre tout . Mais pouvait -on laisser souffrir les camarades pour nous ? Il eût fallu s' évader déjà de ce camp maudit en France même . Mais le tunnel fut découvert trop tôt

Ah , voilà : il eût fallu s' embarquer à Sète le 20 juin ! Tout vient de la trahison et de l' armistice … De toute façon , le sort en était jeté et tout le reste était inévitable .

Mais mourir ici ! Oh , pauvre tête ! Que faire ? C' est ton tempérament qui a décidé de tout . Préférerais -tu vivre cette vie de mollusque caché dans cette mare infecte et trouver tout bon et agréable ? Non !

Pourquoi alors as -tu entraîné dans ton sillage une femme et pourquoi as -tu créé des enfants ? N' as -tu pas décuplé ainsi ton malheur ? Que vont devenir tous ces êtres que tu ne pourras plus assister ? Ne te fallait -il pas faire cavalier seul dans ce monde plein de dangers et de trahisons ?

Mais la souffrance et la douleur doivent -elles aboutir à la mort ? La coupe qui peut contenir un vin si rare doit -elle être brisée à tout jamais ? Oh , criminels ! Il faut quarante ans pour construire un homme et vous voulez le démolir en cinq minutes ? Ah , revoir le monde , revenir à la vie ! Après une telle épreuve , tout ne renaîtra -t-il pas avec l' homme ? Les sentiments et les impressions sont une source merveilleuse rafraîchie par l' expérience de l' abîme

Ah , quel trésor que de revoir la liberté , revoir les êtres chéris , retrouver le monde après un tel cataclysme ! Il faut tout faire pour sortir de ce tombeau ! Non , non , je ne veux pas mourir !

Et , pareil au rat qui veut se sauver du bateau en détresse , l' homme se met à creuser un trou au-dessous de la cloison qui le condamne à la mort . Couché sur le ventre , sous le dernier bat-flanc , à l' abri du cadavre qui le cache aux yeux des passants , il entreprend avec ses dernières forces un travail libérateur .

La nuit s' est passée sans incident .

Les Stubedienst , le chef de bloc , le Lagerkapo et une autre brute encore alléchée par le sang font des rondes continuelles . Ils examinent si rien n' est en désordre , si les hommes n' entreprennent pas une action quelconque contre leurs bourreaux , s' ils ne préparent pas une évasion collective ou individuelle . Les lampes restent allumées toute la nuit . Cette lumière crue aveugle les hommes , les fatigue et les écrase dans cette attente funèbre .

Le trou n' avance que très lentement . On tremble au moindre mouvement de la porte . Le manque de place est désespérant . La position est douloureuse et le travail lui-même épuise au delà de toute expression .

Le gros problème , c' est la terre enlevée , qu' il faut disperser partout pour ne pas être gêné dans ses mouvements , dont chacun demande un effort doulou-reux . L' assise de la baraque n' est pas profonde , mais le corps d' un homme , même aminci , emplit un volume considérable . La percée ne doit venir qu' à la dernière minute , lorsque tout le monde sera sur le point de sortir .

La lumière du jour seule fait sortir les hommes de leur torpeur douloureuse . Contient -elle seule encore le charme de l' espoir ? Les hommes sont brisés autant par la faim que par cette attente hallucinante . La soif brûle la gorge et le cœur ; elle provoque des syncopes chez quelques-uns . D' autres se mettent à raconter leur rêve , comme si quelque chose pouvait encore retenir l' attention d' autrui .

Quelques hommes à nos côtés trouvent notre indolence révoltante . À leur avis , il n' est pas permis de se faire tuer sans réagir . De quelque façon que ce soit , il faut faire quelque chose . Le mort qui reste au bas de notre box peut servir d' exemple à chaque individu pris à part , mais une action collective hante comme un rêve .

Un jeune est le plus énergique . Ni la soif , ni la faim , ni la fatigue , ni le désespoir n' arrivent à voiler cette flamme qui le brûle et le pousse à l' action . Les sages et les avertis trouvent toujours des lacunes dans n' importe quel projet . Mais l' exposé de ses rêves est si ardent qu' il arrive a entraîner dans son jeu même les plus sceptiques .

Il faudrait tout d'abord ligoter tous ces Stubedienst et se saisir du pain qui est sous leur garde . S' ils provoquent l' intervention des gens du dehors , il faudrait ou bien barrer la porte avec les bois des lits avant qu' ils arrivent , ou bien tuer carrément tous ceux qui voudraient entrer . La réalisation demanderait une trentaine d' hommes , et nous sommes à peine une dizaine .

On pourrait aussi tuer les deux brutes allemandes . Il s' agirait de fermer la porte dès leur arrivée et , à l' aide des bois et des planches , faire des barrages pour empêcher leur course et les assommer , comme des bêtes malfaisantes .

Qui interviendra en leur faveur ? Les Stubedienst ou les nazis . Mais les premiers seraient ligotés , et les nazis auraient peur d' entrer , pour ne pas tomber eux-mêmes dans ce guet-apens . S' ils arrivaient à pénétrer à l' aide de leur revolver , eh bien , ils en tueraient quelques-uns ! Mais le camp serait débarrassé de deux des bourreaux les plus vils , détenus vendus pour quelques assiettées de soupe , et qui terrorisent leurs compagnons de malheur . Peut-être que les nazis eux-mêmes les méprisent et n' interviendraient point .

La majorité est d'accord pour la réalisation du projet , mais notre nombre est insuffisant . Il faudrait trouver encore une quinzaine d' hommes décidés à tout , parmi ces gens qui ne parlent pas notre langue , qui sont écrasés par le désespoir et gisent déjà comme des morts .

Ou bien il faudrait réduire l' entreprise et la limiter aux seuls Français . Encore ne sont -ils pas tous décidés , puisque cette conversation ne les fait pas sortir de leur torpeur terrible .

L' ingénieur trouve que le mieux serait de mettre le feu au bloc tout entier de provoquer ainsi une panique dans le camp . Si tous n' arrivent pas à se sauver , quelques-uns y parviendront peut-être . Le malheur est qu' ils ne pourront pas traverser les barbelés et mourront sous les balles des postes . Mais si le bloc lui-même a une garde extérieure importante , personne n' échappera à la mort dans les flammes .

– Ce suicide atroce vaut -il mieux que la tuerie ?

Personne ne répond .

Le colonel pense qu' une action n' est possible qu' en dehors du camp , au moment où les camions abandon-neront les portes . Une fois engagés sur la route , les hommes devraient sauter à terre et s' égailler en tous sens . Une fusillade s' ensuivrait obligatoirement . Mais elle n' en toucherait qu' un tout petit nombre . À la faveur de la nuit , on pourrait passer la grande chaîne de garde .

– Bien sûr , ajoute -t-il , il faudrait avoir quelques moyens pour pouvoir se débrouiller par la suite , et nous n' avons rien , absolument rien .

Un homme propose de se jeter sur les SS qui accompagnent le convoi , pour les tuer au cas où ils tireraient au moment de la fuite . Un jeune qui possède un couteau s' offre pour être le premier .

– Quelle chance pour moi , si j' arrive plus vite que lui !

Sur les injonctions du colonel , on décide enfin que , quelles que soient les vicissitudes du transport , quelles que soient les surprises à l' arrivée , tous les Français chanteront La Marseillaise au moment de la sortie du camp . C' est le seul projet qui ne rencontre pas d' opposition , et est accepté avec enthousiasme par tout le monde .

Le temps passe ainsi .

De nouveau , l' heure de la soupe sonne et fuit sans apporter aux hommes le moindre changement . Les Stubedienst aujourd'hui cachent leur soupe et la mangent individuellement , pendant que leurs camarades font la garde devant leur réduit . Ils en distribuent quelques misérables restes aux hommes qui gisent sans connaissance .

– Mais finissez -en donc une fois pour toutes avec nous !

Les brutes allemandes continuent toujours à leurrer les hommes avec le projet de départ pour les charbonnages . Dans l' attente qui les tue et dans l' indécision qui plane encore dans leur cerveau , les désespérés ne demandent qu' à s' accrocher à la moindre illusion . Une lueur d' espoir s' allume encore par-ci par-là dans ces faces affreusement jaunies .

Quelques hommes se mettent à crier ensemble .

– Le pain , la soupe ! Le pain , la soupe !

Tous les gardes accourent et font taire les réclamations à coups de gourdin . L' artiste dramatique harangue les hommes de temps à autre et amène un calme passager dans cette atmosphère accablante . Sa voix est tragique et ses gestes puissants et expressifs . Il a parfois l' air d' un prophète farouche parlant dans une cage de fauves affamés . Les hommes l' écoutent et le regardent comme un être prodigieux .

Il est difficile de dire ce qui décida de sa fin . Était -ce cet ascendant qu' il avait sur les autres , la trahison possible d' un projet d' évasion ou la crainte cachée des SS à son égard ?

Toujours est -il que , vers le soir , le chef du bloc vint s' entretenir quelques instants avec lui . L' artiste parut embarrassé et retourna à sa place .

Peu de temps après , la porte s' ouvrit brusquement et le gardien appela . L' artiste descendit lentement , alla vers la porte , qui se ferma aussitôt derrière lui . Un calme terrible se fit dans le bloc , tous les yeux se fixèrent . Quelques secondes passèrent dans un silence pétrifiant . Puis , tout à coup , on entend un ordre :

– Cours ! Tu es libre !

Une seconde encore . Un bruit de pas et deux coups de feu éclatent presque en même temps . Un cri déchirant nous frappe à la tête et nous aveugle . Un bruit de chute , puis de nouveau le silence . On est à bout de souffle , mais on attend encore jusqu' à la limite de ses forces . Rien , toujours rien . Peut-être un rire est -il venu de la porte , mais l' homme , on ne le revit plus .

Un silence de mort s' établit dans le bloc depuis ce moment et rien ne le troubla plus jusqu' au départ des hommes . On aurait dit qu' un deuil était observé par tous les vivants sans que qui que ce soit l' eût demandé .

Un autre homme fut encore tué le même soir . Mais il ne cria pas , lui . Il resta silencieux jusqu' à la fin . Si quelqu'un cria , c' était son bourreau , et personne d' autre .

À l' extrémité du bloc , un homme avait creusé un trou pour sortir . Derrière les tonneaux de purin , abrité par des paillasses maculées de viscères de cadavres , il travaillait d' arrache-pied sans s' arrêter . Il se servait d' une bêche et avançait vite , probablement trop vite . À un moment , il vit la lumière du dehors , mais ne s' arrêta point . La brute allemande , alertée par les gardes , entra dans le bloc tout doucement , à pas de loup , s' approcha de l' homme ivre d' espoir , et le saisit par derrière .

La brute le traîna jusqu' au milieu du bloc et lui donna l' ordre de se coucher par terre . L' homme obéit . La brute s' empara de la bêche , mit le manche à travers la gorge de l' homme . Elle monta sur ce petit pont avec ses deux pieds . Elle pesa de tout son poids et l' étrangla ainsi . Cette brute criait comme un sauvage , ivre de sang , de sa voix avinée :

– Ah , tiens ! Ah , tiens ! Voilà la liberté ! Tiens ! Tiens !

Les hommes tombent de fatigue et de désolation . Une résignation terrible s' empare de leur cerveau et de leur cœur . Un calme rongeur est entré en eux qui annule leur volonté et tue leur désir .

La mort pénètre dans l' homme avant même de le frapper . On l' attend , pour qu' elle vienne achever ce que les souffrances et la douleur ont commencé . Il n' y a que très peu d' hommes qui pensent encore à une action quelconque .

Dans un cauchemar , la vie passée vient présenter certains tableaux fantasmagoriques . Ces images d' hallucination sont parfois vives ; dans l' ensemble , la volonté les tire de la mémoire comme des souvenirs d' adieu . Ce n' est plus l' homme lui-même qui est le centre de ce jeu , non . C' est un spectacle à épisodes multiples qui passent devant ses yeux clos comme une suite d' amis qui prendraient congé de lui .

Quelle tristesse que de se séparer des êtres chers qui participaient à notre bonheur , qui étaient avec nous à cette fête qui s' achève si lamentablement

Hommes , chers amis , frères ! Croyez -le , ce n' est pas de notre faute si la chanson doit être interrompue . Si je suis si misérable , je ne l' ai point voulu . Je suis si petit , si insignifiant dans ce combat immense . Heureux celui qui ne succombera pas ! Mais , si c' était à recommencer , on recommencerait avec le seul regret de ne pas pouvoir faire plus grand .

Quel homme peut prévoir la parcelle de vie qui lui sera attribuée ? Il eût été si doux pourtant de voir le monde renaître après ce combat qui l' écrase . Sois heureux , fils chéri , qui ne connaîtras pas ton père ! Dans le rêve de ton sang tu entendras frapper quelquefois la voix du martyre . Dans ta poussée vers la libération , n' oublie point la sève pourrissante de notre sacrifice ! Adieu , chers amis ! Adieu , frères ! Adieu , hommes vivants !

La nuit fut terrible .

L' homme qui veut vivre se remet à creuser son trou dans un dernier sursaut d' énergie . L' agonie dans l' âme , avec des membres mourants , il arrache la terre poignée par poignée . La cavité est déjà si grande que son corps y tient tout entier ; la terre à ébouler à la dernière minute y tiendra , elle aussi . Un lambeau de toile le soustrait à la vue de tout curieux .

L' homme est si près de l' inanition totale qu' il lui semble qu' il est déjà mort . Lorsqu' il revient à lui , son activité seule lui crie son désir de survivre

Les brutes sont revenues au milieu de la nuit . Elles ont réveillé tous les hommes et les ont forcés à se débarrasser de leurs vêtements . Les hommes appelés doivent passer devant eux tout nus et montrer leur numéro tatoué sur l' avant-bras . Un surveillant prend leur paquet de vêtements et le jette sur un tas .

Si quelqu'un avait encore la moindre illusion , elle lui est arrachée maintenant . Les deux morts ont été eux aussi déshabillés , mais eux n' avaient plus d' illusions

L' homme qui respire encore garde tout de même une lueur d' espoir en lui . Il regarde toujours cette porte et attend

– Il y aura peut-être un contre-ordre .

– La machine de mort refusera peut-être à la dernière minute de tourner . Un accident peut toujours se produire .

– Les hommes de la mine peuvent encore arriver .

– Il faut garder les yeux ouverts même sur le canon qui est braqué entre ta direction , même sur la balle qui jaillit et t' aveugle . Tombé à terre , tu regarderas encore l' abîme que la douleur creuse en toi , le spasme qui te tord , les yeux qui t' observent et s' effacent , le ciel qui est au-dessus de toi et qui tombe , resplendissant de lumière , et t' aspire dans son immensité

– Ici , tu regarderas plutôt les voitures qui roulent vers le bois , les SS qui te gardent , qui t' accompagnent , qui te jettent dans la chambre de mort . Tu regarderas la porte de fer qui glisse et se ferme , l' ouverture qui se fait au plafond , la cartouche qui se vide et les gaz qui se répandent . Tu tomberas suffoqué , mais tu sentiras quand même encore les yeux brûlant d' une douleur atroce , la dernière respiration qui te déchire , la convulsion qui te secoue , ton cœur qui s' arrête de bondir et défaille , le tourbillon qui t' engouffre

Les hommes attendent toujours

Les vivants regardent toujours

Vers midi , quelques SS viennent , accompagnés d' un officier et du chef de camp . Ils tiennent une liste à la main et le secrétaire général appelle les numéros . Quelques hommes se détachent des bat-flanc et courent vers ce groupe .

Cet appel devant les tombeaux réveille même les mourants . Deux Français sont appelés eux aussi . Ils nous quittent avec des regards brûlants et des gestes où s' ébauche l' excuse

On chuchote que c' est la commission de la « section politique » . Que les camarades appelés ont assurément laissé de gros dossiers à la Gestapo

Ces hommes quittent le bloc tout nus et le chef de camp les emmène . Ils sont tristes et ils pleurent .

Est -ce l' émotion d' être sortis vivants de ce charnier , est -ce la pensée des camarades qu' ils ne reverront plus ? Ou est -ce la misère terrible qui recommence avec son cortège de vexations , de coups , de douleurs et de souffrances après cette épreuve qui les avait lavés de toutes souillures

Ils pleurent cachés derrière un mur , tout grelottants de froid et regardent

Le camp est vide . Toutes les portes sont consignées , les camions et les SS , l' arme à la main , attendent devant le bloc trois . Les hommes en sortent , un à un , et montent dans les voitures . Cette brute allemande est encore là pour les compter , et pour assener à chacun un coup de gourdin sur la tête .

– Quatre-vingts !

Les camions se remplissent vite . Les moteurs se mettent en mouvement . Les véhicules s' ébranlent , encadrés de SS à motocyclette . Ils abandonnent le camp et prennent le chemin du bois de bouleaux .

Les hommes derrière le mur ne peuvent plus voir , les larmes leur voilent les yeux . Mais leurs oreilles entendent nettement le chant des camarades qu' apporte le vent

L' homme est resté dans son trou toute la nuit , comme dans un tombeau . La mort est en lui autant qu' autour de lui . Au point du jour , lorsque le bloc est ouvert pour être aéré , il sort de sa sépulture et se mêle aux vivants .

Les lavabos constituent le refuge et le marché de tout camp . À un moment donné , un secrétaire pénètre à l' intérieur avec des cris :

– Dehors , ceux du transport !

Il saisit l' homme brutalement au collet , l' entraîne et le met dans les rangs .

Le soir , l' homme arrive au grand camp .

Plus de vingt mille hommes vivent là dans les mêmes conditions qu' au camp de la quarantaine ; même baraques , même encadrement intérieur . La discipline est un peu moins rigoureuse , mais le travail forcé s' ajoute aux moyens d' extermination .

Après le deuxième coup de gond , tous les hommes quittent leur bloc pour se rendre au travail . Ils sont alors soumis à des Kapos qui se trouvent à la tête de chaque commando . Il existe une véritable hiérarchie dans cette race de négriers . Oberkapo , chef d' un camp commando comprenant plusieurs Kapos ; Kapo , chef d' une centaine d' hommes ; Unterkapo , son remplaçant et son aide ; Vorarbeiter , surveillant d' une équipe . Chacun de ces hommes a le droit de vie et de mort sur les détenus qu' il commande .

Il est évident que le choix du commando est d' une importance capitale . Faire partie d' un groupe d' hommes de métier est infiniment plus agréable et plus sûr que d' appartenir à un commando de manœuvres chargés de travaux de terrassement . La bête de somme par son utilité a une autre valeur que la bête destinée à l' abattoir . Mais le novice ne peut pas faire de choix , il va où le sort le pousse . La première main qui s' abat sur lui le tiendra durant toute la journée .

Il est mis sur le rang , donne son numéro au chef du groupe et attend . Vingt mille hommes chassés de leur bloc remplissent le camp et le transforment en une gigantesque fourmilière . Tout le camp est bondé . Seule la grande avenue reste libre pour la sortie .

L' homme attend . Au loin , un orchestre où domine la grosse caisse commence à jouer une marche . C' est le signal du départ . Le premier commando qui quitte le camp , c' est le Strafkommando , ou « compagnie de représailles » . D' autres groupes le suivent . Enfin , le tour du sien arrive . Les mains collées sur les côtés , tête nue , le détenu passe la porte de sortie où les SS l' attendent .

– Commando de nivellement numéro trois , annonce le Kapo . Cent hommes !

– Planierung drei : hundert ! crient les SS .

Il est six heures du matin .

L' homme reçoit une brouette et une pelle . Il ira charrier des pierres . Le cauchemar commence . Il a l' estomac creux qui crie comme un possédé , la sueur couvre son front bien qu' il soit en hiver . Sa main colle à la brouette , saisie par le froid , il traîne ses pieds comme des boulets . Lorsqu' il lève les yeux au ciel , il voit la neige tomber . Il ne faut pas qu' il s' attarde un moment où qu' il dérange la marche des damnés . Un coup de gourdin s' abattra aussitôt sur ses épaules et le cri sauvage sonnera dans ses oreilles :

– Schnell , schneller , chien galeux !

Si ce coup ne venait pas de la part d' un SS , il viendrait de son chef de groupe , de son Unterkapo , Kapo ou même Oberkapo , tous détenus comme lui , mais vendus aux nazis pour une parcelle de pouvoir . Le SS qui le frappe n' est pas toujours le chef de son groupe de travail . Un véritable SS n' est point limité dans son pouvoir . Il doit avoir l' œil partout , il doit s' occuper de tout , être le maître absolu de tous les détenus .

Vers 11 heures , il est appelé pour aller chercher la soupe au camp . Ce sera son tour de faveur . Il la rapporte dans un grand fût qui lui écrase les épaules et plie ses clavicules amaigries . Il est midi lorsqu' il dépose sa charge . Ses camarades à la queue leu leu attendent son arrivée . Le Kapo lui verse une pauvre louche d' un liquide infect qu' il avale comme un chien errant tremblant sur ses jambes . Il a tout juste le temps de s' asseoir sur une pierre pour reprendre le souffle que , déjà , les cris de ses chefs lui intiment l' ordre de retourner à sa brouette .

Il la reprendra donc et continuera à la remplir avec des pierres gelées et à les charrier jusqu' à quatre heures de l' après-midi . Il voit sa condamnation à mort écrite devant lui . Il a beau mettre le moins de pierres , marcher le plus lentement , il est épuisé lorsque le sifflet du Kapo lui indique l' heure de s' arrêter .

– Antreten ! Rassemblement !

Il attend de nouveau que son groupe se reforme dans le même ordre que le matin . On le comptera et recomptera cent fois . L' énervement et les cris des chefs lui disent que quelque chose d' exceptionnel vient de se passer . Ils font un appel par numéro et tous les hommes doivent répondre :

– Présent !

Lentement , il comprend qu' une évasion a eu lieu . Une inquiétude s' empare de lui . Il ne sait plus s' il faut se réjouir ou au contraire s' attrister sur les conséquences de cet évènement . Il entend à nouveau l' orchestre entonner une marche au loin et , raide comme un mort , tête découverte il passe la porte du camp en frappant du pied gauche au son de la grosse caisse .

– Planierung drei ! annonce le Kapo . Quatre-vingt-dix-huit détenus !

– Acht und neunzig ! crie le SS qui compte .

Deux manquants .

Après une longue attente , il s' en retourne vers son bloc , mais celui -ci est fermé pour les hommes du groupe . Il se range sur la place entre les baraques à côté de ses camarades en attendant l' appel . Il entendra le son lugubre d' une sirène retentir longuement et se répandre sur le camp . Les camarades lui disent qu' elle signale à tous les postes à la ronde qu' une évasion a eu lieu . Qu' une compagnie de SS , secondée par des chefs de bloc et par des Kapos , est partie à la recherche des fuyards . Que l' appel sera long puisqu'ils fouilleront tous les lieux de travail , exploreront tous les coins , battront et martyriseront tous les camarades qui travaillaient aux mêmes endroits que les évadés pour leur faire découvrir la cachette et les forcer à la délation . Que c' est peine perdue , mais que si jamais ils trouvaient les camarades qui avaient tenté de fuir et qui attendent la nuit pour passer la chaîne des postes , ils ne ramèneraient que leurs cadavres horriblement mutilés .

– On les ramène ! On les ramène !

– Ah , les malheureux !

Couchés sur une charrette , le visage tourné vers la terre , deux loques , ayant à peine forme humaine , couvertes de boue , de chiffons et de sang , sont traînées par des assassins au sourire vainqueur . Maintenant l' appel pourra se faire ; personne ne manque au camp .

L' homme peut maintenant regagner son bloc . S' il est à bout de forces , s' il défaille d' inanition et de dégoût , à qui pourra -t-il le dire ? Ses camarades , tout aussi exténués , gisent à côté de lui comme des mourants .

Il mange son quart de pain comme une bête et boit son infusion nauséabonde . Quelques forces lui reviennent et il peut se demander : combien de temps une pareil existence pourra -t-elle durer ? Jusqu' où la honte , l' avilissement et l' abrutissement pourront -ils aller ? Quel être humain peut -il subsister longtemps dans des conditions semblables , et mérite -t-il encore son nom ?

Oh , pouvoir reposer un peu ce corps misérable et infiniment meurtri ! Mais non . Il faut se lever à nouveau ; à nouveau se grouper sur la place d' appel , et en rang par cinq avancer jusqu' à la grande place devant la sortie .

Deux potences sont dressées là , une table sous chacune d' elles . Tous les hommes du camp sont massés autour de ce petit tertre . Des SS tournent partout , les mitrailleuses des postes sont braquées sur la masse des détenus .

Un officier de SS , en belle pelisse , commandant de tous les camps d' Auschwitz et de Birkenau , entouré de toute la chefaille , s' avance au milieu du terrain et fait lire l' ordre suivant :

– Tout détenu ayant tenté de s' évader d' un camp de concentration sera puni de mort par pendaison . Signé : Himmler , ministre du Reich , chef suprême de la Gestapo et Oberführer de tous les SS .

Tous les hommes écoutent en silence , tête nue .

L' officier continue :

– Voilà deux hommes qui ont essayé de fuir ce camp . Ce sont les numéros quarante-deux mille , français , né à Paris en 1900 , et le numéro douze mille , russe , né à Orel en 1920 . Tous les deux avaient soustrait frauduleuse-ment de l' or appartenant à l' État allemand . Ils sont condamnés à mort . Ils seront pendus .

– L' or ? demande l' homme dans un chuchotement .

– Mais oui , l' or des cadavres . C' est par le « commando spécial » travaillant aux fours . Les Boches gardent tout cet or pour eux .

Le Français est amené le premier , un homme de petite taille terriblement jauni par la longue détention au cachot . Il a de grands yeux , la bouche mince d' un homme décidé . Ses bras sont attachés sur son dos . Un camarade murmure doucement :

– C' est un médecin . Un garçon dévoué qui se dépensait pour tous les détenus .

L' homme sourit à l' assistance , faisant de la tête un geste moqueur en direction de la potence . Un chef de bloc , bourreau pour la circonstance , se tient déjà derrière la corde que l' homme sourit encore du spectacle offert à ses camarades . Il monte allégrement sur la table et crie fortement :

– Vive la France !

– Vive la Liberté !

Le chef de bloc saute à terre en renversant brutalement la table . L ' homme reste suspendu . Calme , sans un mouvement , les yeux grands ouverts , il regarde encore un long moment autour de lui , puis les baisse lentement vers la terre .

Un silence extraordinaire règne parmi les hommes durant toute la scène de l' exécution . Tous les yeux sont fixés sur ce petit homme énergique qui se moque de ses bourreaux , de leurs ordres et de la mort . Tous restent figés sous le coup de cette impression terrible .

– Voilà , camarades , comment il faut aimer la France et la Liberté et mourir pour elles .

Le silence se prolongeait encore qu' une voix jeune et sonore se fit entendre du fond de l' avenue . C' était le deuxième camarade , qu' un SS menait vers la place .

– Vive la Russie soviétique , mère de tous les peuples libres ! Vive l' Armée rouge , force agissante de tous les prolétaires ! À bas le fascisme , le nazisme et toutes les forces d' esclavage !

Le jeune camarade russe scande ces phrases tout le long du chemin qui le mène à la potence . Le SS le frappe de son poing chaque fois qu' il ouvre la bouche . Mais le jeune homme n' en continue pas moins de clamer :

– Vive la révolution ! Vive la victoire de l' Armée rouge !

En débouchant sur la place , il cria encore :

– À bas les assassins hitlériens !

Le sang des hommes se glace dans les veines . Tous sont muets d' horreur et d' admiration . Le SS , excédé par la volonté héroïque de cet homme , sort son couteau et le lui enfonce dans la bouche . Le sang jaillit abondamment en éclaboussant le tortionnaire , qui le pousse vers la potence . Mais le jeune homme malgré sa langue coupée continue à crier :

– Vive la Liberté !

Les sbires le hissent de force sur la table . Ils se mettent à trois pour essayer de le faire taire et d' en finir vite . Mais l' homme a encore la force de crier une dernière fois de sa bouche saignante :

– Vive Staline !

Alors seulement il se tait , étranglé par le nœud coulant .

Des voix fusent de la masse :

– Vive notre camarade !

Les SS s' aperçoivent que le spectacle n' a pas porté ses fruits , chassent brutalement tout le monde vers les blocs .

Le camp est consigné . Le gong sonne furieusement .

Le détenu se couche avec la vision hallucinante qui accable sa pensée et le bouleverse . Il a oublié sa faim , sa soif , il ne sent plus sa fatigue , il ne se voit plus lui-même . Il voit deux hommes qui portent sa figure et qui vivent intensément . L' un est jeune , grand ; l' autre semble être le père du premier ; tous deux s' en vont d' un pas alerte vers la liberté . Les SS tremblent devant eux et se cachent sous la terre . Ils sont écrasés sous leurs pas . Ils marchent tous deux , bras dessus bras dessous , sur une plaine immense , l' un souriant , l' autre sérieux . Au fur et à mesure qu' ils avancent , ils grandissent . Ils sont si grands qu' ils touchent maintenant la voûte céleste . Leurs voix clament , pareilles au tonnerre :

– Vive la Liberté , camarades !

Le gong sonne toujours .

– Ah !

Il se lève dans un cauchemar . Il se lave à peine , refait son bat-flanc , avale son breuvage et court au-dehors , chassé de son bloc . Il retrouve tout endormis encore les camarades de la veille . Il se range à leurs côtés et attend . La musique joue de nouveau une marche langoureuse et les hommes partent au travail .

Le tour de son commando arrive . L' homme marche vers la sortie . Il voit à sa droite une rangée de spectateurs assise juste en face de l' orchestre qui joue et frappe sa marche romantique . Il avance encore et les reconnaît . Ce sont les fuyards d' hier , tout noirs , affreusement mutilés , que les bourreaux exposent à la vue des vivants . Ils se tiennent là , jambes écartées , dos rejetés en arrière , mains appuyées sur les genoux et figures agitées d' un rictus horrible . Ces cadavres sont plus vivants que jamais . Ils disent tout haut maintenant à ces hommes qui passent tête nue , devant eux :

– Salut , camarades ! À bas les assassins !

– Vive la Liberté , camarades !

Une vie nouvelle commença pour lui ; il vivait désormais dans la hantise de la mort .

Si au matin il ne la sentait pas aussi proche que le soir , c' était que son corps venait de goûter un peu de repos et que ses yeux étaient voilés d' un faible espoir . Mais la face lugubre s' approchait de lui au fur et à mesure que son corps s' épuisait . Elle mordait ses pieds enflés comme un chien enragé , torturait son ventre comme un polype , s' asseyait sur ses épaules pour les écraser . Elle saisissait son cœur comme on serre un oiseau tremblant : elle s' était établie dans sa tête comme une angoisse et un cauchemar permanents .

Dès le matin , il n' avait qu' à regarder la route du camp pour voir les convois des nouveaux arrivés monter lentement vers le bois de bouleaux . Ils marchaient convaincus qu' ils allaient prendre un bain ; ils allaient à la mort . Il ne servait à rien de leur crier qu' ils allaient à l' extermination . Ils n' y croyaient pas , incapables qu' ils étaient de concevoir un tel supplice , dans leur innocence candide . Ce n' était que lorsqu' ils se trouvaient entassés dans les chambres à gaz que le crime et la mort leur apparaissaient crûment , mais alors il était trop tard .

Il les regardait marcher , les yeux brûlés de larmes . Dans sa rage impuissante , il pouvait se demander : pourquoi le monde et ses dirigeants ne faisaient rien pour empêcher l' accomplissement d' un tel crime ? Les hommes d' État ne pouvaient pas ignorer le crime nazi , ni sa monstruosité , ni sa bestialité , ni son ampleur . S' ils feignaient de l' ignorer , ils se montraient scandaleuse-ment indignes de conduire le char de l' Histoire . C' était donc avec leur tacite consentement que Hitler et ses sbires assassinaient . C' était donc parce qu' ils se croyaient investis d' une haute mission que les bourreaux nazis pouvaient se permettre d' agir ainsi . Il n' avait rien à attendre de ce monde qui se taisait et qui le condamnait .

Pâle de douleur et grinçant des dents , il s' écriait :

– Périsse le monde qui me condamne à la perdition , et je suis trop misérable pour compter sur moi-même .

Et ses forces s' épuisaient à charrier les pierres et le sable . La mort montait sur sa brouette pour ricaner de sa faiblesse et pour empêcher la roue d' avancer . Il ne pouvait pas fermer les yeux sans la voir distinctement , comme on voit un visiteur de marque . Comment fuir cette vue hallucinante , comment se soustraire à ce rendez-vous terrifiant ?

– Oh , Liberté !

Mais elle était encore trop loin , perdue dans un rêve . Les forces de la libération étaient moins pressées que lui . Les griffes qui le tenaient accrochées à sa chair l' étrangleraient bien avant qu' elles ne desserrent leur étreinte mortelle .

À l' évasion , il ne pouvait pas songer . D'abord il aurait fallu dépouiller les morts pour se procurer quelques moyens . Et cela lui répugnait comme un sacrilège . Il aurait fallu s' assurer un refuge quelconque dans le pays environnant . Il n' y voyait que des ennemis . Mêmes les Polonais et les Russes ne réussissaient que tout à fait exceptionnellement une évasion . Leur réussite tenait plus du miracle que du raisonnement logique . Presque chaque jour les détenus étaient forcés d' assister à la pendaison de fuyards repris . Pas d' issue pour sortir de ce charnier immense .

– Les Russes approchent ! Ils ont pris Kovel

Mais d' autres répondaient :

– Les Allemands contre-attaquent , ils sont encore forts .

– À l' ouest , encore rien de nouveau ?

– Oh , non ! Ils ne sont pas prêts .

– Il s' agirait alors de savoir si les Russes sont à eux seuls capables d' écraser l' Allemagne ?

Les uns disaient :

– Oh , oui ! Après Stalingrad

Les autres répondaient :

– Non . Les Anglais calculent toujours . Le fascisme est encore puissant à l' ouest .

Dans l' angoisse qui le tenait éveillé , les vieux détenus lui disaient :

– Mange bien et ne t' occupe de rien . De toute façon personne ne sortira vivant d' ici .

En effet , quel rôle pouvaient jouer quelques milliers de détenus en face des millions d' hommes engagés dans la bataille ? Qu' est -ce qui pouvait empêcher les Allemands d' exterminer le camp à la dernière minute ? Quelles forces ne faudrait -il pas engager pour s' opposer à ce dessein ? Au moins quelques milliers de parachutistes descendus derrière le front , bien loin des premières lignes . Valait -il la peine de courir un tel risque pour sauver des malades et des moribonds ?

De cette course de vitesse entre la mort et l' homme , qui pouvait espérer sortir vainqueur ? La mort était partout . Le fascisme plus cruel que jamais , dans sa rage de bête blessée . L' homme , isolé , voyait ses forces diminuer un peu chaque jour . Depuis l' aube jusqu' au crépuscule , ce n' était qu' une longue suite de souffrances . Fallait -il abandonner la lutte pour éviter des souffrances plus longues , comme le faisaient certains camarades ?

Non ! Entre la mort et la douleur , il faut choisir la douleur , car elle laisse subsister l' espoir . Oh , pouvoir vivre dans un monde libre , voir la fin du fascisme , assister à l' écrasement des bourreaux ! Cette récompense même incertaine méritait toutes les peines . Si l' homme dans sa misère individuelle n' y parvient pas , qu' importe cette forme infime et méprisable ! Il y aura toujours des rescapés d' un naufrage aussi considérable . Qui pourrait prévoir leur nombre ? Il n' est pas dit que ce soit le plus fort physiquement .

Il s' agit surtout de ne pas passer sur les cadavres des camarades ! Si un pont semblable doit servir aux nations pour franchir des précipices historiques , il doit demeurer interdit à l' individu d' y passer : ce serait commettre un crime abject . Il faut puiser uniquement en soi-même la goutte de sève nécessaire à la vie . Entre l' espoir et le désespoir opter de résolument pour le premier ; aussi bien pour braver les regards des tortionnaires que pour réconforter les camarades défaillants . Des deux genres d' hommes que comptait le camp , entre les voleurs et les mendiants , être plutôt parmi ces derniers , aussi bien par dignité personnelle que pour ne pas accroître le malheur des autres .

Lorsqu' il conduisait sa brouette jusqu' au bout du camp , l' homme pouvait voir comment les morts étaient réduits en cendres et comment les cendres de ces morts étaient répandues dans les champs comme engrais ou jetées dans des mares pour les combler . La mort dansait une virée furieuse cachant les traces de ces crimes et riant aux éclats comme une possédée .

Ici , la mort exerçait un métier , faisait marcher une industrie des plus puissantes . Quatre usines suffisaient à peine à satisfaire toutes les exigences du commanditaire . Il avait fait créer des équipes de nuit pour augmenter le rendement , installer des machines à tuer et d' autres à faire disparaître les tués . Mais des monceaux de cadavres s' entassaient les uns sur les autres et risquaient d' atteindre la hauteur des monuments . Les pyramides des morts allaient toucher les nuages du ciel ! Des experts et des commissions vinrent inspecter l' entreprise . Il fallut augmenter encore le rendement , rationaliser tant et plus , embaucher des équipes nouvelles .

Douze cents hommes travaillaient là jour et nuit à tuer des hommes et à brûler leurs cadavres . Des savants vinrent visiter les établissements , admirèrent les installations et firent des compliments aux dirigeants pour leur zèle inépuisable .

Et la mort dansait toujours sa ronde furibonde , et douze cents esclaves dansaient avec elle devant ces pyramides . Ils portaient des encensoirs et des torches . Les vivants s' endormaient pour toujours en humant ces fumées de narcose , et leurs cadavres se transformaient en brasier , dont les flammes incendiaient le ciel d' une lueur immense .

Les savants nazis pouvaient admirer ces feux comme l' aube annonciatrice de l' Ordre nouveau . Mais l' homme , qui regarda une fois par la fenêtre à l' intérieur de l' usine , vit des monceaux de cadavres qui le regardaient avec des yeux grands ouverts , exorbités . Les bouches criaient encore leur martyre indicible . Les femmes écartelées montraient leurs entrailles brûlant de sang et d' horreur . Les mains étaient accrochées à leur poitrine qu' elles arrachaient de leurs ongles dans le dernier spasme de l' asphyxie . Les murs étaient couverts d' égratignures profondes que les mourants avaient creusées dans leur agonie horrible .

L' homme ne put pas regarder longtemps ce spectacle : un coup d' œil suffit pour le faire reculer , épouvanté et tremblant . Il vivrait peut-être longtemps , mais jamais il ne pourrait se défaire de cette vision bouleversante

Une occasion le fit assister à une visite officielle . Un savant accompagnait une voiture d' ambulance aux verres dépolis marquée de belles croix rouges . Arrivé devant la grande entrée de l' usine , il descendit de voiture pour assister ses malades d' un beau sourire . Douze jeunes femmes d' une beauté exceptionnelle en sortirent toutes nues . Deux yeux , des lunettes et trois galons brillaient de satisfaction et d' admiration . Les femmes firent toutes le geste de Vénus , une main devant le pubis et l' autre devant les seins . Le savant les engagea aimablement à entrer dans la belle usine et referma lui-même la lourde porte .

Qu' était venu chercher ce savant avec ces douze beautés ? Était -ce pour expérimenter un gaz nouveau et en observer les effets à travers l' objectif ? Pour agrémenter le spectacle des convulsions atroces , cet esthète avait -il préféré choisir des femmes d' une rare beauté ? Où était -ce un sadique qui allait se vautrer sur des mortes encore chaudes et satisfaire un refoulement morbide sur cette chair aux formes exquises et béante d' entrailles saignantes ? Allait -il expérimenter si l' instinct de l' amour était plus fort que la mort et si ces organes encore chauds pouvaient frissonner sous son contact abject ? Ou tout simplement était -ce le satrape lubrique qui voulait achever de ses propres mains le petit harem taillé dans la chair vivante des malheureuses déportées ?

Personne ne saura le dire . L' étonnement persista après son départ . On se demandait par où cette femme avait pu s' échapper de la chambre à gaz . Dans quelle folie avait -elle conçu l' espoir de pouvoir sortir vivante de cette souricière à hommes ? Qui aurait pu lui porter secours là , où tout le monde travaillait pour la mort , pensait à la mort et vivait sa mort ? Si on lui échappait aujourd'hui , on attendait pour le lendemain . Quelques-uns avec une conscience lucide , les autres avec insouciance , mais tous , avec le vague pressentiment des bêtes , la voyaient devant eux .

Il n' y avait qu' à pousser la brouette pour voir l' entreprise dans ses fonctions multiples .

Ici , c' étaient vapeur de narcose et flammes de bûcher moderne , mais tout à côté c' étaient piqûres et cultures scientifiques . D' un côté on tuait par des moyens externes et brutaux , de l' autre par des moyens internes et lents . À part le nombre considérable de malades envoyés à la mort par le refus de nourriture et de soins , on provoquait aussi le typhus artificiellement . On inoculait l' œdème et le cancer , on castrait , on stérilisait . Des savants taillaient et piquaient des hommes vivants comme des cobayes ou des rats . On faisait pourrir des hommes en leur taillant des plaies infectes . Des équipes spéciales ne faisaient qu' enlever les morts . Tous les matins , devant chaque bloc de cet hôpital , des monceaux de cadavres s' élevaient comme des tas de fumier devant une étable . De grosses plates-formes en étaient chargées tous les jours , et des bêtes de sommes humaines les halaient en ahanant comme des damnés jusqu' au pourrissoir éternel .

Tout à côté c' était le camp des Tsiganes . Douze mille hommes vivaient là dans un espace si réduit . Les enfants avaient de grands yeux et les hommes jouaient du violon et de la flûte . Ces nomades n' étaient pas suffisamment aryens aux yeux des éleveurs germaniques . Ils les avaient donc assemblés là avec leur famille et leurs biens . Ils leur laissèrent un régime spécial pendant un certain temps . Ils pouvaient garder leurs cheveux et leurs habits , mais ne pouvaient garder leur santé . Ils mouraient lentement de la faim , des poux et des ulcères . Quelques-uns portaient des décorations gagnées dans l' armée allemande lors de la Première Guerre mondiale .

La mort dansait sauvagement au son des violons et des fifres . Des cris de détresse déchiraient l' air nocturne . Qui pouvait répondre à ces appels dans la frayeur de la mort ? Très peu d' hommes seulement les entendirent . La plupart étaient trop occupés dans la lutte pour subsister quelques jours encore : ils demeuraient sourds et aveugles au malheur des autres . Les hurlements de la mort ne cessèrent qu' à l' aube . Alors seulement les survivants s' aperçurent que le camp des Tsiganes était vide .

– Où sont les bohémiens ? se demandèrent -ils .

– N' as -tu rien entendu cette nuit ?

– Non , mais les flammes des fours montent si haut ce matin . Ce sont donc eux !

– Quelques milliers hier et le reste de cette nuit .

Déjà l' orchestre reprenait son air , et les hommes partaient au travail . Ils frappaient du pied gauche au son de la grosse caisse , leurs mains collées aux côtés , tête nue et le regard fixé devant eux . Cette marche les rendait libres pour la journée , libres de la mort .

Les hommes étaient si pénétrés de cette pensée qu' ils ne voyaient même pas le convoi qui attendait leur passage pour monter vers le bois de bouleaux

La mort pour eux : une figure d' homme allant au travail au son de la musique . Les fours brûlaient soi-disant des vieux effets , qui faisaient une fumée du diable . Voyez , hommes , si je sais organiser des camps ! Le travail se fait dans la joie et avec orchestre ! Gaiement les hommes affronteront les abîmes ! Ils discuteront entre eux sur la vie à l' aspect engageant qui règne ici . Ils verront l' ordre , la discipline et les fleurs qui poussent devant les baraques des SS et aux abords des blocs . Ils ne verront pas la pâleur cadavérique que des travailleurs , ni leurs figures boursouflées , ni leurs jambes , ni leurs plaies . Ils ne verront pas les SS , ni leurs chiens , ni leur travail , ni les hôpitaux , ni les mourants , ni les battus , ni les pendus , ni les torturés , ni les agonisants , ni les cadavres . Ils ne verront que ce qu' ils désirent voir

On aura beau leur dire qu' ils vont vers la mort , qu' elle se rit d' eux comme une possédée , que c' est une comédienne sinistre , qu' elle les trompe comme un assassin crapuleux , qu' elle dépouille et tue , qu' elle asphyxie et brûle , qu' elle écorche et assomme , qu' elle affame et martyrise , qu' elle suce le sang comme un vampire , que tout le fantasque germanique , morbide et cruel , est dépassé ici par la réalité atroce – ils ne le croiront pas .

Ils ne verront la mort qu' une fois dépouillés et entassés dans la chambre à gaz . Mais alors la mort pourra ricaner plus follement , danser sa danse furieuse , et si elle tombe étourdie ce sera dans un rire de triomphe si aigu qu' il fera éclater les nerfs

Un jour notre Stubedienst nous demande comment et pourquoi nous vous avons été arrêtés . Nous lui disons que les déportés se divisent en trois catégories : communistes , résistants et Juifs . Que , pour les besoins de leur cause , les mercenaires de Hitler baptisaient communistes , résistants ou Juifs quiconque était opposé à leurs vils desseins ou à leur entreprise criminelle de domination . Il nous demande aussi qui nous a arrêtés . Lorsque nous lui disons que ce sont des Français , comme nous , il reste muet , hochant la tête tristement .

– C' est terrible quand on y pense . Les Allemands se servent partout de la même méthode . Elle est éprouvée et reste bonne , puisqu'elle réussit partout .

– C' était donc pareil en Pologne ? Dites -le -nous .

– Il y a une différence énorme entre la France et la Pologne . Je n' ai pas besoin de vous le dire . Ce n' est donc pas pareil quand on regarde superficiellement , mais dans le fond , c' est la même chose . Ce sont des alliés qu' ils se font dans le pays même , qui sont plus terribles pour leurs concitoyens que les Allemands eux-mêmes . Il y a aussi votre gouvernement . Rien de pareil en Pologne , qui fut annexée par le Reich .

« Tout allait très bien tant que les Allemands crurent avoir le pays bien en mains . En fait c' était la désorganisation la plus folle . Diviser pour régner est une devise connue . Chez nous cette méthode était facilitée par le nombre considérable des minorités nationales : allemande , russe , juive et ukrainienne . Les Allemands étaient devenus les seigneurs , les Ukrainiens leurs alliés , les Polonais des serfs et des collaborateurs , et la victime toute désignée pour commencer : les Juifs .

« Dans l' été 1941 , le signal fut donné . Les gens devaient abandonner leur logement pour aller habiter le ghetto , une enceinte réservée . On voulait séparer ainsi les Juifs du reste de la population . Il s' agissait de leur prendre leurs biens et de les tuer ensuite . Le sang et l' or sont les bases du régime hitlérien . Inutile de vous dire combien de victimes cela entraîna . Les hommes n' abandonnent pas de gaieté de cœur ce qu' ils possèdent .

« Tout le monde avait été préparé par des excitations dans les journaux et des appels directs au meurtre . Un voisin venait prendre votre armoire , un autre les rideaux , un autre encore ce qui lui plaisait .

« Naturellement , il eût bien mieux valu tout abandonner et dire comme Job : “ Dieu a donné , Dieu a repris , que son nom soit loué . ” Mais les hommes n' ont pas tous cette grandeur d' âme et ne peuvent pas l' avoir . Ils luttaient donc par tous les moyens pour garder le peu qu' ils possédaient . Allez demander à l' arbre qu' on déracine s' il est content de cette opération . Allez lui dire pour le calmer qu' il va être planté ailleurs .

« Pour comble , ce furent vos amis de toujours , les gens que vous fréquentiez tous les jours , qui firent ce coup de force . Les Juifs essayèrent de garder le plus précieux , abandonnant le reste à la grâce de Dieu . Il n' y avait pas moyen de vendre ni de transporter . Celui qui aurait voulu vous aider à emporter quelques biens risquait d' être lapidé par les vautours qui attendaient votre départ . Celui qui voulait acheter préférait encore le prendre pour rien .

« Il y en avait d' autres qui vous promettaient de vous cacher chez eux pour une bonne récompense . Mais ils préféraient encore vous tuer dans votre trou , puisqu'il n' y avait pas de témoin et qu' ils savaient que vous aviez votre fortune sur vous . Je ne vous dirai pas que tous ont été tués , non . Il y a bien des braves gens qui cachent encore maintenant des Juifs chez eux , malgré les peines qu' ils encourent . Mais ils sont rares .

« Les jours fixés pour la déportation arrivèrent . C' est la police qui était chargée de l' opération , aidée par des soldats ukrainiens . Dans les petites villes le rassemblement se faisait sur la place de la mairie ou sur la place du marché .

« Vous pouvez vous figurer le déchirement de ces hommes qui devaient abandonner des lieux habités depuis des siècles . On pouvait voir des familles malheureuses aller prendre congé de leurs morts , dont le tombeau demeurait là . Ils faisaient leurs derniers adieux aux parents avant d' affronter le chemin de l' exil .

« Il n' y avait pas d' exception . Tout le monde devait être là . Malades sur brancards , femmes en couches , bébés au sein , vieillards appuyés sur leur canne , mourants dans l' agonie , tous devaient subir le contrôle des autorités . Après cela , les Ukrainiens se chargeaient du transport à la gare . Cela se passait d' habitude vers le soir .

« Eh bien , braves gens , j' ai beau être habitué à la souffrance humaine , car ce n' est pas hier que je suis arrivé au camp , j' en ai tant vu que je me demande si les yeux des hommes peuvent , devant tant de douleurs , ne pas être frappés d' une exorbitation ou d' une cécité foudroyante ; mais ce qui s' est passé me fait trembler d' horreur encore aujourd'hui .

« Sur un ordre donné , le triste cortège s' ébranlait . Il devait passer au milieu d' une haie formée par des soldats soûlés pour ce beau travail . Depuis le premier jusqu' au dernier , ces gardiens frappaient sauvagement ces hommes , ces femmes et ces enfants chargés de leurs paquets . Certains se contentaient de frapper avec un gourdin sur chaque être qui passait devant eux . C' étaient les meilleurs . D' autres tiraient des coups de revolver et de fusil sur ceux qui passaient ; mais d' autres encore cherchaient à blesser sans tuer , à martyriser sans achever . Ils prenaient un plaisir sadique à la blessure qu' ils provoquaient . Ils visaient la tête pour voir les gens chanceler , ils visaient les jambes pour les voir boiter , les bras pour leur faire lâcher leurs paquets , les yeux pour les voir aveuglés .

« Qui peut décrire la sauvagerie que l' homme peut atteindre dans sa folie ? Qui peut dire la cruauté dont l' homme seul est capable ? Aucune bête au monde , aucun carnassier sanguinaire , fût -il tigre , hyène ou panthère , ne peut arriver à la férocité de l' homme déchaîné et assuré de l' impunité .

« Eh bien , il eut son public , ce criminel ! Il pouvait se faire admirer dans son abjection , qui dépassait toutes les limites . Les autres regardaient cela sur le pas de la porte en prenant le frais . Ils étaient aux fenêtres pour regarder ce spectacle extraordinaire . Personne n' intervenait , même pas pour secourir les blessés , pour relever les femmes à qui on arrachait les enfants du sein ; pour sauver ces enfants qui tombaient des mains de leur mère mourante . Non , personne n' intervenait . Personne ne volait à leur secours , même pas pour donner une goutte d' eau aux mourants .

« Tous étaient devenus sourds aux appels , aveugles à la vue des souffrances , n' entendaient pas , ne comprenaient rien . Où se cachaient donc tous ces bons et braves chrétiens ? Qu' étaient devenues leur charité et leur piété ? Dans ce pays si pieux , dans ce joyau de la couronne de l' Église , il n' y avait plus un seul chrétien , tous avaient oublié l' enseignement de Jésus-Christ jusqu' au dernier mot ?

« Ah , oui ! Les gens étaient là pour ramasser les paquets de linge et de vêtements que des mains blessées abandonnaient . Pour arracher les restes aux mourants , mais personne pour empêcher une brute déchaînée de fracasser le crâne des enfants contre les marges de l' église ou du trottoir .

« Le massacre des innocents continuait durant des heures . Heureux ceux qui parvinrent au bout de la file des bourreaux ; leurs jambes étaient bonnes , et ils avaient tout abandonné au gré du sort . Mais les autres , la grande majorité , jonchaient les pavés en attendant qu' on veuille bien les achever .

« Les survivants furent embarqués dans des wagons à bestiaux par cent et cent vingt . La nuit , les bourreaux choisissaient un certain nombre d' entre eux pour aller enterrer les morts . Ils ne revenaient que très rarement .

« Si je vous dis que dans certaines villes , sur une population juive de vingt mille personnes , il en restait à peine trois mille , vous vous rendrez mieux compte de l' étendue du crime . Mais ce n' était pas fini . Ces hommes rescapés et brisés , aussi bien dans leur chair que dans leur âme , attendaient quelquefois trois ou quatre jours sans manger ni boire que le train se mette en marche vers le fameux ghetto .

« Si les wagons ne contenaient pas de chlore qui les asphyxiait en peu de temps , ils mouraient plus lentement de faim et de soif . En tout cas , bien peu arrivèrent vivants à leur lieu de destination .

« Mais pour ceux qui y parvinrent le martyre n' était pas terminé . C' étaient d'abord des commandos de travail si durs que les hommes mouraient à la tâche , ou les punitions les achevaient , Dans d' autres cas , la souffrance était plus longue avant l' extermination .

« Tel que vous me voyez aujourd'hui , je suis un des rares survivants d' une très grande ville , qui comptait plus de soixante mille des nôtres . J' étais avocat de ma profession , j' avais aussi une femme que j' aimais profondément , j' avais deux enfants , un garçonnet de treize ans et une fillette de onze ans . Ma mère aussi habitait chez moi . Eh bien , tous sont morts dans le ghetto de Lwow , en Galicie orientale .

« Lorsque le lendemain ils me conduisirent au camp pour expliquer mon absence , la grande place était pleine de cadavres horriblement mutilés . Toute la journée j' ai cherché à reconnaître les corps de ma femme et de ma mère , mais je ne les ai pas trouvés . J' étais au bout de mes forces , mais je continuai à chercher durant toute la nuit parmi les cadavres qui restaient encore là .

« Je tombai enfin complètement épuisé à côté du corps d' un jeune garçon qui paraissait être le mien . En fait , je n' avais reconnu que son livre de lycée : L' Histoire de la Pologne , que je lui avais acheté . Les corps étaient terriblement défigurés et entassés les uns sur les autres . Il faisait noir . Je restai là avec ce corps dans mes bras , plus mort que vivant . Mais je ne devais pas avoir cette certitude que je cherchais . Ceux qui étaient chargés d' enterrer les morts me l' arrachèrent des mains et le jetèrent sur un gros camion . Lorsque le jour revint , la place était vide et le vent couvrait de poussière et de boue les flaques de sang noir .

« Je me suis demandé souvent pourquoi je n' étais pas mort , moi aussi , puisque tout ceux que j' avais aimés ne sont plus de ce monde . Je ne suis pas un lâche ni un égoïste . Tout ce que j' avais de plus cher m' a été arraché . Mais sans cesse je pense à cette nuit horrible durant laquelle je cherchais en vain une certitude . Comme du fond d' un abîme , une voix monte en moi et me dit qu' ils ne sont peut-être pas tous morts .

« Qui sait ? Voilà pourquoi vous me voyez encore parmi les vivants . Pourtant je sais que je me trompe . Même s' ils sont morts , je n' aurai jamais une certitude absolue ; mais je continue tout de même à espérer . Vous pouvez vous rendre compte , combien peu il faut à l' homme pour vivre et pour espérer . »

Les jours se suivaient à nouveau avec leur cortège de tristesse et de souffrances habituelles .

Un transport de Hollandais arriva , mais tous moururent par dizaines après quelques jours de présence dans cette vie atroce sans lendemain .

Un jour un bruit se répandit dans le bloc . Difficile de savoir d' où il venait , et sur quelle base il reposait . Finalement un Stubedienst voulut bien nous confier qu' un sous-officier SS avait dit ceci :

« Les fours crématoires seront éteints et ne se rallumeront plus . S' ils veulent encore brûler des gens , que Himmler lui-même se dérange pour le faire . Moi , je ne le ferai plus . »

Et les hommes répétaient cela comme un nouvel évangile et discutaient des heures entières sur les motifs possibles de cette nouvelle .

Celui qui s' attardait un peu le soir derrière le bloc pouvait voir au loin les flammes s' élever à des dizaines de mètres de hauteur . Ce feu incendiait les nuages , qui brûlaient comme une aurore lugubre

Dans ces formes de nuages , que le vent chassait , on pouvait retrouver toutes les visions de l' enfer , toutes les images de l' Apocalypse ancienne que le raffinement et la barbarie modernes réduisaient à un petit jeu . Des bêtes à la face humaine avaient envahi la terre . Les prêtres des cultes sanguinaires n' étaient plus quelques individus élus , mais des chars et des légions innombrables . Un bouc émissaire ne remplaçait plus la victime humaine , au contraire , des hommes par dizaines de milliers étaient immolés à la gloire des Molochs insatiables .

À l' échelle de la destruction des rats et au nombre négligeable de la vermine , on s' en prenait aux communautés humaines . Des villages , des bourgs et des capitales furent écrasés comme des fourmilières . Des peuples entiers furent précipités dans les abîmes . Qui pourrait dénombrer les victimes ? Qui pourrait montrer au monde la face véritable du crime , sa monstruosité et son immensité ?

Il faudrait que le prophète se multipliât à l' infini pour opérer le miracle de la vallée des os desséchés

Mais les prophètes de la résurrection sont morts . Il n' y a plus que des prêtres du martyre et de la destruction ! À la place des autels où la victime était immolée , ce sont maintenant des usines entières qui consument des milliers d' hommes par jour . À la place de la pierre sacrée d' autrefois , ce sont des cratères qui crachent le feu et la fumée , comme des volcans en éruption .

Regarde , homme , à quoi ta soif de sang t' a conduit ! Des trous profonds se sont remplis comme des mares et des étangs . Mais le sang coule encore , les mares et les étangs débordent . Les cours se joignent et se mêlent , et le sang coule toujours . Un fleuve se forme , charriant le sang comme une lave brûlante lourde et noire . Un fleuve immense de sang humain coule et submerge contrées et pays .

La terre entière brûle et fume , comme un immense enfer . La lave noire coule toujours , tout est plein de sang , tout est emporté par son cours puissant . Le ciel tout entier est embrasé et flambe . Il n' y a plus d' hommes , ils sont submergés . Il n' y a plus de bêtes qui vivent . Elles ont été inondées . Les oiseaux sont morts , emportés et brûlés . Il n' y a plus rien qu' un immense enfer qui brûlera et flambera jusqu' à la fin des siècles

L' homme ouvre ses yeux endoloris et voit toujours les cheminées qui flambent . Il fait jour et les hommes vivants condamnés à la mort montent lentement vers l' enfer .

– Les hommes marchent en silence , comme un troupeau de bœufs . Tous sont muets , pas un cri , pas une plainte .

– On entend à peine quelquefois un « oh » lourd et étouffé , quelquefois le murmure d' une prière .

– Seuls les enfants pleurent et crient à l' aspect de l' enfer et n' y entrent guère sans heurts ni coups .

– Ah , mais les femmes et les mères surtout crient et hurlent devant les âtres noirs !

– Elles crient et hurlent plus fort pour leurs enfants que pour elles-mêmes . N' est -ce pas elles qui donnent la vie ?

– Comment accepteraient -elles la mort ?

– Parmi toutes les femmes et toutes les mères , il y en eut une qui se distingua particulièrement . C' est elle qui tua Schillinger , le plus noir bourreau de ce camp .

– Comment , une femme et mère !

– Oui , il y a deux mois à peu près . Un convoi de femmes arriva . « Toutes pour le bois de bouleaux ! » dit Schillinger qui commandait . En rangs par cinq , toutes furent mises en route encadrées par des SS . Elles arrivèrent au bois et des craintes sombres les assaillirent . Les SS tentèrent de leur arracher bagues et montres , colliers et boucles d' oreilles . Dans le noir de la nuit , ils voulurent les dépouiller de gré ou de force . « Donne -moi ta montre , parce que l' autre te l' arrachera . » Elles refusèrent de se déshabiller , ce bain ne leur disait rien de bon . Les SS aidés des détenus commencèrent à les pousser dans la chambre à gaz . Elles résistaient et poussaient des hurlements terrifiants .

Le chef de groupe Schillinger avisa une belle jeune femme avec un enfant et essaya de la mettre à part , probablement pour abuser d' elle avant de la tuer . Un désordre épouvantable régnait dans la pièce . Une chasse à l' homme s' établit , plus effrayante que dans une cage de fauves . On battait , on fouettait , on assommait à coups de crosse et à coups de trique . Schillinger arracha l' enfant à sa mère qui se défendit âprement et , dans la lutte , elle lui enleva son revolver . La brute , sentant le danger , jeta l' enfant , voulut sauter sur la mère pour la désarmer . Celle -ci l' abattit à bout portant , mais n' arriva plus à se tuer elle-même . On l' assomma à coups de gourdin et à coups de feu , ainsi que ses malheureuses compagnes . Les SS ont encore maintenant un frisson dans le dos , lorsqu' ils se rappellent cette nuit

– Non . On sait seulement qu' elle s' appelait Olga . Les uns disent qu' elle était allemande , les autres qu' elle était française . Mais rien n' est certain , puisque toutes sont mortes .

– Les hommes n' ont jamais essayé de se venger de leurs bourreaux ? Est -ce possible ?

– Puisque je te le dis . Ils marchent en silence . Rares sont ceux qui protestent . Il y a eu quelques tentatives de révolte et quelques essais de fuite collective , mais tout a été réprimé avec une telle rage que le commando en entier fut exterminé . Moi , comme vieux détenu , je suis sûr que je ne me laisserais pas gazer comme cela . Si je n' arrive pas à en abattre un , je préfère au moins leur coûter une balle .

– Ah , c' est mieux que le gaz ?

– Je ne sais pas . Je ne veux pas mourir asphyxié , comme un rat ou un ver . Et toi , alors , tu diras rien , non plus ?

– Que sais -je ? Je sais seulement que je ne veux pas mourir . Mais , lorsqu' il le faut , qui peut dire si le silence n' est pas encore le plus digne et le plus grand . Les hommes vont comme les bêtes à l' abattoir . C' est la non-résistance au crime .

À quoi leur servirait cette résistance , puisque tout secours est impossible , puisqu'on les a oubliés , ou encore on les envoyés délibérément à la mort . Lorsque quelques-uns se sont élevés contre le crime et ont essayé de lutter , on leur a opposé une non-intervention contre le crime .

Et le forfait s' est installé dans la loi , et le sang a coulé dans le silence , comme coule l' eau .

On tuait et on torturait par milliers et par dizaines de milliers , mais personne ne le voyait , personne ne l' entendait .

– Vous n' entendiez pas les hurlements de la mort ? Vous n' entendiez pas les appels au secours ?

– Non , ce n' est pas ici . Ce doit être un écho de discorde chez le voisin .

– Taisez -vous ! Tais -toi ! Puisqu'on ne te touche pas , toi . Ah , les autres , ce n' est pas toi ! Ils ont certainement quelque méfait sur la conscience , pour en arriver là . Toi , tu n' as rien fait , donc tu n' as rien fait à craindre .

– Eux non plus n' ont rien fait . Leur crime est de vouloir vivre . Moi aussi , je veux vivre . Ensemble , nous pouvons nous opposer au crime ! Ensemble , nous pouvoir nous porter secours les uns aux autres !

– Voyons ! Mais nous risquons la guerre , si nous ne nous taisons pas !

– Et la honte ne t' étrangle pas de voir que l' on tue le voisin et de ne rien faire ? Et si demain on s' en prenait à toi , qui veux -tu appeler au secours ?

Et le crime continuait , plus insolent , plus crapuleux que jamais . L' un était tué aujourd'hui , l' autre le jour suivant . Les deux ensembles pouvaient s' opposer au crime , mais l' art consistait justement à ne pas les laisser ensemble .

Un à un , des peuples entiers disparaissaient comme des individus isolés , mais on feignait de l' ignorer . Le criminel se promenait sur l' avenue , tout dégouttant encore de sang . Mais , au lieu de le punir , on cherchait à le flatter et à s' assurer ainsi son amitié , comme si un criminel avait des sentiments , comme si le criminel pouvait s' associer à autre chose qu' au crime .

Le jour fatidique sonnait enfin et l' on succombait à son tour dans la honte et le mépris

Qui pouvait -on appeler au secours maintenant qu' on était devenu chacal à soi-même ? Pouvait -on implorer la pitié de l' assassin ?

C' est ainsi que mouraient des peuples , c' est ainsi que mouraient des dizaines de milliers . Les braves mouraient et les peureux mouraient aussi . Les uns se défendaient avec l' énergie du désespoir , les autres ne se défendaient même pas . Les uns mouraient comme des soldats , les autres succombaient comme des saints , mais tous comme des martyrs . Tous étaient innocents , et tous étaient coupables . Coupables surtout devant les bourreaux d' avoir voulu vivre , d' avoir tenté d' empêcher le crime de s' accomplir , d' avoir dénoncé le crime au monde et d' avoir désigné le criminel .

Ils mouraient aussi pour avoir lutté tant qu' ils le pouvaient et quand ils le pouvaient encore . Maintenant ils ne pouvaient plus rien et marchaient vers la mort en silence .

– Qui veut lutter encore , qu' il se désigne ! Qui veut souffrir encore , qu' il lève le bras ! Qui veut prendre la couronne d' épines , qu' il le dise !

Mais tous marchaient en silence , personne ne dit rien

La mort est -elle préférable à la souffrance ? La mort est -elle plus grande que la souffrance ? Qui pourrait le dire ici , où souffrance et mort marchent ensemble comme deux sœurs inséparables . Même le sentiment de vengeance n' effleure plus le cœur de celui que la mort a touché de ses mains glacées . Elle appartient à celui qui assiste à ce spectacle et ne peut rien . Elle soulève celui qui voit la marche des martyrs qui vont vers la mort . Celui qui survit peut seul se souvenir , celui qui vit encore peut seul ne pas oublier .

Hommes , frères , regardez ! Où est la limite de la vie et où commence la mort ? Tous acceptent la mort et tous refusent la souffrance

Ah ! ils disent encore : Ah , hommes , que la vie est belle ! Combien voudrions -nous la vivre encore ! Combien toutes les choses sont charmantes pour les yeux , combien plus charmantes encore pour les nôtres qui vont se fermer bientôt ! Oh , frères , que le soleil est admirable ! Combien l' aspect seul des champs peut captiver nos regards ! Nos yeux sont faits pour la lumière et elle leur fait tant de bien !

Combien nos cœurs sont joyeux d' éprouver quelque chose : voir la vie , voir un homme , un brin d' herbe ou un peu de sable . Combien grande est la joie de voir un enfant sourire , de voir des fleurs s' épanouir et de marcher sur une route qui peut conduire vers la liberté !

Nous avons créé de la joie , nous nous sommes fait des amis , nous avons des êtres chers qui nous aiment et que nous aimons . Nous avons des parents et des frères qui attendent inquiets notre retour . Oh , combien la vie peut être admirable et belle !

Nous ne demandons plus rien maintenant .

Ah ! vivre encore , subsister encore un petit instant , garder les yeux ouverts sur la vie qui est en nous , pour nous et autour de nous , qui est si belle , si charmante , si inoubliable

Nous marchons vers la mort .

Que ce chemin est dur et pénible ! Combien est cruel d' arracher de son cœur tous les fils qui nous relient à ce monde ! Combien ce monde avait -il besoin de nous et nous de lui . Pourquoi le détruire , et combien est terrible sa destruction . Combien de souffrances dans chacun de ses abandons ! Combien est -ce atroce de vivre encore sa mort ? Vivre sa mort !

Voilà , homme , voilà , frère , ce qui est le plus pénible , et voilà pourquoi nous marchons en silence

L' industrie de la mort continuait à prospérer . Elle allait prendre des proportions monstrueuses et colossales .

Les hommes travaillaient à l' agrandissement du camp . La ligne du chemin de fer fut prolongée jusqu' à la porte des fours . Deux grands fossés furent creusés dans le terrain à côté des usines de mort et entourés de cloisons de branches . Des équipes nouvelles furent embauchées . Des gaz nouveaux furent expérimentés , des commissions vinrent encore inspecter le travail et calculer le rendement .

Le camp vivait dans un cauchemar . Qu' allait -il se passer ?

L' attente ne fut pas longue . Les nazis venaient de mettre leurs pattes sanglantes sur la Hongrie et l' Ordre nouveau y régnait dans toute sa terreur . Des trains bondés de milliers de personnes arrivèrent de Transylvanie , du nord , de la plaine , de partout

Dès l' arrivée d' un train au camp , des SS l' entouraient des deux côtés , déplombaient les wagons et les vidaient de leur contenu humain . Tous les biens : vêtements , linges , outils , nourriture et literie , devaient être abandonnés là . Les hommes ouvraient des yeux effrayés sur la réalité d' un monde nouveau . Les cris de leurs maîtres SS les abasourdissaient et les effarouchaient . Comme un tas de feuilles mortes que le tourbillon balaie , les hommes se ramassaient sous la bise qui les secouaient . Hommes , femmes , enfants et vieillards furent rangés par cinq et durent défiler devant les chefs .

Le plus grand nombre fut dirigé tout droit vers la chambre à gaz , le reste vers le camp .

Des milliers de personnes attendaient devant les usines de mort que leur tour arrive . Les fours ne parvenaient plus à consumer tant de cadavres . Les hommes du commando spécial , ces travailleurs de la mort , n' avaient plus assez de bras pour charger et décharger tant de corps . Par voitures , chariots et brancards , ils les précipitaient dans les fossés , qui brûlaient comme des brasiers infernaux . Les flammes montaient à des hauteurs inimaginables . Ces fossés répandaient une chaleur terrible , suffocante , à dix mètres à la ronde . Les hommes étaient noirs de fumée et de feu , et sentaient la chair brûlée comme s' ils brûlaient eux-mêmes .

Ce commando spécial tournait autour des feux comme des bêtes sauvages que des SS pourchassaient sans répit . Ces hommes devenaient plus farouches que des fauves . Depuis le matin jusqu' au soir , les uns chassaient les condamnés vers les chambres à gaz et les autres charriaient les cadavres des chambres vers les fours et les fossés . Ils n' étaient plus des hommes , mais des bêtes fantastiques damnées au feu éternel . Ils n' avaient plus ni sentiment ni pensée . En quelques jours à peine , ils étaient tués pour le genre humain . Du matin au soir , ils étaient astreints à chasser des innocents vers le supplice et à les brûler ensuite . Comme de formidables baquets d' huile rance , une odeur suffocante de chair grésillante sortait des flammes . Ils respiraient cette odeur et vivaient dans cet enfer .

Pour les remplacer , ils s' en prirent aux nouveaux arrivés . Comble de cruauté et de sadisme , ce sont des Hongrois et des Grecs qui devaient brûler d' autres Hongrois et d' autres Grecs . Les frères allaient brûler leurs propres frères et les fils leurs parents . Jusqu' à quelle limite ces bourreaux savants ne poussaient -ils pas la folie des hommes ? L' instinct de conservation est plus fort que l' homme lui-même , plus fort que sa raison , plus fort que ses sentiments les plus intimes . Comme le loup au plus froid des hivers , l' homme peut pousser sa sauvagerie au paroxysme . Il est aveugle aux douleurs , sourd à tout appel , il tue sa conscience .

Jusqu' à quels extrêmes ses tortionnaires n' ont -ils pas éprouvé la résistance de leurs victimes ? Comme les dompteurs , ils forçaient ces animaux à danser sur la corde raide , ils les faisaient sauter à travers des cercles de feu . Si l' animal se cabrait ou se mettait à hurler , le dompteur le piquait de sa lance . Et s' il grognait encore et ouvrait sa gueule , il l' abattait froidement pour que les autres continuent la ronde infernale .

Mais la révolte grondait dans le troupeau excédé . Le massacre des Hongrois dépassait en étendue tout ce que le cerveau humain était capable de soupçonner . Le massacre journalier atteignait huit à dix mille hommes . Un jour , ce furent dix-huit mille êtres humains que ses assassins arrivèrent à gazer et à tuer . La fumée âcre de la chair brûlée enveloppait tout le camp comme un linceul . La vie ressemblait davantage à un cauchemar ou à une hallucination . Tout était si simple , et si extraordinaire , et si tragique

La révolte grondait dans le troupeau du commando spécial . Un jour , on vit un tigre grec empoigner à bras-le-corps son dompteur de nazi , le porter furieusement jusqu' à la fosse brûlante et se précipiter avec lui dans les flammes . Un autre jour , la voiture de cendres ramena deux SS tués . On sut que les deux détenus du commando spécial qui devaient décharger les cendres dans la Vistule avaient assommé ces gardiens avec leurs propres armes et s' étaient évadés en traversant le fleuve à la nage . Les dompteurs tremblèrent ce jour-là , mais des animaux de cette espèce étaient rares .

Les trains continuaient à stopper à proximité des usines . Des milliers d' hommes attendaient jour et nuit devant les chambres à gaz , les fossés et les fours brûlaient toujours des pyramides de cadavres . Les flammes montaient bien plus haut que les bouleaux . Tout était desséché et calciné alentour . Les feux des fossés ne s' arrêtaient qu' étouffés par des cendres . On procédait alors à un rapide nettoyage ; des bûches et des poutres étaient rangées au fond , arrosées d' essence et rallumées à nouveau . Et des cadavres par milliers furent encore jetés en pâture aux flammes .

Des scènes de sauvagerie extraordinaire se déroulaient comme des événements courants . Qui pouvait les empêcher ? Lorsque les enfants dans la frayeur de la mort sautaient des bennes à terre , les bourreaux les jetaient dans les flammes comme des paquets de bûches . Qui pouvait arrêter cette main de tortionnaire rattrapant à trois reprises un garçonnet qui , par un effort surhumain , réussit à sortir trois fois des flammes environnantes ? Ses cris bouleversants et ses yeux grandis d' horreur n' éveillèrent point un sentiment quelconque dans cette brute nazie qui le saisissait . Presque brûlant , ses mains collées de chair vivante qui s' en allait par lambeaux , elle le jeta comme une pierre dans cette mare flamboyante .

Un jour , un Hongrois reconnut sur un chariot le cadavre de sa sœur tenant dans ses bras convulsés un enfant accroché à son sein par ses petites mains . Il se jeta à terre en hurlant comme une bête blessée . Que pouvaient lui dire les autres ? Sans avoir fréquemment sous les yeux un pareil spectacle , ils savaient parfaitement que les camarades charriaient toute la journée des compatriotes , des parents de quelques-uns ou des amis . Les peines et les souffrances de ces hommes dépassaient les forces humaines . Ils étaient plus étonnés de ces longs sanglots que de ce qui arriva ensuite . Lorsque les SS vint le redresser à coups de botte , l' homme se leva brusquement , lui sauta à la gorge et la lui trancha à coups de dents . Il cria d' une voix qui n' avait rien d' humain :

– Oh , Sari ! Oh , Sari

Et il sauta dans les flammes .

Quel est le cœur de l' homme qui n' aurait pas été touché par les pleurs de ce père ? Désigné pour aller chercher la soupe au camp , il reconnut sa femme et ses deux enfants dans la file des gens attendant leur tour pour pénétrer dans les chambres à gaz . Il fondit en larmes à leur vue , se tordit les mains mais , inspiré par un sentiment compréhensible , ne dit rien aux siens sur leur destination .

– Papa , papa ! crièrent les enfants .

– Bela , où allons -nous ? demanda la femme .

– Un moment , chéris , je reviens toute suite , leur dit l' homme malheureux .

Il se précipita vers l' officier qui décidait la destinée des convois et le supplia de bien vouloir faire changer de groupe sa femme et ses enfants . Celui -ci le regarda froidement et ne parut pas avoir compris . L' homme répéta sa demande en suppliant d' accorder la vie aux siens en les laissant entrer dans le camp . L' officier rit à gros éclats et dit :

– Tu peux les accompagner , si tu veux .

Il fit signe aux SS qui l' entouraient :

– Chassez ce vilain chien qui aboie de trop !

Les portes s' ouvrent . Le convoi pénètre dans l' usine à mort et entre dans le hall de déshabillage précédant la chambre à gaz . L' homme , dans sa folie , court vers le chef du crématorium qui le connaît , étant du même service . Il lui fait la même demande et le supplie en pleurant d' épargner la vie à sa compagne et à ses enfants . Le SS reste sourd et aveugle . L' homme se jette à genoux , embrasse les mains de ce bourreau et le supplie d' avoir pitié de ses deux petits . Il se tord par terre en implorant le geste de ce bourreau , mais en vain .

– Ah ! cela , je peux le faire . Va avec eux !

Et l' homme rejoint les siens en courant .

Qui pourra dire les souffrances qu' infligèrent les nazis à ces hommes ? Qui pourra peindre la face hideuse du fascisme et ses cruautés envers ses adversaires ? Dans quelle tête monstrueuse pareils supplices avaient -ils pu naître et par quelles mains devaient -ils être exécutés ? Ni la Chine cruelle , ni l' Inde fanatique , ni Gengis Khan , ni aucun peuple primitif de la terre n' a procédé de cette façon atroce avec ses criminels de droit commun ou avec les profanateurs de choses sacrées . Le fascisme nazi dépassait la mesure logique , il atteignait à l' obsession d' une maison d' aliénés . Une haine morbide dépassant la sauvagerie des carnassiers l' aveuglait , le rendait inaccessible à aucun sentiment , dès qu' il s' agissait d' un adversaire quelconque de sa toute-puissance , Il faudrait parler aussi haut que le tonnerre avec des paroles de feu et d' éclair pour faire comprendre aux hommes l' abjection de ses crimes , la monstruosité de ses méfaits .

Tout jugement est limité par le temps et par l' espace , parce que la vue est limitée . On ne voit qu' une petite partie de ce qui se passe ici . Mais ailleurs , d' autres bourreaux procèdent à d' autres supplices avec d' autres victimes . Qui peut savoir combien de lieux de supplice existent à l' heure actuelle dans l' Europe occupée par les nazis ? Qui saurait jamais seulement le nombre de leurs victimes et qui saurait jamais résumer le poids de cette responsabilité immense ? Cette gangrène infecte le monde depuis plus de vingt ans . C' est maintenant que cette infection et cette virulence touchent à l' épidémie si catastrophique que les médecins se voient forcés d' y porter leur bistouri et leur scalpel . Quand arriveront -ils à guérir ce grand malade ?

Le cuisinier français du chef SS du crématorium nous raconte :

« Un jour , le voyant loquace après un dîner bien arrosé , je lui ai demandé s' il n' était pas dégoûté de ce travail : à tuer tant de milliers de gens innocents , comme ces Hongrois ou autres . Il m' a répondu ceci , mot pour mot :

« – Tant que je tue , je vis , moi . Que peuvent me faire des milliers ou même des millions d' hommes ? Ce n' est pas moi . Et moi , c' est ce qui importe le plus en ce monde . Quant à ma conscience , je ne fais qu' exécuter des ordres .

« – Et ceux qui les donnent , ces ordres ? je me risque encore à demander .

« – Ah , voilà où le chien est enterré ! qu' il répond . Ils sont certainement comme moi . Tant qu' ils tuent et font tuer , ils vivent . Voilà le principal .

« Pour tous les nazis ça doit être un peu pareil . Le jour qu' ils ne pourraient plus tuer , c' est eux-mêmes qui le seraient . Alors ?

– Combien de Hongrois ont -ils tués , le sait -on ? lui demandons -nous .

– Exactement , non . Regarde combien il y en a de vivants dans le camp . Lorsque tu le sauras , tu n' auras qu' à le multiplier par dix . Ils n' en laissent guère vivre plus de dix pour cent .

C' est donc à un chiffre de huit cent mille qu' atteignait le massacre . Après avoir dépouillé tous ces hommes , les nazis en tuaient les neuf dixièmes , puis ils dépouillaient même leurs cadavres . L' or se montait en tas , les dents pesaient des centaines de kilos , les pengoes

C' est la lente agonie des vivants qui commençait . Dans le camp des Tsiganes et à la quarantaine les hommes mouraient par dizaines après quelques jours de présence seulement . Ils ne pouvaient pas s' adapter à cette vie de camp , à ces conditions inhumaines , à la langue polonaise , ni aux atrocités des nazis . On leur avait dit qu' ils allaient travailler deux ou trois mois en Allemagne , qu' ils allaient être échangés contre des prisonniers allemands internés en Angleterre . Dès leur arrivée , on leur avait arraché trop d' êtres chers . Les Kapos leur faisaient faire les travaux les plus durs et les battaient à mort .

Leur désillusion fut trop grande : leur moral s' effondrait plus vite que leur corps . Nombreux étaient ceux qui se suicidaient . Ils sortaient la nuit en chemise et s' accrochaient dans leur désespoir aux barbelés électrifiés . Le matin , on les voyait debout dans la position d' un homme qui parlerait à quelqu'un se tenant de l' autre côté . Même après l' arrêt du courant , ils gardaient cette position de plaideurs de la liberté devant l' immensité de l' abîme

Mais la misère des femmes hongroises était plus grande encore . Le « camp vide » en était rempli à craquer . Plus d' un millier dans une baraque , elles dormaient à même la terre ou sur des planches nues . Elles n' avaient pas de vêtements . Presque toutes portaient une unique camisole grise . Elles avaient les cheveux coupés à ras et marchaient nu-pieds .

Par des matinées froides et humides de ce pays inhumain , on les voyait dehors . Elles étaient chassées de leur bloc par leurs chefs et ces femmes SS hargneuses et sadiques . Quelquefois les commandos de travail les voyaient toutes rassemblées sur la grande place dans la position accroupie depuis l' aube jusqu' à la rentrée du soir . Elles tremblaient comme des feuilles mortes accrochées encore à l' arbre par un effort d' imagination . Elles étaient trop malheureuses et leur figure devenait aussi dure qu' un masque de pierre . Elles avaient l' air de pestiférées retranchées du monde vivant . Les malheureuses tombaient en syncope ou perdaient leurs entrailles . Quelquefois , un cri jaillissait de ce harem immense de pétrifiées comme un déchirement de la terre , mais ce n' était qu' une pauvre âme humaine qui disait sa détresse dans un dernier soupir

Au « Mexique » ( ensemble de baraques disséminées entre deux zones ) , l' extermination se déroulait de la même façon . Le rythme en était seulement plus rapide puisque les baraques n' avaient même pas de bat-flanc , ni de portes , ni de fenêtres . Les pauvres malheureuses n' avaient point d' eau et devaient apporter la nourriture du camp « C » jusqu' au leur . Par longues théories de quatre femmes , elles traînaient de lourds bouteillons , courbées comme des bêtes . Une femme SS les accompagnait munie d' une cravache . Elles tombaient à plusieurs reprises écrasées sous le poids et ébouillantaient de ce liquide brûlant leurs membres nus .

Les jours de pluie , ce camp se transformait en une véritable mare où il ne fallait pas se risquer à sortir . Il n' était pas rare de les voir marcher à quatre pattes dans cette glue infecte pour regagner l' intérieur . Pour se laver elles devaient se rendre à un trou profond au milieu du camp rempli d' une eau bourbeuse et fétide . Ce camp n' avait même pas de barbelés . Il n' était point gardé . Mais où et comment auraient -elles pu s' évader dans un état aussi lamentable ?

Au bout d' un certain temps , elles ressemblaient à des ombres qui passaient dans un monde n' ayant plus rien d' humain . Le typhus , des furoncles , des œdèmes épouvantables les exterminaient tout autant que la sélection . Celles qui survécurent malgré tout allèrent rejoindre leurs amies au camp « C » où d' autres ombres semblables erraient encore dans une désolation mortelle

Ainsi furent exterminés près d' un million de femmes et d' hommes hongrois , fiers de leur pays et l' aimant d' un amour profond , attachés à la vie , pouvant travailler et vivre encore longtemps dans la paix . Mais le fascisme allemand avait laissé tomber un jour sa patte sanguinaire sur ce petit pays et l' avait étranglé dans ses griffes

Cela a commencé au Truppen-Lazaret , hôpital que les SS faisaient construire dans le camp , à mi-chemin entre Birkenau et Auschwitz . Il allait être achevé , et des équipes de femmes nettoyaient parquets et fenêtres , pendant que des hommes aplanissaient le terrain , creusaient des abris , pavaient les routes .

Le camp n' était pas tranquille . Les évasions étaient nombreuses . Tous les jours on assistait à des pendaisons de fuyards . Cela n' empêchait point que le lendemain d' autres hommes tentaient encore de sortir de cet abattoir terrible . Le massacre des Hongrois continuait . Devant cette folie furieuse de la mort , que n' aurait pas fait l' homme en danger ? Il s' accrochait dans son désespoir à la moindre lueur comme un noyé à un sabre tranchant .

Les SS étaient dans tous leurs états . Ils voyaient des complots et des conspirations partout . Cela mettait en valeur leur rôle de bourreau . Ils craignaient surtout d' être envoyés en première ligne et attachaient plus d' importance à des faits qui n' en avaient point . Beaucoup se rendaient compte de leur situation sans issue , mais tous tuaient de peur d' être tués .

Le jour était maussade , une pluie fine forçait les équipes à se réfugier avec leur soupe à l' intérieur des baraques . Des conversations s' étaient engagées entre groupes . Si les hommes étaient malheureux , les femmes l' étaient encore davantage . Les éminences abusaient de cette situation et les forçaient à la prostitution . Un Kapo allemand , à qui des aberrations sexuelles commises sur des mortes et des vivantes à la Sauna avaient valu son déplacement , arriva dans un état d' ébriété , chassa tout le monde et voulut imposer sa souveraineté à coups de poing . Un des Polonais de notre commando lui résiste et une querelle éclate entre les deux hommes . Un Français intervient pour les séparer . C' est peine perdue ici , où l' Allemand croit posséder une chasse réservée . Les deux hommes se battent : le Polonais a une telle supériorité sur son adversaire qu' il met le Kapo dans un triste état . Il est couvert d' ecchymoses alors que le Polonais n' a pas une égratignure . Quelques hommes de son commando l' emportent et tout le monde retourne au travail .

On croit l' incident clos , mais hélas ! subitement , la nouvelle du débarquement se répand dans le camp et y éveille une joie extraordinaire . Les échos disent que le fameux mur de l' Atlantique s' est écroulé comme un rien devant la poussée formidable des libérateurs . Les hommes dans leur détresse les voient déjà chaussés de bottes de sept lieues , traversant monts et vaux et arrivant tout près des barbelés .

Le Kapo qui brûle de vengeance ameute les SS par son état . Tout dégrisé maintenant , il se perd dans des longues explications en désignant les Français et les Polonais ligués contre lui . Le chef de notre commando est absent et , le soir , après l' appel , les deux hommes sont emmenés au commando de représailles .

Toutes les éminences allemandes du camp sont rassemblées là . Le Kapo explique qu' à la faveur du débarquement , les Français et les Polonais veulent régler leur compte aux Allemands . Leur première victime , c' est lui . Le chef SS du rapport décide , pour commencer , de punir les deux hommes de vingt-cinq coups de bâton .

Le commando , composé de fortes têtes , de batailleurs , de voleurs , de fuyards repris et non pendus , est là , rassemblé dans la cour . On amène le bois de torture – espèce de gros tréteau . Le puni y est couché dessus , les pieds immobilisés dans une boîte . Un homme lui tient la tête entre ses deux bras . Deux hommes armés de grosses cannes attendent derrière lui pour le battre et un troisième compte les coups . En cette occasion , deux SS de forte taille et renommés pour leur main lourde sont désignés .

La punition commence .

– Un … Deux

Les coups s' abattent de plein fouet sur la chair comme de lourdes pattes de fauve qui s' accrochent avec leurs griffes . L' homme veut crier mais la respiration se coupe , les yeux sortent de la tête , le cœur s' arrête .

– Trois … Quatre

Les griffes s' enfoncent plus profondément dans la chair pour l' arracher toute vivante . Les aiguilles de la douleur fusent jusqu' à la moelle et la traversent . Les dents se serrent , les muscles se durcissent , les yeux se ferment .

– Cinq … Six

L' homme ne pense plus . Il écoute la douleur lui arracher deux lambeaux de chair . Le sang inonde sa tête comme une vague brûlante . L' homme veut crier à nouveau pour s' assurer qu' il n' est pas coupé en deux , mais un « oh ! » à peine perceptible sort de ses narines comme un souffle mugissant .

– Sept … Huit

L' homme écoute de tout son corps . Il voudrait porter la main pour arrêter le sang qui jaillit de la chair déchirée , mais non ! À quoi bon ? Il mesure seulement la douleur par rapport à la vie .

– Neuf … Dix

Ah , que ces bourreaux sont lents ! Frappez donc plus vite et aux mêmes endroits ! Oh , non ! La griffe s' abat sur un nouveau lambeau et l' arrache . Vous attendez que je crie ? Non . Je ne vous donnerai pas cette satisfaction . Je vis encore

– Onze … Douze … Treize … Quatorze

Les coups ne tombent plus , mais le gourdin en se levant emporte chaque fois un petit morceau de chair qui palpite . Celui de droite cingle plus fort que l' autre . Son crochet crie et casse … Quelle attente terrible ! Oh , que l' homme crierait pour se soulager , mais il serre les dents ! Quatorze … Pas de faiblesse ! Respirer , oh , pas possible !

– Quinze … Seize … Dix-sept … Dix-huit

L' homme ne sent plus la douleur . Il n' est plus qu' un morceau de chair qui palpite et attend les coups . Il résiste et sait qu' il vit . Il s' agit de respirer , de tenir . Ils peuvent frapper tant qu' ils veulent , il ne criera pas .

C' est le battu qui compte les coups avec son corps qui résiste , avec son cœur qui tremble , avec son sang qui se fige , avec sa tête qui résonne comme une cloche . Vingt et un … Vingt-deux . La cloche sonne toujours , ils veulent la briser de ces coups furieux , mais non . Vingt-trois ! sonne la cloche . Encore deux coups . Qu' ils frappent donc ces lâches qui sont forts maintenant ! Vingt-quatre , et … ah ! … Vingt-cinq ! … Voilà .

Avec toutes les forces qui lui restent , l' homme essaie de se mettre debout , de se redresser . Lentement il sort ses pieds de la boîte qui les emprisonnait , se tourne vers ses camarades , regarde en face ses bourreaux .

– Kniebeuge une demi-heure !

Il s' accroupit dans la douleur , sur ses pieds qui tremblent , les bras repliés sur le cou . Une chaleur envahit tout le corps comme si on était assis sur du feu . Et pourtant un tremblement s' est saisi de lui et le secoue . Il a froid et claque des dents . Tout son corps frissonne et toute sa volonté tendue pour rester immobile ne fait qu' accentuer ses frissons . L' homme tremble comme une corde à laquelle le diable viendrait de toucher de ses doigts crochus . Il tremble violemment , secoué par la tempête et assis sur des charbons ardents .

Lentement l' orage passe . L' homme reprend ses forces , retrouve son équilibre . Il regarde ses camarades qui sourient . Voilà le don le plus précieux . Le reste n' a pas d' importance .

Les éminences sont parties . Le surveillant de la demi-heure s' approche et , regardant à droite et à gauche dit :

– Relevez -vous . Voulez -vous de la soupe , les braves ? Ça vous fera du bien .

Ici , ils savent déjà ce qui s' est passé . Ils nous disent que notre affaire est mauvaise parce que située sur un terrain politique , qu' il faut faire agir les camarades pour la ramener à son vrai jour . En attendant , il faut changer de vêtements , coudre les numéros et les taches rouges sur le veston et le pantalon , et avoir une place au bloc . Nous tenons difficilement debout et marchons avec peine . Il faut hâter car le gong va sonner et le bloc sera plongé dans l' obscurité . Se coucher est un problème douloureux . Impossible de s' allonger sur le dos ou sur les côtés . Tout contact brûle comme le feu . On trouve un peu de repos couché sur le ventre . La nuit passe dans la souffrance , et la révolte cuit le cœur plus fortement que les plaies ne cuisent les membres .

Le matin , nouvel appel du commando disciplinaire . Les portes de ce lieu de réclusion s' ouvrent dès le second coup de gong , et le SK conduit par son chef SS quitte le camp le premier . Il est entouré de nombreux SS et de chiens .

Lorsque le commando atteint le lieu du travail , un terrain situé bien loin du camp , il est compté à nouveau scrupuleusement . Puis les Kapos , chefs d' équipe , tous allemands , sortent des rangs . Alors le chef du commando appelle :

– Que tous les nouveaux sortent du rang !

Quatre hommes se présentent . Le premier est le Français .

– Pourquoi es -tu au SK ? demande le SS en le regardant de ses yeux verts .

– Je ne le sais pas .

Un formidable coup de poing dans la mâchoire envoie l' homme à terre .

– Komm her ! Viens ici ! ordonne la brute .

– Pourquoi es -tu dans le SK ?

– Je ne le sais pas .

Un deuxième coup , assené dans la mâchoire droite , le renverse comme un arbre . L' homme voit rouge , la tête lui tourne sur les épaules . Mais l' ordre clame à nouveau :

– Komm her ! Pourquoi es -tu dans le SK ?

Comme la réponse est invariable , un autre coup dans la mâchoire fait rouler l' homme sur le terrain . La brute ne lui laisse pas une seconde pour revenir à lui que l' ordre gronde déjà : « Komm her ! » , et que le poing tendu frappe avec une régularité de marteau-pilon . L' homme se dresse toujours , ses yeux voient à peine , ses oreilles bourdonnent et saignent , sa bouche crache le sang , mais la réponse demeure la même . Encore un coup et l' homme ne se relève plus . Le monde s' est évanoui à ses yeux , il s' est perdu dans un fracas épouvantable . La terre s' est fendue sous ses pas et l' aspire dans un abîme noir . Il tombe sans arrêt d' un escalier sans limite et heurte de sa tête tous les paliers . Voilà l' eau qui le happe enfin et le couvre . Cette immersion glaciale le ramène à lui . Un camarade l' aide et se redresser et à regagner le rang . Il voit le SS commencer le même jeu avec le Polonais . Bien que celui -ci donne pour raison de sa présence au SK la bataille avec le Kapo , les coups le frappent jusqu' au knock-out .

Les deux autres nouveaux sont des Russes , envoyés dans le SK pour un vol de pain commis sur la voiture du magasin . Ils en sont quittes chacun avec un seul coup . Le Kommandoführer du SK lui-même commence -t-il à craindre les Russes ?

Les hommes peuvent se mettre au travail .

Il s' agit de creuser un ravin profond . À chaque couple d' hommes le travail est désigné par des cales fichées en terre . Ils doivent déplacer dans la journée douze mètres cubes . Une punition les attend le soir si la tâche n' est pas terminée . Les Kapos et les chefs d' équipe surveillent avec des gourdins .

Nous nous mettons à l' ouvrage comme des somnambules marchant sur un toit incliné . Nous tombons à chaque effort . La tête est remplie de bourdonnements , tous les membres sont endoloris et soupirent . La pâleur de l' un indique à l' autre son propre aspect . Une incertitude plane sur l' homme et l' inquiète profondément . Il a l' estomac creux qui crie comme un sauvage . Mais les chiens aboient au-dessus et leur gueule est pleine de bave .

Le camarade déroule sa veste et nous mangeons le pain touché hier que nous ne pouvions pas absorber après la punition . Cela nous fait quelque bien . Il faut l' absorber sans relâcher l' ouvrage . Dans cet abrutis-sement complet , seules comptent la force et la résistance . On arrive à cette conviction triste que l' homme peut supporter n' importe quelle peine et affronter n' importe quelle tâche à condition de se nourrir convenablement . Mais les coups le tuent .

Tout s' use dans cette lutte inégale où ne demeure que l' homme primitif . Toute la culture se réduit à quelques gestes élémentaires , toute la pensée à quelques vagues étincelles qui brillent parfois dans les ténèbres profondes . Mais , dans la nudité et l' avilissement général , un geste et une pensée suffisent pour marquer l' homme véritable . Il y a trop de requins , trop de loups et encore bien plus de chacals dans cette jungle que les nazis cultivent ici .

– Fais attention qu' ils ne s' évadent pas !

– Sois tranquille , répond le SS . Je connais mon service . Je leur montrerai que l' invasion de l' Europe a commencé !

Il emmène les deux hommes dans un champ désert . Derrière un buisson , il retrouve sa bicyclette . Il sort aussi de ce buisson une pelle de tranchée . Armé de cet outil , il leur ordonne de se baisser et les frappe de toutes ses forces jusqu' à ce qu' ils tombent , brisés .

– Voilà le commencement de l' invasion . Bientôt , ce sera la mort . En avant , les mutins , et prenez chacun un côté de guidon .

D' où connais -je cette brute ? Je ne me souviens pas , mais je la connais . Ah , oui ! c' est lui qui a tué deux hommes et avait des mains et des bottes éclaboussées de sang . Plus de doute , c' est lui .

Un homme répare une veste devant le bloc , c' est un tailleur . Son jeune fils est à côté de lui . Un SS passe sur la grande rue . L' homme plongé dans le travail ne l' aperçoit pas : il ne lève pas sa casquette , ne se met pas au garde-à -vous , comme c' est la règle au camp . Mais le nazi l' a remarqué , il est déjà devant lui . Il donne le gourdin au jeune homme en lui intimant l' ordre de corriger son père . Le garçon baisse les yeux . Au lieu de s' exécuter , il prie le nazi avec des sanglots de pardonner à son père qui était plongé dans le travail pour gagner un petit morceau de pain . Il ajoute aussi qu' il est défendu de lever la main sur son père . Le nazi , dépité , passe alors le gourdin au père avec l' ordre de punir ce jeune effronté qui n' obéit pas au maître . L' homme pleure , lui aussi , en disant :

– Il est orphelin , Monsieur , plus de mère , plus personne . Jamais de ma vie je n' ai battu mon enfant .

Le nazi , furieux , arrache le gourdin des mains de l' homme tremblant et tue tous les deux avec , le père et le fils .

Nous marchons pliés en deux et chaque pas est une souffrance indicible . Le bourreau marche derrière nous . Nous sommes trop malheureux pour nous regarder . « Où nous conduit -il ? » , nous demandons -nous dans l' angoisse qui nous étreint . Nous sommes si meurtris que la mort nous semble bienvenue pour achever une bonne fois cette souffrance infinie .

Mais il faut encore marcher . Par des ravins et des chemins impossibles nous aboutissons à l' extrémité du camp . Nous voyons apparaître les cheminées des fours qui fument leurs serpents noirs et les fossés qui crachent le feu infernal . Nous approchons maintenant des grands paravents de bois derrière lesquels les SS exécutent leurs victimes à coups de mitraillette . Le chemin passe entre les deux fossés et nous avons l' impression de traverser un brasier . Le cœur s' agite un moment , l' homme se dit : « Voilà où la chanson se terminera . Ce n' était vraiment pas la peine de faire tant de détours pour arriver finalement ici . »

Notre guide ne nous donne pas l' ordre d' entrer et nous passons . Nous arrivons au camp de Tsiganes ; il nous fait arrêter . C' est là que se trouve la « section politique » .

Nous nous adossons au mur pour ne pas tomber . Il n' y a plus rien en nous qu' une immense lassitude . Nous n' aspirons plus à rien qu' au repos , fût -il même celui de la mort . Notre capacité même de souffrance est épuisée . Pourquoi continuer encore ? Nous sommes déjà pareils à cette loque usée jusqu' à la trame que les pas lourds du destin ont tellement écrasée qu' elle se confond avec la terre .

– Nous n' avons pas de complices .

– Vingt-cinq coups pour les faire parler !

On nous reconduit au camp , au bloc onze , et la peine est administrée avec le même cérémonial que la veille .

Mais la réaction n' est plus la même . Un rouleau compresseur est passé encore sur ces chiffres mêlés à la poussière de la route . Nos corps sont plongés dans la douleur comme des éponges dans l' eau . Nous ne remuons plus qu' au gré des vagues . Ah ! quel remous plus fort nous détachera enfin de notre racine éphémère ? Tout est souffrance : le moindre mouvement nous fait défaillir . À bien des reprises nous nous demandons si nous sommes déjà morts ou si nous vivons encore

Le même traitement continue pendant six longues journées . Lorsque les camarades viennent nous chercher pour nous ramener au camp « libre » , ils ne nous reconnaissent plus et sont forcés de nous porter .

Comble d' ironie et de cynisme , l' infirmerie ne peut pas reconnaître l' homme malade ni soigner ses plaies parce qu' elles résultent des coups nazis .

C' est donc en cachette qu' il nous faut retourner à la vie après cette excursion dans un autre monde . Mais durant plus de six mois nous portons les traces des coups et des caillots de sang comme souvenir de ce rendez-vous avec la mort .

Mais nous savions que la libération de la France avait commencé .

Ainsi , nous commencions à vivre davantage avec les événements . Qui pourrait oublier le jour où nous apprîmes les premières batailles dans les Beskides

Qui pourrait oublier la mort des Tchèques qui survint à la même époque ? Six mois exactement après leur arrivée au camp , ces hommes , femmes , enfants et vieillards que nous avons vus entrer en hiver avec un traitement de faveur furent asphyxiés en une nuit

Qui pourrait oublier le jour de l' attentat contre Hitler

– À quoi bon cette victoire que nos yeux ne verront jamais ?

– À quoi bon garder des yeux qui ne doivent voir que la mort ?

Les yeux mêmes des camarades écrasés sous les décombres du commando « Union » disaient : « Venez nombreux , camarades , bombardez , ruinez , renversez cet édifice de mort au plus vite ! Soyez les bienvenus , chevaliers de la liberté , même si vos chars doivent nous écraser sous leurs roues . » Avec quel dédain de la mort les fuyards repris n' allaient -ils pas au lieu de supplice ? Tout en eux disait aux bourreaux :

« Qu' importe notre petite vie à nous que vous nous prenez aujourd'hui ? Demain nos frères vous écraseront sous leurs pas qui grondent au loin . »

Qui pourrait oublier la révolte de Varsovie ?

Qui pourrait oublier la joie , à la percée d' Avranches , après notre longue attente , les yeux fixés sur Caen et Saint-Lô

Si durant la journée la réalité de cette vie écrasait les hommes , ne leur laissant point le loisir de penser , de quels charmes les rêves d' alors ne se paraient -ils pas ? L' évasion était si facile , le retour au pays si rapide . Les SS disparaissaient comme par enchantement , les fils barbelés tombaient comme des toiles d' araignée . Les routes étaient libres et d' accès facile . Les chaussures qu' on portait aux pieds étaient des bottes de sept lieues . Elles avaient des ailes puissantes , franchissaient des rivières d' un coup , traversaient des montagnes d' un bond , bravaient toutes les difficultés , tant elles avaient hâte d' arriver . Lorsque ces pauvres pieds se sentaient posés sur le sol natal , tout était presque résolu . Mais le réveil amer était toujours provoqué par l' intervention terrifiante des SS .

Les nazis savaient que leurs jours étaient comptés . Leur fureur sanglante s' en trouvait accrue . C' est en tuant qu' ils prouvaient à eux-mêmes qu' ils vivaient encore . Il leur importait peu que les soldats de la liberté parviennent à leurs frontières . Ils continuaient leurs œuvres jusqu' au bout .

Aveugles étaient ceux qui croyaient encore avoir affaire à des joueurs réguliers et normaux . Ce n' étaient que des gangsters . La maison avait beau être cernée de tous côtés , ils continuaient quand même à tirer jusqu' à la dernière cartouche et à tuer ceux qui ne voulaient plus tirer . À plus forte raison , à tuer leurs otages , qui leur pesaient comme des boulets aux pieds . Il s' agissait pour eux de faire payer au plus cher leur propre peau . Mais , même couverts de sang , ils n' effrayaient plus . Toute leur terreur était tournée contre nous . Nous savions ce qui nous attendait , nous ne pouvions qu' attendre tranquillement la mort

Avec un jeune Polonais qui l' aimait , elle s' était évadée . Ils furent repris . L' homme fut pendu : il mourut bravement en criant sous la potence : « Vive la Pologne ! » Mais la jeune fille ne fut pas pendue . Elle osa dire la vérité à la face des nazis :

– Vous êtes des assassins . L' heure de votre châtiment a sonné . Vous aurez beau tuer et brûler aujourd'hui , demain c' est vous qui serez tués et brûlés . L' Armée rouge approche . Vive la liberté ! À bas le fascisme sanguinaire !

Elle gifla le chef et elle s' ouvrit les veines à l' aide d' un morceau de lame de rasoir . Les nazis écumaient de rage et brûlaient de se venger . Ils arrêtèrent l' hémorragie et la soignèrent malgré elle . Lorsqu' elle fut guérie , ils l' emmenèrent au crématorium , baissèrent les flammes d' un four , et toute vivante la brûlèrent sur un petit feu . Ses souffrances étaient au-dessus des forces humaines , mais son courage et son héroïsme devant la mort les dépassèrent encore . Toute nue et consciente du martyre qui l' attendait , elle clama à la face des bourreaux :

– Qu' importe ma mort maintenant , je me savais condamnée depuis toujours . Mais demain c' est vous qui brûlerez sur ces feux . Vous êtes des menteurs et votre ordre nouveau est crime et sang . Vous êtes des voleurs et tout ce que vous possédez est vol et pillage . Vous êtes assassins et vous crèverez comme des bandits . Je vous méprise , vils assassins , et je méprise vos tortures . Vive la liberté !

Les SS avaient beau regarder les convulsions de leur victime , sa voix les fouettait plus fortement que les soufflets de feu . C' est la tête baissée qu' ils s' éloignèrent de ce spectacle , chassés par la voix qui frappait comme le destin et la mort

Nul n' oubliera les jours de septembre et l' affolement qui passa alors sur l' Allemagne . Nous sentions nos libérateurs arrivés aux portes du repaire à bandits , et dans un prestigieux élan , tout emporter devant eux . Les quelques jours d' attente nous parurent insupportables . Mais les fascistes avaient eu le temps de respirer et la première bataille du Rhin allait commencer .

Ici , le meurtre ne cessa pas un instant . Jour et nuit des convois arrivaient de tous côtés pour aller tout droit vers les chambres à gaz . Des sélections massives opérées dans tous les camps des environs alimentaient les fours jour et nuit . Le grand Reich réalisait des économies sur la nourriture et les gardes en surnombre allaient colmater les percées du front .

L' entreprise de Birkenau travaillait à plein rendement . Les prisonniers de guerre évadés et repris , les survivants des camps évacués devant l' avance russe , les anciens ouvriers des usines maintenant occupées , les prisonniers politiques de tous les cachots et geôles polonaises , les malades évacués des hôpitaux ; tous venaient finir leur existence misérable dans les chambres d' asphyxie de Birkenau , et les flammes de leurs cadavres montaient dans le ciel noir en serpents de fumée .

Nul n' oubliera la révolte du commando spécial .

Ces travailleurs de la mort , ces hommes les plus damnés de la terre , ces bêtes de somme du plus effrayant purgatoire du monde , avaient atteint le fond de la détresse . Ils en avaient assez et de leur travail et de leur vie . Avec de l' or trouvé sur les morts , ils s' étaient procuré quelques armes , et des camarades par sympathie leur avaient fourni de la dynamite .

C' était le moment qu' avait choisi le commando spécial .

En plein jour , lorsque se firent entendre les sons longs et lugubres de la sirène , une explosion terrible secoua le camp . Comme nous cherchions vainement des avions , nous vîmes une fumée surprenante sortir du bois de bouleaux . Le commando spécial avait mis le feu au crématorium . Dans l' affolement qui s' ensuivit , ils tuèrent les trois gardes SS , coupèrent les barbelés et s' éparpillèrent dans la mêlée générale .

Mais , alors que tous les hommes couraient dans la direction du camp , ceux du commando spécial couraient en sens inverse . Lorsqu' ils arrivèrent à la grande chaîne de garde , toutes les mitrailleuses étaient braquées sur eux . Une fusillade éclata de tous côtés . Deux gardes furent encore blessés , mais le commando entier se brisa sur cette chaîne terrifiante .

Trois cents hommes moururent ce jour-là comme des héros , poussés par le désespoir dans une bataille perdue d' avance

Elle eut son écho jusqu' au camp d' Auschwitz dans le dépôt des poudres . Les enquêteurs cherchèrent la source des explosifs . Quatre femmes travaillaient au dépôt . Les SS en choisirent une , la plus faible , ils la soûlèrent d' eau-de-vie et des promesses les plus fallacieuses jusqu' à ce qu' elle trahît ses camarades . Le lendemain , dégrisée , elle s' aperçut clairement de l' horreur de son forfait . Il était trop tard . Toutes les quatre furent fusillées et moururent vaillamment .

Ainsi se termina le plus grand soulèvement qui se fût produit dans le camp . Bien organisés , les hommes avaient mal choisi le moment . Faite de nuit , cette révolte aurait pu avoir un résultat considérable . Mais , même ainsi , elle désorganisa pour longtemps la machine de mort des SS

Nous avions toujours cru qu' au moment critique les ordres ne seraient pas exécutés aussi fidèlement que l' exigeraient ceux qui les donnaient . Nous avions espéré qu' une rupture viendrait entre la tête et les bras . Ces prévisions commençaient à se vérifier . Il est certain qu' en haut lieu la liquidation totale des camps était ordonnée et exécutée suivant un plan précis . C' est aux entreprises nazies , que chaque camp alimentait , que les derniers survivants durent leur salut .

Entreprises de construction , de récupération , de transport , manufactures d' armes , tout en mobilisant un grand nombre de SS , demeuraient des entreprises privées et capitalistes . Les nazis qui travaillaient là ne tenaient point à affronter la guerre , les patrons non plus . Cela les aurait privés d' un apport financier considérable que l' armée leur fournissait . Ces entreprises voulaient travailler jusqu' à la dernière minute . C' est grâce à leur refus de se liquider , à leur refus de livrer leurs cadres pour le front , à leur appât du gain dans n' importe quelle condition et à la lassitude de plus en plus grande des hautes œuvres que des dizaines de milliers de déportés doivent leur vie .

Les armées de libération approchaient de tous côtés . Mais les entreprises avaient des plans de production grandioses et tenaient par tous les moyens à exécuter les marchés conclus .

Les survivants des camps continuaient donc à travailler et à mourir à la tâche . Les intendants continuaient à les affamer , les chambres à gaz et les fours continuaient à asphyxier et à brûler des hommes . La machine de mort tournait toujours . Ce n' est qu' au son du canon qu' elle ralentit sa marche et sous les feux des explosions qu' elle arrêta tout à fait . C' est ainsi que s' expliquent aussi les nombreux transferts de camp à camp durant les derniers mois .

Les changements brusques qui survinrent aux mois de septembre et octobre 1944 au camp de Birkenau-Auschwitz frappèrent tous les esprits .

Un jour on séparait les Juifs des Aryens pour exterminer les premiers , et le lendemain un contre-ordre les mélangeait de nouveau . Un jour les commandos de travail étaient composés uniquement de Juifs , et le lendemain d' autres ordres les dispersaient dans d' autres camps en toute hâte . Un matin , le plus fort commando de récupération , la DAW , comptant quinze cents hommes , devait partir aux environs de Berlin , mais le soir il fut transféré dans un camp tout proche et ne partit qu' en janvier 45 pour une tout autre destination .

Il est difficile de dire l' angoisse qui nous étreignait à chaque changement . Partout la mort rôdait , cherchant sa proie . Partout les hommes couraient comme des fous , cherchant à lui fausser le rendez-vous fatidique , mais la rencontraient ricanant en face d' eux au premier tournant .

C' est ainsi que nous quittâmes le camp de Birkenau au mois d' octobre .

C' est ainsi que nous partîmes , mille cinq cents hommes pour Stutthof , à côté de Dantzig

Nous étions heureux de sortir enfin de ce camp de mort , de ces visions hallucinantes des feux des fours et de l' odeur âcre de chair brûlée . Mais que savions -nous sur ce qui nous attendait au bout du voyage ? Le camp est situé dans un bois , son aspect extérieur et même intérieur est accueillant . Mais la mort y vit à côté des hommes comme une voisine respectable . Ce camp alimente une manufacture d' armes et un dépôt d' aviation . Il y est soi-disant interdit de battre , mais notre souvenir le plus marquant n' en est pas moins celui des coups .

Coups à trois heures du matin pour se lever , coups pour s' habiller au plus vite dans un désordre indescriptible , coups pour se laver , coups pour faire ses besoins , coups pour prendre en sortant du bloc une assiettée de breuvage pour quatre hommes , coups pour se ranger devant le bloc pour l' appel , coups pour aller travailler , coups pour travailler plus vite , coups encore pour avoir mangé une carotte ou un morceau de chou au cours du déchargement . Coups plus violents lors de la distribution de soupe , dehors , par tous les temps , coups pour se tenir continuellement ensemble comme un troupeau de bétail dans la boue , sous un ciel gris , coups encore pour l' appel du soir , coups terribles pour rentrer au bloc , coups pour enlever ses chaussures , coups pour compter les hommes qui pénétraient au dortoir , tenant d' une main leurs souliers et de l' autre le morceau de pain misérable sur lequel brillait un crachat de marmelade , coups enfin pour caser quinze cents hommes dans cent lits à trois étages où un faux mouvement des quatre occupants de l' étage supérieur faisait tomber les planches , la paillasse et les hommes sur ceux de l' étage inférieur .

Si les hommes commençaient à tomber malades , ce n' était pas de leur faute . Il n' existait pas d' infirmerie dans ce camp . Il fallait bien se porter ou mourir . Comme les hommes ne pouvaient pas supporter ce traitement , ils suivaient cette dernière issue .

Ce camp était d' une pauvreté extrême . Les hommes vendaient leurs vêtements et leurs chaussures pour un morceau de pain ou une louche de soupe . Sinon , on les leur volait ou on les prenait de force . On a vu un chef de bloc tuer un jeune homme pour prendre son pull-over .

Trois faits ont encore marqué le court séjour dans ce camp .

C' est là aussi que j' ai vu les restes d' une unité de SS qui avait refusé de combattre contre les Russes . Sur un régiment entier décimé et redécimé , cent trente hommes presque tous sous-officiers ont été internés à côté de nous .

C' est ici que j' ai vu pour la première fois un commando d' une taille extraordinaire . Plus de trois cents hommes émergeaient de la grisaille matinale comme des géants tombés sur une terre maudite . À les voir passer à côté de nous , nous croyions que c' étaient des hommes qui n' étaient pas nés d' une mère terrestre . C' étaient des Norvégiens .

Malgré tout , un nombre considérable de déportés politiques polonais y faisaient régner une atmosphère de solidarité plus grande qu' ailleurs .

Comme les Russes commençaient leur offensive sur la Prusse-Orientale et perçaient à Goldap

C' est ainsi que nous fûmes envoyés , au début de novembre , au camp de Natzweiler

Le convoi fut coupé en deux . Nous arrivâmes six cents au camp situé aux environs de Stuttgart . C' était un des hangars d' aviation construit tout autour de l' aéroport en ruines . Dès notre arrivée , nous apprîmes par des tracts que sur Strasbourg flottait à nouveau le drapeau de la liberté

Mais la mort nous accueillit là comme une vieille connaissance . À peine nourris au cours du voyage , nous trouvâmes un hangar immense et vide , sans eau , sans cuisine sans chauffage , sans couvertures . Il y avait des lits , où on pouvait se coucher et mourir . C' est ce que firent plusieurs hommes tout de suite . Ceux qui voulaient vivre devaient commencer par le commence-ment . Il fallait aller chercher sa pitance assez loin . Elle consistait en chou gelé et pommes de terre . Un trou de pluie fournissait l' eau . Il faisait nuit déjà lorsque les hommes reçurent cette nourriture pourrie , que des cochons n' auraient pas voulue .

Le pays était nu , vide , froid et mort . Tout était détruit , tout était en ruines , et ce qui restait était bombardé journellement . Les chantiers étaient loin , le camp glacé , la nourriture infecte , le travail accablant . Bien des fois , les hommes comme leurs gardes se demandèrent à quoi servait ce travail , pour qui , pourquoi , à quelle fin ? Personne ne pouvait répondre .

Les SS qui dirigeaient le camp n' en continuaient pas moins à chasser les détenus dès avant l' aube vers ce travail de mort . Certains vendaient leur conscience pour une assiette de soupe ou un morceau de pain . Ils battaient leurs frères de misère pour les faire travailler sans nourriture , sans sommeil , sans chaussures . En récompense , ils pouvaient rester dans le hangar , voler le pain des absents , écumer leur soupe et servir les SS mieux que les gardes allemands de la Luftwaffe

Les hommes mouraient nombreux . Au début , c' était un ou deux par jour , mais plus la misère s' approfon-dissait , plus nombreux étaient les mourants . Les médecins choisis parmi nous faisaient eux-mêmes le travail de fossoyeurs . Les commandos fondaient plus vite que la neige . Des six cents hommes à l' arrivée , nous n' étions plus bientôt que quatre cent cinquante .

Combien de camarades s' endormirent là pour toujours ? Combien de fois au coucher on disait « bonne nuit » à un camarade , et le lendemain au réveil le « bonjour » restait sans réponse ? On avait beau le secouer de toutes nos forces , il ne voulait plus rien attendre ni du travail ni de la misère . L ' appel de la liberté totale avait sonné plus fort que toutes les voix humaines . Combien de fois on disait « au revoir » le matin au camarade qui ne se sentait pas bien , et le soir on ne trouvait plus que son cadavre froid ? Mais chacun se sentait si faible lui-même qu' il ne demandait qu' un peu de repos .

Le monde était pour nous une imagination fuyante . La misère était si grande qu' elle dépassait tout . Un jour , les hommes affamés arrachèrent un os à un chien , qui se sauva , effrayé . Le lendemain , ils tuèrent le chien et le mangèrent à moitié cru en se battant pour chaque os comme des fauves . Un froid sauvage gelait les membres , une faim inhumaine tordait les entrailles . Heureux ceux qui trouvaient un trognon de chou oublié dans le champ neigeux , ou qui suçaient un glaçon de quelque ordure de cuisine .

L' homme était debout depuis trois heures du matin jusqu' à la nuit noire dans un pays désert , couvert de neige , comme le rescapé d' un cataclysme , seul , effroya-blement seul , sur une étendue nue et immense , les bras levés au ciel gris hurlant la misère et criant au secours pour ne pas mourir . Et s' il respirait encore , il lui fallait arracher des pierres gelées de ses mains raidies de froid , insensibles , demi-mortes , comme si elles n' étaient plus les siennes .

Garder sa dignité d' homme dans cette nudité sans mesure , voilà un acte d' héroïsme sans pareil . Et montrer sa qualité de Français égalait le sacrifice . Pourtant , le 11 novembre , la chose se passa . À la sortie des commandos , le chef du camp SS est là , les mains sur les hanches , comme un roitelet devant qui passent des troupeaux de mendiants . À un signe convenu , les Français ne lèvent pas leur couvre-chef et font le salut militaire . Le SS l' a si bien compris que , d' un bond , il saute sur le plus âgé et d' un formidable coup de poing met l' homme knock-out . Non satisfait encore , il vide sa rage à coups de botte sur la tête et dans les côtes en hurlant :

Lorsque les camarades ramassèrent cette loque humaine couverte de boue et de sang , elle vivait encore . L' homme guérit lentement de ses blessures ; les représentants de Hitler surent que le 11 novembre était pour les Français une date inoubliable .

Tout était atroce dans ce camp . On y voyait les meilleures camarades mourir lentement comme des lampes qui s' éteignent faute d' huile . Pour se laver il n' y avait que la neige ou l' eau stagnante , reste de pluie , sentant l' urine et gelée . La nourriture immangeable et insuffisante : pommes de terre non épluchées et choux pourrissants , sans graisse , sans sel . La dysenterie torturait les hommes comme un vampire . Le froid les oppressait comme un fardeau énorme , la fièvre et les poux les dévoraient . Si les coups des « éminences » ne les achevaient pas , le typhus s' en chargeait . Pas d' infirmerie , pas d' hygiène , pas de médicaments , pas de soins , mais seule une alternative : vivre ou mourir .

Lorsque l' ordre vint de partir , au mois de janvier , la moitié des camarades étaient morts . Les quelques améliorations obtenues au prix de combien de sang avaient été apportées trop tard .

Et pourtant , chose incroyable , la population civile des environs nous témoignait sa sollicitude . On vit des hommes se lever la nuit et porter sur les lieux de travail autant de morceaux de pain et de pommes que le commando comptait d' hommes . On a vu aussi des soldats qui nous gardaient s' approcher furtivement de nous et nous fourrer dans la poche un reste de pain ou quelques pommes de terre . Mais les SS veillaient plus jalousement que des cerbères , punissant les détenus aussi bien que ceux qui les secouraient . Il leur était intolérable de voir des Allemands apporter une aide à des étrangers .

Lorsque nous partîmes de ce camp de mort , nous en ignorions le pourquoi comme à notre arrivée . Peut-être le mouvement des troupes avait fait abandonner le projet d' élargissement de l' autostrade . En tout cas , nous fûmes ramenés au cœur de l' Allemagne , en Thuringe .

Le camp Ohrdruf

Les blocs rappellent ceux de Stutthof , en Prusse-Orientale , mais on n' y dort qu' à deux dans un lit . C' est beaucoup de pouvoir se reposer après une journée de travail qui dure quinze ou dix-huit heures . Les hommes sont amenés en camion jusqu' à trente kilomètres du camp et reviennent parfois à dix heures du soir .

Mais ici , il ne peut s' agir de vivre ou de mourir , il n' y a que ce dilemme : mourir en travaillant ou mourir à l' infirmerie . Ceux qui travaillent sont mal nourris et ceux qui ne travaillent pas ne sont pas nourris du tout . Le médecin fait la sélection en arrivant . Homme robuste , première catégorie : à nourrir autant que possible . Deux cents grammes de pain et une louche de soupe . En quelques jours , il rejoint la deuxième catégorie : cent cinquante grammes de pain et une petite louche de soupe . Puis , c' est bientôt la troisième catégorie : cent grammes de pain et un peu de rinçure de chaudières . Les hommes couchent dans des étables à même la terre , dans une saleté repoussante , et meurent lentement en usant leur chair , leurs muscles , leurs fibres . Il n' en demeure que les os tendus de peau . Ainsi les squelettes vivent jusqu' à la momification .

Les Russes sont aux portes de Berlin

Krawinkel : camp de mort . Dora

Krawinkel : ce sont des tranchées et des dépôts d' obus qui servent de gîte aux hommes . Ces souterrains sans air ni lumière sont cachés dans un bois . L' eau suinte des murs et une odeur infecte rôde partout . Les taupes n' ont pas besoin de se laver . Et encore moins font -elles usage des WC Les hommes vivent dans la nuit , meurent dans les ténèbres . Tout est dispersé dans l' obscurité et tout exhale la mort .

Les alertes nous ferment les portes de fer et nous volent le peu d' oxygène nécessaire à la respiration . Mais dans les explosions qui nous secouent nous crions :

– Soyez les bienvenus , vous qui apportez la mort à ce monde sans pitié et à ces hommes sans miséricorde ! Écrasez -les sous leurs crimes innombrables . Faites sauter les portes de nos cavernes pour que nous puissions au moins mourir dans la lumière !

Mais l' heure n' était pas encore venue .

Au camp , semblables à des taupes ; au chantier , nous vivons comme des rats . Quelle folie a poussé les Allemands à entreprendre ces travaux immenses : creuser des souterrains sous des rochers énormes . C' était peut-être pour cacher le butin de guerre que les peuples esclaves devaient payer à Hitler victorieux . À défaut , ce seraient des tombeaux pour les tyrans . Les plans étaient colossaux , dignes de ceux des Romains . Depuis des années , des milliers d' esclaves arrosaient de leur sang ces pierres effroyables . L' eau qui coulait rappelait les larmes qu' avaient versées nos innombrables frères sous les coups de leurs bourreaux inhumains .

Notre heure n' avait pas encore sonné . Lorsque nous voulions écouter , c' étaient des cris qui se déchaînaient et des fouets claquaient . Ce n' étaient même plus des Allemands qui nous battaient mais ce ramassis de mercenaires désillusionnés qui avaient compté sur la victoire allemande et qui vivaient sur les déchets de leurs maîtres . Ils vidaient sur nos épaules la colère de leurs horizons sans issue . Tandis que le monde grandissait chaque jour pour nous , pour eux il se rétrécissait sans cesse . Ils voyaient nettement notre course de vitesse contre la mort .

– Qui serait enterré dans ces falaises les premiers , eux et leur maître ou nous ?

Un homme taille à la pioche un angle dans le rocher . L' eau monte au-dessus de ses chevilles . La tranchée est profonde et on y manque d' air . L' homme est pâle et amaigri par ces conditions de travail malsaines et inhumaines . Mais ses yeux brillent de l' espoir que son martyre ne durera peut-être plus longtemps . Le nazi surveillant regarde l' homme et crie :

– Ton angle n' est pas droit , vite , chien paresseux !

– La journée ne fait que commencer , répond l' homme .

Le nazi pour toute réponse descend dans la tranchée , enlève sa pioche au malheureux et , avec le manche , lui casse les dents . L' homme ne répond pas ; il crache le sang avec ses dents . Il demeure là , à moitié mort , dans ce trou rocailleux . L' eau qui coule , un camarade le ramènent à lui . Le soir , dans le camion qui rend au camp les détenus , les deux hommes se rencontrent à nouveau . Le battu regard le nazi comme on regarde un vilain chien , et c' est la bête qui baisse les yeux .

On retourne aux cavernes infectes . On y reçoit un litre d' eau en guise de soupe . On la boit quelquefois dans le noir le plus complet , ou à la lueur de quelques bûches qui fument sans chauffer . À trois heures du matin : réveil . Les hommes ne savent plus s' ils ont dormi ou s' ils continuent d' attendre quelque chose après la soupe du soir . L' obscurité est la même , l' assiette aussi . Mais chacun ne reçoit qu' un demi-litre de liquide et un douzième de pain : alors seulement on sait qu' une nouvelle journée commence .

Les pieds lourds et enflés pèsent à l' homme comme des boulets . Les poux le dévorent autant que la fièvre . Mais on le chasse au-dehors et l' air frais le réveille avec des frissons . Il se met sur le rang et attend . Des cadavres vivants comme lui attendent à ses côtés . Le ciel est plein d' étoiles et le jour est encore loin . Il voit déjà ces tombeaux monumentaux qu' il creuse dans le roc et se demande à nouveau :

– Qui seraient enterrés les premiers ? Les tyrans ou nous ?

– Pourvu que ce soit eux . Mais ce sera probablement nous , un peu avant

– C' est eux ! Courage , c' est le dernier quart d' heure !

Et on marche le plus allégrement à leur rencontre .

Aujourd'hui , il n' y a pas de camions pour aller aux rochers . La machine des tyrans se désagrège . C' est à la gare de Krawinkel qu' un petit train attend : petits wagonnets basculants . Dix hommes doivent s' entasser dedans , les uns sur les autres . La voie n' est pas droite . Des mouvements brusques du terrain font verser à terre tout le contenu humain . La route même qui mène au travail est marquée de sang et de larmes .

Mais il faut continuer , on ne peut pas abandonner maintenant , lorsqu' on est si près du but . On recommence à creuser des tombeaux avec la conviction que ce seront ceux des ennemis . Mais la fatigue vient , la faim tenaille les boyaux desséchés , la sueur couvre les membres exsangues , la fièvre monte à la tête comme une vague et fait chavirer cette barque à illusions . Il ne suffit plus de s' écrier :

– Oh , combien je voudrais revoir la France libre et mourir !

Non . Le monde tout entier tourne devant les yeux défaillants . On voit déjà que les rochers immenses se penchent et vont nous recouvrir pour toujours . La pioche tombe des mains tremblantes .

Faut -il dire adieu déjà au rêve qui se dissout dans le cerveau anémié ? Non . Ciel , terre , rochers sauvages , hommes , vous êtes témoin de ce combat tragique que l' homme abandonné poursuit contre vous , contre mille ennemis , contre cet Etat-tyran , contre les éléments , contre tout ce qui écrase et le consume . Que pèse sa volonté de vivre devant tant de forces contraires qui la tuent ? N' est -ce pas une grâce revêtue du manteau de la chance qui sauve l' homme plus souvent que son calcul logique ? Le hasard veut donner une chiquenaude au destin ici , et non ailleurs .

À la gare de Krawinkel le petit train ramenant les loques vivantes stoppe et se décharge . À la dernière minute , un train roulant en sens inverse happe les wagonnets stationnés sur l' aiguillage et les jette comme des jouets les uns sur les autres . Deux loques tombent de ces jouets comme des paquets de chiffons et les barques volantes les écrasent . Cris , appels . Les camarades accourent et , par un effort commun , soulèvent les wagonnets et tirent les hommes enfouis au-dessous . Un Russe et un Français . Ils sont aussi pâles que des cadavres et , s' ils remuent , c' est d' un tremblement qui touche à l' agonie . Ils sont contusionnés de partout et leurs jambes traînent , inertes . Ils ne demandent plus qu' à mourir tranquillement .

Le chef SS chargé du convoi s' approche , l' arme au poing , et crie :

– Si dans une minute vous n' êtes pas debout , je vous tue .

– Tuez -nous donc tout de suite pour abréger nos souffrances .

Durant cette longue minute , à travers les paupières closes , deux larmes se formaient dans les coins des yeux . Elles disent :

– Adieu , France libre ! Adieu , Russie victorieuse !

Et le convoi s' ébranle . Tout mouvement est douleur , tout déplacement : une torture . Les deux hommes aux membres brisés et enflés de sang mordent leurs poings et leurs lèvres pour ne pas crier . Ils ont la sensation continue que les camarades qui les portent leur cassent les os et les déchirent tout vivants . Les quatre hommes marchent eux-mêmes avec peine après leur fatigue mortelle de la journée de travail à Dora . On les plaint bien plus que soi-même . On écoute la mort vous tordre le cœur et enfoncer ses aiguilles dans votre cerveau .

Il fait noir lorsque les camarades vous déposent à terre à l' entrée du camp . Combien il fait bon se sentir immobile , couché dans un ravin humide . Le ciel étend sur la tête sa nappe étincelant de lumière et d' étoiles . Le bruissement des arbres rappelle quelque endroit d' un cottage du pays natal . Les bruits de la terre s' éloignent et s' éteignent .

– Sois bienvenue , bonne mère la mort , qui ferme nos yeux en silence ! La bataille est terminée maintenant . Il fallait bien qu' elle finisse une fois . Le principal c' est de l' avoir gagnée , on peut se reposer enfin après cette longue fatigue . Et dormir tranquillement

Mais non . Des mains brutales réveillent , battent , déchirent , tâtent et s' en vont . D' autres mains encore vous portent , vous arrachent des morceaux et vous jettent à nouveau .

– Assez ! Laissez -moi mourir en paix !

– Vis ou crève , ça nous est égal .

On ouvre les yeux , réveillé par le froid . On se trouve tout nu sur un grabat . Il paraît que c' est l' hôpital . D' autres hommes tout nus vous regardent , couchés sur des grabats semblables . S' il n' est pas facile de mourir , il est encore plus difficile de vivre . On vous dit :

– C' est pour que tu ne t' évades pas !

– De l' hôpital ou de la vie ?

En effet , si l' homme ne s' est pas évadé de ces deux prisons , ce n' est pas faute de volonté , mais par un jeu de circonstances favorables . Les soins sont inexistants : enveloppes de chiffons trempés dans l' eau ; nourriture : soupe claire à midi , un huitième de pain le soir .

Mais les armées de libération nous tiennent sans arrêt en éveil . On entend dans nos tombeaux de plus en plus nettement leurs coups d' approche qui nous disent :

– Courage , nous arrivons , courage !

Alors , nous tenons encore

Tantôt les nazis , désorientés , veulent nous laisser là à la grâce de Dieu , tantôt ils veulent nous évacuer vers d' autres tombeaux . Mourir là ou ailleurs , il n' en est plus question . Il s' agit de demeurer là en attendant nos libérateurs . Morts et mourants veulent tous revivre et ressusciter . Mais quel rôle joue la volonté des moribonds , si celle des vivants eux-mêmes n' a aucun poids ?

– Ah ! revoir le monde libre et mourir !

– Non : revoir la liberté et vivre !

– Personne ne sortira vivant !

Tous ceux qui tiennent sur leurs jambes doivent partir . Les autres peuvent mourir sur place . Culs-de-jatte , bancals , fiévreux , typhiques , boiteux , scrofuleux , tous avec les dernières forces partent en convoi , à pied .

Les coups des libérateurs approchent et les fossoyeurs tremblants courent dans tous les sens . Ils ne savent s' il faut continuer à tuer ou fuir le châtiment qui gronde au loin . La nuit tombe et les quelques aveugles et paralytiques attendent encore la mort ou le miracle .

Les voitures sont là pour emmener les bourreaux après l' exécution . Mais la peur – cette conscience de fauve – s' éveille chez ces bandits . Hésitants et tremblants , les bourreaux emportent avec eux leurs victimes

– Ah

C' est dans cette angoisse terrible que nous roulons toute la nuit . Le jour n' était pas encore levé que les nazis nous jetèrent dans un terrain vague parmi un tas d' autres misérables

– Ah

Nous pouvions respirer à nouveau .

C' était une entrée de Buchenwald

La lutte avec la mort recommença . Oh , misère effroyable ! La quarantaine est sordide et infecte . Les hommes sont entassés les uns sur les autres dans des blocs de construction hétéroclite . Mourants , malades et bien-portants couchent côte à côte dans une saleté repoussante . Plus d' appel . Les chefs de bloc comptent les têtes d' hommes qui sortent des bat-flanc à étages multiples .

Une Lagerschütz

Nous avons vraiment tous l' air des vers qui grouillent dans un tas de poussière et d' excréments .

En haut , il y a le grand camp . Impossible d' y monter . Il faut rester dans notre trou et y mourir silencieusement . Pour faire taire les cris des affamés et des mourants , quelques hommes nous apportent un peu de nourriture et la déclivité du terrain : des ruisseaux de boue et de saletés .

Mais l' espoir nourrit les hommes plus que ces déchets terrestres . Des détonations de bataille approchent de nouveau de plus en plus . Des hommes arrivent de partout , ils tombent de fatigue et d' horreur . Il n' y a plus de place sur les bat-flanc et ils couchent par terre ou sur les planches . Ils ne demandent qu' à demeurer là et disent :

– L' évacuation , c' est la mort . Nous sommes partis de l' hôpital près de quatre mille . Voilà trois jours que nous marchons et mourons . Il y a peut-être mille cinq cents survivants . On nous donna un pain pour le voyage . Affamés que nous étions , nous l' avons mangé sur-le-champ . Nous avons fait quatre-vingts kilomètres à pied . Nous avons dormi dans les champs et les bois . Les SS étaient terribles . Ils tuaient tous ceux qui s' écartaient du convoi pour uriner ou pour faire leurs besoins . Certains ne demandaient pas mieux que de mourir , la souffrance de la marche était au-dessus de leurs forces . D' autres encore sont morts dans les essais d' évasion . Dans un tournant on croyait le moment venu à la tombée de la nuit . Un groupe se détachait et s' éparpillait dans le bois . Les SS tiraient des rafales , mais ne pouvaient pas abandonner le convoi . Alors ils se vengeaient sur le troupeau . La dernière nuit fut affreuse . Nous dormions dans une clairière avec une ceinture de SS . Ceux qui ne pouvaient se lever étaient achevés . Nous ne voulons plus partir , nous aimons mieux mourir ici que sur la route .

Une peur s' empare des hommes , une angoisse étreint les cœurs . Demeurer encore un jour équivalait à un sauvetage . La bataille roulait non loin du camp . Dans la vallée au bas du camp les explosions éclataient , tantôt toutes proches , tantôt plus éloignées . Les convois partaient tous les jours , on luttait pour ne pas partir . On se cachait dans des trous de rats , sous des paillasses , sous une couverture , faisant le mort ou le moribond .

– Encore un jour ! Encore quelques heures seulement !

Mais la mort et la vie luttaient dans un effort suprême . La mort ne voulait pas lâcher prise , la vie tentait de lui arracher ce qu' elle tenait déjà entre ses dents . Pourtant il semblait impossible de lui échapper . Elle est là impérieuse , exigeante , souveraine .

– Sept mille hommes aujourd'hui !

– Pas possible ! Ils n' en peuvent plus ! Attendez demain !

– Non . Tout de suite !

Sept mille hommes doivent partir . L' armée de la mort , aidée de la Lagerschütz , court dans le camp . Elle aboie , chasse , bat , mord , torture , dresse les malades , les mourants , les nouveaux venus , les souffre-douleur , les inconnus .

– Montez vers la mort , partez avec la mort . Allez , vite ! Dépêchez -vous ! La mort attend , elle vous appelle , elle réclame , elle exige , elle tonne , elle ne veut rien savoir !

Et les hommes montent vers la mort . Aujourd ' hui les demi-frères , demain les frères et après-demain nous-mêmes .

– Je n' en peux plus , je meurs , ayez pitié , tuez -moi ici !

– Non , monte tout de suite . Elle te prendra sans doute , mais monte !

Et les hommes montent toujours . Les libérateurs sont là ; la terre tremble sous leurs pas , l' air brûle sous leur haleine de feu , le ciel craque sous leurs explosions . Mais la mort reste là et fauche les hommes . Elle cingle avec son fouet le dos courbé des troupeaux qui passent vers l' abattoir .

Quelques-uns se couchent à terre pour que la faux ne les touche pas , ils s' écrasent pour que le fouet ne les atteigne pas . Les libérateurs approchent dans un feu de tonnerre et d' orage . Le camp tremble sous leurs coups , le ciel s' allume et brûle de leurs éclairs . La foudre frappe le bras de la mort .

– Arrêtez , assassin ! Arrêtez , bourreaux !

La mort veut fuir , mais non . La vie est là . Incroyablement belle , elle s' avance , la lumière dans les yeux , les bras ouverts , la figure souriante , grande , immense , amoureuse et maternelle .

– Est -ce vrai ? Ça y est , cette fois -ci ! Est -ce bien toi ?

– Ce fut long , les enfants , mais je suis heureuse . Levez -vous ! Debout , les damnés de la terre ! Debout , les forçats de la faim ! Debout , les amis , les frères , debout ! La liberté vous appelle … Debout , sur la terre de la liberté , sur le pays des braves

Les hommes voient et n' osent pas croire , ils écoutent , mais n' osent pas encore entendre . C' est pourtant vrai , vrai … Et dans cette grâce de la vérité ils éclatent tous en sanglots

C' était le 11 avril 1945 .

Quel homme n' oubliera jamais l' appel de la liberté , le lendemain .

Toutes les nations étaient là dans un recueillement fervent . Dommage qu' un hymne mondial de la fraternité n' ait pas éclaté ce jour-là . Mais dans toutes les langues du monde les voix clamaient :

– Salut et grâce à la vaillante armée américaine qui nous a libérés ! Salut et grâce à la vaillante Armée rouge qui a porté les coups les plus durs à l' Allemagne hitlérienne ! Mais le fascisme dans le monde n' est pas encore vaincu . Demeurons unis contre lui , contre les tueurs de peuples et les assassins de millions d' hommes ! Jurons tous de combattre de toutes nos forces ces criminels partout où ils se trouvent ! Jurons de venger ses innombrables victimes , mortes dans ses geôles et ses camps ! Jurons tous de ne jamais oublier nos frères de souffrance partout où ils souffrent encore ! Liberté pour tous ! Égalité pour tous ! Fraternité pour tous !

– Nous le jurons ! répondent les hommes dans toutes les langues du monde .

Nous avons mis un mois pour rentrer . Les premiers sont partis en avion , les suivants en camionnettes , les autres en wagons à bestiaux . Dans le train qui roule lentement à travers les ruines , les hommes parlent . Ils pensent à leur retour chez eux , à leurs amis disparus , à leur foyer détruit , aux souffrances endurées .

– La première chose à faire , c' est de se venger . Dès ma rentrée j' irai trouver l' homme qui m' a dénoncé et je l' abattrai comme un chien .

– Mais il y a longtemps que tous les collaborateurs ont été fusillés . J' ai vu ça dans les journaux allemands . Ils ont dit que des tribunaux du peuple siégeaient en permanence et condamnaient à des peines sévères tous les amis du national-socialisme .

– Je voudrais m' en rendre compte moi-même . Ce ne sont pas des Allemands qui m' ont arrêté , ce sont des Français . Cette gangrène nazie est partout . Il faut l' extirper .

– Le malheur est que le fascisme ait un programme qui a fait ses preuves pendant des années . Il broie les petits au profit des grands . Tous ces beaux messieurs de France ou d'ailleurs ne demandaient pas mieux que de l' imiter . Leur seul dépit est qu' il ne se limite pas par ses frontières , il broie alors les petits peuples comme des individus . Tous voudraient l' appliquer à l' intérieur , mais ne veulent pas voir ses suites logiques sur l' échelle internationale . Tu as vu les Polonais au camp . Eh bien ! Tous sont reconnaissants à Hitler d' avoir exterminé les Juifs dans les fours crématoires . Ils auraient fait eux-mêmes s' ils n' avaient pas été soumis à l' influence d' autres peuples . Ce qui les a fâchés le plus c' est que Hitler pouvait brûler des Polonais aussi bien que des Juifs .

– Vous ne voyez donc pas que les responsables des crimes nazis ne sont pas seulement en Allemagne ? À qui voulez -vous faire croire que les exterminations

– Et pourquoi ?

– Mais les nations libres faisaient la guerre à Hitler et à Mussolini et à leur fascisme .

– Mais bien sûr . Elles leur font la guerre non pas pour leur fascisme à l' intérieur du pays , mais pour son impérialisme extérieur . C' est en tant que concurrent sur le marché mondial qu' on cherche à le briser . Ce n' est pas du tout parce qu' ils tuaient et martyrisaient en Allemagne et en Italie . Malheureusement . Partout les fascistes propageaient les lois de la jungle , le culte de la violence , de l' homme fort , de la race supérieure , élue . Ce n' est que lorsque Hitler commença à pratiquer cette loi sur la scène mondiale que l' on commença à l' inquiéter . On l' a soutenu et encouragé dans sa politique intérieure . On lui donna même en cadeau des petites nations comme l' Autriche et la Tchécoslovaquie . Mais alors on s' est aperçu que ce n' était là qu' un commencement , que sa voracité n' avait pas de limites : voilà la cause de la guerre !

– Voilà . J' ajouterai encore ceci . Regard l' Italie . Tout le monde croyait Mussolini raisonnable et essayait de s' arranger avec lui , tant que son fascisme se cantonnait à l' Italie . On lui pardonnait l' Éthiopie et d' autres petits crimes , s' il voulait demeurer raisonnable . Ah , le fascisme raisonnable , voilà l' idéal du monde futur ! Eh bien , si Mussolini avait voulu rester raisonnable , il aurait eu des cadeaux de tous côtés ! Mais vouloir un fascisme raisonnable , c' est chercher un tigre raisonnable . Il ne pouvait pas ne pas lier son sort à un autre tigre . Regarde l' Espagne , c' est encore pareil , en plus petit . Mais l' Allemagne , par sa force et sa grandeur , voulait dépasser tout . Et puisque le fascisme est battu sur l' arène du monde , il faut continuer à le battre partout , et dans notre pays aussi .

– En ce qui concerne les Juifs , j' accuse le gouvernement national-socialiste allemand du plus grand crime de l' histoire . J' accuse le gouvernement Pétain de complicité avérée parce que rien ne l' obligeait à participer à ce crime . J' accuse tous les gouvernements de lâcheté parce qu' ils n' ont rien fait pour l' empêcher . Devant ces montagnes fantastiques de cadavres , devant ces monceaux de cendres semées sur toutes les eaux du monde , il est impossible à la conscience humaine de se taire . Il faut parler et crier ces faits et gestes bien haut pour que personne ne les ignore . Il ne s' agit pas là d' un crime de guerre ; mais d' un crime crapuleux , commis uniquement sur des gens innocents pour les voler . Des femmes , des hommes et des enfants ont été immolés à la face du monde sans que personne ait protesté même contre ce forfait . Les Allemands ont violé et volé , pillé et incendié sans que qui que ce soit au monde ait crié « halte ! » ou « gare , à l' assassin ! » Hitler a joué là sur la veulerie générale et a gagné . Le sang versé ne retombe pas uniquement sur l' assassin , mais sur tous ceux qui connaissaient le crime et ne protestaient pas . Voilà pourquoi j' ai peur du monde futur , et ne sais pas comment la conscience s' y éveillera à nouveau .

– Ah , oui . Le souvenir du camp qui demeure le plus vivant dans ma mémoire et y demeurera , je crains , toujours , c' est celui de la mort d' une petite fille juive . J' ai travaillé dans le commando « Canada

– C' est encore un des aspects du crime nazi d' avoir voulu réduire l' homme à cet état de bête féroce . C' était un plan mûrement réfléchi et étudié par ces psychologues de la bestialité . Laissé en liberté , un homme ne commettra jamais ce qu' il a fait dans la captivité . Bien sûr , des hommes véritables , il y en a toujours eu peu . Alors , que veux -tu qu' il fasse lorsque sa vie est en danger ?

– Moi , ce qui m' a le plus frappé , c' est lorsque en hiver 1942 j' étais dans le commando spécial

– Ah , oui ! Mais je ne crois pas que cela arrive jamais . Nous sommes partis mille deux cents hommes en novembre 1943 . J' avais déjà dix-huit mois de captivité en France . Il y avait avec moi des camarades qui avaient déjà alors trois ans de camp et de prison . Maintenant , vois -tu , je suis seul de retour de mon transport . Il y en a peut-être encore , par-ci par-là , un camarade ou deux qui reviendront , je l' espère . Les camarades morts m' avaient chargé de bien des messages . Mais comment pourrais -je voir les femmes et les enfants des camarades morts sans leur donner de l' espoir ? Dois -je être la croix vivante de leurs tombeaux ? Je ne sais pas si tu me comprends . Je suis gêné devant le miracle de ma vie . Comment voir le monde , maintenant ? Bien sûr , je suis heureux de vivre . Mais devant ceux qui ont tout perdu , de quel égoïsme paraîtra mon regard ? Faut -il cacher au monde cette chance d' avoir survécu à la même épreuve ?

Nous avons passé le Rhin , et roulons lentement à travers un pays désolé . Il fait nuit , mais chacun se demande s' il est déjà en France . À toute lumière brillant dans le noir les hommes appellent :

– Hé ! Est -ce déjà la France ?

Les appels restent sans écho . Quelque temps après , nouvel appel . Silence partout . Le ciel est couvert , tout est désert . Les hommes appellent de toutes leurs forces , une lumière scintille au loin .

– Oui , répond une voix sortant des ténèbres . C' est la France !

Lorsque le train stoppe , quelques hommes descendent dans le noir . Ah ! … Pouvoir fouler à nouveau ce sol chéri si longtemps rêvé dans l' exil ! ! !

Un homme se sépare des autres , se couche sur le sol et , en embrassant cette terre de liberté , pleure à chaudes larmes

Rechercher un autre mot
Les mots-clés
Les mots les plus spécifiques du témoignage
hommes
bloc
homme
mort
commando
yeux
faut
crime
coups
secrétaire
surveillants
camarades
sang
bat-flanc
silence
monde
brute
lentement
fascisme
bourreaux
sont
partout
tuer
terrible
chair
peut
souffrance
point
taire
gourdin

MATRICE MEMORY - Logométrie - Mentions Légales - UMR 7320 : Bases, Corpus, Langage - Contact