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Fringale de vie contre usine à mort
Je m' assis le premier à la grande table de la salle de séjour de Régine , je sortis rapidement de ma serviette mon grand cahier à spirale encore vierge et l' ouvris sur la table à la première page ; j' enlevai le capuchon de mon stylo et j' attendis en fixant délibérément ma plume des yeux . Régine s' assit très lentement en face de moi et se tint silencieuse un moment qui me parut long . J' observai discrètement son visage , son regard absent , perdu dans le lointain de ses souvenirs . Je demeurais silencieux . Soudain Régine dit d' une voix forte et décidée :
« Je m' appelle Skorka Régina , épouse d' Henri Jacubert , mais dans mon pays natal mon prénom était Ryvka . Je suis née le 24 janvier 1920 à Zagórów , en Pologne . Je suis arrivée en f rance à l' âge de dix ans , en octobre 1930 . Pour des raisons économiques mon père vivait déjà en f rance depuis plus d' un an . Ma grand-mère Basia habitait également à n ancy depuis longtemps , avec sa dernière fille , Régine . Trois de mes oncles Zalme , Rubin et Abraham vivaient également à Nancy . C' est Basia qui avait pu obtenir de la chaudronnerie Nordon le certificat d' embauche pour mon père , lui permettant ainsi de venir travailler en f rance . En Pologne mon père était un intellectuel enseignant hébraïsant . i l a effectivement travaillé quelques mois comme manœuvre chez Nordon , jusqu' à ce qu' un grave accident l' oblige à se retirer . Nous l' avons rejoint à n ancy , ma mère avec ses quatre enfants dont j' étais l' aînée . J' ai beaucoup parlé de notre vie en p ologne dans mon cahier personnel . C' était une période dure et difficile . »
r égine m' a remis la copie de ce cahier personnel et je m' y reporte pour décrire son apprentissage de la vie , sa première décennie d' enfant juive polonaise à Zagórów . Son indomptable énergie et son immense appétit de la vie ( qui lui a permis de survivre à Auschwitz ) remontent à son âge le plus tendre . Elle a rassemblé ses souvenirs d' enfance en 1985 dans un cahier qui annonce en exergue : « Je l' écris pour mes petits-enfants . » Son premier souvenir s' est gravé dans sa mémoire à l' âge de cinq ans ! Son grand-père maternel , Lajb Szejman , qu' elle adorait , la tenait sur ses genoux comme il en avait l' habitude ; brusquement il fut terrassé par une crise cardiaque . Il eut à peine le temps d' appeler dans un cri rauque « Slatka » , la maman de Régine , et de déposer l' enfant à terre . Slatka comprit immédiatement le drame et , se précipitant vers son père , elle lui desserra sa ceinture pour qu' il reprenne son souffle . Lajb saisit alors son pantalon à deux mains et traversa le couloir en courant vers son lit où il s' affaissa , mort
Cette fin brutale fut la première à laquelle Régine fut confrontée , mais l' avenir lui réservait d' assister à bien d' autres drames macabres , à Auschwitz-Birkenau . c ependant , c' est cette mort-là qui reste inscrite dans sa mémoire de façon indélébile . Elle se souvient de cet homme fort et grave , au visage encadré d' une barbe de patriarche , et qui portait toujours sa kippa
s on enterrement donna lieu à une scène tragi-comique . Selon la tradition juive , qui privilégie toujours la vie sur la mort , Régine n' eut pas le droit de se rendre au cimetière car ses deux parents étaient vivants . La tradition ne s' attarde guère au culte des morts mais garde vivante la mémoire collective des chers disparus . Cependant Régine regardait par la fenêtre fermée du rez-de-chaussée le cortège funèbre qui traversait la grand-place du bourg de Zagórów : en tête , une charrette tirée par deux chevaux portait le cercueil , suivi des hommes , derrière lesquels venaient les femmes . À ce moment précis un joyeux cortège nuptial traversait également la place en sens inverse , musique en tête , en direction de l' église .
l a symbolique de ce contraste impressionna fortement la petite fille de cinq ans , pressentiment confus d' une séparation de destins entre deux communautés qui jusque-là cohabitaient dans le bourg . Zagórów était à deux pas de la frontière allemande ( d' avant la Seconde Guerre mon diale ) , à soixante-quinze kilomètres de p oznan . Au début du siècle les Juifs , très minoritaires dans la cité , y menaient une existence paisible . Les petits enfants juifs allaient à l' école polonaise avec les petits enfants catholiques , mais ils fréquentaient aussi le chajder
Slatka était l' aînée des six enfants de Lajb et de Basia : après elle venaient quatre frères , Zalme , Rubin , Abraham et Pejsach , et la puînée , la tante Régine Szejman . À la naissance de Ryvka Skorka , en 1920 , vivaient encore dans la maison des grands-parents tous leurs enfants , ainsi que Jacob et Slatka . Mais entre 1922 et 1924 la famille se dispersa . L' oncle Zalme était parti le premier travailler en a llemagne . Il fut bientôt rejoint par Rubin et Abraham . Très rapidement les trois frères émigrèrent d' Allemagne vers la France et se fixèrent à Nancy , où vivait déjà un membre de la famille qui avait fait la Première Guerre mondiale du côté français . En 1924 les trois frères invitaient leur jeune sœur Régine à les rejoindre à Nancy . Après la mort du grand-père , il ne demeu rait plus à Zagórów que la grand-mère Basia avec Jacob , Slatka , et leurs enfants . Depuis Nancy , Régine Szejman put décider Basia à quitter Zagórów pour la rejoindre .
En Pologne , la vie devenait de plus en plus cruelle pour la communauté juive , qui devait s' acquitter d' impôts toujours plus lourds , très supérieurs à ceux exigés de la communauté catholique . Régine avait à peine sept ans lorsqu' elle surprit une conversation de ses parents parlant du départ de Jacob pour Dantzig , où résidait l' un de ses frères : il espérait trouver une place d' enseignant dans une yechiva . Il partit effectivement peu de temps après , laissant à la maison Slatka avec ses trois enfants : Régine , l' aînée , âgée de sept ans , Jérémie , de trois ans son cadet , et le petit Lajb , qui n' avait que deux ans , ainsi nommé en souvenir du grand-père disparu .
La vie devint alors extrêmement dure pour Régine , qui devait assister sa maman . Elle allait à l' école de huit heures à treize heures , horaire habituel en Pologne . m ais à peine rentrée à la maison elle devait garder ses deux frères , car Slatka partait en autobus vendre ses chapeaux à Slupca , localité distante de vingt kilomètres . Slupca était la ville importante la plus proche de Zagórów , avec sa gare de chemin de fer et son marché quotidien . Comme dans toutes les grandes cités , l' insécurité régnait à Slupca , et Régine entendait sa maman soupirer en quittant la maison : « Pourvu qu' on ne me vole rien aujourd'hui ! »
Sitôt rentrée de l' école , Régine , qui n' avait pourtant que sept ans , faisait déjeuner ses deux frères ; elle donnait le biberon à Lajb pendant qu' elle-même déjeunait . Mais déjà la petite Ryvka faisait preuve d' initiative et d' audace . Un jour , elle décida tout simplement de confier le biberon de Lajb à Jérémie et sauta dans l' autobus de Slupca pour rejoindre sa mère au marché . En la voyant surgir , Slatka s' affola , mais r égine sut la convaincre que tout allait pour le mieux : « Ne te fais aucun souci , maman . j érémie sait parfaitement s' occuper de l ajb , et moi , aujourd'hui , je vais surveiller ton étal ! » Ainsi fut fait . Mère et fille rentrèrent à la maison après le marché , tranquilles et main dans la main . Mais c' est un petit drame qu' elles trouvèrent en arrivant : Lajb hurlait de faim , j érémie avait englouti le contenu du biberon
l orsque Jacob partit à Dantzig , Slatka et ses enfants se retrouvèrent donc seuls dans la grande maison de Zagórów . c ette bâtisse tenait un angle de la grand-place . La famille Skorka y habitait une grande pièce du rez-de-chaussée , dont les fenêtres donnaient sur la place . La pièce avait été cloisonnée par des rideaux pour isoler parents et enfants . Sur l' arrière du bâtiment logeaient les propriétaires , un vieux couple de catholiques pratiquants dont l' unique fille avait prononcé ses vœux au couvent de Czestochowa . L' eau était disponible pour tout le monde à une fontaine située dans une vaste cour intérieure où locataires et propriétaires venaient s' approvisionner . d ans un jardin attenant , le propriétaire avait installé ses poules , que les enfants turbulents s' amusaient régulièrement à libérer dans le jardin . a u fond de ce jardin poussaient aussi quelques arbres fruitiers . Mais ce qui attirait particulièrement l' attention de la petite Régine c' était une statue de la Vierge Marie dressée au milieu de la cour intérieure .
Pour se rendre à l' école polonaise il fallait traverser à pied un petit bois qui impressionnait beau coup les petits enfants juifs , en raison surtout des tracasseries de leurs camarades d' école catholiques . a ussi les petits Juifs avaient -ils pris l' habitude de s' attendre à l' orée du bois pour se donner du courage et traverser la forêt tous ensemble . Un jour Régine fut mise au défi par ses camarades de traverser seule . Le bois lui paraissait immense , interminable , mais la petite fille releva crânement le défi . Elle se lança dans l' aventure avec détermination , mais aussi avec une grande appréhension qui la fit sangloter tout au long du parcours ; elle sortit rayonnante et triomphante de cette épreuve .
La peur du sous-bois n' était pas seulement un fantasme . C' est là que s' accrochaient les enfants des deux communautés religieuses , loin de la surveillance des adultes . Minoritaires , les petits juifs étaient fréquemment la cible de provocations de la part des petits catholiques qui s' érigeaient en justiciers du Christ . Selon le catéchisme alors en usage , le Christ avait été mis à mort par les Juifs , et ceux -ci étaient donc désignés comme le peuple déicide
l e père de Régine séjourna peu de temps à d antzig ; la vie des Juifs y était devenue aussi difficile qu' à Zagórów et il ne trouva pas l' embauche espérée . Il rejoignit donc sa famille . Un courrier venu de France annonça le mariage de la tante Régine avec Chil Herszberg . La famille fixée à n ancy invitait les Skorka à les rejoindre en France . Mais la politique d' immigration française en cette année 1928 s' était considérablement durcie et seuls les agriculteurs étaient encore accueillis . c ' est pour cette raison que la famille sollicita des autorités françaises et obtint pour Jacob une autorisation d' immigrant agriculteur . Jacob partit donc pour la seconde fois . Régine se remémore cette seconde séparation . Le rabbin avait tenu à rencontrer j acob avant son départ afin de le mettre en garde : « Jacob , tu vas partir pour le pays des dieux , mais attention ! Les Juifs y abandonnent facilement leur foi . » Jacob le rassura sur son indéfectible fidélité à Hachem
Ce fut encore un faux départ : huit jours plus tard Jacob était de retour à Zagórów . Les douaniers français avaient examiné les mains du laboureur , si soignées qu' elles dénonçaient la superche rie … et j acob fut refoulé à la frontière . La famille Skorka fut alors plongée dans le désespoir car la misère s' installait . De France arrivaient régulièrement des lettres qui racontaient le quotidien dans ce nouveau pays . La jeune tante Régine , nouvellement mariée , était la proie d' horribles cauchemars : régulièrement le grand-père Lajb venait en linceul au pied de son lit .
À Zagórów , la petite Ryvka écoutait les conversations de ses parents à travers les rideaux tirés de la chambre . Jacob pensait que l' âme du grand-père ne trouvait pas son repos . À travers les bribes de paroles qu' elle saisissait , Ryvka reconstituait peu à peu l' enchaînement des faits . Sa tante Régine avait eu autrefois une amourette à Zagórów , mais le grand-père Lajb avait refusé les fiançailles car il n' estimait pas le prétendant digne de sa fille . Lajb n' était pas de caractère facile ; il s' était aussi fermement opposé à son épouse lorsqu' elle lui avait suggéré de quitter la Pologne pour la f rance . Il lui avait même fait promettre que si un jour elle restait veuve , elle ne quitterait pas Zagórów .
Ces événements lointains rongeaient sans doute le subconscient de tante Régine . À force d' avoir été accusés de tous les péchés du monde , les Juifs ont acquis une aptitude naturelle au sentiment de culpabilité . Ce phénomène peut même , dans certaines circonstances , prendre un caractère collectif . m ais chez les Juifs pratiquants , cette culpabilité s' évacue dans le respect des centaines de mitzvoth ( « commandements » ) que la Torah
Au retour du « laboureur » , Slatka se trouva rapidement enceinte , pour la quatrième fois . e lle mit au monde Zalme , qu' on surnomma Zali . L' enfant était de santé très fragile et rachitique à la naissance . Régine se souvient que lorsqu' un rayon de soleil inondait Zagórów , son père promenait nu le petit z ali pour l' exposer au soleil salvateur . Le médecin avait aussi prescrit des rayons ultraviolets , qu' il pratiquait à son cabinet . C' est Slatka qui emmenait z ali à ces séances ; un jour la lampe spéciale , mal suspendue au plafond , tomba sur le visage de Slatka , qui tenait son enfant dans les bras . Toute la famille fut dans un grand émoi , imaginant que Slatka allait perdre la vue … Évidemment il n' en fut rien , mais Ryvka , qui avait assisté à la scène , en fut toute retournée et en demeura longtemps très impressionnée .
C' est en 1929 que la grand-mère Basia obtint pour Jacob des papiers d' immigration parfaitement en règle : Gustave Nordon l' engageait comme ouvrier dans son usine de chaudronnerie . Et ce fut le troisième départ . Slatka et ses enfants se retrouvaient à nouveau seuls à Zagórów , mais il y avait maintenant quatre enfants et z ali était si fragile ! L' hiver 1929 fut particulièrement rude et la famille ne disposait plus d' argent pour acheter du charbon . Régine se sentait de plus en plus responsable de sa famille ; Slatka se rendait toujours au marché de Slupca pour vendre ses chapeaux , mais étant seule et juive elle essuyait très souvent des invectives antisémites très méchantes .
Les Juifs étaient soumis à un régime fiscal de plus en plus dur . l a vie de la famille devint extrêmement précaire . Une nuit le petit Lajb fut pris d' une violente fièvre et Slatka décida de partir dans la neige chercher le médecin . Elle laissa la maison , fermée de l' intérieur , à la garde de Régine , avec la consigne de lire pour ne pas s' endormir . Mais Régine s' endormit , la tête sur le livre disposé sur la table . Un bruit de vitre brisée la réveilla en sursaut . Pour rentrer dans la maison , Slatka avait brisé un carreau avec son point nu et le sang coulait en abondance le long de son bras . C' est dans la fureur de ce réveil brutal , de ces cris , de la vue du sang de sa mère répandu par sa faute , que Ryvka se jura à elle-même de ne plus jamais manquer à ses responsabilités : elle avait neuf ans ! Son caractère s' en trouva davantage trempé , ce qui lui fut plus tard d' un très grand secours .
Dorénavant , chaque matin elle se levait de bonne heure pour laver ses frères , les habiller et les conduire à l' école . Ryvka allait puiser l' eau froide dehors , à la fontaine de la cour . Mais elle ne souffrait pas de ses obligations et ne se plaignait jamais à sa mère . Rétrospectivement , Régine-Ryvka , l' aînée de quatre enfants , ne se souvient pas d' avoir vécu une jeunesse comme les autres enfants de son âge : pas de véritable poupée à dorloter mais trois frères , dont elle se sentait autant responsable que Slatka , leur mère .
Cependant l' antisémitisme gagnait progressivement les petites bourgades , rendant plus intenable encore la vie à Zagórów . Aux difficultés matérielles s' ajoutaient les vexations de toute nature . En France , après six mois de travail comme manœuvre à la chaudronnerie , Jacob reçut une lourde masse de fer sur le pied qui lui sectionna deux orteils . Gustave Nordon dut le licencier mais lui trouva immédiatement une embauche de remplacement à la chocolaterie Stanislas , où Jacob travailla jusqu' à la guerre . Ryvka avait dix ans lorsque sa mère lui annonça leur prochain départ pour la France .
C' est en octobre 1930 que Slatka et ses enfants abandonnèrent Zagórów . Dans la mémoire de Régine le voyage fut interminable . D'abord l' autobus jusqu' à la gare de Slupca , puis le train . Rendez-vous avait été pris à la gare avec la belle-sœur de l' oncle Rubin qui serait aussi du voyage . Rubin , qui avait émigré en Allemagne puis en f rance avec ses frères a braham et Zalme , était revenu en Pologne quelques années auparavant , juste le temps de trouver une épouse , de se marier et d' introduire dans la fa mille une seconde « tante Régine » . Selon la tradition , un chatchen ( littéralement « marieur » ) lui avait présenté une jolie jeune fille de Konin qui s' appelait également r égine ; elle était très instruite et parlait couramment le français . La famille Skorka avait été de la noce , qui s' était déroulée selon la tradition polonaise juive . La mariée avait été entourée de musiciens jouant les nostalgiques airs traditionnels juifs d' Europe centrale . Dans ce train lent qui l' éloignait irréversiblement de son enfance à Zagórów , Ryvka revoyait ces images festives et écoutait tous ces sons familiers enregistrés dans sa mémoire et qui accaparaient ses pensées .
Zali ne supporta pas le voyage et il fallut faire halte pour le conduire à l' hôpital à Berlin . La famille y séjourna une journée avant de reprendre le train . m ais décidément tout allait de travers : en croquant un bonbon , Slatka brisa son appareil dentaire . ( Elle n' avait que trente-huit ans , mais dans les conditions de sous-alimentation que connaissaient les Juifs polonais à cette époque , il était fréquent de perdre ses dents prématurément . ) Elle était paralysée à l' idée de retrouver j acob sans pouvoir lui sourire
Au passage de la frontière quelques Français montèrent dans le train et ce fut la curiosité générale : ils parlaient une langue totalement inconnue , le français . De l' avis général , ce devait être une langue gitane ! Le pain qu' ils partageaient avait la forme d' une couronne avec un énorme trou au centre . Les pièces de monnaie qu' ils échangeaient étaient également percées . Étrange monde qu' ils pénétraient après ces trois jours et trois nuits de périple ! Tous ignoraient qu' ils retourneraient en Pologne , quatorze ans plus tard , dans des conditions effroyables , sans manger ni boire pendant trois jours et trois nuits , pressés et étouffés dans des wagons à bestiaux plombés et qui les conduiraient au lieu d' anéantissement de leur famille .
Après ce long , très long voyage , le train s' arrêta enfin en gare de Nancy . En débarquant sur le quai , Ryvka ne comprit pas les paroles d' un homme qui se précipita vers eux en s' écriant : « Je crois que ce sont eux ! » Elle apprit plus tard que c' était son oncle Chil Herszberg , le mari de sa tante Régine .
Jacob , le père de Ryvka , avait loué un appartement de deux pièces , avec une cuisine , mais sans aucun confort . Les toilettes du rez-de-chaussée étaient partagées par tous les locataires de l' immeuble , sis au 83 de la rue Clodion . L' appartement se trouvait au troisième étage d' une construction vétuste qui fut rasée trente ans plus tard , à la rénovation du quartier Saint-Sébastien de Nancy . Slatka eut beaucoup de difficulté à s' adapter à cette nouvelle vie . Jacob ne gagnait pas beaucoup d' argent dans son usine et sa situation de femme d' immigré ne lui permettait pas d' exercer en France une activité commerciale . À Nancy habitait aussi et depuis de très nombreuses années un demi-frère de la grand-mère Basia qui s' appelait Alix et exerçait la profession de chapelier en casquettes . Il avait fait la guerre de 1914-1918 sous les couleurs françaises et se considérait comme totalement intégré à la République . C' est lui qui s' occupa des enfants d' âge scolaire de Jacob et Slatka , dès leur arrivée en France . Il leur imposa tout d'abord des prénoms français et les inscrivit à l' école de la République sous leurs nouveaux noms . Ainsi , Ryvka devint Régina . Pour les dates de naissance , il fallut reconstituer une date civile par rapport au calendrier lunaire rabbinique et , comme précisément en cette année 1930 le jour de naissance de Ryvka tombait un 24 janvier , sa date de naissance fut définitivement fixée au 24 janvier 1920 . Le jeune Jérémie hérita du prénom de Jérôme et , puisqu'il était né le deuxième soir du seder
Régina découvrait sa famille qui était déjà très nombreuse en France . La grand-mère Basia , qu' elle connaissait depuis Zagórów , s' était fixée chez son fils Zalme Szejman , encore célibataire . Zalme prit femme en 1933 en épousant Marthe , une Juive alsacienne , qui lui donna deux enfants , Léon et Annette . Marthe et ses deux enfants seront anéantis à Auschwitz .
L' oncle Abraham Szejman avait épousé en Allemagne , avant de rejoindre Nancy , une veuve , Ryvka , qui lui avait donné sept enfants : Zali , Moli , Hénia , Ida , Sara , Anna et le puîné , Léon .
Zali , qui était l' aîné , sympathisa immédiatement avec sa cousine Régina et devint son ami . Léon avait reçu le prénom du grand-père . C' était la coutume , dans les familles juives polonaises , de donner à un nouveau-né le prénom d' un ancêtre aimé disparu . On retrouve ainsi chez les petits-enfants du grand-père Lajb six garçons prénommés Léon ( traduction de Lajb ) . Les quatre filles du couple rivalisaient entre elles par leur beauté . Toute cette famille sera anéantie à Auschwitz à l' exception de Zali , qui ne dut son salut qu' à son statut de prisonnier de guerre , et de Moli , qui demeura caché à Nancy chez celle qui deviendra sa future épouse , Madeleine Thierry … Deux Léon seulement , sur les six petits-fils de Lajb portant ce prénom , sortirent vivants de la Shoah .
L' oncle Rubin , qui était venu se marier à Zagórów , avait déjà un fils , nommé Léon , à l' arrivée de Régina . Plus tard il eut encore un garçon , Michel , et une fille , Madeleine . Rubin et son épouse , Régine , disparaîtront à Auschwitz . Grâce à Régine , leurs trois enfants furent sauvés
La tante Régine Herszberg , l' épouse de Chil , avait elle aussi un fils nommé Léon , né avant l' arrivée de Régina en France . Elle eut encore en 1933 un second fils , nommé Bernard . Cette famille survécut à la Shoah à l' exception du père , Chil , qui mourut à Auschwitz .
L' oncle Pejzach Szejman était demeuré à Dantzig avec sa femme , Léa , et ses deux enfants , Léon et Régine . Aucun membre de cette branche ne survivra à la Shoah .
Régina découvrit réellement sa famille en vivant à Nancy . Elle adorait sa grand-mère Basia , qui s' attacha particulièrement à cette enfant . Elle apprit à connaître sa vie , son enfance orpheline . C' était alors une très belle jeune fille , qui avait été placée comme bonne , puis mariée d' office à un veuf de quarante ans , déjà père de deux enfants , le grand-père Lajb , homme vivant dans l' aisance matérielle , bon et cultivé , qui sut la rendre enfin heureuse malgré leur différence d' âge .
Régina découvrit aussi les petits secrets de polichinelle de la famille . Sa propre mère , Slatka , avait hérité de la beauté de sa mère . Elle eut d'abord un grand amour , mais très vite le grand-père Lajb rejeta ce garçon qu' il trouvait insuffisamment érudit pour sa fille . Elle fut donc mariée à Jacob , qui sortait d' une yeshiva , homme d' une grande piété , fin et intelligent , mais dont Régine estime aujourd'hui qu' il était fort mal assorti à sa mère . Cette mère pleine de vie , dynamique et entreprenante , Slatka qui adorait danser , chanter , mariée à Jacob , le savant toujours plongé dans ses lectures et ses études
L' oncle Zalme , qui avait un caractère tranché , marié à Marthe , la jeune Alsacienne , eut des débuts matrimoniaux difficiles . Leurs cultures étaient très différentes . Néanmoins , comme Marthe était intelligente et amoureuse de son époux , le couple fut finalement heureux . Régina sympathisa très vite avec son Alsacienne de tante . L' affection fut réciproque : Marthe était très bonne .
La grand-mère Basia avait déménagé après le mariage de son fils Zalme pour ne pas encombrer le jeune couple . Elle fut accueillie par Régine Herszberg , dont elle éleva d'ailleurs largement les deux enfants . Ce n' était pas tout à fait l' euphorie dans ses relations avec son gendre Chil , homme assez libéral dans sa pratique religieuse , alors que la grand-mère était coutumière d' une stricte observance de la kashrout
Au 83 de la rue Clodion , la famille Skorka était désignée globalement les « Polaks du troisième » par leurs voisins d' immeuble . Ce n' était pas un signe de bienvenue … Régina , qui avait dix ans et demi , fut inscrite à l' école Raugraff , mais elle ne connaissait pas un mot de français . La directrice l' affecta à la classe maternelle avec les enfants de cinq ans . Sa maîtresse , Mlle Garesuss , l' installa à côté d' une enfant juive à laquelle elle demanda de traduire en yiddish , pour sa voisine , ce que la maîtresse disait . Régina savait déjà couramment trois langues – le polonais et l' allemand , deux langues pratiquées à Zagórów , tout près de la frontière allemande , mais aussi le yiddish , la langue familiale parlée . Par l' intermédiaire de cette jeune traductrice , la maîtresse demanda à Régina de rédiger chez elle un devoir afin de montrer ce qu' elle savait faire . À cette époque Régina était très avancée scolairement , notamment en arithmétique et en algèbre , car son père , Jacob , l' avait entraînée en mathématiques . Régina rédigea le soir même un devoir d' algèbre qu' elle apporta le lendemain à sa maîtresse . Surprise par la qualité du devoir , celle -ci décida que Régina n' avait décidément pas sa place en classe de maternelle . À la récréation suivante elle la présenta à Mme Chrétien , qui s' occupait de la quatrième classe ( aujourd'hui CM1 ) . Comme Mme Chrétien parlait l' allemand , elle pouvait communiquer directement avec Régina et accepta de la prendre dans sa classe . Ce fut une chance exceptionnelle pour la petite fille juive , car Mme Chrétien s' attacha beaucoup à elle . Son mari était aveugle de guerre et le couple n' avait pas d' enfant . Chaque soir Mme Chrétien ramenait Régina chez elle pour lui enseigner le français . Régina butait sur les « en » et les « on » mais fit des progrès très rapides dans la compréhension de la langue .
C' est à ce stade de sa pratique de la langue française que Régina , la petite fille de dix ans , prit sa première initiative importante : elle voyait combien sa famille tirait le diable par la queue et elle avait parfaitement compris que sa mère n' obtiendrait pas un registre de commerce , malgré son désir de travailler à nouveau . L' idée germa peu à peu dans sa jeune cervelle d' aller trouver directement le maire de la ville , le Dr Schmitt , dont elle avait appris qu' il savait l' allemand . Le Dr Schmitt était un radical modéré
Après cette intervention en « haut lieu » , Slatka put reprendre un étal au marché de Nancy . L' école Raugraff se situe à quelques pas du marché central et Régina rejoignait sa mère après la classe . Elle faisait la criée : « Trois portemanteaux pour dix sous ! » La vie à Nancy restait matériellement difficile pour cette famille d' immigrés étrangers , mais Régina était réellement heureuse d' avoir retrouvé tant de cousins et de cousines . Le cousin Zali , qui adorait le cinéma muet , l' emmena avec un de ses amis voir un film sous-titré . Pendant toute la séance Régina lui réclamait la traduction en yiddish de chaque sous-titre . Zali se jura bien que c' était la dernière fois qu' il emmènerait sa cousine au cinéma . Il ne s' était sans doute pas rendu compte que ce spectacle fut une véritable révélation pour Régina , qui n' avait jamais été au cinéma auparavant .
Très vite les enfants de Slatka et Jacob adoptèrent la France et aimèrent leur nouvelle vie . Pour les parents , la vie était beaucoup plus dure , car ils éprouvaient de réelles difficultés avec la langue française . Jacob souffrait de ne pas pouvoir respecter le shabbat comme autrefois en Pologne . Respecter le shabbat est la première mitzvah ( « commandement divin » ) du judaïsme . La première fois qu' on exigea de lui qu' il travaille un samedi , il avait jeûné trois jours consécutifs . Finalement le contremaître finit par le dispenser de venir à l' usine ce jour de la semaine , mais la paie s' en ressentit . Jacob s' en accommoda facilement mais Slatka , qui tenait les cordons de la bourse , accusa le coup . Ce fut elle qui décida seule de « déballer » dorénavant au marché également les jours de shabbat , car c' était évidemment le meilleur jour pour la fréquentation des chalands . Les seules disputes entre ses parents dont Régine se souvienne encore aujourd'hui concernaient ce débat sur le travail du shabbat , et jamais Jacob n' admit que Slatka rompe de la sorte la première de toutes les mitzvot .
Lorsque Slatka avait demandé une place au marché central , on lui avait accordé un étal de deux mètres dans l' allée même où « déballait » aussi la sœur de l' oncle Chil . Celle -ci disposait d' un stand de dix mètres et ses affaires étaient déjà prospères . Ce fut là une source de querelle entre les familles proches , cette belle-sœur estimant que l' installation de Slatka lui avait enlevé une part de sa clientèle . Car petit à petit , l' étal de Slatka s' agrandit jusqu' à quatre mètres . Slatka , la modiste , et sa fille Régina vendaient maintenant des bas et des chaussettes . En effet , dès sa sortie de l' école , Régina , qui rejoignait sa mère au marché , se révéla très bonne vendeuse . Les grossistes de Nancy connaissaient bien la famille Szejman et faisaient confiance à Slatka .
On peut regretter que des Juifs immigrés , appartenant de plus à la même famille , n' aient pas toujours manifesté entre eux un comportement exemplaire et conforme à leur éthique religieuse . En effet , la belle-sœur , jalouse des succès commerciaux de Slatka , la dénonça à la police pour commerce illégal . Un jour la petite Régina fut appelée dans sa classe : on venait l' avertir que sa maman avait été emmenée entre deux policiers depuis le marché jusqu' au commissariat de police . Accourue au commissariat , Régina expliqua la situation , en bon français , au fonctionnaire en charge de l' affaire . Elle expliqua que sa mère jouissait d' une patente d' indigent délivrée par la mairie , ce qu' ignorait totalement la belle-sœur accusatrice . Les choses s' arrangèrent donc , mais à partir de cette dénonciation familiale , Slatka reçut une patente commerciale ordinaire assortie de son lot d' impôts .
Après un an de vie difficile au 83 de la rue Clodion , la famille déménagea au 71 de la même rue . Le confort ne s' en trouva guère amélioré , mais le voisinage était maintenant composé de coreligionnaires . La famille ne fut donc plus traitée de « Polaks » . Slatka sympathisa immédiatement avec Mme Markowitz , habitant au rez-de-chaussée , et de son côté Régina trouva dans cet immeuble une Martha de son âge , et les deux enfants devinrent amies . Dans la cour de l' immeuble était installé un atelier où l' on fabriquait des bergamotes , un bonbon qui est la spécialité de la ville de Nancy , bien que le climat de la région lorraine ne se prête guère à la culture des orangers . Les propriétaires de cette fabrique n' étaient autres que l' oncle Rubin , associé à M. Malinbaum . Le 71 de la rue Clodion était vraiment un immeuble plein de vie où les nombreux enfants apportaient une animation permanente et dont Régine conserve un souvenir ébloui . Tous les enfants fréquentaient le chajder pour apprendre l' hébreu et le yiddish . Ils appartenaient aussi au mouvement des Maccabi ( mouvement sportif d' obédience sioniste ) . Régina connut alors les premières vacances de sa vie : elle partit en colonie de vacances à Celles-sur-Plaine , dans une propriété de la Communauté israélite de Nancy
Mais en réalité il existait un véritable fossé entre les enfants de la bourgeoisie juive de Nancy et ceux des nouveaux immigrants . Les nouveaux arrivés étaient considérés comme des shnorers , les mendiants venus de l' Est , qui ne faisaient guère honneur à la Communauté . Même ceux d' entre eux qui étaient déjà bien intégrés , voire assimilés , allaient prier dans un lieu à part , une maison située au 55 de la rue des Ponts . Le père de Régina refusait d'ailleurs de prier dans une synagogue équipée d' un orgue , objet de distraction et non de recueillement , qui ne pouvait trouver sa correspondance dans le Temple détruit de Jérusalem .
Mais les enfants ne ressentaient pas cette ségrégation . Régina au contraire se sentait chaque jour plus libre dans sa nouvelle vie et elle était pleine d' espérance pour l' avenir . Elle aimait cette France qui l' accueillait à part entière . Pourtant , aussi bien Régina à l' école Raugraff que ses frères à l' école Didion essuyaient régulièrement le quolibet de « sale Polak » , et même parfois cette insulte sortait de la bouche d' un enseignant … Régine estime que la ségrégation contre les « beurs » n' est pas une nouveauté , qu' elle l' a vécue dans les années 1930 en tant que juive . C' est ainsi qu' un jour sa camarade Zaza Golencer , une enfant née à Nancy , se fit traiter par sa maîtresse de « sale Polack » . Le lendemain , son père , un homme petit et râblé , vint renverser le bureau ou siégeait la maîtresse et la menaça de lui « envoyer cette table à travers la figure » si elle continuait à insulter un enfant juif . Régina réfléchit longuement à cet événement dont elle fut le témoin . Elle s' étonna que dans son nouveau pays , la France , un tel événement n' entraîne pas immédiatement un « pogrom » antijuif de la part de la population locale .
C' est le 8 avril 1932 que mourut dans sa troisième année le plus jeune frère de Régina . Zalme avait développé une broncho-pneumonie qui lui fut fatale . Pour Slatka la douleur fut insurmontable et elle fut atteinte d' une maladie cardiaque due à ce choc . Le docteur lui interdit de reprendre son travail au marché . À cette époque , les enfants qui ne souhaitaient pas poursuivre leurs études quittaient l' école primaire à douze ans . Régina avait une folle envie de continuer à étudier , mais elle se résigna à quitter l' école dans sa treizième année , pour tenir seule l' étal du marché . Mais Mme Chrétien , cette maîtresse d' un extrême dévouement pour sa protégée , ne supporta pas l' idée que Régina interrompe ainsi des études qui s' annonçaient très prometteuses . Elle décida de s' occuper chaque soir de Régina pour lui donner le niveau suffisant afin qu' elle puisse ultérieurement s' inscrire , en cours du soir , au Cercle du travail . Régine estime encore aujourd'hui que tout ce qu' elle a pu acquérir d' instruction française , elle le doit à Mme Chrétien .
À partir de cette coupure , la vie de Régina changea drastiquement . Elle était devenue une jeune adulte . Elle passait ses journées au marché ou chez les grossistes pour passer ses commandes . Un monde qu' elle découvrait et dont elle ignorait encore le fonctionnement . Partout on l' appelait « la gosse » . Mais elle continuait ses activités de scout comme éclaireuse au Maccabi . Elle pratiquait le basket et , au milieu de cette troupe de jeunes , elle retrouvait sa joie de vivre et son bonheur . Une vie simple , somme toute , sans prétention , sans argent , où tout était prétexte pour retrouver ses amis et partager des moments exaltants . À cette époque commençaient à arriver les Juifs d' Allemagne , poursuivis déjà par le nazisme .
Lorsque Régina eut quatorze ans , sa maman put reprendre ses activités au marché . Slatka proposa à un couple de commerçants qui circulaient sur les marchés locaux et qui avaient besoin d' une employée , d' embaucher Régina . Slatka reprenait sa place au marché de Nancy . Ainsi fut fait . Dorénavant Régina se réveillait le matin tôt , à quatre heures , et partait en camion sur les lieux de marchés . Généralement elle montait le stand tandis que ses patrons se réchauffaient au café voisin . Il lui fallait enfoncer dans la terre de gros piquets en bois rond renforcés par une pointe en acier . Puis elle tendait les cordages de l' étal . Lorsque tout était achevé , ses patrons revenaient auprès d' elle pour déballer la marchandise . Alors seulement Régina pouvait aussi aller prendre son petit déjeuner . Sitôt rentrée de son marché , elle rejoignait sa mère au marché central de Nancy . Elle demeura quelques mois chez ces employeurs .
Puis Régina s' installa sans patente et seulement le matin sur des marchés extérieurs de la cité . Elle se plaçait à côté de l' étal de son oncle Rubin , qui vendait ses confiseries , tandis qu' elle vendait des bas et des chaussettes . Évidemment elle n' avait pas l' âge de tenir un commerce à son compte , toutefois cet accommodement n' attirait pas la méfiance , car on la croyait l' employée de Rubin . Mais Slatka se fatiguait vite maintenant , et l' après-midi Régina la secondait . Sa maman aurait eu besoin d' un peu plus de confort domestique , d' une salle de bains à la maison . Mais ce n' était qu' un rêve . Une fois par semaine Slatka et sa fille se rendaient ensemble aux bains municipaux Saint-Charles . Elles avaient embauché une femme polonaise qui venait une fois par semaine laver le gros linge . La maison restait très propre et bien tenue , la mère et la fille faisaient cause commune aussi pour les travaux ménagers .
Même le dimanche matin Régina et sa mère déballaient encore leur stand au marché . À la sortie de la messe les chalands se pressaient nombreux .
C' est en 1934 que Jacob et Slatka présentèrent pour la première fois une demande de naturalisation de la famille . Cette demande reçut une réponse dilatoire de l' administration , prétextant qu' il fallait attendre qu' un des garçons atteigne l' âge du service militaire . Régina , qui parlait cou ramment le français , était toujours chargée des démarches administratives pour ses parents . Elle se rendait donc régulièrement au bureau des étrangers de Nancy pour la prorogation de leur carte de séjour . Régine se souvient aujourd'hui que cette carte était verte et pliée en accordéon . Cette démarche était chaque fois un calvaire pour Régina . Les trois fonctionnaires derrière le bureau l' impressionnaient beaucoup . L' un était brun et ne disait pas un mot , le deuxième , que l' on appelait le « rouquin » , avait un langage bourru ; quant au troisième , il terrorisait la petite Régina tant il était grand derrière son bureau et la regardait avec des yeux bleus perçants , puis l' apostrophait : « C' est encore toi qui vient nous voir ! Tes parents ne peuvent donc pas se déplacer ? » Régina sortait chaque fois du bureau en sanglotant , se promettant de ne plus y remettre les pieds .
En 1935 ce fut Léon , le frère de Régina , qui tomba malade , d' un mal pulmonaire . Le souvenir de la mort de Zali deux années auparavant remonta dans la mémoire de Jacob avec une douleur encore plus aiguë . Il fallut des soins importants . Le docteur prescrivit d' alimenter le jeune malade avec du beefsteak de cheval . Il s' agit évidemment d' une viande interdite dans le judaïsme . Pour Jacob un dilemme halachique ( loi religieuse juive ) se posait . D' une part cette viande ne doit pas être consommée , mais d' autre part le plus important de tous les commandements est de préserver la vie . Après réflexion , Jacob accepta donc la viande de cheval . Léon dut se soigner ensuite au préventorium de Saint-Gervais-Le-Fayet et c' est Régina qui l' accom-pagna . Ce fut avant la guerre son plus long voyage dans l' Hexagone , et elle découvrit avec bonheur des paysages nouveaux . Léon rentra guéri à Nancy après un séjour de quelques mois .
Jérôme et Léon étaient d' excellents élèves , notamment en mathématiques . Jérôme obtint le certificat d' études à treize ans avec mention « bien » , puis il prépara au lycée national professionnel Cyfflé son brevet professionnel de tourneur sur métaux qu' il obtint avec mention l' année suivante . Pendant la préparation de son brevet , il fit à Saint-Max un apprentissage de tourneur sur métaux , profession très demandée à l' embauche à cette période . Mais chaque matin , avant de partir au travail , il mettait ses tephilines
Deux événements reviennent encore aujourd'hui à la mémoire de Régine qui la marquèrent durant cette période d' avant-guerre . Le premier est un accident d' automobile qui se produisit près de Saint-Dié . Régina était partie avec son oncle Rubin et M. Golencer pour tenir un étal de marché . Rubin conduisait et M. Golencer prenait son casse-croûte pendant le voyage en se servant d' un de ses couteaux ( il en vendait sur les marchés ) . Il pleuvait abondamment et la voiture dérapa . Lourdement chargée sur le toit avec l' étal et les piquets , elle fit un tonneau et s' immobilisa dans un fossé les roues en l' air . Rubin n' étant que légèrement blessé réussit le premier à s' extraire du véhicule . M. Golencer s' était tailladé le visage avec son couteau et perdait son sang en abondance . Quant à Régina , elle avait tout simplement disparu . Après avoir dégagé les piquets on la trouva sous la voiture pratiquement indemne ! Lorsqu' elle fut enfin remise sur ses pieds elle éclata d' un intarissable fou rire nerveux . C' était la première fois qu' elle échappait de justesse à la mort , mais pas la dernière
l ' autre événement qui marqua Régina se produisit lorsqu' elle alla payer la taxe sur le chiffre d' affaires à la perception de la rue Jeanne-d'Arc ( elle n' avait alors que quinze ans ) . Slatka lui avait remis l' argent au marché , emballé dans un papier journal et avec les recommandations d' usage : « Surtout ne le perds pas . » C' était une relativement grosse somme d' argent . Régina remonta la rue de la Hache en serrant le paquet très fort dans sa main , elle devait passer à la maison rue de l' Équitation . Elle posa l' argent sur le lit et , après avoir fait ce qu' elle devait faire chez elle , reprit son petit paquet . C' est alors qu' elle constata qu' il était vide . Totalement affolée , elle revint rapidement sur ses pas , sanglotant tout le long du chemin en cherchant l' argent qu' elle avait semé . Une prostituée du quartier , qui connaissait bien la jeune fille ( les enfants l' appelaient « Reine des Cieux » ) l' interpella tout à coup et l' interrogea sur la raison de ses pleurs . Elle sécha les larmes de la jeune fille et lui expliqua qu' elle avait trouvé la liasse et l' avait déposée chez l' épicier . Régina retrouva son argent sans difficulté . Cet incident la fit beaucoup réfléchir . Il y avait dans ce quartier plusieurs prostituées pas très attrayantes . Mais sans conteste , Reine de Cieux était certainement la plus pauvre et la plus misérable de toutes .
La vie continuait assez uniforme , les marchés à l' extérieur , le casse-croûte kasher ( jamais de repas au restaurant pour respecter les mitzvot ! ) , le marché central l' après-midi , puis les commandes chez les grossistes . Souvent , le soir , au jardin public de la Pépinière , les matchs de basket avec les Maccabi . C' était pour Régina le vrai moment de détente et de bonheur au milieu des amis de son âge , et surtout des garçons . Régina ressentait une attirance plus tendre pour Henry Golencer . Elle avait l' impression que c' était réciproque . Mais dans ce milieu , à cette époque , les choses n' allaient pas plus loin que des sourires et des échanges verbaux .
Régina appréciait aussi les entrées du shabbat , le vendredi soir , dans la maison familiale . Slatka dressait la table shabbatique avec une nappe blanche . Elle avait préparé les brioches tressées que l' on nomme c h aless en yiddish ou c h alot en hébreu . À la nuit tombante , elle allumait les deux bougies rituelles en prononçant les bénédictions , et toute la famille était rassemblée ce soir-là . Pas question qu' un enfant manque la cérémonie . Il en était de même pour les repas de fêtes juives , surtout les seder de la Pâque . Pour présider le seder , Jacob portait un habit blanc fait de grosse toile et des pantoufles également blanches . Il prenait place dans un fauteuil garni de coussins blancs . Les prières se prolongeaient jusque vers 11 heures du soir avant que Slatka ne serve le repas traditionnel . Pour les enfants cette cérémonie était longue ; ils lisaient le récit de Pessah dans les Haggadot , mais aussi parfois d' autres livres dissimulés sous la table . À intervalles réguliers Slatka priait Jacob d' abréger , sinon les enfants allaient s' endormir !
Il arrivait que Régina suive son oncle Rubin dans une tournée de marché plus lointain . Dans ce cas elle dormait à l' hôtel . Elle venait d' avoir dix-sept ans et c' était une mignonne petite jeune fille , haute d' un mètre cinquante à peine . Lors d' une de ces tournées , un homme frappa à sa porte la nuit et la jeune fille , peu méfiante , ouvrit . Il se précipita sur son lit et tenta de la violer . Régina se débattit en criant de tous ses poumons . Son oncle arriva et chassa l' intrus brutalement . Régina ne comprenait pas bien ce qui lui était arrivé cette nuit-là , car , jusqu' à cette date , elle n' avait pas eu à se méfier des hommes . Rentrée à la maison , elle reprocha à Slatka de ne pas l' avoir mise en garde . Mais à cette époque et dans ce milieu juif , les parents donnaient à leurs enfants une éducation beaucoup plus prude que de nos jours . La sexualité n' était guère évoquée . Ainsi , lorsque Régina eut ses premières règles , entre treize et quatorze ans , elle n' était pas du tout avertie et s' empressa de dire à Slatka son angoisse de saigner . Elle reçut en retour une gifle magistrale . Ne comprenant pas pourquoi , Régina se mit à pleurer . La prenant dans ses bras , sa mère lui expliqua que c' était la tradition , dans ces circonstances , d' « activer le sang » de la nouvelle jeune fille . C' est alors seulement qu' elle initia sa fille à ce nouveau mystère . Les amies de Régina n' étaient guère mieux loties dans leur éducation intime . Ces demoiselles étaient persuadées qu' on pouvait tomber enceinte d' un simple baiser sur la bouche .
En 1936 , le Front populaire éleva un Juif au poste de Premier ministre : Léon Blum
Les nouvelles d' Allemagne étaient tout aussi angoissantes . La chasse aux communistes et aux Juifs , poursuivis partout par les nazis , battait son plein . Mais en France les Juifs se sentaient protégés . Cependant , quelques jeunes juifs immigrés qui fréquentaient régulièrement leurs coreligionnaires trouvèrent opportun de créer un club de jeunes pour discuter de ces événements politiques . Parmi eux , h enri Krischer , Joseph Pick , Henry Golencer et r égina Skorka . Ils choisirent de s' appeler « Jeunesse juive de Nancy » . Ils organisaient des réunions communes avec des jeunes de Metz et de Strasbourg . Ces réunions se tenaient à Clefcy , dans les Vosges , dans une maison louée pour une colonie de vacances . Régina trouvait cette vie exaltante : c' était l' occasion de sorties et pour elle ce furent là ses plus belles années , juste avant la guerre . Le premier bal de Régina fut un bal Maccabi . Elle découvrit ce soir-là que sa mère était encore très jeune et qu' elle adorait danser . Régina portait une robe blanche . Sagement assise sur sa chaise , elle observait les danseurs lorsqu' un garçon se présenta pour l' inviter . Elle se leva , enthousiaste , mais Slatka la pria de se rasseoir immédiatement . Régina avait ses règles et sa robe était tachée . Ce fut une terrible déception , il fallut immédiatement quitter le bal … Mais la jeune fille se rattrapa par la suite : tout lui était prétexte pour aller danser , dans la plus grande discrétion par rapport à Jacob , qui n' aurait pas du tout apprécié . Par exemple , elle prenait prétexte d' aller faire de la gymnastique à la Pépinière , accompagnée de son frère Jérôme , qu' elle soudoyait en chemin pour qu' il aille seul au Maccabi tandis qu' elle irait danser au Rex . C' est là-bas que se retrouvaient les jeunes gens juifs pour des « cinq à sept » dansants . On y croisait aussi d' autres garçons peu fréquentables , Croix de Feu ou Action française
Hélas , de retour à la maison , Jérôme finissait toujours par tout avouer à son père . Il s' ensuivait immanquablement pour Régina des leçons de morale , des reproches et des admonestations paternelles , dont elle ne tenait guère compte . Lorsque Jacob , devenu très suspicieux sur le comportement de sa fille , allait vers 19 heures l' attendre à la sortie du Rex , ses copines , solidaires , l' invitaient à choisir la sortie par une porte dérobée . Dès ses dix-huit ans , Régina fut émancipée par ses parents pour qu' elle puisse s' inscrire au registre de commerce . Elle prit donc patente sous son propre nom . C' était au début de l' année 1938 . Dès lors Régina partait tôt le matin , par le train ou par le bus , por tant jusqu' à la station ses deux lourdes valises . Elle eut bientôt une fidèle clientèle car elle était une commerçante patiente et avenante .
Malgré tout , les revenus de la famille ne permettaient pas à Régina de s' offrir des toilettes élégantes . Slatka lui achetait toujours le bas de gamme et la jeune fille enviait ses amies , mieux habillées . C' est pourquoi elle s' éloigna de la camaraderie féminine et se tourna vers la fréquentation des groupes de garçons . Le club Jeunesse juive de Nancy avait pris de l' ampleur et devenait de plus en plus actif . Nombreuses furent les sorties avec la jeunesse de Metz et de Strasbourg . i l n' était pas difficile de recruter de nouveaux adhérents car les familles juives étaient souvent nombreuses , avec fréquemment jusqu' à six enfants .
À la maison , Slatka et Jacob parlaient de plus en plus souvent des problèmes des Juifs allemands , de ce qui se passait là-bas , pas très loin de la Lorraine ; ils redoutaient une contamination antisémite en France . Les jeunes dans la rue étaient beaucoup plus désinvoltes et lorsqu' ils essuyaient des insultes de « sales youpins » ils n' hésitaient pas à rétorquer , voire à faire le coup de poing .
Peu de temps après , Régina se rendit au marché de Pont-à-Mousson et prit son petit déjeuner au café près du marché . À peine assise , elle entendit des réflexions : « Les Polaks chez eux ; ils viennent bouffer notre pain ! » En cette période le chômage était important et il fallait bien trouver des responsables . Le Juif immigré était le bouc émissaire idéal .
1939 fut marquée par l' invasion de la Tchécoslovaquie
L' été 1939 , la dernière colonie de vacances réunit les jeunes Juifs de Nancy , de Metz et de Strasbourg à Clefcy . Des vacances merveilleuses , des retrouvailles pleines de joie , de grandes balades sac au dos sur la chaîne des ballons vosgiens . Les filles étaient très minoritaires mais cela ne dérangeait pas du tout Régina . Elle aimait la marche avec les garçons , ces longues équipées épuisantes mais salutaires à travers des paysages superbes . On se perdait en cherchant des raccourcis , on prenait de merveilleux petits déjeuners dans les fermes avec du lait fraîchement trait . On s' étonnait que Marcel Segalski , un garçon de Nancy , trouve toute occasion propice pour se bronzer au soleil , car ce n' était pas dans les habitudes prudes de ces jeunes .
Ce fut vers la fin des vacances , le 3 septembre 1939 , que la nouvelle de la déclaration de guerre conjointe de la France et de l' Angleterre à l' Allemagne du III e Reich fut diffusée à la radio . On décida d' arrêter la colonie de vacances pour que chacun rejoigne sa famille . C' est alors que Marcel se mit à cracher du sang ; sans doute s' était -il trop exposé au soleil . Il fut difficile de le ramener à Nancy . Il dut partir immédiatement en sanatorium et mourut quelques années plus tard .
C' était la mobilisation générale des hommes français en âge de servir sous les drapeaux . L' inquiétude grandissait car la Pologne avait été envahie de façon fulgurante . Vint alors la « drôle de guerre
Régine poursuit son récit .
Un premier projet de quitter Nancy avec la famille Posalski échoua . Mais les Markowitz louèrent avec son chauffeur une camionnette bâchée pour les évacuer à Libourne et proposèrent d' emmener avec eux trois autres familles : celle de Régine , c'est-à-dire son père Jacob Skorka , sa mère Slatka et leurs trois enfants vivants , les Loczinski et les Bresler . Ils partirent le 10 mai 1940 . Comme beaucoup de Français , les Markowitz pensaient que les Allemands seraient arrêtés bien avant la Gironde . Le trajet dura quatre jours en raison des encombrements sur les routes de l' exode : on y voyait toutes sortes de personnes avec des baluchons ou tirant des chariots , ainsi que des véhicules motorisés ou hippomobiles . Pendant ce trajet ils essuyèrent plusieurs mitraillages de la chasse allemande . Ces attaques de convois , qui ne présentaient aucun intérêt stratégique pour l' armée du Reich , étaient fréquentes et firent de nombreuses victimes civiles . Il fallait alors sauter rapidement dans les fossés . Heureusement , personne dans leur camion ne fut touché . Les Markowitz déposèrent la famille Skorka à Libourne comme convenu . Le chauffeur reprit immédiatement sa route en sens inverse . Chaque famille devait être hébergée , quelques jours seulement , dans des familles d' accueil .
Les Skorka repartirent en train le 17 mai vers Bordeaux , sans connaître leur futur point de chute . Ces derniers trente kilomètres de leur périple , entre Libourne à Bordeaux , furent éprouvants . Le train était bondé et les gens s' empilaient au milieu des bagages . Les odeurs de saucisson à l' ail et de gros rouge donnaient la nausée . Le train s' arrêtait à tout moment en rase campagne . Il devait se passer quelque chose d' anormal .
Finalement arrivés en gare de Bordeaux , Jacob passa les valises ficelées , par la fenêtre du wagon , à Jérôme qui les entassait sur un chariot . À la sortie du quai , Slatka interrogea Jacob en yiddish : « Où allons -nous loger ? » Il répondit également en yiddish qu' il connaissait une organisation juive à Bordeaux . Dans le hall de la gare circulaient aussi quelques paysans bordelais à la recherche de main-d'œuvre étrangère réfugiée , afin de remplacer les ouvriers agricoles mobilisés . La conversation en yiddish entre Slatka et Jacob tomba dans l' oreille d' un homme de taille moyenne , la soixantaine et le teint buriné . Le dos voûté il portait un pantalon de velours brun , son vieux gilet était boutonné sur une chemise aux manches retroussées . « Voulez -vous venir avec moi ? » interrogea -t-il . Régina s' interposa en négociatrice , expliqua que son père était un ouvrier d' usine et que sa mère ferait une parfaite cuisinière . Marché fut conclu séance tenante avec la promesse , d' un logement et de nourriture pour la famille .
C' était l' aubaine inespérée . Famille et bagages prirent rapidement place sur une charrette tirée par un cheval , y compris le vélo bleu de Jérôme ( une récompense pour son brevet professionnel et qu' il avait lui-même rénové ) . La famille s' installa sur deux banquettes le long des ridelles , tandis que Régina s' assit à côté du paysan , qui dit se nommer Dardinier . Il expliqua que les paroles prononcées en yiddish l' avaient attiré parce que les Polonais avaient la réputation d' être de bons agriculteurs … Il en serait pour ses frais .
Jacob et les garçons partirent chaque matin au lever du soleil travailler aux champs . Slatka et Régina furent enrôlées à la cuisine . Les hommes prenaient un rapide déjeuner aux champs . Une petite heure de détente .
Le 22 juin , la France capitula devant l' Allemagne et signa l' armistice à Rethondes . Jérôme découvrait alors Bordeaux , qu' il parcourait à bicyclette , il aimait cette ville . Le 29 juin , sur le grand pont de pierre qui enjambe la Gironde , il fut ébahi d' apercevoir un side-car dans lequel circulaient deux soldats allemands casqués , armés et vêtus de manteaux de cuir vert foncé . Le lendemain Bordeaux devenait ville occupée . Un mois seulement après leur exode , les Juifs du Nord et de l' Est de la France se trouvaient rattrapés par l' armée allemande à laquelle ils avaient voulu échapper
Dardinier ne tarda pas à être excédé par l' inexpérience de Jacob . Les insultes antisémites fusèrent . Jérôme , qui comprenait mieux le français que son père , en souffrait davantage . Il demanda à ses parents de quitter ce paysan .
Au début du mois d' août , la famille Skorka loua un petit appartement à Bordeaux près de la place de la Victoire . Jérôme , qui avait appris le métier de tourneur sur métaux et avait déjà exercé , au début de la guerre , dans une entreprise de Saint-Max , en banlieue nancéienne , trouva immédiatement une embauche à Pessac . Jacob aussi trouva un petit emploi peu rémunéré . Régina reprit pour quelque temps seulement les marchés , aux environs de Bordeaux et même jusqu' à Libourne . Elle vendait de la mercerie et des tricots .
Mais la rumeur se répandait que beaucoup de réfugiés retournaient à Nancy . Occupation pour occupation , en septembre 1940 , Régina décida de revenir travailler à Nancy . Le dernier appartement que la famille avait occupé , au 28 de la rue Charles III , était toujours loué à son nom . Elle reprit donc l' étal au marché central de Nancy . Elle put de la sorte envoyer de l' argent pendant quelque temps à sa famille à Bordeaux .
En juin 1940 le maréchal Pétain fut élu démocratiquement président du Conseil , en remplacement de Paul Raynaud , par le Parlement français , réfugié à Bordeaux . Et le 10 juillet 1940 l' Assemblée nationale , installé dans la zone dite libre à Vichy , lui vota les pleins pouvoirs . Dès les 3 et 4 octobre , il édicta le premier statut discriminatoire des Juifs qui autorisait les préfets à interner de manière discrétionnaire les Juifs étrangers dans des camps spéciaux . De fait , 60 % d' entre eux seront touchés par cette mesure . Simultanément , les Juifs de la zone occupée furent soumis au recensement dans les Kommandanturen ou les commissariats de police . En zone libre aussi , les Juifs étrangers furent internés dans des camps spéciaux en application de la même loi de Vichy . La famille Skorka reçut de la préfecture l' ordre de se rendre à la gare Saint-Charles le 1 er décembre 1940 en vue du regroupement des familles juives étrangères . Chaque membre de la famille pouvait emporter vingt kilos de bagages .
Se croyant protégés par l' administration française , Jacob , Slatka , Jérôme ( seize ans ) et Léon ( treize ans ) se présentèrent au rendez-vous . Avec leurs coreligionnaires ils s' installèrent dans les compartiments voyageurs d' un train spécial de cinq cents places . Une première étape de quatre jours dans une caserne de Tours mit les familles à l' épreuve , en raison de conditions d' hygiène particulièrement lamentables . Le 5 décembre 1940 , les familles embarquèrent dans un train à destination d' un camp de baraquement établi en Indre-et-Loire . Là , la présence de la gendarmerie française et l' absence de soldats allemands rassurèrent les internés qui croyaient encore à la « France pays des droits de l' Homme » . C' était le camp de La Lande , à Monts . Les baraques étaient construites en dur et comportaient un unique poêle à charbon . On répartit alors les nouveaux arrivants , à raison de quatre ou cinq familles par baraque .
C' est à Nancy que Régina apprit l' internement des siens . Elle put rapidement établir une correspondance avec sa famille . Elle décida de leur rendre visite sous une fausse identité . Le bureau des étrangers de Nancy , installé rue de la Visitation , avait immédiatement réagi aux lois et décrets antijuifs de Vichy en entrant en « résistance » . C' est ainsi que le directeur du bureau , Édouard Vigneron , et son adjoint , Pierre Marie , sauvèrent pendant la guerre plus de trois cents Juifs d' une mort programmée .
C' est grâce à eux que la très grande majorité des Juifs de Nancy sera prévenue le 18 juillet 1942 de la rafle programmée le lendemain
En ce début de l' année 1941 , Pierre Marie délivra une vraie fausse carte d' identité à Régina , au nom de Régine Hiebel . Munie de cette carte , elle visitera sa famille toutes les trois semaines environ . À cette époque les internés jouissaient encore d' une assez grande liberté . Ils pouvaient sortir du camp librement , s' entretenir avec le directeur ou recevoir des visites de l' extérieur . Vivant à plusieurs familles dans chaque baraque , les internés avaient simplement cloisonné leur espace de vie par des tentures faites de couvertures , pour recréer un semblant d' intimité . Le camp n' était pas encore encerclé de barbelés et la présence d' un escadron de gendarmerie française , logé dans une baraque de l' autre côté de la route du camp , rassurait encore la population juive .
Les internés étaient nourris par une cuisine commune et devaient participer aux corvées . Ils ne subissaient pas de mauvais traitement en dehors des privations alimentaires et du froid hivernal , car le charbon manquait . Une baraque était même affectée aux offices religieux . Au printemps et au début de l' été 1941 , les jeunes avaient bien organisé leurs activités sportives , les balades et les baignades en rivière . Jérôme faisait
des photographies . La vie n' était pas encore angoissante . On pouvait dans la journée se rendre à Monts . Les familles les plus aisées avaient même été autorisées à résider à Monts ou à Tours . Une grande fraternité et une parfaite solidarité s' était établie entre les internés . En septembre , les garçons furent autorisés à s' engager pour les battages , puis les vendanges et , à la fin de journées harassantes , ils profitaient d' un bon repas paysan … pas vraiment kasher .
À la fin du mois d' octobre 1941 vint l' ordre de regrouper au camp fermé de Pithiviers les hommes de quinze à cinquante-cinq ans . Jacob et Jérôme devaient donc partir très prochainement . Un bruit courait aussi que le camp serait bientôt cerclé de barbelés . Dans la nuit suivant cette instruction , Jérôme s' échappa avec l' accord de sa famille , qui avait préparé sa fuite . Parti seul à pied à travers prés et champs , vers Montbazon , il put prendre un train à destination de Châtellerault , sans être contrôlé , et rejoignit son oncle Rubin et sa tante Régine , dont il avait l' adresse . L' arrivée inopinée d' un évadé ne fit pas le bonheur des parents , anxieux pour la sécurité de leur famille , mais les trois enfants , Léon , Michel et Madeleine , lui firent fête .
Par courrier Jérôme avertit sa sœur Régine de sa nouvelle position , en langage évidemment sibyllin . Cinq jours plus tard il recevait une réponse de sa sœur lui donnant une adresse de repli chez des amis catholiques habitant Dijon , la famille Cazé . Toujours sans papiers , Jérôme reprit donc son voyage nocturne . À la faveur de l' obscurité , il grimpa sur le ballast de la voie de chemin de fer et repéra un train
de marchandises à l' arrêt , à destination de Bourges . Il se glissa dans un des wagons et se tapit dans un coin sombre . En changeant de la sorte encore deux fois de train , Jérôme réussit à atteindre Dijon . À l' approche d' une gare , lors du ralentissement du train , il sautait sur le ballast avant l' arrêt complet . Il avait appris par cœur l' adresse des Cazé et se rendit à leur domicile . Prévenus de son arrivée prochaine par une lettre de leur fils Paul , qui habitait Nancy , ils accueillirent le jeune Jérôme avec beaucoup de gentillesse .
Déjà à Nancy les mesures antijuives s' étaient renforcées . Les boutiques tenues par les Juifs portaient dorénavant l' écriteau « Judisches Geschäft » . Régine se rendit au bureau des étrangers afin d' obtenir une carte d' identité pour Jérôme . Pierre Marie connaissait bien le jeune homme . Mais ce n' était plus aussi facile à cette époque , il demandait un certain délai et le temps pressait . Régine décida de ramener d'abord Jérôme à Nancy clandestinement . La France était divisée en trois zones . La zone occupée , à l' ouest et au sud-ouest , la zone dite libre incluant le Massif central , le Couloir rhodanien , le Jura et les Alpes jusqu' à l' Italie , et la zone rouge
Il était devenu très difficile de sortir de cette zone rouge . Pour franchir la ligne de démarcation , Régine avait une filière , organisée par les cheminots de l' Est de la France , qui étaient déjà entrés en « résistance » . Comme Régine était de petite taille , on pouvait la dissimuler dans les poubelles du wagon-restaurant . Régine utilisait régulièrement cette possibilité . Elle quitta donc Nancy , munie de ses vrais faux papiers mais n' ayant pu en obtenir pour Jérôme , et se rendit à Dijon au domicile des Cazé .
Au retour , les deux jeunes gens étaient assis dans une voiture de voyageurs et Jérôme avait pour consigne de se cacher dans un filet à bagages lors du franchissement de la ligne de démarcation . Mais il s' endormit . Lorsqu' il se réveilla il entendit des bottes dans le couloir . Contrôle de police . Régine montra gracieusement ses papiers , Jérôme fit mine de chercher les siens dans sa poche mais Régine expliqua , désinvolte ( probablement en allemand ) : « C' est mon petit frère » , et le policier s' éloigna . En ce temps-là , la survie dépendait de la présence d' esprit , d' un grand sang-froid apparent et d' une bonne dose de chance . Ni Régine ni Jérôme n' en manquaient . Le reste du voyage , Jérôme posa sa tête sur l' épaule de sa protectrice
Le soir même , les deux enfants dormaient au domicile familial , qui leur sembla trop grand . Jérôme devait se cacher jusqu' à l' obtention de nouveaux papiers . À Nancy , Régine vivait sous son vrai nom : elle était trop connue pour se dissimuler . Mais la détente fut brève . Le surlendemain matin très tôt ( Régine estime qu' il devait être cinq heures ) , deux policiers se présentèrent au domicile de la rue Charles III pour exiger la présentation du registre de commerce de Régine . Évidemment , depuis les décrets des 3 et 4 octobre , l' inscription au registre de commerce avait été retirée aux Juifs . Régine avait été dénoncée . Les policiers la prièrent de s' habiller et , perquisitionnant l' appartement , ils trouvèrent la marchandise . Apercevant brusquement Jérôme en slip ils lui demandèrent ses papiers . Il inventa une histoire à dormir debout : la veille , il les avait oubliés chez ses cousins de Jarville .
Un des policiers conduisit immédiatement Régine au commissariat , pendant que l' autre accompagnait Jérôme chez lesdits cousins . À la station du tramway vers Jarville , rue Saint-Dizier , Jérôme décida de tenter le tout pour le tout et d' expliquer toute la vérité au policier , son internement au camp de La Lande , son évasion , son ancienne vie à Nancy . Le policier dévisagea le jeune homme , posa sa main sur son épaule et lui dit : « File ! »
Au commissariat , Régine s' attendait à voir arriver son frère avec le policier . Quelle ne fut pas sa surprise de voir le policier revenir tout seul . Elle le questionna : « Où est mon frère ? » Il répondit mezzo voce : « C' est un garçon intelligent , je l' ai laissé partir . » Régine soupira . Après la guerre , elle n' a pas réussi à retrouver la trace de ce policier courageux qui avait rendu la liberté à son frère .
Elle passa la nuit au violon et le lendemain on la conduisit au tribunal de la Pépinière . Elle expliqua au juge qu' elle travaillait pour sa famille internée en Indre-et-Loire . Sur la promesse de se tenir à la disposition de la justice pour son futur procès , elle fut relâchée .
À la sortie du tribunal la jeune fille trouva sa tante Régine Herszberg et ses deux enfants , Léon et Bernard , qui l' attendaient . Ils étaient également revenus à Nancy après un exode à Savignac-sur-l'Isle , dans le Sud-Ouest . L' oncle Chil Herszberg , le mari de tante Régine , avait été l' un des tout premiers Juifs internés au camp de Compiègne en 1941 . Né à Lódz en 1901 à l' époque où la Pologne était une province de l' Empire tsariste , il s' était déclaré russe à la préfecture . Après la rupture par Hitler du pacte germano-soviétique
La famille Herszberg logeait alors à Nancy , au 8 de la rue des Bégonias . Jérôme vivait 28 rue Charles III jusqu' à son départ pour la zone libre .
À la suite de ces événements , Pierre Marie établit pour Jérôme , qu' il connaissait bien , une carte d' identité au nom d' Hubert Hiebel . Il n' a jamais porté l' étoile jaune . Il vécut encore quelque temps à Nancy sous sa fausse identité , en se cachant , puis il rejoignit la zone libre . Régine , elle , fut jugée par le tribunal , qui la condamna à une amende . Après quoi , elle cessa toute activité au marché . L' Écho de Nancy , l' immonde feuille de chou collaboratrice et antisémite qui paraissait en Lorraine à cette époque , relate ce procès de façon absolument odieuse .
« Les marchandises des Juifs Maurice Dreyfus , Szlama Fride et Ryvka Skorka ont été saisies . La brigade économique vient de faire preuve d' une louable activité .
« On sait qu' aux termes de l' ordonnance du 26 avril 1941 relatives aux mesures prises contre les Juifs , il est interdit aux Juifs
« En passant par la rue Mangin , on avait l' impression que les mesures antijuives tardaient quelque peu à être mises en application . C' est ainsi que la brigade économique vient de mettre fin à la “ bedite commerce ” des trois représentants de la race dite élue . C' est également pour infraction à l' ordonnance du 26 avril 1941 et d' autre part pour défaut d' inventaire , que le procès-verbal a été dressé à la Juive Skorka Ryvka , vingt et un ans , ex-commerçante .
« Espérons que tous ces indésirables ne tarderont pas à se mettre à la recherche d' un nouvelle terre promise . »
La tante Régine Herszberg connaissait un passeur qui lui proposa de faire évader sa famille complète de la zone rouge . Il était déménageur de son état et son entreprise était au bas de la rue Charles III . Il n' opérait pas par conviction politique ou par humanisme , mais était seulement animé par l' appât du gain . Il réclama une très forte somme d' argent , mais la famille n' avait pas le loisir de marchander son service ! La grand-mère de Régine , Basia Szejman , décida de demeurer à Nancy . Elle refusa de participer à cette évasion de la zone rouge , estimant qu' à soixante-douze ans elle ne pourrait suivre le groupe et que d'ailleurs le passeur ne la prendrait pas .
Une tante de Jarville , Marthe , l' épouse de Zalme Szejman , se chargea d' héberger Basia . De vieille souche française , Marthe , avec trois frères tombés sous les couleurs françaises lors de la Première Guerre mondiale , était persuadée qu' on ne toucherait pas un cheveu de sa famille . D'ailleurs son propre père n' avait -il pas été décoré par le maréchal Pétain ? Zalme , qui avait le statut d' étranger , était
déjà parti en zone libre , à Clermont-Ferrand . Sous le même toit vivaient les deux enfants de Marthe et de Zalme , Léon et Annette
Ainsi qu' il avait été prévu , le passeur-camionneur emmena avec lui dans sa camionnette Régine Herszberg et ses deux fils , Léon et Bernard , Régine Hiebel ( Skorka ) , et un couple Balbin , Israël et Régine avec leurs enfants , Benjamin et Bernard . Il les conduisit jusqu' à la limite de la zone rouge aux abords de Langres . Il déposa les adultes dans une forêt , à l' intérieur d' une baraque , et prétexta de faire passer d'abord les quatre plus jeunes enfants : Léon avait quatorze ans , les deux Bernard avaient respectivement neuf et quatorze ans , et Benjamin sept ans . Régine Skorka était demeurée avec les adultes . Lorsque le camionneur réapparut dans la baraque , il annonça sans sourciller qu' il avait caché les enfants et qu' il fallait ajouter à ce qui avait été convenu une très forte somme d' argent supplémentaire pour qu' il les retrouve . Après bien des marchandages il fallut céder à son horrible chantage .
Le groupe retrouva les enfants au milieu de la forêt et le passeur les conduisit tous ensemble jusqu' à un pont . Ce pont a laissé une impression toujours éprouvante dans la mémoire de Régine : il s' agissait d' un pont de chemin de fer métallique ex trêmement sonore sous les chaussures à semelles de bois . Le passeur annonça que la zone libre était de l' autre côté du pont et disparut aussitôt . La course sur le pont fut sonore et effrayante , la traversée du groupe semblait interminable . De l' autre côté du pont un homme les attendait . Il dit : « Ne courez plus , vous êtes en zone libre , le village est tout proche . » À l' intérieur d' un café voisin ils purent enfin se détendre . Régine ne se souvient plus si c' était le 25 ou le 26 juillet 1942 .
Sur ses faux papiers Régine Herszberg était native de Metz et son accent pouvait passer pour un accent lorrain du Nord . Quant aux Balbin , ils parlaient à peine le français et il avait été convenu au sein du groupe qu' ils étaient tous les deux muets . Régine devait servir d' intermédiaire pour s' exprimer à leur place . Rapidement deux policiers se présentèrent au café et le scénario de contrôle se déroula comme prévu . Ils ne firent aucune remarque et repartirent comme ils étaient venus . Mais l' émotion avait été très grande . Plus tard un train emmena le groupe jusqu' à Lons-le-Saulnier . Ils avaient auparavant téléphoné aux Szajniak , qui les attendaient sur le quai et qui devaient les héberger . Régine était l' amie d' une de leurs filles , et c' est elle qui avait pris contact avec eux . Plus tard , en 1943 , la famille Szajniak sera déportée et seul leur fils Marcel revint des camps de la mort . Régine se souvient qu' en descendant sur le quai de la gare elle avait aperçu d' autres familles juives arrivées par ce même train et que ces familles non accueillies avaient été immédiatement encadrées par des policiers français pour les conduire en résidence forcée et surveillée .
Puis Régine Skorka quitta le groupe de l' exode . Les Herszberg et les Balbin continuèrent sur Limoges , où la famille Sierpinski les attendait . Régine partit pour Lyon retrouver son frère Jérôme , qui s' était fait embaucher chez Citroën . Il logeait chez l' un de ses copains . Régine trouva une chambre à louer cours Lafayette , dans un hôtel où vivaient déjà deux autres familles juives réfugiées de Nancy . Mais les rafles allaient devenir fréquentes ; des policiers français se chargeaient de cette basse besogne . Régine partageait sa chambre avec une amie qui parlait mal le français , avec un accent yiddish caractéristique . Elles convinrent qu' en cas de rafle la jeune fille jouerait la muette . L' important pour survivre était de trouver du travail et ce n' était pas facile . Mais sans argent , comment quitter cet hôtel dangereux ? Régine prévint ses parents au camp de La Lande et les informa de sa nouvelle adresse . Elle ne sait pas comment Jacob , son père , était revenu dans ce camp auprès de sa femme et de Léon , leur plus jeune fils .
Au mois d' août 1942 , alors que Régine était assise dans la salle du café de l' hôtel pour prendre son petit déjeuner , le facteur , qu' elle connaissait bien maintenant , lui remit une lettre de ses parents ; elle tomba aussitôt en sanglots . Cette lettre lui annonçait leur départ vers une destination inconnue … Puisque Jacob Skorka avait réintégré le camp de Monts , les trois plus proches parents de sa famille , son père Jacob , sa mère Slatka et son jeune frère Léon , âgé de quatorze ans , furent embarqués dans ce convoi . Mais le Mémorial de Serge Klarsfeld atteste qu' ils furent séparés immédiatement : les parents de Régine furent envoyés à Drancy et Léon à Angers
Dans le café de l' hôtel , un officier français en uniforme observait Régine qui pleurait . La caserne de la Part-Dieu était juste en face . Il s' approcha de Régine et questionna : « De mauvaises nouvelles ? » Régine répondit avec une certaine rudesse , ne voulant pas expliquer la raison de son désarroi . Il devina le drame et dit : « Veux -tu te venger ? » C' est ainsi que Régine eut son premier contact avec la Résistance
Confidences de Régine .
C' est en 1929 que Jacob , mon père , avait quitté Zagórów . Le petit Léon était tombé malade et il n' y avait plus de charbon pour chauffer la maison . Les murs étaient recouverts de givre . Slatka était sortie acheter une seule orange pour Léon . C' était un achat tout à fait exceptionnel , très onéreux ! Comment imaginer cela aujourd'hui ?
Depuis lors je suis retournée en Pologne , là où je suis née . Je vous en ferai le récit plus tard .
Le 9 mai prochain ( 1993 ) j' organise une réunion des survivants des camps que je connais . Ce sera le quarante-huitième anniversaire de notre libération du camp de Kratzau , en Tchécoslovaquie . Mon amie Germaine , de Cannes , m' a avertie qu' elle ne viendra pas , un de ses amis , un survivant de l' affiche rouge est au plus mal . Lui aussi est revenu des camps : déporté d'abord au camp du Struthof
Je voudrais revenir dans notre entretien d' aujourd'hui sur des pensées douloureuses que je ne vous ai pas confiées jusqu' ici . Elles me poursuivent comme le remords de ma vie . Je vous ai expliqué que je rendais visite à mes parents et à mon jeune frère Léon au camp de La Lande toutes les trois semaines après mon retour à Nancy et plus tard encore , lorsque j' étais à Lyon . Léon était particulièrement doué en dessin et le directeur du camp l' envoyait suivre des cours aux Beaux-Arts de Tours . La dernière fois que je l' ai vu il m' accompagnait à la gare de Monts . J' étais déjà montée dans le wagon et par la fenêtre du couloir je lui parlais sur le quai : « Emmène -moi ! » lança -t-il brusquement . J' ai refusé . Je pensais surtout à mes parents , Léon était le seul soutien qui leur restait . Sortant du camp il pouvait se procurer un peu de nourriture . Ce souvenir fait un cheminement perpétuel dans ma tête et je ne peux pas arriver à m' en détacher . Tenez , regardez cette photo de ma famille au camp de La Lande
Je voudrais aussi vous parler plus en détail de mon procès à Nancy , en 1942 , un mois avant la grande rafle , pour exercice illégal de commerce , sans inscription au registre approprié . Je me suis rendue au tribunal de Nancy avec mon étoile jaune et tous mes amis juifs ou non-juifs m' ont accompagnée dans la salle d' audience . Tous portaient une étoile jaune , même les non-Juifs . J' ai été défendue par une homme hors du commun , M e Poimiro . Sa défense fut extraordinaire : « Vous allez juger sous la loi de Vichy , qui n' est pas notre loi » , affirma -t-il d' emblée . « Que vouliez -vous qu' elle fasse ? Ses parents sont déjà dans un camp et c' est elle qui les nourrit ! Aurait -elle dû faire le trottoir pour trouver grâce à vos yeux ? »
Je fus libérée , sans toutefois recouvrer le droit d' exercer mon commerce , et ma marchandise avait été confisquée ! Mais ce qui me révolte le plus aujourd'hui , c' est qu' à mon retour de déportation , après mon mariage , en 1947 , j' ai reçu un rappel du tribunal de Nancy , qui me réclamait le paiement de l' amende de condamnation de 1942 , et j' étais avisée que les faits resteraient inscrits sur mon casier judiciaire . À cette époque j' étais soupe au lait , tout feu tout flamme , et je me suis vertement défendue ! Mais je pourrais vous raconter beaucoup de faits qui se sont produits à Nancy à mon retour des camps en 1945 . Lorsque j' ai demandé au maire de reprendre ma place au marché il m' a répondu : « Les places sont réservées aux Français ! » Je l' ai traité d' antisémite . Il m' a évidemment répondu que son meilleur ami était juif . Mais finalement il a fallu que j' exhibe mes papiers de la Résistance pour qu' il consente mollement à me redonner la place à laquelle j' avais droit . Il s' appelait S. et exerçait la profession de pharmacien rue des Quatre-Églises .
Le lieu de passage de la zone rouge à la zone libre était Chalindrey , connu par sa grande gare de triage . Les cheminots de Chalindrey ont été des hommes formidables .
Quand il y eut la grande rafle du 19 juillet 1942 , dont j' avais été avertie un jour plus tôt par M. Marie , j' ai couru avertir tous les Juifs que je connaissais pour que , surtout , ils ne dorment pas chez eux la nuit du 18 au 19 juillet . Certains n' ont pas cru cette information et ils ont été arrêtés le lendemain matin . Moi je me suis cachée chez les Menetti , rue Vauban , où ils possédaient un deux-pièces
L' officier français que j' avais rencontré à l' hôtel au sinistre petit déjeuner – au cours duquel une lettre m' avait informée de la déportation de mes parents et de mon frère Léon – , cet officier donc m' a fait rentrer dans l' AS , l' Armée secrète . Je cherchais toujours un travail . Un jour il m' a emmenée à l' île Roy pour nous baigner . Au retour nous nous sommes arrêtés dans un café . J' ai suspendu mon sac au dossier de ma chaise et je l' ai oublié en repartant . Je ne m' en suis rendu compte qu' en arrivant à mon hôtel . J' étais bouleversée : ce sac contenait mes faux papiers , ma carte d' alimentation et le peu d' argent qui me restait . L' officier retourna à vélo jusqu' au café mais le sac s' était envolé . Pour calmer mon angoisse il déclara : « Allons ensemble faire une déclaration de perte à la police et tu te feras faire une nouvelle carte d' identité . Je te servirai de témoin , j' affirmerai que je te connais de toujours , dis -moi ce que je dois déclarer et je dirai ce que tu souhaites . » Sitôt dit sitôt fait , et je fus invitée à venir rechercher ma nouvelle carte d' identité dès le lendemain .
À cette époque j' étais jeune et relativement confiante . J' allai le lendemain à la police retirer ma nouvelle carte d' identité , établie à Lyon , sous le même nom de Régine Hiebel , née à Metz ! Mais en revenant à mon hôtel , la veille au soir , après avoir été faire la déclaration de perte au commissariat , j' avais reçu un coup de fil masculin . L' homme au bout du fil m' annonçait qu' il avait retrouvé mon sac et qu' il l' avait gardé , ne faisant confiance à personne . Une note réglée à mon hôtel et demeurée dans le sac lui avait indiqué mon adresse probable . Il me priait de passer chez lui ( une riche maison bourgeoise des bords de Saône ) . Il me rendit mon sac , dans lequel rien ne manquait .
Le lendemain je déchirai ma carte d' identité nancéienne . Je me sentais plus en sécurité avec la seconde carte car j' avais appris que le chef du bureau des étrangers de Nancy avait été dénoncé à la police par un groupe de migrants , arrêtés lors de leur passage en zone libre . Effectivement , le 19 août 1942 , M. Vigneron avait été arrêté par la police municipale et immédiatement incarcéré à la prison Charles III de Nancy . Il fut libéré sans trop de dommages trois mois plus tard , le 27 novembre , et révoqué de la police , mais je ne sais pas trop comment il a pu s' en sortir
Je finis par trouver à la Croix-Rousse une maison vide à louer pour une somme modique , car le train passait tout contre ses fenêtres . Pour nous , c' était le salut ! C' est à ce moment-là que mon frère Jérôme me rejoignit . Les deux autres familles juives qui habitaient comme moi à l' hôtel Lafayette vinrent s' installer avec nous : la famille Gersohn , dont le fils Henri avait huit ans et qui deviendra plus tard dentiste à Nancy , et la famille Staub . Nous avons vécu dans cette maison de la Croix-Rousse jusqu' en janvier 1943 .
La vie s' organisait . Je cherchais toujours du travail dans tous les domaines , même dans les usines d' armement . Je finis par être embauchée dans la lingerie chez Rasurel , comme coupeuse d' indé-maillable . Je découpais ce que l' on appelle des « matelas » de tissus empilés sous un patron modèle . Je n' avais aucune expérience du métier . La table de coupe était bien trop haute pour ma petite taille . On travaillait la nuit et on y voyait mal , je faisais beaucoup de déchets . Un matin , en revenant du travail en tramway , j' aperçus place des Terreaux une pancarte dans la vitrine d' un magasin de chaussures : « On demande vendeuse qualifiée . » Au lieu de rentrer me coucher je descendis du tramway et attendis l' ouverture du magasin , qui s' appelait La Favorite . La patronne , Mme Tabouret , m' interrogea sur ma qualification . J' affirmai avec aplomb avoir exercé six mois dans la chaussure . Je fus engagée à l' essai et travaillai tout de suite , toute la journée . J' avais assez bien vendu , j' étais fière de mon galop d' essai . Le soir venu , la patronne me prit à part dans son bureau . Elle referma la porte , se tourna vers moi et me posa tout de go la question : « Êtes -vous juive ? » Je répondis par la négative . Elle enchaîna : « Ce sera comme vous voudrez , mais une chose est sûre , vous n' avez jamais été vendeuse dans la chaussure , cependant vous êtes une excellente vendeuse et moi ce sont des Juifs qui m' ont appris mon métier . Votre comportement me rappelle mon apprentissage ! » Cette femme allait se révéler peu à peu une personne extraordinaire , ainsi que son mari . Ils mériteraient la médaille des Justes . Moi je n' étais pas trop fière de mon premier contact .
Le lendemain matin je réglai ma situation chez Rasurel , puis je rejoignis le magasin de chaussures . La patronne m' attendait et me fit venir dans son bureau . Elle s' assit sur une chaise et me dit : « Chaussez -moi . » Je crois que je l' ai chaussée toute la journée avec les chaussures à semelles de bois en usage à cette époque et , le soir venu , elle déclara : « Maintenant vous êtes une bonne vendeuse ! »
Huit jours à peine après mon embauche chez les Tabouret , je reçus de Limoges une lettre de ma tante Herszberg . C' était vers la fin de l' été 1942 . Mon oncle Rubin et ma tante Régine Szejman , réfugiés à Châtellerault , ceux qui avaient accueilli mon frère Jérôme lorsqu' il avait fui le camp de La Lande , venaient d' être arrêtés par la Gestapo
Je partis de la zone libre vers Châtellerault , ville en zone occupée . J' étais munie d' un faux laissez-passer . Arrivée à Châtellerault , j' appris que les enfants s' étaient d'abord retrouvés seuls après la pose des scellés sur l' appartement et s' étaient réfugiés chez un fermier pour une nuit . Puis la police française les avait placés ensemble dans une famille juive française , les Kessler . Eux-mêmes avaient un ou deux enfants , je ne sais plus exactement . Je me rendis donc à leur domicile où je trouvai mes trois cousins , Léon ( quatorze ans ) , Michel ( dix ans ) et Madeleine ( quatre ans ) . J' expliquai aux Kessler que je voulais partir avec les trois enfants . Ils refusèrent par crainte des représailles . Je tentai donc de négocier avec eux pour les persuader de me confier les trois enfants et de se cacher eux-mêmes .
Je passai ainsi près de trois semaines à Châtellerault , en vain . De guerre lasse je m' entendis avec un paysan et louai ses services pour qu' il vienne avec son cheval et une charrette pleine de paille à la sortie de l' école . Il était informé de ce que j' allais faire . Avec les enfants cachés sous de la paille il nous conduisit jusqu' à une toute petite gare proche de Châtellerault . Nous prîmes le train pour Angoulême , toujours en zone occupée . J' ai su par la suite qu' après l' enlèvement des enfants , les Kessler s' étaient sauvés . J' estime aujourd'hui que c' est indirectement par mon geste qu' ils ont survécu à la Shoah ; je ne leur en ai pas voulu de m' avoir ainsi compliqué les choses , mais , après la guerre , je n' ai pas souhaité les revoir .
J' élaborai un plan pour passer en train la ligne de démarcation avec les enfants , en direction de Limoges . À l' époque les compartiments des wagons étaient fait de banquettes de bois assez hautes . J' ai caché Léon , qui avait l' âge d' avoir des papiers d' identité , sous une banquette recouverte d' une couverture sur laquelle Michel s' est allongé avec la tête posée sur mon genou . J' ai pris Madeleine sur l' autre genou et je leur ai demandé de dormir . La couverture cachait le dessous de la banquette . Au contrôle les Allemands sont montés . Moi j' avais mon faux laissez-passer et j' ai dit simplement que Michel était mon petit frère et Madeleine ma fille . Ils se sont contentés de ces explications . La chance encore
En conduisant les enfants en charrette vers la petite gare proche de Châtellerault , j' avais croisé sur la route un petit garçon juif de sept ans qui marchait tout seul . Je le connaissais bien , c' était Charlot Goldner . Sa mère et sa sœur avaient été déportées et son père était interné au camp de Gürs , près de Toulouse . Je lui avais proposé de l' emmener dans la charrette pour le prendre avec moi . Il avait refusé , m' expliquant que les gens chez qui il avait été placé seraient arrêtés . Je lui avais promis de prévenir son père pour que quelqu'un vienne le chercher . C' est ce que j' ai fait à mon retour à Lyon ; je sais que Charlot eut la vie sauve .
J' arrive donc à Limoges avec les trois enfants . Ma tante Régine Herszberg y était réfugiée ainsi que la tante des trois enfants que j' amenais , Régine Szejman , qui venait d' être arrêtée . Cette dame s' appelait Mme Adèle Zobermann . Son mari était prisonnier en Allemagne . À cette époque elle vivait sous une fausse identité avec son bébé . C' est à elle que je confiai les trois enfants . Ils furent sauvés .
Je suis rentrée à Lyon mais , après une aussi longue absence , j' avais peu d' espoir de retrouver mon travail dans le magasin des Tabouret . Mme Tabouret m' accueillit chaudement , elle me fit rentrer dans son bureau et m' embrassa : « Je croyais ne plus jamais vous revoir ! » C' est alors que je lui avouai être juive et lui expliquai que j' avais pu sauver mes trois cousins des griffes de la Gestapo . J' ai toujours pu compter sur la discrétion de cette femme remarquable . Avant chaque rafle elle était informée par un ami de la police et elle hébergeait mon frère Jérôme dans son magasin . Mais la situation devenait dangereuse et les trois familles de la Croix-Rousse se séparèrent . Les Gersohn partirent à Grenoble . Les Staub trouvèrent un autre appartement à Lyon , et moi je m' installai au 28 rue de l' Annonciade .
C' est au début de l' année 1943 que j' ai rencontré un ami de Nancy , Georges Weinstein . « Est -il possible que tu ne te battes pas dans la Résistance ? » m' interrogea -t-il . Je lui expliquais que j' appartenais à l' AS . « Ce n' est pas ta place , ce sont des gens de droite , affirma -t-il péremptoire , tu vas venir travailler avec moi . » C' était à l' UJJ , l' Union des jeunesses juives , groupe clandestin communiste de résistance , dans les villes de la région sud
À l' UJJ je me sentis bien plus à l' aise que dans l' AS que j' avais quittée . À partir de ce moment je devins très active . Je gérai même un dépôt de munitions . Nous entretenions les armes avec l' amie de Georges qui partageait mon appartement . Elle s' appelait Félice Matusziewicz , mais vivait évidemment sous une fausse identité . Le groupe disposait d' une imprimerie où l' on imprimait de faux formulaires d' identité et des publications clandestines . J' y travaillai aussi . Mais à la fin 1943 la tête de Félice fut mise à prix et nous décidâmes de nous séparer .
À partir de cet instant j' avais la stricte consigne de n' héberger personne chez moi , consigne que j' avoue avoir fréquemment transgressée pour des amies qui venaient d' échapper à des rafles à Marseille , Grenoble ou Lyon , et à qui je devais procurer de faux papiers . Mais ma plus grosse erreur , et qui nous fut fatale , c' est d' avoir voulu garder un contact permanent avec mon frère Jérôme . Il avait quitté Citroën en juin 1943 pour être incorporé dans les Chantiers de jeunesse
Je me souviens d' une anecdote : un jour je pris le tramway place des Terreaux et je dissimulai sur ma poitrine une arme de poing et des imprimés clandestins . J' allais à Villeurbane . À la première station , des Allemands sont montés dans le tramway et nous ont fait descendre un par un pour nous fouiller . Ils m' ont tâtée tout le long du corps , ils ont inspecté mon sac , mais ils n' ont rien remarqué d' anormal : ce n' était pas mon heure … j' avais encore la chance pour moi .
Nous avons fait du bon travail à l' UJJ . Nous avons envoyé de nombreux rapports . Au début 1944 je travaillais toujours place des Terreaux mais il y avait des rafles presque quotidiennes . Un matin , en arrivant près du magasin , je vois par la porte une agitation anormale . J' interroge mes collègues qui me répondent : « Ce n' est rien , une rafle pour les Juifs . » Mme Tabouret me tombe dessus et m' invective de façon anormalement violente : « Ne restez pas inactive , rangez vos rayons ! » Rien ne se passe . Mais en ce temps-là j' apprenais très fréquemment des nouveaux « départs » dans ma famille .
En octobre 1942 ce fut ma grand-mère Basia arrêtée à Nancy en même temps que le grand rabbin Haguenauer , écrouée d'abord à la prison Charles III de Nancy , ensuite à celle d' Écrouves
Puis , au début de l' année 1943 , ce fut ma tante Marthe Szejman , née Strauss , avec ses deux enfants Léon , six ans , et Esther , dite Annette , cinq ans , tous trois sont morts à Auschwitz
L' oncle Abraham aussi fut arrêté à cette époque avec son épouse Ryvka
L' oncle Pejsach , qui était venu travailler en France en 1937 , était retourné vivre à Dantzig en Pologne l' année suivante pour retrouver sa femme , Léa , et ses deux enfants , Léon et Régine . Ils seront déportés vers l' Albanie au moment de l' invasion de la Pologne par Hitler en 1939 et ne reviendront pas . Nous ignorons comment ils sont morts . Au total , ce sont vingt et un membres de ma famille proche qui avaient été déportés à cette époque et nous avions de plus en plus de rage pour nous battre . Nous prenions de moins en moins de précautions . Un de mes amis avait participé à une attaque meurtrière contre des Allemands . Un de ses camarades de combat avait été abattu à ses pieds pendant l' action et l' avait couvert de son sang . Il est venu se réfugier chez moi après le couvre-feu
Moi j' avais la chance de travailler , de toucher une paye , de pouvoir trouver de la nourriture grâce à mon frère Jérôme , qui travaillait dans une épicerie dont le patron était d'ailleurs un collaborateur . Il touchait lui aussi une paye régulière et se faisait des « à-côtés » en prélevant sur les stocks . C' est comme cela que ni moi ni mes amis ne mourrions de faim
Vint le débarquement du 6 juin 1944 . Mes responsables de la Résistance m' invitèrent à quitter mon travail civil et à prendre une place de permanente dans la Résistance . Je suis donc allée trouver Mme Tabouret pour lui annoncer que je quittais mon travail . Elle ne parut pas du tout surprise et ne me questionna pas . Elle me dit simplement : « Officiellement tu ne quittes pas ton emploi . Demain je te présenterai à notre grand patron . » Effectivement , le lendemain , un monsieur m' attendait dans le bureau de Mme Tabouret . Il me dit immédiatement : « C' est normal que tu sois mobilisée , nous sommes du même bord , je sais ce que ton départ veut dire . Mais officiellement tu risques d' avoir besoin de ta carte de travail . Donc tu continueras à figurer sur la liste de nos employés pour tes collègues tu seras en congé de maladie . »
Le 21 juin j' avais un rendez-vous à Villeurbanne pour remettre deux revolvers à des amis . J' étais dans un tramway qui a été stoppé à un passage à niveau . Nous sommes ainsi restés bloqués devant cette barrière presque un quart d' heure . Je savais le délai trop long pour espérer trouver mon contact . J' ai décidé de retourner non pas au dépôt de munitions qui fermait à 19 heures , mais chez moi avec mes deux revolvers . La consigne était de ne pas ramener d' arme chez moi , mais c' était un cas de force majeure . L' appartement au 28 rue de l' Annonciade était tout en longueur : en premier ma chambre à coucher , puis une petite salle à manger et enfin , au fond de cette pièce , deux marches montaient vers la cuisine . Celle -ci , assez petite , contenait d' un côté la cuisinière et l' évier et , de l' autre , sans séparation , la cuvette des W-C . Le lieu était d'ailleurs infesté de punaises . J' ai dissimulé les deux revolvers pour la nuit sous le couvercle de l' abattant des W-C .
Dès le lever du couvre-feu , le lendemain matin 22 juin 1944 , je partais pour un rendez-vous important ; je ne pouvais donc pas rapporter immédiatement les deux revolvers au dépôt . Vers 8 heures 30 j' étais de retour devant mon immeuble . Il faut savoir qu' à Lyon , dans ce quartier , les cours des immeubles s' ouvrent sur deux rues parallèles , ce que l' on nomme des traboules . Je rentre dans le hall de ma cage d' escalier et je vois deux hommes en civil bavardant au pied de l' escalier . Espérant ne pas éveiller leur méfiance , je vais directement vers les boîtes aux lettres pour me donner une attitude tranquille . Je trouve une lettre de mon cousin Léon Herszberg ( il avait voulu travailler pour la Résistance lyonnaise mais je l' en avais dissuadé , car il était à peine âgé de seize ans ) . Il m' annonçait dans cette lettre qu' il avait été arrêté par des militaires allemands alors qu' il tentait de passer la frontière suisse avec un groupe de jeunes juifs venus de Limoges
J' ai voulu ressortir du hall , mais les deux hommes m' ont fait monter l' escalier . Tout en grimpant j' avalai la lettre : une grosse boule que je déglutissais par morceaux . À chaque étage nous croisions deux autres hommes en civil . Ils m' ont fait monter jusqu' au cinquième étage et m' ont poussée dans l' appartement d' une voisine d' immeuble que je connaissais bien . Là je trouvai un Allemand en uniforme , plusieurs autres civils ( des hommes de la Milice
Ils n' obtenaient rien de moi et ne connaissaient que mon identité de Régine Hiebel , dont ils semblaient se satisfaire . Ils me recherchaient pour actes de résistance , non comme juive . À chaque instant d' autres locataires de l' immeuble étaient introduits dans la pièce . J' ai découvert ainsi que nous n' étions pas les seuls Juifs habitant l' immeuble : les pauvres
Davidson ont probablement été arrêtés par notre faute ! J' avais été dénoncée , peut-être par un membre du réseau ? Ils recherchaient « Régine Hiebel et son amant » . Il s' agissait de Jérôme , qui me rendait visite chaque jour .
En effet , à midi , j' ai entendu son sifflet dans la cour de la traboule . J' ai prétexté d' aller aux toilettes pour lui faire signe . Mais c' était trop tard : il était déjà tombé dans la souricière . Il fut jeté comme les autres dans l' appartement et ils l' ont tout de suite battu . La voisine est intervenue pour dire : « Ne le battez pas , c' est simplement son frère . » Pourtant il portait des faux papiers au nom de Georges Veber . Ils l' ont amené dans la pièce voisine pour le déculotter et ils l' ont encore battu sur la tête et dans les côtes . Il a confirmé qu' il était bien mon frère et s' appelait Hubert Hiebel . Puis ils l' ont ramené dans notre pièce en criant à l' Allemand : « C' est un Juif . » À partir de ce moment notre statut de résistants s' était changé en celui de « Juifs » ! Ce fait nous sauvera quand même la vie , car tous nos camarades de la Résistance arrêtés à cette époque ont été jugés sommairement au Fort Montluc
Nous avons donc été arrêtés , Jérôme et moi , ce 22 juin 1944 . En redescendant l' escalier , Jérôme me fit signe d' essayer de nous enfuir par la traboule , chacun dans une direction opposée . J' estimai que nous serions immédiatement abattus l' un et l' autre par les miliciens , il renonça . On nous a conduits dans des tractions avant noires au siège de la Gestapo , place Bellecour . Lorsque nous sommes arrivés on nous a introduits brutalement dans une grande pièce où d' autres personnes , également arrêtées , attendaient déjà . Dans l' un des groupes il y avait un couple , une grand-mère et une jeune fille . Lorsque j' ai regardé cette dernière , j' ai remarqué qu' elle me dévisageait déjà et nous nous sommes reconnues . Elle était de Metz et appartenait comme moi à l' association sportive des jeunesses juives . À Nancy nous avions régulièrement des activités communes avec les associations voisines de Metz et de Strasbourg . Je connaissais son nom : Ida Rosenberg . Nous n' allions plus nous quitter jusqu' à la Libération , associées tout au long de notre déportation .
Mon frère et moi avons été conduits dans une pièce voisine pour être interrogés . Il y avait déjà dans cette pièce d' autres prisonniers de la Gestapo . Ils ont déshabillé totalement les hommes et l' un d' eux en a profité pour sauter par une fenêtre . Nous étions au troisième étage … mais il est tombé sur la bâche d' un camion et il n' est pas mort . Il a été ramené dans la même pièce . Les hommes avaient été plaqués contre un mur avec les bras levés ; chaque fois qu' ils s' engourdissaient et que leurs bras redescendaient ils recevaient des coups de matraque sur la tête . J' encourageais Jérôme du regard à conserver ses bras levés ce qu' il réussit à faire pendant plus de deux heures . Puis ils nous ont emmenés les uns après les autres pour l' interrogatoire ! Dans notre pièce il y avait , derrière un bureau , un homme brun , cheveux lisses et plaqués avec une raie , qui avait un regard terri fiant . Il y a deux regards que je ne pourrai jamais oublier dans ma vie : le regard de cet homme et celui de Mengele
Puis on nous a jetés dans des caves avec de l' eau jusqu' aux genoux , des rats s' y promenaient
Après une nuit passée sans dormir , nous avons été conduits au Fort Montluc , où nous sommes restés une semaine . Les cellules y étaient effroyables : nous étions huit entassées dans un espace de deux mètres sur trois ; impossible de s' y allonger . Nous n' avions qu' un seau hygiénique pour nous tous , qu' il fallait déverser une seule fois par jour dans les W-C . À mon arrivée il y avait déjà plusieurs femmes dans la cellule . Un jour ils ont amené une pauvre jeune fille , Carmen , terriblement torturée par Barbie . C' était une résistante de vingt ans . Elle avait subi les supplices de la baignoire et de l' électricité mais n' avait pas parlé . Et tous les matins on venait la rechercher pour une autre séance et on la ramenait en loques . Tous les jours l' une de nous allait vider le seau hygiénique dans la cour . Je me portais souvent volontaire dans l' espoir de rencontrer mon frère à la corvée . Nous avons pu nous voir plusieurs fois , mais jamais nous n' avons pu nous parler .
Le matin du 30 juin
Notre destination était Drancy
Un homme portant une valise s' est trompé de train sur le quai ; les Allemands l' ont laissé monter . Il n' avait pas été arrêté mais sa carte d' identité portait le tampon « Juif » . Il n' a pas pu redescendre : il s' est raflé lui-même !
Le 1 er juillet nous sommes arrivés à Paris , à la gare de Lyon . Des bus parisiens nous attendaient à côté du train et des passerelles furent installées pour passer directement du train aux bus . Sur ma passerelle j' ai reconnu un homme de Nancy que nous appelions le « boxeur » … Je l' ai encore re trouvé au camp de Drancy et j' ai compris qu' il collaborait avec les Allemands en tant que mouchard . Après la Libération il a émigré en Argentine avec certains SS . Sa femme est demeurée à Nancy . Je sais qu' il est mort aujourd'hui : le « boxeur » était un Juif
Le camp de Drancy était composé de trois sites distincts , trois blocs de bâtiment parallélépipédiques formant un grand fer à cheval . À gauche en entrant , c' était le bâtiment des prisonniers incarcérés en cellules , qui finirent souvent fusillés ; à droite , tous ceux qui devaient être déportés . C' est là que nous avons été logés . Au fond dans le bloc III , les Mischlingen
Des groupes se formèrent très rapidement . Je me joignis à d' autres résistants pour tenter d' apprendre où nous étions et ce que nous allions devenir . Une résistance active s' organisait dans le camp , certains purent se procurer de fausses cartes d' identité dans l' espoir d' une évasion . Ce fut le cas pour Jérôme et pour moi . Notre groupe fai sait le projet de voyager dans le même wagon .
Je rencontrais mon frère tous les jours dans cette cour . Nous nous sommes liés d' amitié avec une fratrie de deux sœurs et un frère . L' une des deux sœurs s' était procuré une fausse carte d' identité et ses liens familiaux avec son frère et sa sœur étaient tenus secrets . Elle seule logeait au bloc III ; elle était réputée non juive et n' a pas été déportée . Mais son frère et sa sœur sont partis avec notre convoi … Ceux qui vivaient dans les cellules venaient de la prison de Fresnes et les résistants ne sortaient pas dans la cour .
Le soir du 28 juillet 1944 la cour a été grillagée pour séparer les Juifs des autres prisonniers . Nous espérions encore ne pas partir parce que nous avions appris qu' un convoi devait contenir mille trois cents Juifs ( tout se savait à Drancy , sauf la destination des convois ) . Nous n' étions pas assez nombreux . Par ailleurs on parlait déjà de la débâcle allemande en Normandie , et on espérait la prochaine libération de Paris . C' est alors qu' un acte effroyable a été commis . Le redoutable directeur du camp , Aloïs Brunner
Lorsqu' ils sont arrivés au camp à Drancy , nous étions dans le bloc et nous avons entendu leurs cris et leurs pleurs à travers les fenêtres . Nous avons vu les enfants entrer dans le camp ! Il y avait aussi des orphelines juives de l' école Vauquelin , dont les parents avaient été déportés et que l' école avait recueillies , une vingtaine de jeunes filles de seize ou dix-sept ans . Le lendemain matin je suis descendue dans la cour pour voir les enfants . Le choc fut terrible : beaucoup étaient de petits Nancéiens qui me connaissaient et s' accrochaient à moi . Il y avait également une directrice d' orphelinat qui avait refusé de quitter ses enfants . Et j' ai appris bien plus tard , après la guerre , que la directrice de l' école Vauquelin avait aussi accompagné ses orphelines . Aucune des deux directrices n' a survécu
Le 31 juillet 1944 au matin , on nous embarquait dans des wagons à bestiaux
qu' on referme , ce bruit qui résonnera toujours dans ma tête . Je ne pourrai jamais l' oublier ! À partir de cet instant nous avons vraiment réalisé que nous n' étions plus rien . C' était affreux . Ceux qui avaient de la pudeur essayaient de ne pas utiliser le seau . Les enfants les premiers demandaient à y aller . Au début du voyage les adultes tentaient de se retenir . Mais le seau se remplissait . Les gens se disputaient les places dans le wagon . Les familles souhaitaient se regrouper . Nous tentions de tranquilliser les enfants malgré notre propre angoisse . Puis on finit par se battre pour une place sur le seau . J' avais le projet de m' évader . À Drancy je m' étais procuré une carte d' identité et je l' avais conservée sur moi . Mais j' ai vite compris que les autres prisonniers de mon wagon s' opposeraient à mon évasion par peur des représailles . Je savais que dans le wagon de mon frère il y avait de nombreux résistants plus solidaires et que pour lui ce serait plus facile . Après deux jours et deux nuits de voyage dans cette chaleur torride , il y avait déjà plusieurs morts dans notre wagon .
Le deuxième jour nous étions en Allemagne et le train s' est arrêté tout d' un coup . On a entendu des hurlements . Les portes se sont ouvertes brutalement . Un prisonnier du wagon était autorisé à aller chercher de l' eau à une fontaine . Je me suis précipitée dans l' espoir de voir mon frère . En allant chercher l' eau , j' ai vu sortir du dernier wagon des hommes nus que l' on emmenait dans la forêt . Puis nous avons entendu une fusillade
Nous sommes remontés dans nos wagons et les portes se sont refermées derrière nous . Puis vint la troisième nuit après deux jours ou bien la quatrième nuit après trois jours , je n' arrive plus à m' en souvenir avec précision tant la souffrance était atroce , obscurcissant notre conscience . Nous étions arrivés de nuit sur la rampe intérieure du camp de Birkenau
Les portes se sont ouvertes dans l' éblouissement des projecteurs braqués sur nous . Des chiens bergers allemands excités par leurs gardiens SS
Ida et moi sommes passées ensemble devant trois officiers SS qui barraient le passage au bout du quai . Celui du milieu tenait une baguette à la main . Les phares , les chiens , les hurlements et ces trois SS faisaient un décor totalement lugubre . Avec sa baguette , l' homme du milieu désignait : à droite , à gauche … Nous ne savions pas bien ce que cela signifiait . Nous l' avons compris le jour suivant , en réalisant que toutes celles qui étaient restées avec nous avaient au maximum trente ans . Ce SS avec la baguette , c' était Mengele . La sélection des hommes se passait de la même manière . Lorsque nous les avons quittés , nous avons chanté : « Ce n' est qu' un au revoir , mes frères … » Nous avons vu les femmes et les enfants de la file de gauche monter dans des camions . Les SS leur disaient : « Celles qui sont fatiguées montent dans le camion . »
Nous avons marché , pas trop longtemps , jusqu' à une baraque , à l' intérieur de laquelle on nous a donné l' ordre de nous déshabiller . Des hommes en uniformes rayés entraient et sortaient au milieu de nous pour prendre nos vêtements : nous étions humiliées . Eux ne semblaient pas prêter attention à notre nudité . D' autres sont arrivés avec des rasoirs et nous ont tondu les cheveux , le sexe et sous les aisselles . L' être humain est ainsi fait . Des Allemandes avaient participé au rasage : celle qui devait me raser ne m' a rasé d'abord qu' une moitié de la tête . Nous nous sommes regardées les unes les autres et nous avons été prises d' un fou rire nerveux . C' est à partir de cet instant que nous avons cessé d' être des humains . Sans nos cheveux nous étions des bestiaux . Des hommes sont venus avec des brosses et un désinfectant et nous ont brossées jusqu' aux parties intimes .
Nous n' avions pas eu le temps de réaliser ce qui arrivait à ceux et à celles qui montaient dans les camions . Tous les enfants étaient de ceux-là .
Nous , on nous a conduites devant un tas de vêtements civils . J' ai seulement trouvé une robe légère longue , pas de chaussures , rien d' autre . Nous sommes restées des heures enfermées dans cette baraque .
Puis nous avons été transférées vers d' autres baraques en bois , à l' intérieur desquelles il y avait des châlits à trois étages . Un lit pour dix personnes à chaque étage . Des planches et rien d' autre . Pas de couverture , rien , juste ma petite robe . Ida se coucha contre moi en chien de fusil pour nous tenir chaud . C' était le 3 août 1944 , la date de notre arrivée au camp , cela me revient . Il y a des dates pour toujours gravées dans ma mémoire .
Mon frère n' a pas parlé de sa déportation pendant presque quarante ans
Entretien du 7 juillet 1993
Le lendemain de notre arrivée au camp , à l' aube , coups de sifflet dans la baraque : tout le monde debout pour l' appel ! Les appels au camp étaient quelque chose d' éprouvant , de terrible . Il n' y avait ni heure ni durée . Ce pouvait être trois heures du matin , cinq heures du matin … et nous devions rester debout trois heures , cinq heures , parfois toute la journée . Sans arrêt la Kapo
Notre camp était le Zigeunerlager , le camp des Tsiganes . Ils étaient plus de deux mille cinq cents avant notre arrivée : ils ont tous été gazés pour nous laisser le camp libre . L' homme de Lunéville qui m' avait prévenue dans le wagon , à mon arrivée sur la rampe de Birkenau , s' appelait Félix . Il m' a retrouvée et m' a promis : « Je vais essayer de t' aider . » Et il l' a fait ! Ma première question fut : « Que sont devenus mes parents et mon jeune frère ? » Il m' a seulement montré la cheminée dont s' échappait depuis notre arrivée et sans interruption une fumée noire . Il me dit : « Ils sont sortis par là . »
Une haine irraisonnée envers lui me saisit au cœur pour ce qu' il venait de m' apprendre ; à ce moment j' ai pris conscience de l' horreur dans laquelle nous étions précipités . J' ai cru que je ne pardonnerais jamais à Félix de m' avoir ainsi dévoilé froidement cette réalité , mais lui-même me dit spontanément : « Ma femme et mes trois enfants sont également passés par là . »
J' avais vingt-quatre ans et c' était trop dur d' être confrontée à cette terrifiante réalité : les êtres qui vous étaient les plus chers au monde , « passés » ainsi par une cheminée ! Là , j' ai réalisé que les femmes , les enfants des familles du convoi et les trois cents enfants raflés au dernier moment par Aloïs Brunner étaient « passés » immédiatement dans les chambres à gaz et les fours crématoires … Et alors me revint cette écœurante odeur que j' avais respirée pendant tout l' appel , ce matin même . Cette odeur qui envahissait tout le camp . Jamais nous n' aurions imaginé que c' était l' odeur de la chair humaine . Je peux témoigner que depuis le 3 août jusqu' au 28 octobre 1944 , date à laquelle nous avons quitté Auschwitz , tous les jours la fumée noire s' échappait de la cheminée la plus proche de nous , celle que nous voyions en sortant des baraques , mais il y en avait trois en tout qui fonctionnaient plus ou moins en alternance . Lorsqu' un convoi était arrivé , tout à coup la fumée devenait plus noire !
Dans le camp nous avions un régime particulier : nous n' allions pas travailler , nous étions mises en quarantaine . En quoi consistait cette quarantaine ? On nous menait à un endroit extérieur au camp pour nous faire ramasser des lourdes pierres ( j' avais toujours ma petite robe et rien d' autre , mais au mois d' août ce n' était pas si mal ) . À l' appel , en rangs par cinq , nous nous serrions les unes contre les autres . Parfois nous avions droit à la musique d' un orchestre placé à la sortie du camp . Nous passions devant des SS qui exigeaient que nous chantions en allemand . Et nous , nous chantions en français : « Ami , entends -tu le vol noir du corbeau dans la plaine ? » . Cette chanson existait aussi en allemand et les SS savaient ce qu' elle signifiait . Nous recevions des coups de matraque rigide et ils nous obligeaient à chanter en allemand , mais nous ne changions pas .
Lorsque nous avions déposé nos pierres , ils nous les faisaient ramasser à nouveau et les rapporter à l' endroit où nous les avions prises . Nous avons vite compris que c' était leur façon de nous transformer en bêtes serviles , pour nous faire abandonner toute réaction humaine
Le premier jour , au matin , deux filles sont parties à la corvée de café . Cela consistait à se rendre dans la cuisine et à rapporter une grande amphore en aluminium contenant un breuvage chaud . La première fois personne n' a réussi à l' avaler tant il était infect . Mais dès le lendemain chacun l' attendait avec impatience . On nous donnait aussi une tranche de pain sec . Et le soir une soupe qui ne contenait rien . C' était tout ce que nous avions à manger pour toute la journée .
Toujours le premier jour , Ida , qui n' acceptait pas d' avoir dû quitter ses parents , s' affalait dans un coin de la baraque , sans une larme , sans un mot , prostrée , sans aucune réaction . J' essayai de la faire parler mais elle ne répondait rien , absente … Jusqu' au moment où la colère me saisit : je l' ai relevée par un bras et lui ai donné des claques jusqu' à ce qu' elle fonde en larmes . Elle se sentait mieux , même si elle n' acceptait toujours pas d' avoir perdu les siens , elle parlait et marchait , ce qu' elle était incapable de faire auparavant .
Je n' ai jamais bien compris la topographie du camp : où était la sortie , où l' entrée ? En fait les camps étaient imbriqués les uns dans les autres . Autour de nous , le C Lager , le A Lager et un camp d' hommes … Un labyrinthe avec des fils électrifiés autour de chaque camp . Et les miradors ! Et les chiens , toujours les chiens ! Sous nos yeux une mère et une fille enfermées dans deux camps contigus se sont précipitées l' une vers l' autre , de chaque côté de la clôture ; elles sont mortes électrocutées , l' une face à l' autre … Ces clôtures étaient faites de rangées de fils barbelés sur une hauteur de trois mètres mises sous tension électrique .
Le lendemain matin je me portai volontaire pour la corvée de café . Je voulais apprendre le chemin de la cuisine . La Stubendienst
Notre Stubendienst dormait dans la même baraque que nous , dans une pièce séparée . Elle surveillait la propreté du Block . Sous ses ordres il y avait la Stubenältester
Lorsque nous sommes arrivées à la cuisine nous avons vu trois femmes , deux d' une vingtaine d' années et une très jeune fille . L' une des trois nous questionna : « Vous êtes françaises ? » Je répondis par l' affirmative , alors elle demanda d' où nous étions et je répondis : « De Nancy . » La petite jeune fille m' expliqua qu' elle venait aussi de Nancy . Elle était la petite-fille de Gustave Nor don et se prénommait Fany ( diminutif de Françoise ) . Elle avait été déportée dans le même convoi que son père . Les deux femmes françaises s' appelaient Paulette et Irène . C' est Irène qui m' avait demandé d' où nous venions . Je l' ai retrouvée , survivante du camp de la mort , lors d' une commémoration à Drancy , et elle est venue à mon invitation des « anciennes » , le 9 mai dernier à Nancy . Son fils , qui est cinéaste , vient de tourner un film sur sa vie . Son nom est Irène Zilberman . Il y avait aussi une femme hollandaise qui travaillait à la cuisine . Ces trois femmes ont survécu . Paulette habite au Canada , mais tous les ans elle revient à Paris pour rencontrer Irène et , ensemble , elles vont aux Pays-Bas retrouver leur camarade hollandaise . Pendant une semaine les trois femmes s' isolent du monde
Je connaissais très bien la famille Nordon qui avait établi le premier certificat de travail pour faire venir mon père , Jacob Skorka , à Nancy en 1930 .
À partir de ma première corvée de café j' ai « organisé » tous les jours . Irène me donnait de la nourriture que nous partagions entre cinq jeunes filles de notre baraque , c' était le groupe des cinq : Ida Rosenberg , Etty Minkowski , Michaèla Segal , Régine Skorka dite Hiebel , toutes survivantes , et la pauvre Carmen , tellement torturée au Fort Montluc qu' elle est morte d' une crise cardiaque peu après la guerre . Je n' ai pas su son nom de famille .
Un jour en revenant de la cuisine , je me suis fait surprendre par la Kapo hongroise . Elle m' a battue très brutalement et laissée pour morte par terre . Irène m' a ramassée et m' a fait soigner . Je porte encore aujourd'hui la marque d' une déchirure provoquée par un coup derrière la nuque . Dès le lendemain je recommençai .
Dans notre Block nous étions un groupe très mélangé de plusieurs nationalités : hongroise , polonaise , belge , hollandaise et française . Je me suis liée avec une déportée hongroise jeune et jolie qui savait lire dans la main . J' en ai parlé aux trois Françaises de la cuisine et elles ont souhaité connaître leurs destins ! Dans le Block , nous communiquions en yiddish . Mais les Hollandaises ne parlaient guère le yiddish et je pouvais servir d' interprète . Pour ma part , j' avais acquis une certaine importance car je pouvais m' exprimer en yiddish , en polonais , en allemand et en français , et servais très souvent d' interprète . J' ai conduit la petite Hongroise à la cuisine . Elle a commencé à examiner la main de Fany et demanda son âge . Je traduisais . Elle n' avait pas atteint ses dix-sept ans . La petite Hongroise déclara : « Ta ligne de vie n' est pas encore assez marquée , parce que tu es trop jeune . Je reviendrai te voir pour ton anniversaire ; je suis sûre que ta ligne sera plus nette et que je pourrai te dire plein de choses . » Fany fut très déçue et me déclara : « Ta Hongroise , elle n' en sait pas plus que les autres ! » Mais je questionnai la jeune fille sur le chemin du retour , lui demandant pourquoi elle n' avait rien voulu dire . Elle me répondit seulement : « Si elle arrive vivante à son anniversaire , alors je lui parlerai . » Malheureusement elle ne s' était pas trompée .
Le lendemain je retournai à la cuisine mais Fany n' y était plus . Je questionnai Irène . Elle m' informa que Fany était partie à l' infirmerie . Elle avait contracté le typhus . Je suis allée la voir à l' infirmerie . Elle m' a proposé son morceau de pain mais je n' ai pas voulu le prendre . Elle insista : « Prends -le , il ne me sert plus à rien . » Au camp , chacun savait ce que cela signifiait lorsque quelqu'un vous donnait son morceau de pain . Lorsque nous en parlons entre anciennes déportées , chacune était bien consciente que celui qui donnait son morceau de pain ne survivait pas vingt-quatre heures .
Après mon retour de déportation en France , le 3 juin 1945 , j' ai d'abord été soignée à Foncine-le-Bas , dans le Jura , dans une maison de convalescence . Dès que je suis revenue à Nancy je suis allée voir la famille Nordon pour raconter les derniers instants de Fany . Je me suis trouvée là devant son oncle et il m' a suppliée de ne rien dire , car la maman de Fany vivait encore et tricotait pour le retour de Fany … Des années ont passé . Un jour , au cimetière de Préville , Gérard Blum , le président de la communauté juive , m' interpella pour m' annoncer que ce jour-là on posait la pierre tombale ( matzeva ) de Mme Picard née Nordon . Ses filles désiraient me parler . Nous étions , je crois , en 1985 . Pour la première fois je rencontrai les sœurs de Fany . Gérard , qui connaissait mon histoire , les en avait informées .
Entretien du 15 juillet 1993
Vous voyez , je vis avec mon jeune frère Léon . Sa photo est là , dans ma maison , depuis le premier jour où je m' y suis installée . C' est Félix qui m' avait raconté sa fin . Mais aussi Michel Gelberg , qui était du même convoi que Léon , et qui a survécu à la dépor tation : longtemps après la guerre , il m' a raconté ce qu' il savait de Léon . Léon avait survécu six mois au camp , chose incroyable , vu son jeune âge . Mais il aurait mieux valu qu' il meure tout de suite . Aujourd'hui , d' une certaine façon , je trouve au moins une consolation d' avoir connu Auschwitz , celle de savoir comment Léon , mes parents , ma famille ont disparu … Si je n' y avais été moi-même , je n' aurais pu le croire , j' aurais toujours douté .
Les latrines du camp étaient un bâtiment abject , tout en longueur , une longue table de ciment percée de trous , c' est tout .
Une nuit , en descendant de mon châlit , je fus stupéfaite de voir au sol des corps enlacés par terre . Je ne pensais pas que dans des conditions de vie pareilles on pouvait encore éprouver des besoins sexuels .
Nous avons subi dans notre Block plusieurs sélections importantes en plus de celle de notre arrivée . La deuxième sélection s' est effectuée en dehors du Block . À Birkenau on ne se lavait jamais . Il n' y avait pas d' eau . Mais il était inscrit à l' intérieur du Block : Zauberkeit ist Gesundheit ( « La propreté c' est la santé » ) . On ne pouvait jamais se laver . Pour la deuxième sélection
nous étions toutes réunies dehors et une femme polonaise , la Schreiberin
Pour la troisième sélection on nous a fait déshabiller , en rang l' une derrière l' autre dans le Block . Devant chaque Block il y avait le bureau de la Schreiberin , séparé du dortoir . Mon amie Ida revenait de la corvée de pain à la cuisine . Elle se trouva bloquée dans ce bureau et nous aperçut nues par la lucarne du bureau , alignées pour la sélection . Elle me fit des grands signes , à travers la lucarne , de ne pas rester derrière la femme qui était juste devant moi , Eva Goldberg , qui mesurait 1,70 m. J' ai compris , je me suis reculée et me suis glissée entre deux déportées à peu près de ma taille . Après la sélection , toujours faite par un SS , j' étais encore là , et Eva avait disparu à jamais , Eva la grande … Tout se résume ainsi : la sélection était totalement arbitraire ! Il n' y avait aucun critère !
Kippour
On ne peut réaliser les conditions dans lesquelles nous vivions . On s' accrochait pour rester des êtres humains . Mais c' était difficile . Notre chance , c' est d' être arrivées tardivement à Birkenau . Après nous cependant , de nombreux convois sont encore arrivés : par exemple de l' île de Rhodes . Notre baraquement se situait sur le passage entre la rampe d' arrivée et les fours crématoires … mais l' envie de vivre restait très forte en nous . Un jour on nous a emmenées à Auschwitz pour Entlosung ( le nettoyage des poux ) . Sur le chemin d' Auschwitz le bruit s' est répandu que des Français travaillaient sur le bord de la route . Et là j' ai vu tout à coup mon frère Jérôme . Son premier geste a concerné la perte de mes cheveux – quand je l' avais quitté à Lyon j' avais de longs cheveux auburn avec des boucles remontées sur le dessus de la tête . Il m' a crié de loin : « Tiens bon ! » Je lui ai répondu : « Je tiendrai , mais tiens aussi ! » Je crois que depuis mon arrivée au camp je m' étais dédoublée : moi qui avais la larme si facile ( et j' ai retrouvé aujourd'hui cette émotivité ) , là-bas je ne me souviens pas d' avoir versé une seule larme , même quand j' ai été battue à mort . Moi qui suis une grande mangeuse , je n' ai jamais souffert de la faim , parce que j' avais décidé de ne rien ressentir .
Sur cette même route , le même jour , nous avons rencontré le père d' Ida qui traînait une charrette . Ida est sortie du rang et s' est précipitée sur son père pour l' embrasser . Les Kapos se sont jetés sur eux pour les battre et les séparer . Nous sommes aussi intervenues pour les séparer car c' était suicidaire . C' est la dernière fois qu' Ida a revu son père . Jérôme m' a raconté , après la guerre , qu' il l' avait vu se faire embarquer dans un camion après une sélection .
Nous sommes arrivées à l ' Entlosung et on nous a lavées l' une après l' autre . Pendant qu' on me lavait je me suis endormie sur place et j' ai été réveillée par quelque chose de terrifiant . J' avais la tête à deux doigts de la gueule d' un chien-loup d' attaque . Depuis ce jour je ne supporte plus les chiens . Pendant cette séance de désinfection j' étais au-dessus d' une grille et une voix en français est sortie de dessous : « Y a -t-il des Françaises parmi vous ? D' où venez -vous ? » J' ai parlé à cet homme à travers la grille , il était comme moi de Nancy . Il m' a encore interrogée sur mon camp , le Zigeunerlager
Le lendemain il est venu dans notre camp avec un seau et un balai pour nettoyer les latrines , mais surtout avec l' objectif de me rencontrer . Il m' avait apporté un morceau de pain . Il a survécu à la déportation . Il n' était pas juif . Il s' était trouvé embarqué dans une rafle et on l' avait interné . Mais comme il n' était ni juif ni résistant , il n' était pas soumis aux sélections . Je l' ai revu à Nancy après la guerre . C' était un malheureux déporté du hasard , il y en eut bien d' autres … Par exemple un groupe de résistants , parmi lesquels Jean-Claude Stevart , une connaissance de Régine , s' est trouvé dans un wagon aiguillé par erreur sur Auschwitz . On les a tatoués avec les Juifs et puis renvoyés à Buchenwald .
À chaque nouveau convoi qui arrivait la fumée qui se rabattait sur nous , depuis les cheminées des fours crématoires , devenait plus noire avec une odeur plus nauséabonde . Au Zigeunerlager arrivaient parfois des nouvelles femmes sélectionnées à droite .
Les filles de Rhodes étaient superbes avec de très longs cheveux . Elles sont arrivées totalement déshydratées , elles n' avaient rien bu ni mangé depuis la Grèce . Elles se sont précipitées comme des bêtes sur les flaques d' eau . Il ne me reste d' elles que cette image , nous ne les avons pas revues . Des convois de Hongroises sont arrivés en août 1944 . Elles sont passées , disparues à jamais … Pour finir , c' est le ghetto de Lódz qui a été vidé vers Auschwitz
Toujours pendant notre quarantaine , tandis que nous transportions nos pierres ( aller et retour ) , on nous a fait entrer dans une bâtisse importante en pierre de taille . Sur la porte était inscrit « Achtung ! Gasgefahr
Tu sais , Jean
En octobre 1944
Il y avait dans notre groupe une déportée du nom de Marcelle , âgée d' une quarantaine d' années , qui était arrivée enceinte au camp . Son enfant était mort en elle . Mais j' ignorais qu' il fallait attendre plusieurs mois pour qu' il soit rejeté . Ce lugubre accouchement s' est fait dans les latrines et j' ai aidé à l' opération . On a bâillonné la pauvre femme pour que ses cris n' attirent pas les Kapos . Une infirmière déportée a écartelé la patiente et l' enfant mort est tombé dans le trou des latrines . Cet enfant était déjà mort , mais n' aurions -nous pas agi de même s' il avait été vivant ? À peine étions -nous rentrées dans le Block que ce fut l' appel . Et malgré sa souffrance la pauvre Marcelle est restée debout , coincée et soutenue entre deux d' entre nous . Elle a survécu . Je l' ai rencontrée à Paris au mariage d' une cousine . La résistance humaine n' a pas de limites
Lors de notre rencontre à Nancy entre survivantes de Kratzau j' ai été surprise d' apprendre que j' étais peut-être la plus connue de nous toutes : une jeune femme de Nancy , Suzanne Pick , qui avait été dans un orphelinat avec l' une des survivantes , Janine Charpentier , lui a demandé à son retour : « As -tu reconnu Régine après quarante-huit ans ? » Elle a répondu : « J' avais quitté un chef et j' ai retrouvé un chef ! » C' est vrai qu' au camp j' étais une meneuse . J' ai bravé bien des dangers et c' est une chance si je m' en suis sortie , mais ce type de comportement m' était indispensable pour garder le moral .
Tu sais , Jean , les poux de corps sont une infection affreuse . Nous les cherchions entre nous . C' était un geste devenu habituel et quotidien pour nous toutes . En 1970 j' allais prendre un bain dans ma salle de bains , j' ai enlevé mon soutien-gorge et tout à coup j' ai réalisé que , machinalement , j' étais en train de chercher mes poux . Alors j' ai pleuré comme une gamine . Comment pouvoir oublier quand , après vingt-cinq ans , des mécanismes acquis au camp restent inscrits au plus profond de nous ?
Je suis restée en quarantaine jusqu' au 28 octobre 1944 . Sans arrêt nous avions d' autres informations que les Russes étaient à deux pas d' Auschwitz . Leurs avions survolaient le camp régulièrement , mais jamais les fours crématoires n' ont été bombardés . Ce fameux 28 octobre , par un froid glacial , on nous a tous fait sortir dans un champ immense . Nous étions des milliers à l' appel , hommes et femmes . J' ai appris plus tard que mon frère était là aussi . Il a quitté Auschwitz-Birkenau en même temps que moi .
Toute la journée debout dans cette plaine immense à l' extérieur du camp , sans savoir ce qui nous attendait . Vers le soir des camions sont arrivés . Des hommes occupaient les plates-formes bâchées . On a relevé l' arrière des bâches et ces hommes ont jeté des pains à travers la foule . Ce fut une cohue indescriptible . Chacun voulait attraper un pain . La bousculade fut atroce et nous avions au ventre l' angoisse de l' inhabituel . Mais pas de sélection . Lorsque tous les pains furent lancés les camions repartirent . On nous a fait marcher jusqu' à la voie de chemin de fer encadrés par des Kapos et des SS avec leurs chiens . Sur la voie , des wagons à bestiaux nous attendaient . On nous entassa debout , plus de cent déportés par wagon . Nous étions pressées les unes contre les autres au point de ne plus pouvoir bouger . Une SS est cependant montée avec nous dans le wagon et la porte s' est refermée . Et l' incroyable s' est produit au milieu de l' incroyable . La SS s' est mise à chanter , à chanter pour elle-même : « Es geht alles vorüber , es geht alles vorbei
Si malheureuses que nous fûmes à Kratzau , nous en gardons toutes un bien meilleur souvenir que d' Auschwitz-Birkenau . Je ne voudrais pas revoir Birkenau mais je retournerai à Chrastava . Pourquoi ? Parce qu' à Birkenau nous vivions au milieu de la mort , la sélection rôdait , les cheminées fumaient jour et nuit . À Kratzau , c' était douze heures de travail par jour avec la faim qui tenaillait . Mais s' accrocher au travail c' était retenir notre vie . Le matin , un morceau de pain avec un café infect . Le soir , après le travail , une soupe , rien d' autre . Quelquefois deux pommes de terre en robe des champs . Mais dans ce camp on peut dire que les Françaises sont redevenues des êtres humains pratiquement normaux . Est -ce parce que nous étions juives que la vie battait si fort en nous et reprenait peu à peu ses droits ?
Le lendemain matin de notre arrivée au camp nous étions de nouveau à l' appel par rangs de cinq . Avec ma toute petite taille je me retrouvais toujours en tête de file . Ce qui me valait régulièrement les claques de l ' Oberschaführer
Avec Ida et Mika , nous avons été affectées à la Spritzerei , un atelier de peinture au pistolet où nous peignions des grenades en jaune . Nous devions tenir la grenade dans nos doigts et la faire tourner au-dessus du gicleur de peinture , qui était fixe . La peinture était toxique , c' était de la litharge ( oxyde de plomb ) . Les travailleuses tchèques , enrôlées de force comme Allemandes annexées , touchaient une ration de lait , comme antidote à la peinture . Nous , on ne nous en donnait pas .
Nous avons compris qu' il fallait de nouveau « organiser » notre vie . D'abord comprendre où nous nous trouvions car nous ne le savions pas . Comprendre aussi de qui nous dépendions , qui nous gardait , qui était notre chef d' atelier . Dès notre arrivée un Meister
La Spritzerei portait bien son nom . La peinture jaune me recouvrait de la tête aux pieds . Ida me disait souvent : « Si nous sortons d' ici je regretterai de n' avoir pu te photographier . Tu ressembles à Charlot , les cheveux en moins . » Il faut croire que l ' Oberschafführer devait ressentir la même chose . À l' appel j' étais couverte de peinture . Il se plantait devant moi , rigolait et me flanquait régulièrement une paire de claques qui étouffait son rire .
Au camp il y avait pour nous garder la commandante SS et trois ou quatre autres femmes SS sous ses ordres . Mais nous étions sous l' autorité de l ' Oberschafführer et de l ' Unterschafführer . À l' usine nous dépendions du Meisterführer et de quelques jeunes filles des Hitlerjugend
Avec la litharge j' avais perdu l' appétit . Les pommes de terre , quand on nous en donnait , je ne les mangeais pas le soir et je les emmenais dans ma poche le lendemain en allant à l' usine . Ida caressait mes pommes de terre du regard et me disait : « J' ai faim . »
Je finissais par les lui donner . J' avais décidé une chose dans ma tête et c' était complètement ancré : « Je n' aurai jamais faim . » Et moi qui suis par nature une bonne mangeuse , cette idée suffisait à me nourrir . Et je peux dire objectivement aujourd'hui : « À Chrastava je n' ai pas souffert de la faim . » Dans les rangs , en allant à l' usine ou en revenant , beaucoup d' amies ne parlaient que de manger . Parmi elles une journaliste , du nom de Berthe Liebers , me disait dans les rangs : « Viens , je t' invite à manger . » Elle m' a fait découvrir en paroles le melon farci . À la Libération , dès mon retour à Nancy , j' ai voulu en faire un pour le goûter ! C' était une femme admirable que j' ai revue à Nice après la guerre .
Un jour , en arrivant à mon poste de travail à l' usine , j' aperçois des hommes qui travaillent à l' autre extrémité de l' atelier . Je reconnais l' un d' eux , j' en suis certaine . Malgré l' interdiction je m' approche tout près de lui et murmure entre mes dents : « Français ? » Il fait signe que oui . J' interroge encore : « Lorrain ? » Il acquiesce . Je dis encore : « Moi aussi et je vous connais . » Il chuchote qu' il est de Dieuze et , dans un éclair , je reconnus le patron de l' hôtel-bar-café de la place du Marché : j' avais mangé et même dormi dans son hôtel . Il s' appelait Lucien Trompette . Il avait été déporté avec toute sa famille à Chrastava et interné dans un camp de Lorrains , comme réfractaire à la nationalité allemande . Il était dans le même camp que cette jeune femme que j' ai retrouvée au mois de mai 1993 .
Cet homme m' aida autant qu' il lui fut possible . Il en pinçait pour Mika , qui était grande et belle mal gré notre triste état . Même les Allemands la regardaient : une figure pleine de taches de rousseur , envahie par deux grands yeux bruns . Et quand ses cheveux ont repoussé , ils formaient de belles boucles rousses . Son père était autrefois un magnat du pétrole en Roumanie , elle était à Paris pour faire HEC . Sa mère n' était pas juive mais elle fut ramassée dans une rafle du XVI e arrondissement , parce qu' elle s' appelait Segal . Au camp elle nous racontait sa vie de princesse en Roumanie , avec sa gouvernante allemande . Je connaissais par cœur , à travers ses récits , sa maison et son train de vie et cela me faisait fantasmer . Je demandai à Trompette s' il pouvait faire parvenir une lettre en Allemagne à ladite gouvernante qui habitait Berlin . Elle serait peut-être susceptible de nous venir en aide . Lucien m' apporta en douce du papier et une enveloppe pour que Mika puisse écrire la lettre . Au camp nous n' avions évidemment rien de tout cela . Après un long délai il reçut une réponse : la gouvernante projetait de faire le déplacement à Chrastava . C' était une catastrophe ! Comment entrer en contact avec elle ? Il était formellement interdit par les nazis de rendre visite aux déportées .
Sur notre chemin entre le camp et l' usine nous passions par un tunnel . Hormis Ida et Mika , la plupart de mes amies ne se souviennent plus aujourd'hui de son existence . Mais j' ai lu un livre qui en parle . Nous avons décidé de donner rendez-vous à la gouvernante à cet endroit . Mais comment reconnaîtrait -elle Mika dans cette horde de femmes dépenaillées qui défilaient dans le tunnel ? Nous formions un groupe de cinq femmes . Pour traverser le tunnel j' ai pris la tête du groupe et Ida fermait la marche . Nous pouvions parler entre nous durant la marche . Dès l' entrée nous avons houspillé Mika en prononçant son nom à de multiples reprises . Brusquement j' ai senti une présence à mes côtés . Mika s' est mise à ma place et pendant tout le reste de la traversée du tunnel elle a pu parler à son ancienne gouvernante que j' ai entendu prononcer ces mots : « Mein Kind , was haben wir von dir gemacht
Au début du mois de novembre 1944 trois femmes ont réussi à s' évader du camp : Lili Segal , son amie Anna et une femme hollandaise , la seule qui fut reprise , martyrisée et mourut le lendemain … Dans son livre Von Widerspruch zum Widerstand ( « De la contradiction à la résistance » ) , Lili Segal raconte cette évasion . La femme hollandaise parlait mal l' allemand et pas du tout le tchèque , c' est comme cela qu' elle s' est fait prendre . Les deux autres ( l' une allemande , l' autre autrichienne ) parlaient couramment ces deux langues . Elles connaissaient aussi la région . Elles réussirent à rejoindre la Suisse . Lili a pu transmettre en France la nouvelle que j' étais vivante et , à la Libération , on attendait mon retour .
Chrastava nous a profondément marquées parce que là-bas il était possible de résister aux Allemands . Nous n' avions pas peur . Un jour la commandante rentra dans notre bâtisse . Notre chambrée était au premier étage ( Françaises et Hollandaises ) , les Polonaises étaient au second étage . La commandante est entrée dans notre chambrée et s' est mise à hurler : « Die ganze Schweinstahl bekommt heute nichts zu fressen
Un jour j' ai découvert la cachette de la réserve de pommes de terre et j' ai décidé que j' irais en voler . La nuit suivante avec Ida , la myope , et Mika , nous sommes parties en expédition de fauche avec un sac récupéré à l' usine parmi les chiffons . Nous avons réussi . Ensuite nous emmenions des pommes de terre à l' usine , dans notre sac accroché entre nos jambes sous nos vêtements , pendant les quatre kilomètres du parcours , et nous les faisions cuire près de la gueule des fours . Mais un jour je fus dénoncée à la SS par une prisonnière hongroise . À l' appel du soir la SS commandante me fit sortir du rang . Je redoutais que ce soit pour m' envoyer à Gross Rosen
Des incidents de ce style , nous en vivions chaque jour . Quand nous étions à l' appel du matin , nous avions les cuisines dans notre dos . Ce jour-là je venais d' apercevoir que la porte de la cuisine était restée ouverte . J' y suis entrée subrepticement et j' ai volé quelques raves . Mais au moment de rejoindre le rang , la porte se claque brutalement devant moi , puis se rouvre avec la SS dans l' embrasure . Elle me projette hors de la cuisine , je jette les raves que je tenais devant moi ( d'ailleurs elles étaient crues ) . La SS me flanque une volée magistrale . Ida murmure : « Une telle volée pour rien ! » Je lui réponds que j' en ai gardé deux sous les aisselles . Tel était le contexte de notre survie : « organiser » , c' était survivre .
Nous allions à l' usine en équipe de jour , täglich , ou en équipe de nuit , nächtlich . La nuit , c' était assez terrible à cause des bombardements , devenus fréquents . On éteignait toutes les lumières , les bombes tombaient sur le village voisin . Nous restions enfermées dans l' usine , sans aucun abri . Heureusement , elle ne fut jamais touchée ! Les Allemands allaient se réfugier dans des abris extérieurs à l' usine . Nous n' avons jamais eu la force d' envisager une évasion pendant un bombardement .
Dans l' usine les équipes étaient de nationalités mélangées : des Tchèques , des Italiens de l' armée de Badoglio
Les Italiens dans l' usine nous jetaient souvent du pain en catimini . Les Yougoslaves semblaient indifférents à notre condition , mais j' ai entendu des témoignages différents dans d' autres ateliers . Lorsqu' une SS nous embêtait plus particulièrement , nous prévenions Trompette . Il savait lui présenter un « Français » dont elle tombait folle : « amour , amour … » . Pendant ce temps elle nous fichait la paix .
Dès novembre déjà l' hiver 1944 fut particulièrement rigoureux . Pas chaussées , pas habillées , presque pas nourries … nous n' étions plus très épaisses ni les unes ni les autres . Le camp n' était pas chauffé et nous disposions d' une seule couverture pour dix . Nous n' avions rien , même pas les costumes rayés . Nous n' avions que ce que nous « organisions » . Chaque soir nous nous battions pour avoir une couverture . Un soir , alors que la soupe était déjà servie , Ida me dit : « Va chercher une couverture , nous n' en avons pas ! » Je pose donc ma soupe sur le châlit , sous sa surveillance . Lorsque je reviens enfin , victorieuse , avec une couverture , ma soupe avait disparu . Ida avait mangé la sienne , et la mienne avait été volée .
Ce simple événement a pris des proportions atroces dans la tête de mon amie Ida , pas seulement sur l' instant , mais encore bien après la Libération . Elle redoutait que je l' aie soupçonnée de l' avoir mangée elle-même et cette pensée lui était insupportable . Bien des années plus tard elle me dit : « Ne crois surtout pas que j' ai mangé ta soupe ! » Et lorsqu' elle a marié son fils , bien des années plus tard , pendant le repas des noces , au dessert , elle est montée sur l' estrade de l' orchestre et elle a raconté l' épisode de la soupe en disant que ce soir-là elle pouvait enfin rendre l' assiette qu' on avait prise à son amie . Elle n' était pas comme moi . Toute sa captivité , constamment , elle a souffert de la faim , sans pouvoir la dominer . Lorsque nous recevions des pommes de terre le soir , le lendemain je les apportais au travail dans la poche de ce qui me servait de manteau et , tout en marchant , Ida caressait mes pommes de terre en me disant : « J' ai faim . » De guerre lasse je les partageais entre nous . Notre amitié réciproque , notre solidarité nous étaient d' un grand secours pour survivre . La plus forte ou la plus faible , chacune était indispensable à l' autre . Sans ce sentiment de solidarité , personne n' aurait pu tenir , personne ne serait revenu .
Un jour d' hiver la neige fraîche était haute et nous la foulions sans être vraiment chaussées . Et tout à coup mon Ida s' est effondrée sur le sol et m' a dit : « Laisse -moi mourir là et continue ! » Elle ne voulait plus avancer . Je ne sais plus combien je pesais à ce moment-là . Est -ce la force de l' amitié véritable , est -ce la volonté ? Je ne saurais le dire , toujours est -il que je l' ai assommée et je l' ai portée sur mon dos jusqu' au camp . Là j' ai compris que , par une énergie inconnue en soi , il devient possible de réaliser l' impossible . Et même pendant tout cet hiver 1944 je n' ai jamais eu le moindre rhume . Il faisait glacial partout et personne ne s' enrhumait . C' est à mon retour que j' ai fait une congestion pulmonaire … Malgré le froid , malgré la faim , malgré le travail pénible , aucune d' entre nous n' est morte à Kratzau . C' est à la libération du camp , quand on nous a annoncé que nous étions libres , que de nombreuses déportées sont tombées raides mortes .
En effet je les ai revues telles que dans mes souvenirs et je me suis souvenu d' enfants d' une dizaine d' années , à cette époque déjà lointaine , qui jouaient dans ce jardin et jetaient des cailloux sur notre misérable cortège . Il y avait à l' époque de la germanisation un camp de la Hitlerjugend à Kratzau . Je l' avais appris à l' usine , d' une jeune fille allemande qui nous gardait . Elle était assez humaine avec nous et elle me parlait , parce que je comprenais l' allemand . Elle savait fermer les yeux sur une foule de petites infractions au règlement . Elle devait avoir vingt ans . Le Meister qui m' aimait bien nous permettait d' aller nous laver à l' usine avec mes copines et elle laissait faire . À la mort d' Hitler , la jeune gardienne me dit : « J' ai perdu cinq frères dans cette guerre … Si seulement cela avait servi à quelque chose
Nous nous étions déjà rendu compte qu' Hitler était mort , parce que sur le chemin , ce matin-là , les drapeaux étaient en berne . À l' usine les hommes nous ont immédiatement confirmé la mort du Führer . Puis une surveillante SS a déploré : « À la veille de gagner la guerre , notre Führer est mort ! » Les hommes qui travaillaient à l' usine nous informaient au jour le jour de la situation sur le terrain , particulièrement Lucien Trompette . Pour nous , la libération proche signifiait un seul impératif : ne pas faiblir ! Mais les jours se suivaient sans apporter de changement à notre condition : travail , faim , marche forcée . Nous nous obligions à ne penser qu' à « tenir bon » , à faire une sorte de vide dans nos pensées . Mais simultanément nous ne pouvions pas nous empêcher de rêver . Mika m' avait raconté sa vie d' autrefois en Roumanie dans une maison si cossue que j' avais du mal à l' imaginer . Je n' arrivais pas à me représenter ce que pouvait être cette enfance , dans une telle opulence , avec des gouvernantes et tout ce qui pouvait me faire rêver . Il y avait aussi une amie hongroise qui me racontait Buda et Pest . Et lorsque j' ai visité Budapest , après la guerre , j' avais l' impression que je connaissais déjà cette ville . Nous parlions entre nous comme si nous avions la certitude que nous serions libres un jour . Je pensais à Jérôme et j' étais persuadée que lui aussi reviendrait . Je le voulais de toutes mes forces et j' avais décidé de découvrir la mer avec lui . Mon amie Ginette , la cartomancienne de la commandante , m' avait prédit : « Je suis sûre que tu sortiras d' ici , que tu te marieras et que ma cousine qui travaille dans la haute couture à Paris confectionnera ta robe de mariée . » Toute cette espérance en la vie s' est réalisée par la suite , et c' est parce qu' elle était enracinée en nous que nous avons tenu .
Entretien du 18 janvier 1994
On savait que le front russe se rapprochait . On arrivait à savoir . On entendait déjà les tirs de l' artillerie . Un jour Lucien Trompette me mit en garde : « Faites attention , nous savons que votre camp est miné . La fin de la guerre approche » , et il me remit très discrètement une paire de cisailles pour couper les barbelés lorsque le moment serait venu de nous sauver . Il ajouta : « Je vous préviendrai du bon moment pour le cas où ce ne serait pas encore la fin
Un jour – je pense aujourd'hui que c' était le 8 mai 1945 , mais ce n' est pas certain – nous sortions de l' usine en rangs , encadrés comme à l' accoutumée par les SS et les chiens . Nous avons entendu les Italiens nous crier : « Finita la guerra ! » Et ils ont envoyé des miches de pain dans nos rangs . Ce jour en effet , Lucien Trompette m' avait donné le signal de nous sauver du camp la nuit suivante si nous apercevions des incendies autour de nous , pour ne pas sauter avec le camp . Il m' avait recommandé de rester discrète pour ne pas provoquer une panique générale prématurée .
Ce soir-là Ginette , la cartomancienne , fit un travail très utile . Maricha , la maîtresse de la commandante , l' avait amenée auprès de la SS . Elle lui avait dit de lui tirer les cartes et de la persuader que , si elle faisait sauter le camp , elle mourrait avec ses prisonnières . Elle était également missionnée pour lui annoncer que , si elle survivait , nous témoignerions en sa faveur auprès du libérateur . À la fin du jour nous avons vu un SS à cheval faire le tour du camp , et nous redoutions qu' il soit chargé de tout faire sauter . La nuit s' obscurcit et le ciel devint rouge de flammes . Mais dans cette nuit particulièrement longue nous n' avons entendu claquer qu' un seul coup de feu . Les canonnades et les tirs avaient cessé brutalement . Nous avons compris que c' était fini mais nous attendions l' aube pour bouger .
Le matin , stupeur : plus un seul Allemand dans le camp , plus de SS ! Nous avons pensé que notre commandante aussi s' était sauvée . Mais à notre grande stupeur elle apparut tout à coup en haut de l' escalier avec deux revolvers dégainés , un dans chaque main . Elle annonça : « Ne croyez pas que la guerre soit finie pour vous , que vous êtes libres ! Moi je suis toujours là , et quand je le voudrai je vous descendrai . »
Après ces paroles j' ai assisté à une scène incroyable : les Polonaises qui avaient été enfermées depuis cinq ans , d'abord dans les ghettos , puis dans les camps , se précipitèrent à genoux devant la commandante en la suppliant de ne pas tirer . « Nous témoignerons devant les Russes que vous avez été une mère pour nous ! » criaient -elles . Sur le coup , j' étais jeune et impulsive , et j' ai été choquée par cette lâche attitude , mais aujourd'hui je suis plus nuancée et j' arrive à comprendre le comportement de ces femmes , après tout ce qu' elles avaient enduré si longtemps . Maricha intervint pour convaincre la commandante de se laisser fléchir : « Ne tire pas , ne provoque aucun drame et , moi , je témoignerai pour toi ! »
J' ai appris plus tard que Maricha avait remis la commandante aux Russes et qu' elle l' avait fait pendre : elle avait si longtemps préparé sa vengeance … C' était aussi l' aboutissement de la domination psychologique constante de Maricha sur la SS . Pendant toute cette captivité elle l' avait orientée , dirigée , en simulant sa propre soumission . Maricha avait pu éviter que sa SS tire sur quiconque , elle la laissait seulement manifester sa férocité dans sa façon de battre les prisonnières , de leur imposer des diètes forcées , de réduire leurs conditions d' hygiène . Mais , grâce à Maricha , la SS n' avait pas tué de ses mains . Dès le premier jour , Maricha avait condamné la commandante ( sa concubine ? ) à mort . Cette commandante n' était pas du tout une femme bonne et humaine , mais Maricha la contrôlait , la guidait dans la voie qu' elle avait choisie . Et le résultat fut que , dans ce camp de Kratzau , nous les prisonnières , nous n' avons pas senti la mort planer sur nos têtes à chaque instant comme à Auschwitz-Birkenau . Nous étions une main-d'œuvre gratuite et nous étions conscientes que ceux qui nous exploitaient n' avaient aucun intérêt à nous liquider . Seuls la faim , le froid et la fatigue pouvaient nous tuer , et là , c' était à nous de résister : nous avions au moins cette liberté .
Bien sûr , à la Libération , je ne pesais plus que vingt-neuf kilos , mais on ne m' a pas éliminée de cette terre .
Ce matin-là , le 9 mai 1945 , vers midi sont arrivés des partisans tchèques . Ils ont installé une table sur la place de l' appel et sont montés dessus pour nous crier : « Vous êtes des femmes libres ! » Et là j' ai vu avec stupéfaction de nombreuses prisonnières s' écrouler à terre , mortes sur place . Celles qui avaient subi trois ou quatre années d' internement dans les camps étaient exténuées . Elles n' ont pas pu supporter le choc de leur libération .
Personne ensuite n' est venu au camp nous porter assistance . Pas de nourriture , pas de guide , pas de transport hors du camp . Les prisonnières ont visité les cuisines où elles n' ont trouvé que des raves crues , qui furent mangées . Ida , Mika et moi avons décidé de partir à pied vers Chrastava-Kratzau . Le village était à quatre kilomètres du camp . Mais nous étions très faibles . Nous nous sommes donné la main tout le long du chemin . De temps en temps , épuisées , nous nous asseyions au bord de la route . Au village nous avons parlé à des autochtones qui nous ont indiqué une maison dans laquelle il y avait des Français : c' étaient des prisonniers , libérés comme nous . Ils avaient attrapé un cochon et l' avaient saigné . Le cochon gisait éventré au milieu de la pièce . Et nous , qui n' avions jamais mangé de cochon de toute notre vie , nous nous sommes précipitées sur la viande crue . Inutile de dire les dégâts . Les hommes avaient fermé les armoires à clef pour protéger leurs réserves de nourriture
Après ce repas nous étions toutes les trois malades comme des bêtes . Ida , particulièrement , souffrait de dysenterie . Elle perdait son sang en marchant . C' était affreux . J' avais entendu dire que le marc de café soignait la dysenterie . Aussi rentrions -nous dans les maisons vides dans l' espoir de chaparder du café et de la nourriture . J' ai fini par trouver de la chicorée . Mais nous n' avions plus la force de poursuivre notre route . Nous nous sommes reposées quelques jours à Kratzau . La plupart des maisons étaient vides . Nous ne trouvions aucun secours , pas de poste de la Croix-Rouge .
Nous avons appris que les Russes étaient à Görlitz
J' ai appris bien plus tard qu' elles furent transportées à Odessa et internées dans un camp russe : leur calvaire continuait . Moi j' ai pu rentrer à Nancy le 3 juin 1945 , mais elles ne sont arrivées en France qu' à la fin du mois de juillet 1945 .
Arrivée à Görlitz , je me suis rendue au Parti communiste russe . Les officiers comprenaient le polonais . Mais il n' y avait aucun train en service . Déjà , à Kratzau , mon polonais m' avait servi . Pour reprendre des forces nous nous étions couchées dans une grange à foin avec d' assez nombreuses autres déportées . Brusquement des colosses de l' armée russe avaient fait irruption , ils voulaient nous violer . Ils étaient nos libérateurs et nous n' étions guère appétissantes ! Ils étaient de type asiatique et faisaient partie des troupes d' assaut . Je leur ai parlé en polonais et ils me comprenaient assez bien . Finalement ils nous avaient laissées tranquilles , mais c' était clair , ils volaient tout sur leur passage et violaient les femmes .
À Görlitz personne ne s' occupait des déportés . Comme à Kratzau on survivait en visitant les maisons vides . J' avais retrouvé des prisonniers français qui m' aidaient et m' entouraient . C' étaient des homme de valeur . Un jour , en fouillant une maison , dans une cave , nous avons découvert un trésor de guerre . Une collection de cristaux de bohême . Quelle mouche nous a piqués ? Nous avons tout brisé ! Nous étions bien trop affaiblis pour emporter quoi que ce soit , c' est peut-être l' explication de notre comportement étrange
Un autre jour nous avons vu arriver à g örlitz , sous la pluie , une division russe de blindés . Des femmes de la police militaire , stoïques sous la pluie , faisaient la circulation pour orienter les chars dans la bonne direction .
Entre Görlitz et Prague il n' y avait que 130 kilomètres , et là-bas il était possible de se faire rapatrier en train . J' étais alors vêtue d' une redingote d' aviateur allemand , sans doute un déserteur . Ce manteau me tenait chaud sous la pluie ou la neige qui continuait à tomber sur les cerisiers fleuris . C' est dans cet accoutrement et avec cette armée blindée que j' ai pu atteindre Prague .
Je suis restée quatre jours et quatre nuits dans la gare de Prague . Toujours personne pour s' occuper de nous ! Avec des soldats français j' ai fini par monter dans un train en partance pour l' Allemagne . Curieusement , certains sont descendus du train en chemin pour retrouver une ferme ( et aussi une femme ) , ferme où ils avaient travaillé comme prisonniers de guerre … Ce train rejoignait la zone américaine , et là , pour la première fois depuis notre libération , des soldats nous ont accueillis et se sont occupés de nous . J' ai eu droit à un véritable bain . En allant faire la queue pour obtenir du ravitaillement , j' ai été interpellée en français par deux hommes qui portaient encore le costume rayé des camps de concentration . L' un d' eux était de Nancy . Ils n' étaient pas juifs et avaient été libérés de Buchenwald . J' avais dansé avec l' un d' entre eux autrefois et il m' avait reconnue … dans l' état où j' étais maintenant . Ils étaient accompagnés d' un Italien . Celui qui me connaissait me confia que sans ses deux amis , et surtout l' Italien , il n' aurait jamais tenu le coup jusqu' au bout ; ils avaient su le soutenir dans une solidarité extraordinaire .
En compagnie de ces deux Français j' ai enfin pris un train à destination de la France . Le train roulait au pas et il fallut des jours et des jours pour atteindre le Rhin . Mais le pont de Kehl
Notre train nous déposa à Saint-Avold
Le train de déportés repartit pour Paris , à destination de l' hôtel Lutetia , où avait été installé un centre d' accueil . Mais moi j' avais grande hâte de me retrouver à Nancy pour apprendre qui de ma famille était encore vivant . Après bien des palabres on m' adressa à un commandant qui devait se rendre à Metz en voiture et qui accepta de m' emmener .
Il me conduisit donc à Metz et m' offrit le billet de train pour Nancy . Ce trajet de m etz à n ancy je ne l' oublierai jamais . Le train était bondé , je voyageais debout , presque sans cheveux , toujours enveloppée dans ma redingote d' aviateur allemand . Par la fenêtre j' ai vu défiler Pompey , Frouard et Champigneulles . Là , j' ai fondu en larmes . Personne dans le wagon n' a réagi ni ne m' a proposé une place assise . C' était déjà le retour du chacun pour soi .
Devant la gare , place Thiers , j' ai attendu un tramway pour me rendre chez ma tante , la maman de Loulou , Léon Herszberg , rue des Bégonias . « Si quelqu'un est rentré , il sera là » , pensais -je . Mais aucun tramway ne venait . C' est alors que j' aperçus à la terrasse du Thiers une maman avec ses deux filles que je connaissais bien . Je me suis approchée pour les interroger , mais elles ne m' ont pas reconnue . J' étais sortie du camp trois semaines auparavant , pesant vingt-neuf kilos , mais à force de voler n' importe quelle nourriture j' avais pratiquement doublé de poids et je faisais un œdème généralisé , j' étais toute bouffie .
Il n' y avait aucun tram , c' était un dimanche . C' est dans une grande faiblesse , pouvant à peine marcher , même sans aucun bagage , que je me suis traînée à pieds jusqu' à la rue des b égonias . À l' angle de la rue Poincaré et de la rue des Bégonias , j' ai vu que les volets de la maison étaient ouverts : mon cœur se mit à battre et je sentis monter en moi l' espoir de retrouver vivants des membres de ma famille . Plus je me rapprochais , plus je reconnaissais avec certitude les rideaux de ma tante .
J' ai sonné à la porte et c' est mon cousin Loulou qui est venu m' ouvrir . Il était là … Il m' a fait entrer dans la cuisine . Elle était pleine de monde : ma tante , mes cousins et des cousins de cousins . J' embrassais chacun et chacun m' étreignait . Brusquement je me suis tournée vers ma tante pour l' interroger : « As -tu des nouvelles de Jérôme ? » À ce moment tout le monde s' est tu , certains pleuraient . Je venais d' embrasser mon frère et je ne l' avais pas reconnu
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