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Matricule
Cinquante-sept ans se sont écoulés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale . À la Libération , les jeunes rescapés qui avaient été arrêtés avec leurs parents se sont le plus souvent retrouvés orphelins . Ce fut mon cas .
Nous sommes encore quelques survivants , dont le nombre s' amenuise chaque année . Avec le temps , nous sommes devenus de vieux orphelins qui tous avons construit tant bien que mal nos existences . Un vieil orphelin n' est plus un orphelin , tant il est vrai qu' entre cet adjectif qualificatif de vieux et ce substantif d' orphelin il y a incompatibilité . En rédigeant ces souvenirs , je n' ai évidemment pas cherché à exciter pitié ou commisération . J' ai simplement voulu témoigner , à l' usage de la postérité , de ce qu' on nous a fait subir , à mes parents et à moi-même , au seul motif que nous étions juifs , en plein xx e siècle , dans cette Europe occidentale si imbue de la supériorité de sa civilisation , la Civilisation occidentale , la Civilisation tout court . Ces souvenirs n' étaient pas initialement destinés à la publication , mais à une diffusion limitée à la famille et à quelques amis . Cédant à leurs instances , j' ai finalement consenti à une diffusion plus large . De nombreux auteurs ont traité le sujet avec un talent auquel je ne puis prétendre .
J' ai été déporté à l' âge de treize ans et demi au camp de concentration de Buna-Monowitz
Ma captivité a duré de mai 1944 à mai 1945 . J' ai gardé un souvenir précis de la suite des jours qui se sont écoulés tout au long de cette étrange traversée . J' écris pour ceux de mes descendants qui voudront savoir ce qu' a été la déportation , et plus particulièrement la déportation des Juifs dans ce qu' elle a eu de spécifique , bref , ce qu' a été ce « détail de l' histoire » de la Seconde Guerre mondiale , pour reprendre un mot qui a valu à son auteur
Je voudrais que mes lecteurs tirent de leur lecture au moins une leçon : la barbarie n' est pas le propre de peuplades , de celles qu' on avait coutume de qualifier autrefois de sauvages . Elle peut éclater dans nos pays dont les acquis moraux , politiques , économiques , sociaux , civiques , que l' on croit définitifs et irréversibles , sont en réalité à la merci d' un revirement d' opinion , d' une crise économique ou d' une influence quelconque . Et alors , par l' effet de propagandes habiles , répétitives et insidieuses , se raniment de vieux courants idéologiques ou religieux qu' avec naïveté on croyait effacés de la mémoire collective . Pour peu qu' on s' intéresse à l' histoire du monde , on ne peut qu' être effrayé par le caractère éphémère des civilisations les plus brillantes . En outre , dans nos pays occidentaux , un recul d' un millénaire et demi montre bien que les Juifs ont été les seuls auxquels l' histoire a constamment repassé les plats , des plats garnis d' herbes amères .
L' ordre que je suivrai sera grosso modo chronologique , avec çà et là , des anticipations ou des rappels .
Je commençais ma cinquième , au lycée de garçons de Nîmes . J' étais assez fier . J' étais devenu un « ancien » . Je n' étais plus un bizuth , non qu' à part quelques lits en portefeuille ou autres petites farces bien bénignes j' aie eu à souffrir de ce statut l' année précédente , en sixième , mais il faut préciser que j' étais pensionnaire et à ce titre un peu plus exposé aux brimades qu' un externe libre , qualité que j' enviais chez ceux de mes camarades qui en bénéficiaient .
La sixième , après des débuts difficiles , m' avait finalement laissé un bon souvenir : à onze ans , un enfant qui n' avait jamais quitté la présence tutélaire de sa mère ne se déjuponne pas sans quelque difficulté . Il faut considérer ce qu' était alors un internat de lycée : le matin , lever à 7 heures au son impitoyable d' une sonnerie électrique qui avait quand même fini par détrôner le tambour institué par l' empereur Napoléon I er . À l' époque , ce tambour était encore visible sur le sommet d' une armoire dans le bureau de monsieur le surveillant général . On ne parlait pas encore de conseiller principal d' éducation , euphémisme administratif dont la signification m' échappe encore aujourd'hui .
Nous étions répartis par classes dans d' immenses dortoirs au plafond fait de petites voûtes en briques vernissées séparées par des poutrelles métalliques . Nous étions surveillés la nuit par un surveillant d' internat , un « pion » . Les pions étaient des étudiants à qui la rémunération de cette fonction permettait de faire des études à bon compte . Nos pions bénéficiaient d' une certaine intimité , l' administration leur ayant aménagé au beau milieu du dortoir une sorte de bocal vitré fermé par un rideau et doté d' un éclairage indépendant pour permettre à son occupant de réviser ses cours sans gêner les enfants . Finalement , comme tout le monde était jeune , surveillants et surveillés , tout le monde dormait à poings fermés et la tâche de nos baby-sitters était de tout repos .
Les jours se succédaient , réguliers , cours dans la journée , étude le soir , dortoir , lever , toilette , petit déjeuner , cours , étude du soir , dîner , coucher . L' été venu , durant les quelques semaines qui précédaient les grandes vacances , on nous accordait après dîner une longue récréation qui nous permettait de profiter des soirées d' été pour discuter . Pour des raisons d' économie , je ne rentrais voir mes parents que tous les quinze jours . Dans l' ensemble , j' avais des résultats scolaires plus qu' honorables , et la force de l' habitude eut vite fait de faire oublier ce que la séparation initiale avait eu de réellement douloureux .
Et puis , il y avait les copains . Bien que d' un naturel plutôt réservé , j' avais néanmoins noué de bons liens de camaraderie avec des compagnons qu' il aurait été diffamatoire pour l' Éducation nationale d' appeler compagnons d' infortune . Je devais par la suite affronter à mains nues d' autres arrachements et d' autres transitions plus redoutables . Peut-être l' internat du lycée m' y a -t-il quelque peu préparé ?
Donc en ce mois d' octobre 1943 , je commençais sans déplaisir ma cinquième , qui se présentait sous les meilleurs auspices , dans le calme et la régularité que j' avais appréciés l' année précédente , à l' abri des turbulences extérieures et des remous de l' Histoire du monde qui s' écrivait sur tous les fronts en lettres de sang . Tous nos professeurs me laissent aujourd'hui encore le souvenir d' excellents maîtres . J' appris après la guerre que l' un d' eux , dont je tairai le nom , avait eu des ennuis à la Libération en raison d' une attitude favorable au régime de Vichy . Le jeune potache que j' étais en 1943 n' avait en rien eu à se plaindre de cet enseignant remarquable .
Un matin d' un jour de classe ordinaire du mois d' octobre 1943 , le concierge du lycée vint me chercher en classe , au milieu d' un cours , et me conduisit au parloir à une heure tout à fait inhabituelle . Quelle ne fut pas ma surprise d' y retrouver ma mère , à qui la femme du concierge avait offert une tasse de café pour la réconforter . Ma mère me mit rapidement au courant du motif de sa venue : nous habitions à Saint-Géniès-de-Malgoirès , gros bourg situé à une trentaine de kilomètres de Nîmes , sur la ligne de chemin de fer de Nîmes à Alès . Des sbires de la Gestapo
Nos « visiteurs » n' étaient pas venus avec l' intention de nous arrêter . Ils se sont contentés de faire main basse sur les menus bijoux qu' ils avaient trouvés et s' en sont allés avec un butin assez maigre . Bref , ils ont agi en travailleurs indépendants œuvrant pour leur propre compte . Mais l' alerte avait été chaude . Mes parents prirent peur et décidèrent de quitter Saint-Géniès sans plus tarder , ce qui , avec un vieillard hémiplégique , n' a pas dû être une mince affaire . Nous étions la seule famille juive de l' agglomération , où nous résidions depuis notre arrivée en juillet 1940 au terme de ce que l' on a appelé l' Exode . Durant toutes ces années , de juillet 1940 à ce mois d' octobre 1943 , nous avons eu d' excellents rapports avec la population , qui savait pourtant bien à quoi s' en tenir à notre égard . Sans doute a -t-il suffi qu' une personne mal intentionnée nous ait signalés à la Milice .
D' autres tournèrent opportunément casaque dès que la fortune des armes eut viré en faveur des Alliés , notamment après la victoire soviétique de Stalingrad . Ce comportement est de tous les temps et de tous les hommes et aurait pu être le nôtre si nous n' avions pas été juifs .
Mais l' immense majorité des gens était légitimement préoccupée de survivre au jour le jour , au milieu des difficultés de l' existence . On avait le souci bien compréhensible de savoir ce qu' à chaque repas on mettrait dans les assiettes familiales et personne n' était sûr que le bon Dieu donnerait à tout un chacun son pain quotidien . Il y avait la faim , le rationnement , qui touchait l' alimentation , les vêtements , le gaz , l' électricité , le chauffage . En effet , jamais les hivers ne sont aussi terribles que pendant les guerres . S' ajoutaient à toutes ces épreuves le chômage , la délation érigée en devoir national par le régime de Pétain , le mouchardage par la concierge , un voisin , un concurrent , les maris , les pères , les frères , ou les compagnons retenus par centaines de milliers dans les stalags
Tous les régimes dictatoriaux , Hitler , Pétain , Staline , Pol Pot , Le Pen , s' il advenait que la chance des urnes lui sourie un jour , fonctionnent grâce au noyautage policier systématique , je dirais même scientifique , et au mouchardage , érigés en technique de gouvernement . Ces régimes exigent et obtiennent des populations tombées sous leur griffe qu' elles pensent droit , dans la ligne idéologique du parti unique . Il existe , par ailleurs dans toute population , des individus qui , par idéal , par intérêt ou par pur sadisme , sont tout disposés à espionner , dénoncer , torturer pour extorquer des renseignements , en un mot à se faire les auxiliaires dévoués du régime . Tant que ces gens restent épars au sein de la population , ils ne représentent pas un réel danger . Qu' un dictateur , qui se présentera forcément comme un homme providentiel qu' il ne fait pas bon de ne pas idolâtrer , réussisse à les rassembler en une force organisée , et cela s' appellera Gestapo , KGB ( ex-URSS ) , Stasi ( ex-RDA ) , Sawak ( Iran du temps du Shah ) , Pide ( Portugal de Salazar ) , Securitate ( Roumanie de Ceausescu ) , Milice ( Régime de Vichy ) , et j' en passe .
Au lendemain de la guerre , un dénommé Auzéby a été fusillé à Saint-Géniès en raison de son attitude pendant l' occupation allemande . C' était cet Auzéby qui , un matin , traita ma mère de tous les noms , y compris de « sale juive » , devant les autres ménagères présentes , alors qu' elle attendait son tour d' être servie chez le marchand de légumes voisin . Y a -t-il eu un lien entre la visite de la Gestapo au domicile de mes parents en 1943 et les menées de M. Auzéby ? Je ne l' excluerai ni ne l' affirmerai .
Pour l' anecdote , le soir même de ce qu' on appellerait aujourd'hui un hold-up , des résistants communistes en armes ont monté la garde devant le portail de notre domicile . Malgré cette protection , mes parents persistèrent dans leur intention de quitter Saint-Géniès . Cette décision pouvait paraître sage à court terme , mais elle s' apparentait à la pièce de cent sous qu' on jette en l' air sans savoir sur quelle face elle retomberait . On verra par la suite qu' elle était retombée sur la mauvaise face .
Ainsi , peu à peu , la vague nous rejoignait . Adieu la quiétude du lycée de Nîmes pour moi , adieu la sécurité trompeuse de Saint-Géniès pour mes parents , ma grand-mère et l' oncle Edgard .
Grâce à la solidarité d' amis réfugiés d' Alsace comme nous et installés à Alès dans le Gard , nous trouvâmes tant bien que mal le gîte et le couvert dans cette ville . Bien qu' Alès fût une ville du Midi , le temps clair allié au mistral y faisait régner un froid glacial en ce mois de décembre 1943 . Mes parents n' avaient pu trouver comme logement qu' une chambre non chauffée que consentit à nous louer une horrible petite vieille , au rez-de-chaussée d' une maison sise faubourg du Soleil , sur la rive droite du Gardon . Mes parents et moi partagions à trois le seul lit disponible . Comme autres éléments de confort , nous avions le broc et la cuvette , accessoires sanitaires encore très répandus dans la France des années 1940 . Je devais , six mois plus tard , connaître bien pire .
Ma grand-mère et l' oncle Edgard furent hébergés par des amis . Bientôt une ultime attaque cérébrale terrassa ma grand-mère , qui fut hospitalisée à la clinique protestante située en ce temps-là sur le quai rive gauche du Gardon , à côté de l' usine à gaz municipale , disparue depuis . Nous rendions à ma grand-mère de fréquentes et longues visites , par affection sûrement , bien qu' elle eût sombré dans le coma et ne se rendît plus compte de rien , mais aussi parce que les chambres des malades étaient bien chauffées . Ma grande distraction consistait à regarder par la fenêtre les ouvriers gaziers défourner à intervalles réguliers les charges de coke incandescent résultant de la distillation en vase clos de la houille extraite des mines du bassin d' Alès . Des trombes d' eau noyaient ce coke dans une apocalypse de vapeur d' eau tout à fait wagnérienne . Ma grand-mère mourut le 13 décembre 1943 . Un pasteur protestant prononça une allocution lors de ses funérailles . Ma grand-mère fut inhumée provisoirement à Alès . Je n' assistai pas à ses funérailles , bien qu' âgé de près de treize ans . Il est de tradition , dans la religion juive , qu' un enfant n' assiste pas à un enterrement tant que ses parents sont en vie .
Étape suivante : Noirétable , département de la Loire , où mes parents et moi échouâmes début janvier 1944 , par un froid sibérien aggravé par l' altitude . Noirétable est situé dans les montagnes du Forez , et le Massif central est réputé pour la rudesse de son climat . Mon oncle Georges , le plus jeune frère de mon père , nous avait trouvé en location une maisonnette comportant un rez-de-chaussée , un premier étage et un deuxième étage mansardé . Cette maisonnette de deux pièces et une cuisine ne comportait qu' une seule issue , donnant sur la rue . Ce détail devait bientôt avoir son importance .
Mes parents organisèrent notre nouvelle existence à Noirétable . Cette petite ville est située dans une belle région montagneuse d' élevage et de forêts . Une fois installés dans notre maisonnette , nous pûmes nous chauffer grâce à la scierie du village qui nous fournissait en abondance des déchets de scierie . J' aimais accompagner mon père aux achats de chutes de bois à la scierie . Cette entreprise tournait à plein régime car une caisserie lui était annexée et la production de la caisserie avait des débouchés assurés du fait de l' Occupation . La force motrice était fournie par une antique machine à vapeur chauffée au bois , avec un régulateur à boules . Je ne me lassais pas de voir fonctionner la machine et tourner le régulateur .
Nous n' y souffrîmes jamais non plus de la faim , ayant toujours pu nous approvisionner en carottes , pommes de terre , lait , beurre , fromage , pain de seigle cuit par les agriculteurs et dont à près de soixante ans de distance je garde en bouche la saveur légèrement aigrelette et l' arôme exquis de levure .
L' hiver se termina , et le printemps surgit . Était -ce faute d' avoir observé la nature autour de moi les autres années , mais jamais un printemps aussi éclatant de soleil , de ciel bleu , de chants d' oiseaux et de verdure ne se manifesta qu' en cette année 1944 .
J' avais dû interrompre ma cinquième et par la force des choses faire l' école buissonnière jusqu' à notre installation à Noirétable en janvier 1944 . Il n' y avait ni collège ni lycée à Noirétable . Du moins avions -nous , mes parents et moi , un domicile fixe . Je pus donc à nouveau suivre un semblant de scolarité régulière grâce à l' enseignement par correspondance dispensé par le lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand . J' étudiais mes cours et faisais mes devoirs dans la petite pièce du deuxième étage et , une fois ces devoirs achevés , mes parents les envoyaient par la poste à Clermont–Ferrand , d' où ils me revenaient dûment corrigés par les professeurs du centre .
Venons -en au gendarme Duriez : les gendarmes de Noirétable n' étaient peut-être pas particulièrement zélés dans l' application des dispositions concernant les cartes d' identité des juifs de leur ressort . Mais il y avait parmi eux un collègue qui veillait au grain : le gendarme Duriez . Le gendarme Duriez était le modèle du parfait fonctionnaire , ne connaissant que le règlement et l' appliquant avec rigueur . Des zélateurs de cette espèce , il en a toujours existé et il en existera toujours à toutes les époques et sous toutes les latitudes . Prenant donc sa mission de gendarme très à cœur , il s' assura personnellement que nous nous conformions à la loi . Duriez était un alcoolique invétéré , père d' une famille nombreuse , dont un enfant estropié de naissance . Il avait fondé une belle famille française , et se trouvait ainsi tout à fait dans la ligne idéologique des gens alors au pouvoir . Il savait que chaque fois qu' il venait chez nous pour nous surveiller , mon père lui offrait un verre de vin rouge , qu' il acceptait sans barguigner , même pendant le service . Après la Libération , je passai devant une commission administrative de rapatriement pour recevoir une carte d' alimentation et le pécule que la République ressuscitée allouait à tout rapatrié . On me demanda si , à ma connaissance , quelqu'un avait pu favoriser notre arrestation . Oui , répondis -je , le gendarme Duriez , et je débitai ma petite histoire . Le fonctionnaire à qui j' avais affaire recueillit dûment ma déposition . Jamais pourtant je n' entendis reparler du gendarme Duriez . Je suppose , sans grand risque de me tromper , que ce n' est pas ma déposition qui a empêché le gendarme Duriez d' atteindre l' âge de la retraite . Arrestations de juifs , rafle du Vel ' d' Hiv ' , garde des camps français de Pithiviers , de Beaune-la-Rolande et de Drancy , toutes ces opérations avaient été conduites par des gendarmes et policiers français , en vertu de la tactique allemande constante qui consistait à faire faire le sale boulot par l' occupé . L' Allemagne faisait ainsi une économie de main-d'œuvre considérable . Toutefois , j' ai entendu dire que les gendarmes des brigades locales en zone libre
Un beau matin , car il faisait beau temps ce jour-là , il a d'ailleurs souvent fait beau en 1944 , ce devait être le 24 mai 1944 , trois jours après le cinquantième anniversaire de mon père , j' étais attablé à ma table de travail lorsque je vis passer dans la rue une forte escouade d' hommes armés jusqu' aux dents , en civil , marchant d' un pas décidé vers un but qu' ils connaissaient certainement mais qui visiblement ne nous concernait pas . C' étaient des miliciens , venus de Lyon . Mon père était sorti pour faire quelques emplettes dans le bourg . Nous étions donc seuls au logis , ma mère et moi . Une fois l' escouade de miliciens disparue au coin de la rue , ma mère perdit tout sang-froid et tout discernement , me fit enfiler en toute hâte pardessus , cache-nez et béret , et elle-même s' habilla en hâte pour sortir . Nous prîmes la fuite le plus vite possible par l' unique issue de notre maison .
C' est alors que toute la malchance du monde s' abattit sur nous : à peine avions -nous mis le nez dehors qu' une seconde escouade d' hommes armés s' approcha et , l' attention attirée par notre comportement de fuyards , les sbires devinèrent immédiatement qui nous étions . Peut-être nous demandèrent -ils nos papiers , peut-être même se fièrent -ils simplement à leur flair exercé par une longue pratique des arrestations de juifs , je ne saurais le dire . Toujours est -il que nous étions pris dans la nasse : nous nous retrouvâmes , ma mère et moi , solidarisés par une paire de menottes ; elle avait trente-six ans , j' en avais treize , et l' accessoire en question ne faisait pas partie de nos traditions de famille . Comme avant ma naissance , j' étais à nouveau relié à ma mère par un cordon , en acier cette fois .
Mon père avait été prévenu de notre arrestation . Il fit alors ce qu' il estima être son devoir d' époux et de père : il vint nous rejoindre et se constituer prisonnier . Il y avait à Noirétable un nombre assez important de réfugiés juifs . Aucun d' entre eux ne fut inquiété pendant tout le temps que dura l' Occupation . Nous avions été les seuls à nous faire prendre .
La matinée s' était achevée . Il était aux environs de midi et nos geôliers , le devoir accompli , se sentaient un petit creux à l' estomac . Ils décidèrent d' aller déjeuner à l' hôtel Couzon , situé dans la rue principale de la bourgade . Nous fûmes bien obligés de les suivre . Nos gardiens firent bombance . Quant à nous trois , étroitement surveillés , nous prîmes notre dernier repas civilisé , un repas de condamné en quelque sorte . Pour mes parents , ce fut réellement le dernier . Pour moi , je sais aujourd'hui que non , mais le 24 mai 1944 , notre avenir à tous trois était hautement incertain . Je me souviens du menu : œufs à la coque et purée de pommes de terre . En bon boutiquier bien de chez nous , l' hôtelier ne manqua pas de nous présenter l' addition . Avec l' argent qu' ils avaient sur eux , mes parents purent faire face à la dépense . Au moins la comptabilité de l' hôtel-restaurant Couzon était -elle en équilibre .
Nous fîmes un beau voyage en automobile et arrivâmes à Lyon où nous fûmes incarcérés , au siège de la Gestapo , avenue Berthelot . Étrange transition ! Jusqu' au 24 mai , nous avions dormi comme des gens civilisés dans des lits . La nuit du 24 au 25 , nous la passâmes dans une cave de la Gestapo , sur de la paille étendue par terre , sur la paille humide d' un cachot . Nous étions dans ce cul de basse-fosse uniquement parce que nous étions juifs , et que de ce seul fait , nous étions destinés à subir ce qui nous arrivait . Il ne s' agissait en l' occurrence ni d' une sanction ni d' un quelconque châtiment personnel , encourus en vertu de la personnalité des peines chère aux juristes , à raison d' infractions , de délits ou de crimes . Nous étions condamnés sans jugement . Un jugement suppose que l' on applique les règles du droit . Or pour nous , toute notion de droit était abolie . Nulla poena sine lege , « pas de peine sans une loi » , enseigne -t-on encore aux étudiants en droit dans tous les pays où cette matière est enseignée . Nous étions seuls , livrés pieds et poings liés à un ennemi tout puissant , que seules motivaient la haine et la prime qui était allouée à chaque capture du gibier que nous étions devenus . On peut m' objecter à juste raison que les juifs n' étaient pas seuls à subir ce que nous subissions . Le sort des résistants , des communistes , des francs-maçons n' était pas plus enviable . Les miliciens et les gestapistes les soumettaient à la torture pour obtenir des renseignements sur les réseaux de résistance . À Lyon , j' ai vu revenir des détenus complètement défigurés au sortir des séances d' interrogatoire . Ces tortures nous furent épargnées . Être juif suffisait . Nous étions des coupables de droit divin . Il y avait même des cumulards : juifs résistants , juifs communistes , juifs francs-maçons , résistants communistes , résistants francs-maçons , résistants tout court , toutes les combinaisons ont existé .
La grande différence entre les résistants , communistes , francs-maçons et autres victimes des Allemands et les juifs était qu' en 1945 les persécutions contre les juifs n' étaient pas une nouveauté , mais le dernier avatar d' une longue suite de cruautés exercées tout au long des dix à quinze siècles passés , in saecula saeculorum … expulsions , massacres , bûchers , humiliations , exclusions , port de la rouelle et du chapeau à clochettes , confinement dans des ghettos
Bien sûr , ce n' était pas là le genre de pensées qui traversait la cervelle du gamin de treize ans que j' étais en mai 1944 . Mais quelles pensées devaient hanter mes parents : probablement un intense sentiment de culpabilité envers moi , leur enfant , qui se trouvait là , taulard à un âge tendre , alors que si on avait fait ceci , si on avait fait cela … Ma mère , née à Bâle , avait au moment de son mariage la nationalité suisse , mais en ce temps-là , la législation helvétique était telle que par mariage , elle devait l' abandonner et prendre la nationalité française de son mari , pour son malheur .
Mes grands-parents maternels étaient suisses et demeuraient à Bâle . Ma grand-mère maternelle était devenue veuve en 1941 . Elle avait fait toutes les démarches nécessaires auprès des autorités helvétiques pour que , si nous nous présentions à un point quelconque de la frontière franco-suisse , nous ne soyons pas refoulés par les gardes-frontière suisses , à supposer que nous ayons préalablement réussi à échapper aux gardes-frontière allemands . Nous étions porteurs de lettres patentes , une par personne , délivrées par les autorités helvétiques contre le dépôt de cautions élevées réglées rubis sur l' ongle par ma grand-mère et gardées en dépôt par les autorités cantonales bâloises . Ces lettres patentes nous autorisaient à séjourner sur le territoire suisse , et garantissaient à la Confédération , qui n' était pas tendre pour les indigents , que nous serions logés , nourris , blanchis et vêtus par ma grand-mère à ses frais et non aux frais de Berne .
Après la guerre , la disparition de ma mère devait revenir comme un lancinant leitmotiv dans la conversation de ma grand-mère . Elle ne s' en remit jamais , consciente d' avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour que sa fille eût la vie sauve . Lors du décès de mon grand-père en mars 1941 , mes parents et moi souhaitions être présents auprès de ma grand-mère et de son autre fille , dont le mari était prisonnier de guerre dans un Stalag de Poméranie au moment des obsèques . Il fallut solliciter des visas de sortie de France auprès de la préfecture du Gard , des visas d' entrée en territoire helvétique auprès du consulat de Suisse de Marseille . Seule ma mère eut le droit de rendre visite à sa mère et à sa sœur trois mois après les obsèques de mon grand-père . En 1942 , les démarches furent plus fructueuses : ma mère et moi obtînmes les visas nécessaires et je pus passer un mois en Suisse avec ma mère , mais sans mon père . Ce fut là un autre remords qui tarauda ma grand-mère tout au long des longues années qu' il lui restait à vivre : « Jamais je n' aurais dû vous laisser repartir . Ton père aurait bien trouvé le moyen de venir vous rejoindre ! » Et de citer telle ou telle de ses connaissances qui avaient franchi le pas avec succès . Bien sûr , ces plaintes sans cesse ressassées avaient par moments le don de m' exaspérer . De là où elle est maintenant , qu' elle veuille bien pardonner mes agacements . L' âge venu , ayant moi-même eu des enfants , puis des petits-enfants , je comprends la souffrance qui la mina pendant le restant de ses jours , tant il est contre nature qu' une mère survive à son enfant . Elle survécut trente-trois ans à sa fille et mourut en 1977 à l' âge de quatre-vingt-dix-huit ans .
Cela étant , je n' ai jamais eu à l' égard de mes parents aucun ressentiment . Quel dilemme a dû être le leur au moment de faire un choix aussi décisif : rester en France occupée ou tenter de franchir clandestinement la frontière . On savait que dans la France occupée les arrestations de juifs se multipliaient , qu' Untel et Untel avaient été arrêtés . Lorsque mes parents ou mes oncles rencontraient des connaissances d' avant la guerre , il n' était question que de cela au cours des conversations . Le danger rôdait , dans les villes , dans les gares et dans les trains , lieux de prédilection des contrôles d' identité . Mais on pensait être en sécurité là où on avait choisi d' habiter . Beaucoup de nos coreligionnaires ont réellement fait le bon choix , faute de quoi le nombre de victimes aurait été bien supérieur à ce qu' il a été . Qu' aurais -je moi-même décidé en pareille circonstance si j' avais été à la place de mes parents ? Ils ont sans aucun doute pesé le pour et le contre de toutes les solutions . C' est la malchance qui l' a emporté . Je garde toute l' affection et tout le respect que je dois à leur mémoire , en souvenir des treize années heureuses pendant lesquelles j' ai eu des parents .
Je dois relater ici un épisode qui devait avoir des conséquences décisives sur mon destin et pour lequel je dois à ma mère une infinie reconnaissance . Avec leur manie bien policière de tout recouper , nos gardiens posèrent les mêmes questions sur mon état civil à mes deux parents séparément , lors des interrogatoires d' identité . Je ne sais quelle intuition conduisit ma mère à me vieillir d' un an : elle déclara comme date de naissance 1930 , alors que mon père affirmait que j' étais né en 1931 , ce qui était la vérité . Par miracle , ce furent les déclarations de ma mère qui prévalurent . Arrivé au camp de Birkenau , l' âge mentionné sur les listes en regard de mon nom était de quatorze ans . Âgé de quatorze ans , j' étais reconnu apte au travail , alors que si je n' avais eu que treize ans , l' officier SS qui faisait le tri des déportés à la sortie du wagon m' aurait dirigé vers la mauvaise file .
D' une façon générale , j' ai eu la vie sauve grâce à une série inouïe de coups de chance . Ces hasards furent comparables , toutes proportions gardées , à ceux qui ont permis à des espèces vivantes de survivre au cours de l' évolution là où d' autres , moins aptes ou tout simplement moins chanceuses dans les mêmes circonstances , ont disparu de la surface du globe . Je ne manquerai pas de les relater au fur et à mesure du récit .
Nous fûmes extraits de notre cachot et incarcérés au Fort Montluc de Lyon . Hommes et femmes furent séparés . Ma mère fut mise en cellule avec d' autres femmes . Je ne devais la revoir qu' au bout d' un mois , au moment de notre transfert vers le camp de Drancy .
Mon père et moi fûmes les hôtes de la fameuse baraque aux juifs , qui d'ailleurs n' hébergeait pas que des juifs . Cette baraque en planches , construite dans une cour du Fort , abritait toutes les prises de chasse des nervis à la solde de l' occupant . Des gens du commun comme nous , mais aussi des personnalités comme André Frossard , qui survécut à la déportation et devait après la guerre faire une brillante carrière d' écrivain et de journaliste .
Il y avait parmi nous un chanteur d' opéra qui parfois poussait le contre-ut ; un journaliste M. Abter , qui nous racontait les interviews qu' il avait obtenues de gens illustres ; un garçon boucher que l' on soupçonnait d' être un mouchard à la solde de nos gardiens .
Plus significatif d' un point de vue historique : un jour , deux prêtres catholiques en soutane vinrent compléter nos effectifs . Ce n' est que longtemps après que je compris quel tournant s' était produit . Par leur séculaire enseignement du mépris à l' égard des juifs ( Jules Isaac
Nous restâmes environ un mois dans la baraque surchauffée par le soleil d' été . Nous étions gardés par de vieux soldats de la Wehrmacht
L' aviation anglaise avait reçu pour mission de bombarder et de détruire le siège de la Gestapo de Lyon , boulevard des Belges ou avenue Berthelot . Elle réussit au-delà de toute attente . Les bâtiments furent réduits en gravats . On confiait plus volontiers ce genre de missions à la Royal Air Force . Les aviateurs anglais prenaient des risques considérables mais s' efforçaient de viser avec précision l' objectif qu' on leur assignait . Ils limitaient ainsi le nombre de victimes civiles dans les pays alliés . Ce bombardement avait rendu nos gardiens fous furieux .
Le jour même du bombardement fit irruption dans notre baraque une horde déchaînée de SS
L' été 1944 était superbe , soleil éclatant , ciel bleu au-dessus de notre prison . Le 6 juin eut lieu le débarquement des Alliés en Normandie . Nous le sûmes très vite et notre moral s' en trouva remonté à bloc . La Croix-Rouge nous rendait parfois visite et tentait d' améliorer notre ordinaire du mieux qu' elle pouvait . On a beaucoup critiqué la timidité avec laquelle la Croix-Rouge est intervenue dans les camps de concentration . Je ne suis pas qualifié pour prendre position sur ce sujet . J' eus l' occasion de faire une observation bactériologique intéressante : les trous des pains , que nous apportait le délégué de la Croix-Rouge française était remplis d' une glaire filante et malodorante . Par la suite j' identifiai son odeur à celle de l' alcool amylique . Ce pain était contaminé par une bactérie qui liquéfie l' amidon et provoque une fermentation nauséabonde . Ce pain était pratiquement inconsommable : qui fallait -il incriminer , la mauvaise volonté de la Croix-Rouge ou la disette générale ?
Il était évident que ces délices de Capoue n' allaient pas durer indéfiniment et que nous allions devoir affronter notre destin . Quel destin , nous n' en avions aucune idée . Malgré le débarquement allié , l' ennemi se défendait avec un acharnement d' une efficacité redoutable . L' idéologie primait . Il fallait que la « solution finale » décidée lors de la conférence de Wannsee
Donc , on trouva de quoi nous transporter . Fin juin , nous fûmes conduits vers une gare de la région lyonnaise et nous fûmes invités à monter dans des voitures d' express de troisième classe , d' un bon standing comme on dirait aujourd'hui . J' eus la joie de revoir ma mère au moment où on nous rassembla pour prendre le train . Je la regardai avec des yeux tout ronds : elle avait relevé ses cheveux en deux nattes pour des raisons de propreté . Le convoi s' ébranla dans la soirée en direction de Paris et , comme l' aviation alliée venait de bombarder la ville de Vaise
Nous débarquâmes du train dans la matinée à la gare de Lyon , dont j' admirai pour la première fois la tour coiffée de son horloge . Nous nous entassâmes dans des autobus de la CMP
Les bâtiments , inachevés , étaient en béton brut de décoffrage . Destinés avant 1939 à devenir une cité modèle , ils étaient restés inachevés à cause de la guerre et inhabitables sauf par des hôtes de notre espèce , peu exigeants . Les bâtiments formaient , et forment toujours , un rectangle entourant une vaste cour intérieure ornée d' un rond point central où poussait un gazon pelé . Après la guerre , les travaux de construction furent repris et achevés . Les bâtiments sont aujourd'hui habités .
On était en été , il faisait doux et l' absence de confort et surtout de chauffage n' était pas gênante . Par contre ceux nos coreligionnaires qui transitaient par Drancy en hiver étaient nettement moins bien lotis .
Il y avait des nuées de gosses , les parents étaient là , nous ignorions et surtout nous n' imaginions pas ce qui nous attendait .
Nous avions des distractions : des vols de forteresses volantes américaines par centaines passaient quotidien-nement dans le ciel d' été au-dessus de notre quartier , laissant des traînées de condensation qui barraient le ciel . Nous savions où elles iraient déverser le contenu de leurs soutes à bombes .
Et il y avait Brünner , le commandant SS du camp : il se distrayait en menant à toute vitesse des courses effrénées au volant d' une traction avant Citroën dans la cour de la résidence en faisant hurler les pneus . Il lui arrivait aussi de tirer au fusil-mitrailleur sur des grenades disposées au centre du rond-point . Nous avions retrouvé à Drancy une cousine de ma grand-mère paternelle , la cousine Mélina dont j' avais parfois entendu parler et qui se matérialisa sous les espèces d' une vieille dame très gentille qui s' efforça de rendre notre séjour un peu moins dur . Son fils , médecin , faisait partie du service de santé du camp . À ce titre , la cousine Mélina et le docteur Marc Adrien Weill jouissaient d' une sorte de statut privilégié dans le camp . Ils survécurent à la guerre , sans qu' on ait pu leur reprocher quoi que ce soit . Ce ne fut pas toujours le cas , même si je ne suis pas en mesure de faire des révélations sur ce chapitre .
Nous savions , ou plutôt nous pressentions que quelque chose ne pouvait manquer de se produire qui scellerait probablement notre destin . Lorsqu' un départ vers l' Est était prévu par les SS , des listes étaient établies . Je sais aujourd'hui que des internés du camp de Drancy participaient à l' élaboration de ces listes . On a dit que certains d' entre eux n' ont pas hésité à modifier les listes en leur faveur . En principe , les juifs de nationalité américaine ou suisse et les conjoints d' « aryens
Nous n' avions ni relations influentes ni appuis d' aucune sorte . Nous suivîmes donc le sort commun . Notre convoi , le convoi n° 76 , fut constitué . Il s' ébranla le 30 juin 1944 . Il devait nous conduire vers une villégiature qui pour la plupart d' entre nous était la dernière . Les noms des enfants compris dans le convoi figurent dans le Mémorial des enfants juifs déportés de France établi par Serge Klarsfeld à partir des archives laissées par les Allemands . J' y figure . Seule mon année de naissance est erronée : 1930 au lieu de 1931 . L' erreur s' explique par le tour de passe-passe joué par ma mère et que j' ai relaté plus haut . Bien entendu , nous voyageâmes en famille .
On nous conduisit en autobus de la CMP
Ce fut un voyage affreux : nous étions entassés dans des wagons de marchandise en bois , à deux essieux , de type 8 chevaux 40 hommes
Avant nous , des milliers de déportés avaient déjà suivi le même chemin . Parmi eux , des hommes , des femmes , des vieillards , des femmes enceintes et des enfants , des bébés seuls , qui avaient été séparés de leurs parents et qui allaient vers leur destin . Au moment où je rédige ces lignes , mes petites-filles ont quatre ans et deux ans et demi . Ce sont des enfants , qui jouent , qui vont à l' école maternelle , et qui ont une vie d' enfants heureux . Des enfants de leur âge avaient eu le malheur d' être au monde il y a soixante ans . Qu' on n' exige pas de moi que je sois nataliste !
Au bout de trois jours et trois nuits de voyage , nous nous étions profondément enfoncés au cœur de l' Europe , puis en étions ressortis pour aboutir en Europe de l' Est . Convois militaires , transports de marchandises , trains de voyageurs , tout cela passait à l' arrière-plan . Il fallait que notre destin s' accomplisse . Les décisions prises par le régime hitlérien à Wannsee devaient être exécutées , coûte que coûte . Il en allait de la pureté de la race aryenne , même si les moyens de transport de l' Allemagne ne suffisaient même plus aux besoins essentiels d' un pays en guerre totale . Goebbels , chef de la propagande , s' adressant à un parterre d' uniformes dont certains gravement éclopés : « Wollt Ihr den totalen Krieg ? – Ja !
Le voyage se termina à Birkenau , région d' Auschwitz
Les loquets de nos wagons furent ouverts et on fit coulisser les portes . Nous étions arrivés . Il faisait jour et toujours ce beau soleil d' été . Nous fûmes invités à descendre sur un quai , aidés le cas échéant par des détenus du camp vêtus de la tenue rayée de bleu et de gris que bientôt nous porterions aussi .
J' étais encore avec mes parents . Nous fûmes priés d' avancer . Un premier tri eut lieu : les femmes d' un côté , les hommes de l' autre . Ma mère partit avec ses compagnes . Je ne la revis jamais .
Un souvenir me revient à son propos . À Monowitz
Mon père et moi nous acheminâmes , avec la troupe des hommes , vers un bâtiment de douches . À ce moment , on nous fit déshabiller dans un vestiaire . Lorsque nous fûmes déshabillés , le SS qui dirigeait les opérations fit sortir du groupe mon père et un autre homme , tous deux plus âgés que le reste du groupe . J' eus alors de mon père une dernière vision : il était nu comme un ver et fut entraîné par le SS hors du vestiaire avec son compagnon . Sur le pas de la porte , il réussit à me faire une ultime recommandation à mi-voix : « Fais attention à ta hernie ! » . En effet , j' avais eu vers quatre ou cinq ans une hernie inguinale qui ne devait à nouveau se manifester que lorsque j' atteignis la quarantaine . Dès ce moment , je mesurai avec une froide lucidité que selon toute probabilité j' étais promis à l' appellation et à la dignité d' orphelin .
Restaient donc les plus jeunes , dont je faisais partie . Nous reçûmes une douche , une vraie douche . C' était de l' eau chaude qui fusait des pommes de douche fixées au plafond bas en béton du local . Dans d' autres bâtiments du même modèle , l' eau chaude était remplacée par de l' acide cyanhydrique . Il est vraisemblable que mon père , jugé inapte au travail en raison de son âge et d' une légère boiterie , fut gazé tout de suite au Zyklon B. Ce poison était en réalité l' acide cyanhydrique . L' acide cyanhydrique , HCN pour les chimistes , est un poison qui se fixe sur l' hémoglobine , la rendant inapte au transport de l' oxygène par les globules rouges du sang entre les poumons et les cellules de l' organisme . Le cerveau est particulièrement sensible au manque d' oxygène puisqu'il ne résiste pas à plus d' une ou deux minutes d' anoxie , une ou deux minutes pendant lesquelles la conscience s' éteint sans doute comme la flamme d' une bougie sous une cloche de verre étanche , laissant au supplicié un bref temps de conscience et de lucidité suffisant pour souffrir atrocement . On a retrouvé sur les parois des bunkers les traces laissées par les malheureux avec leurs ongles sur la paroi de béton .
Cette technique à haut rendement avait pour les SS l' immense avantage de permettre une extermination industrielle des suppliciés , sans effusion de sang et sans qu' il y ait eu besoin d' exécutants allemands . En effet , chaque fois que c' était possible , les Allemands se déchargeaient sur les détenus eux-mêmes des tâches les plus abjectes . C' étaient des détenus qui enfournaient les futures victimes dans les chambres à gaz , qui extrayaient les cadavres lorsque l' acide cyanhydrique avait fait son effet et qui les brûlaient dans les fours crématoires . Il faut rappeler ici qu' au fur et à mesure que les arrivages de juifs se faisaient plus massifs , les techniques d' extermination durent être adaptées . Dans les premiers temps , les SS abattaient leurs victimes à la mitrailleuse au bord des fosses que les fusillés devaient préalablement creuser eux-mêmes . Le rapport qualité/prix de cette méthode était défavorable . En outre , elle mettait les nerfs des SS à rude épreuve . Un restant d' humanité peut-être ?
J' étais désormais seul dans la vie , livré aux aléas d' une aventure inédite , gardé par des hommes armés et en uniforme , à l' âge de treize ans et demi . Par chance , j' étais entouré de camarades qui avaient connu mon père et dont la présence tutélaire me rassurait . En fait , je ne me souviens pas d' avoir eu besoin d' être rassuré . L' avenir ne représentait rien pour moi . Je vivais dans l' instant présent et ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez . Je puis affirmer que jamais au cours de toute ma déportation je ne connus dépression , mal-être existentiel ou autres fadaises à la mode dont aujourd'hui nous abreuvent toutes sortes de professionnels dont le métier commence par « psy » ! Ce qui contribuait à maintenir mon moral en bonne forme était bien sûr le fait qu' à l' est et à l' ouest , deux puissantes mâchoires s' apprêtaient à broyer le grand Reich millénaire .
Nous nous rhabillâmes , était -ce déjà en tenue rayée de Häftling
Nous étions en Haute-Silésie , province allemande de l' est . Après la chute du III e Reich , cette région devint polonaise tandis que l' URSS s' agrandit vers l' ouest d' un territoire équivalent en annexant un morceau de Pologne orientale . Le paysage était plat , une plaine sans le moindre relief , marécageuse , caillouteuse , où poussait une maigre végétation de roseaux et quelques bouquets de saules , peut-être une moraine laissée par d' anciens glaciers descendus des Beskides proches . À moment donné , nous franchîmes une rivière sur un pont : c' était la Vistule . Je devenais fort en géographie , mais je ne pensais nullement qu' un jour je franchirais la Vistule .
En fin d' après-midi , nous atteignîmes la terre promise : le camp de Buna-Monowitz . Pourquoi Buna : le mot était formé des premières syllabes accolées de butadiène et natrium , sodium en allemand . Dans le combinat chimique auquel était rattaché notre camp , on fabriquait du caoutchouc synthétique par polymérisation de butadiène en présence sans doute de sodium . Le camp se composait de nombreuses baraques en bois ou blocks , disposés selon un urbanisme géométrique . Une large allée centrale et des allées secondaires desservaient tous ces blocks , sans oublier une grande place ou Appellplatz , où , comme son nom l' indique , les SS procédaient aux comptages de leurs têtes de bétail . Au fond , l' infirmerie . Le tout était , bien entendu , entouré d' une clôture de barbelés montés sur des isolateurs , eux-mêmes fixés sur des poteaux de ciment . Les barbelés étaient parcourus par un courant électrique . Plus d' un désespéré s' y jeta durant mon séjour pour mettre fin à ses jours . L' entrée du camp était commandée par le bâtiment des sentinelles et non loin se trouvaient les logements des SS . Un kiosque à musique jouxtait le portail . C' est là que des détenus musiciens formaient un petit orchestre avec cordes , cuivres et percussions et nous jouaient des airs entraînants lorsque nous partions au travail le matin . Pour ces musiciens , c' était un emploi protégé , une « planque » . Je n' ai jamais compris ce que nos gardiens attendaient du flot d' harmonie qui se déversait sur des forçats qui avaient bien d' autres préoccupations en tête . Il arrive encore de temps en temps que l' un de ces airs me trotte dans la tête , sans que jamais j' aie réussi à les identifier , ni eux , ni leurs compositeurs .
Nous passâmes la première nuit dans un block d' accueil . Sur les poutrelles étaient inscrites des maximes : se découvrir dans la baraque , avoir des chaussures propres . Nous entrions dans un univers qui avait ses règles de bienséance , ses locutions , ses usages , bref une civilisation propre à ce microcosme très particulier . Voler se disait « s' organiser » , verbe transitif . On employait aussi dans ce sens l' expression « Klepsi , klepsi » , même racine que dans « kleptomane » . Cela prouvait à tout le moins qu' il y avait des hellénistes parmi les déportés . Le déporté parvenu à un stade extrême de décharnement était devenu un « musulman » . Pas besoin d' être grand clerc en linguistique
Puis nous fûmes affectés à nos blocks définitifs . En fait , au cours de mon séjour à Monowitz , je fus muté un certain nombre de fois , et à chaque fois que l' on me muta , on me fit changer de tâche , formation continue avant la lettre . Pour un fonctionnaire , une mutation correspond en général à un avancement . Pour un déporté , les mutations se faisaient selon des critères qui restèrent toujours mystérieux .
Entre temps , pour que notre intégration dans l' univers concentrationnaire fût complète , nous fûmes marqués comme des bêtes , à la différence près que les bêtes sont marquées par brûlage , mais qu' on se borna à nous tatouer un numéro à la face externe de l' avant-bras gauche . Un détenu , spécialiste des tatouages , pratiquait l' opération par piqûres dans le derme avec une plume d' acier , la même pour nous tous , trempée dans de l' encre bleue , sans précaution particulière d' asepsie . Il dessinait la lettre initiale et les chiffres en piquant des points suffisamment resserrés pour que la lettre ou les chiffres soient lisibles , à la façon dont fonctionnent aujourd'hui les imprimantes par points reliées aux ordinateurs . Chaque piqûre était suffisamment profonde pour atteindre le derme . Le derme est un tissu conjonctif qui ne se renouvelle pas . C' est ce qui rend un tatouage indélébile . Je fus , de ce jour , le matricule A-16689 . Obligation nous fut faite de l' apprendre par cœur en allemand : A–sechszehn-sechs-neun-und-achtzig pour pouvoir nous présenter à la moindre injonction , non pas par notre nom , mais par ce numéro .
Autre marque d' appartenance au monde des camps : la tonte . Nous étions tondus à ras , cheveux et pilosité pubienne , à la fois pour des raisons d' hygiène et par souci de nous humilier . Cela n' empêchait pas les poux de proliférer . Les poux se nichaient par prédilection dans la couture du col de nos chemises . La chasse aux poux occupait une partie de notre temps libre , car nous avions un congé hebdomadaire le samedi après-midi . Je devais avoir un terrain qui ne leur ouvrait pas l' appétit car jamais je n' eus de poux . Les adultes avaient un autre problème qui était la barbe . Il faut dix minutes aujourd'hui pour passer le rasoir électrique sur le visage . Mais en 1944 au camp , il fallait se faire raser dans des conditions d' hygiène douteuses . Par chance , le sida ne s' était pas encore abattu sur le monde en ce temps . Nombre d' hommes souffraient d' une infection du visage appelée par les dermatologistes sycosis de la barbe et qu' en yiddish on appelait Burtflecken , « taches de la barbe » , en traduction littérale . Cette infection était très tenace . Elle se manifestait par de petites pustules à la base de chaque poil . Contre cette infection favorisée par la sous-alimentation et le manque d' hygiène , l' infirmerie ne disposait que d' une pommade dite « Ichtyolsalbe » , ou pommade à l' ichtyol
Notre uniforme se composait d' un costume rayé gris et bleu , veste et pantalon que je faisais tenir à la taille à l' aide d' un bout de fil électrique ramassé sur le chantier , d' une chemise et d' une casquette . Un code de bienséance exigeait qu' à la maison , si je puis dire , on se découvrît : « Mützen ab ! » , « Bas les casquettes ! » . En hiver , ma garde-robe fut complétée par un manteau qui excita la verve de mes camarades : un manteau de fille bleu foncé et peu efficace contre le froid que nous allions affronter dans les mois qui suivirent . Le jour de notre arrestation , j' avais aux pieds une paire de bottines montantes , achetées dans un magasin Bally , situé dans la Falknerstrasse à Bâle . Je les gardai aux pieds jusqu' à Monowitz , piétinant dans la glaise des chantiers . De la Falknerstrasse , à Bâle , à Monowitz , en Haute-Silésie , quel improbable périple ! Mes bottines me furent -elles volées , ou tout simplement devinrent -elles trop petites ? Quoi qu' il en soit , elles finirent par être remplacées par des galoches à semelles de bois et dessus taillé dans une sorte de toile cirée . C' était là le chaussant qui faisait partie de l' habillement concentrationnaire . Luxe supplémentaire , il nous fut accordé de nous envelopper les pieds dans des chaussettes russes . Je n' ai jamais su le pourquoi de cette dénomination : chaussettes russes , en allemand Fusslappen , « chiffons à pieds » . C' étaient en effet des chiffons plus ou moins rectangulaires avec lesquels nous nous enveloppions les pieds du mieux que nous pouvions pour éviter que les coutures de nos brodequins ne nous blessent . L' un de nous , père de famille , examinant de plus près ses Fusslappen , remarqua des taches suspectes que l' étuvage n' avait pas effacées et les identifia aux déjections d' un nouveau-né . Ce chiffon avait servi de lange à un bébé , on devine dans quelles circonstances . Sur le moment , je ne prêtai guère d' attention à cette observation . N' empêche qu' elle s' est gravée dans ma mémoire . J' y pense encore aujourd'hui lorsque je tiens un bébé dans mes bras .
Et la routine s' installa , selon un emploi du temps immuable , mis à part quelques distractions dont nous nous serions volontiers passés .
Lever à 5 heures , petit déjeuner se composant d' un ersatz de café sucré , d' une ration de pain noir avec un petit carré de margarine , parfois agrémenté d' un peu de marmelade d' un rouge vif . J' observai avec intérêt le comportement des camarades : les uns découpaient méticuleusement une tranche dans leur quignon de pain pour la consommation immédiate et mettaient le reste de côté pour plus tard . Les autres mangeaient tout dès réception . J' étais de ceux qui croquaient tout tout de suite : un bon tiens valait mieux que deux tu l' auras , car on volait beaucoup dans notre microcosme .
Puis , départ en musique pour le travail . Nous marchions au pas , commandés par des militaires allemands . J' y gagnai au moins de savoir les commandements en allemand : Im Gleichtritt , Marsch ! Eins , zwo , eins , zwo , aufgehen ! , « En avant , marche ! Une , deux , une , deux , serrez les rangs ! » ; Stillstand , « Garde à vous » ; ruht euch , « repos » . Parmi nous , il y avait des Juifs hongrois , livrés à l' Allemagne par Horthy
Le camp de Buna-Monowitz était séparé par une route d' un gigantesque complexe chimique appartenant au trust IG Farben Industrie
J' ai exercé plusieurs métiers au cours de mon séjour à Monowitz . Tout d'abord , j' ai été terrassier . Le métier de notre équipe consistait à creuser des tranchées d' environ un mètre de profondeur , à en tapisser le fond d' une couche de sable , puis à poser sur ce sable des dalles en ciment . Nous aménagions ainsi un nid douillet pour des câbles électriques , puis nous comblions la tranchée avec la terre extraite , sapeurs sans Camembert pour la circonstance .
J' ai pratiqué ce métier par tous les temps , beau temps d' automne , pluie battante , froid déjà intense de la fin de l' automne . Et surtout , j' ai eu , avec des coéquipiers , à enterrer du câble à haute tension : trois phases en cuivre gaînées de plomb , le tout protégé par un textile imprégné de bitume . On imagine mal ce que pouvait peser ce maudit câble HT par mètre linéaire et comme il sciait littéralement mes épaules de treize ans et demi . Sur les chantiers actuels , le câble , dont la protection en plomb est par ailleurs remplacée par une protection en PVC
Il n' en était pas de même pour les autres qui , le plus souvent , n' étaient pas taillés à chaux et à sable . Employés , commerçants , membres de professions libérales , artistes , ils étaient employés à des travaux de force : transport de sacs de ciment , déchargement de wagons , terrassements , sous les injures « Schnell , schnell , Ihr verfluchte Saujuden !
D' une façon générale , les déportés étaient « programmés » pour vivre un certain nombre de semaines ou de mois . La nourriture leur était mesurée au plus juste , pour que , combinée aux réserves initiales de leur organisme , ils fussent déclarés « musulmans
Un Français , soudeur de profession , envoyé en Allemagne au titre du Service du travail obligatoire ou STO [ 42 ] , m' avait pris sous sa protection . Il avait pour tâche d' assembler une trémie métallique . Nous étions donc cachés dans cette pyramide renversée en tôle , presque achevée , où , caché à la vue de nos surveillants , je pouvais me reposer .
À d' autres moments encore , nous n' avions pas d' affectation précise . C' était au fort de l' hiver . Dans l' atelier où en principe nous étions censés nous activer , il y avait des recoins obscurs où nous nous abritions du froid autour de braseros de coke . Sans doute bénéficiions -nous de leur chaleur mais aussi de leurs émissions de monoxyde de carbone qui nous intoxiquaient . L' un de nous faisait le guet et nous réveillait dès que s' approchait un uniforme vert-de-gris . Ces derniers n' étaient sans doute pas dupes ; la guerre était proche de sa fin et le temps des illusions aussi . Mais il valait quand même mieux se méfier .
La population du camp était cosmopolite , mais essentiellement juive . Il ne faut pas oublier qu' Auschwitz , dont nous dépendions , était un camp destiné à exterminer les juifs . La main-d'œuvre se faisant rare , tout était bon à prendre pour faire tourner l' industrie . Ironie suprême : en 1960 , je perçus de l' Allemagne fédérale un rappel de salaires d' environ 5 500 Deutsch Mark , contre l' engagement solennel et écrit de ne plus rien réclamer par la suite . Toute peine mérite salaire , dit le proverbe
Toutes les nationalités étaient représentées dans le camp de Monowitz : Hongrois , Polonais , Tchèques , Français , Russes , quelques Hollandais , Italiens , et Grecs de Salonique . J' appris à l' occasion qu' il y avait des degrés d' appartenance à la race des seigneurs : les Reichsdeutsche
Pour autant que je me souvienne , l' entente n' était pas cordiale entre les nationalités . D' un naturel peu sociable , je n' avais de contacts qu' avec des déportés franco-phones : il y avait bien sûr les camarades qui avaient connu mon père au cours des étapes antérieures et que je retrouvai après la guerre . Un seul d' entre eux , Robert Wajeman , est encore en vie à l' heure où j' écris ces lignes . Sa mère est morte en 2001 . Elle-même rescapée de la déportation , elle devait survivre plus de cinquante ans à l' exécution de son mari en mai 1944 à Lyon !
Autres souvenirs : la désinfection de nos vêtements . Périodiquement , on nous faisait accrocher notre unique trousseau à un anneau métallique : veste , pantalon , chemise . Le tout partait à l' étuve pendant que nous prenions une douche . La douche terminée , nous regagnions nos blocks à la course , tout nus et trempés dans le vent glacial . Les allées étant garnies de mâchefer . Nous avions le temps de nous resalir pendant le trajet . Étrangement , on nous rendait nos vêtements secs .
Curieusement , je m' habituai rapidement à la promiscuité : nous n' avions aucune possibilité de nous isoler , aucune vie privée , ce qu' en anglais on appelle privacy . Une fois libéré , je repris très vite des habitudes civilisées , avec lesquelles je ne rompis qu' une seule fois lors du conseil de révision
Nous étions tenus d' avoir des chaussures propres . On mettait à notre disposition des bacs d' huile de machine usagée et c' est avec ce produit que nous badigeonnions la tige de nos galoches . Il est heureux que cette huile n' ait contenu aucun additif toxique , sinon nous aurions été exposés à la pénétration du poison à travers la peau .
L' organisation des blocks était la suivante : un chef , appelé Kapo en allemand ou Blockovie en polonais , assisté d' une sorte de comptable ou Blockschreiber et d' un homme qui devait veiller à la bonne tenue matérielle de la baraque et qu' on désignait sous le nom de Stubendienst . Dans certains camps de concentration , les Kapos étaient des brutes sanguinaires de droit commun . Ce n' était pas le cas à Monowitz , du moins tous ceux auxquels j' ai eu à faire avaient -ils eu à mon égard un comportement correct . Leur position hiérarchique leur valait des avantages non négligeables en matière de nourriture , de vêtements et de logement . Ils avaient à leur disposition une sorte de petit studio séparé . En contrepartie , ils évitaient aux SS de mettre eux-mêmes la main à la pâte pour les tâches de maintien de l' ordre et de discipline parmi la population de déportés sous leur férule . Il allait de soi que la nomination aux postes d' hommes de confiance des SS n' avait rien de démocratique . Plus d' une fois , j' aurais préféré avoir affaire aux SS plutôt qu' à leurs saints .
Pour le commun des déportés , l' alimentation était parcimonieuse . Un petit déjeuner sommaire précédait le départ au travail . Nous avions droit à une pause d' une demi-heure pour déjeuner , dénomination bien pompeuse pour la soupe aux choux que nous accordait l' IG Farben , avec une ou deux pommes de terre pour ceux qui avaient la chance que le serveur piochât avec sa louche dans le fond du bouteillon
Je m' amuse parfois à comparer la diététique des camps avec les efforts convulsifs que font aujourd'hui les femmes pour perdre quelques kilos à l' aide des produits chaque année plus miraculeux qui occupent une place notable sur les rayons des pharmacies , magasins naturistes ou supermarchés . Protides , glucides , lipides , régime méditerranéen , sucres lents , acides gras poly-insaturés , que sais -je encore ! J' allais oublier les vitamines et les oligo-éléments . On était loin de tout cela à Monowitz . Il faut finalement peu de choses pour vivre mais , à cette époque , le moindre « Mac Do » aurait bien fait notre affaire ! Que dire de nos marchés actuels où l' abondance le dispute à la variété , la force de l' habitude faisant oublier que c' est un miracle à chaque fois renouvelé . Que dire encore de ces assiettes à moitié pleines que remporte le personnel de nos restaurants et dont le contenu va à la poubelle !
Un petit artisanat s' était développé au camp . Certains déportés avaient été bijoutiers ou orfèvres : avec des bouts de tuyau d' acier inoxydable , ils réussissaient à confectionner à l' atelier des bagues très présentables .
Comme couverts , c' était très sommaire : une gamelle , sorte de bassine émaillée mais avec bien des éclats et une cuiller dont le manche , que chacun affûtait , servait de couteau . Cette cuiller devait à tout prix être protégée du vol . Nous la logions dans une couture de nos vestes .
L' hiver 1944-1945 fut particulièrement rigoureux dans une région du globe déjà réputée pour ses hivers . Nous allions vers notre lieu de travail et en revenions , le soir venu , vêtus de nos minces tenues de fibranne . Il y avait des appels pendant lesquels on comptait les hommes et on les recomptait . Mais ces appels étaient assez rares , par comparaison avec ce qui se pratiquait dans d' autres camps . Par contre , nous étions gratifiés du spectacle des pendaisons publiques sur l ' Appellplatz ou place d' appel . Une , deux ou trois potences étaient dressées , avec la corde toute prête . Les condamnés montaient sur une plate-forme amovible . On leur passait la corde au cou . Puis le plancher de la plate-forme était escamoté d' un coup sec . La mort survenait par distension du névraxe . Qui prononçait la peine , je l' ignore encore aujourd'hui . Les motifs : paroles imprudentes , activités politiques , tentative d' évasion , introduction d' armes , homosexualité , et sans doute d' autres motifs encore . De jugement , de droit de la défense , de tout ce qui fait une justice à peu près civilisée il n' était pas question . Après l' exécution et pour l' exemple , tout le camp était contraint de défiler devant les corps encore suspendus et à qui la tête inclinée sur la corde donnait un air presque drôle . L' un d' eux un jour avait même perdu son pantalon . Mais nous étions insensibles au comique de situation .
Parmi les autres temps forts , il y avait les bombardements aériens . Dès l' alerte , des postes fumigènes entraient en action , noyant tout le paysage industriel dans un brouillard artificiel . Puis la Flak
Les bombardements n' étaient pas rares mais on n' avait pas encore inventé les missiles de croisière : nous n' avions donc rien à craindre tant que le temps restait couvert . Après les bombardements , la production de courant électrique était interrompue pendant quelques heures , empêchant les sirènes de hurler les alertes aériennes . C' est pourquoi la direction de l' IG Farben avait mis au point une signalisation originale : une gigantesque corbeille en osier tressé , peinte en rouge vif , attachée par un cordage , grimpait le long de la grande cheminée du four à carbure : arrêtée à mi-hauteur de ce monument , elle signalait la préalerte ; hissée jusqu' au sommet , elle signalait l' arrivée des bombardiers . Les bombardements n' eurent que des effets fugaces sur la production électrique de l' usine . Par contre , selon Primo Levi , pas un gramme de caoutchouc synthétique ne fut produit par l' IG Farben dans le four décrit plus haut .
Je subis mon premier bombardement le 24 août 1944 , jour de la libération de Paris . Lorsque les sirènes retentirent , je me réfugiai dans la cave en béton d' un bâtiment tout proche . Les bombes se mirent à pleuvoir et le fracas des explosions était assourdissant . Je me tenais près d' un soupirail . Une bombe tomba sur le bâtiment où je croyais avoir trouvé un abri , et le fond du sous-sol s' effondra , faisant des blessés . Je n' eus plus à ce moment qu' une idée : fuir à l' air libre , et , crever pour crever , échapper à l' ensevelissement sous les décombres . J' étais trop petit pour enjamber le rebord du soupirail . Quelqu'un m' aida du dehors : en me tenant le bras , il me permit de me hisser sur le rebord et de sortir du piège . Je courus à toutes jambes aussi loin que possible des ateliers , en terrain dégagé . Mais pour les aviateurs de l' US Air Force , un kilomètre plus à l' est ou plus à l' ouest ne représentait rien . Le tapis de bombes se déroulait , même sur des zones où il n' y avait aucun objectif à atteindre . Puis la fête cessa . J' étais indemne , d' autres étaient blessés , peut-être même y avait -il eu des morts , je ne l' ai jamais su . Les bombardements aériens restent un des mauvais souvenirs de cette époque même si l' US Air Force bombardait pour la bonne cause .
Les SS et les personnages importants de l' usine se réfugiaient dans le Bunker , abri bétonné solide et , bien entendu , la piétaille n' y avait pas accès .
Le ciel était souvent couvert en hiver , un ciel blanc qui s' étendait au-dessus de la terre blanche enneigée . L' air était immobile . Il n' y avait pas un souffle de vent . Dans le lointain , des cheminées crachaient à intervalles réguliers une épaisse fumée noire à chaque fois que les chauffeurs chargeaient le foyer . L' absence de vent faisait que la fumée ne se dissipait pas et stagnait en strates noires successives dans l' air glacé . Autant de strates , autant de charges de combustible . J' ai vu , il y a quelques années un tableau de Nicolas de Staël : plage grise de la mer du Nord surmontée d' un ciel à peine moins gris . C' était tout à fait la couleur , ou plutôt l' absence de couleur de ce paysage industriel de Haute-Silésie en noir et blanc . Quant aux cheminées , on disait que c' étaient celles des fours crématoires d' Auschwitz
Décembre 1944-janvier 1945 : nous avions des week-ends , oui , vous lisez bien , des week-ends . Je doute fort que notre employeur , l' IG Farben Industrie
Fin 1944 , un soir , je me sentis fébrile et courbaturé . Je me présentai à l' infirmerie , au Revier en allemand . Voyant que ma maladie n' était pas feinte , j' y fus admis sans difficulté et y passai quelques jours au chaud . Deux médecins français y pratiquaient leur art avec des moyens dérisoires : le docteur Cuenca et le professeur Waitz , qui après la guerre devait diriger un service d' hématologie à Strasbourg . Est -ce à eux que je dus d' être admis si facilement au Revier ?
Un jour de janvier 1945 , le grondement du canon se fit perceptible dans le lointain , vers l' est . L' armée soviétique se rapprochait . Nous pouvions contempler sur la route qui séparait notre camp de l' usine des flots de fuyards . L' orgueilleuse Wehrmacht fuyait vers l' ouest sur des charrettes tirées par des chevaux et camouflées par des branchages dérisoires . C' était la fin . Mais il fallait compter avec la pugnacité de l' ennemi et sa capacité à mobiliser ses ultimes ressources . Il y avait eu le sursaut de l' armée Von Rundstedt dans les Ardennes qui donna bien du fil à retordre aux Alliés . Il y eut aussi les V1 et V2 . Les ingénieurs allemands ont été les pionniers de la propulsion à réaction et des fusées à longue portée .
En ce qui nous concernait , les Allemands voulaient à tout prix éviter que nous soyons libérés par l' Armée rouge . C' est pourquoi , vers le 17 janvier 1945 , eut lieu la Marche de la mort où tout se joua pour tant d' entre nous .
Un petit nombre de déportés survécurent à cette marche : on lira le récit de ces miraculés dans Si c' est un homme de Primo Levi . L' immense majorité suivit le troupeau , encadré d'ailleurs par des SS en armes peu disposés à tolérer la moindre désobéissance et abattant sans pitié les traînards .
Donc , le 17 ou le 18 janvier dans la soirée , nous reçumes un viatique exceptionnel : une demi-boule de pain et une tranche de saucisson . Je fus gratifié d' une paire de galoches neuves et de chaussettes russes . Il se préparait quelque chose de tout à fait inhabituel . À la nuit tombante , nous reçûmes l' ordre de nous rassembler par blocks en rangs . Puis nous nous mîmes en marche , sans musique cette fois , le cœur n' y était plus . Nous franchîmes pour la dernière fois le portail du camp de Buna-Monowitz et nous nous enfonçâmes dans le crépuscule , à travers un paysage enneigé de carte postale . La longue file de randonneurs en tenue rayée s' étirait le long d' une route inconnue , flanquée de sentinelles armées de fusils , régulièrement relevées .
Je marchais , et bientôt je sentis le sommeil qui me gagnait . Seul un puissant instinct de conservation me soufflait qu' il ne fallait dormir à aucun prix , qu' il fallait coûte que coûte suivre la colonne , ne pas se laisser distancer , mettre inlassablement un pied devant l' autre . On a dit que les SS abattaient systématiquement ceux qui ne suivaient pas . C' est possible . Mais je n' entendais rien , je ne voyais rien , je ne me rendais compte de rien , occupé par instinct élémentaire de survie à marcher en dormant . Les physiologistes situent dans la moelle épinière le centre nerveux qui commande l' automatisme de la marche . J ' étais devenu un automate , je faisais de la physiologie expérimentale . J' étais devenu une de ces grenouilles décérébrées que les étudiants en biologie utilisent durant les travaux pratiques pour étudier les réflexes . Les pauvres bêtes restaient tout juste capables de survie végétative , sauf que moi , je restais lucide . Il faisait un froid de loup , heureusement sans un souffle de vent .
Nous traversions des villages endormis . J' imaginais les paysans dans leurs fermes , bien au chaud sous la couette , derrière les volets soigneusement clos . Pas un rai de lumière ne filtrait . Mais peut-être après tout ne dormaient -ils pas si profondément que cela . Notre caravane était inhabituelle , et ils avaient sans aucun doute des nouvelles toutes fraîches et pas du tout rassurantes du front de l' est . Peut-être même lorgnaient -ils cette étrange troupe derrière les jalousies en écartant leurs rideaux , comme de vieilles filles de province . Ils pouvaient avoir quelques inquiétudes pour leur avenir . Les Russes étaient la terreur de tout ce qui était germanique en ce temps-là . Mais pour le présent , leur sort était infiniment meilleur que le nôtre .
Je ne ressentais ni douleur , ni faim , ni soif , seule la fatigue était obsédante . Heureusement , l' automatisme veillait . J' appris à cette occasion que l' heure la plus froide de la nuit se situe vers 5 heures du matin . On était fin janvier . Les jours rallongeaient déjà . Les premières lueurs de l' aube rosissaient les lointains brumeux et je garde le souvenir des couleurs de ce paysage silésien sous la neige . Notre marche fut interrompue par une halte , puis reprit de plus belle . Lors d' une deuxième halte , on nous distribua de l' eau . En fait , il se produisit une bousculade indescriptible , réprimée à coups de planches assénés sur nos têtes rasées . J' en reçus un , qui sur le moment me laissa dans les fosses nasales comme une étrange odeur . Par chance , le choc ne me laissa pas de séquelles .
La marche se termina dans la ville de Gleiwitz , centre sidérurgique de Silésie . Sur une voie de chemin de fer , une rame de wagons nous attendait . C' étaient des wagons métalliques à deux essieux et à ciel ouvert , destinés au transport de marchandises pondéreuses , charbon , matériaux de construction , et , en l' occurrence , déportés en vrac . Nous fûmes conviés à monter en voiture et le train partit . Nous étions tous debout , dans l' impossibilité de nous allonger ou même de nous asseoir tellement nous étions serrés les uns contre les autres . Les célèbres cages en fer du roi Louis XI devaient être des modèles de confort en comparaison . Bien entendu , nous ignorions notre destination . Nous roulions à travers des plaines , des montagnes , franchissions des fleuves , tout était enneigé . On parlait de Tchécoslovaquie , de Wiener-Neustadt
Dans le wagon , on mourait comme des mouches . Au départ de Gleiwitz , nos pieds reposaient sur le plancher du wagon . À mesure que le voyage s' éternisait , une couche de cadavres émaciés venait exhausser le niveau de la cargaison . C ' était une bien curieuse sensation que de fouler aux pieds des morts , un tapis doux et élastique . Par moment , nous en jetions quelques-uns par-dessus bord comme des choses , des choses qui étaient nées , avaient eu un père et une mère , une épouse , des enfants , des frères et des sœurs , un foyer . Pour l' heure , elles n' étaient plus que des sacs d' os juste bons à aller joncher le ballast gelé de la Deutsche Reichsbahn . Pour reprendre la phrase de Primo Levi , j' ai vu beaucoup mourir . Et la vue de tous ces cadavres nous laissait tous parfaitement indifférents , abrutis que nous étions de froid , de faim , de soif et de fatigue . De nouveaux morts remplaçaient ceux dont nous nous débarrassions . Et malgré tout , ces loques décharnées étaient lourdes à soulever jusqu' au rebord métallique du wagon puis à basculer sur le ballast . Par moment , certains d' entre nous cherchaient à ramasser de la neige sur le talus qui longeait la voie . La neige ne désaltère pas car sous un gros volume en apparence , elle ne représente en fait que quelques millilitres d' eau .
Les voies étaient encombrées par des convois militaires . Au milieu de ce trafic , des trains civils se frayaient un chemin pour assurer le service normal auquel est astreinte toute compagnie ferroviaire . Par moments , notre convoi s' immobilisait dans une gare . La nature des passagers que nous étions ne pouvait pas échapper aux civils qui franchissaient les voies en empruntant les passerelles . Il arrivait que des sacs en papier fussent lancés dans nos wagons . Ils contenaient des pommes , du pain . Sans doute ces populations civiles n' avaient -elles plus grand-chose pour leur ordinaire . Ceux-là au moins n' ont pas pu dire qu' ils ne savaient pas . Ont -ils éprouvé une compassion tardive ? Et toujours , dans toutes les gares , le slogan obsédant peint en lettres capitales sur la façade : Die Räder müssen rollen für den Sieg ! , « Les roues doivent rouler pour la victoire ! » .
La longueur du voyage n' était due qu' aux obstacles qui ralentissaient le trafic ferroviaire . Mais toujours , quelles qu' aient été les difficultés à surmonter , l' administration SS réussissait à trouver une locomotive en état de marche , le tender bien garni de charbon , un mécanicien et un chauffeur pour tirer le train à travers l' Europe centrale . Les SS savaient où nous devions aboutir .
Nous aboutîmes à Buchenwald
Je ne restai pas longtemps à Buchenwald . On me transféra au camp de Dora
On était en février 1945 , en plein hiver . L' offensive Von Rundstedt dans les Ardennes avait fini par échouer , mais l' avance alliée avait subi un sérieux retard .
À l' arrivée à l' infirmerie de notre petit groupe , on nous fit prendre une douche . Dans le local à douches , il y avait une baignoire pleine d' eau réputée non potable . Je ressentis à ce moment à quel degré de déshydratation j' étais parvenu à la suite du périple en chemin de fer qui nous avait conduit de Gleiwitz à Buchenwald , puis à Dora . Le froid n' empêche nullement l' organisme de perdre de l' eau . Plus encore que la faim , c' est dans ces conditions une soif ardente que l' on ressent . Que ce soit pour un aviateur perdu dans le Sahara à cause d' une panne de moteur comme l' a raconté Antoine de Saint-Exupéry , ou pour un déporté perdu au fond de l' Europe centrale en plein hiver , le plus insupportable est la soif . Une sorte de fantasme dansait devant mes yeux : dans la salle de bains de ma grand-mère , à Bâle , il y avait une baignoire surmontée de deux robinets à large ouverture , l' un pour l' eau chaude et l' autre pour l' eau froide . Était -il possible qu' il puisse exister un pays où des robinets débitent à flots de l' eau fraîche , potable et en quantité illimitée ! J' imaginais la scène , dans un quasi-délire : la bouche collée au robinet coulant à flots , j' ingurgitais sans fin l' eau claire . Toujours est -il que malgré l' interdiction de boire l' eau de la baignoire en raison d' un risque d' épidémie vrai ou supposé , je collai ma bouche sur la surface liquide et j' aspirai de toutes mes capacités , tant pis pour les conséquences . Ma soif était inextinguible , j' aspirai et j' aspirai encore . Il n' y eut pas de conséquences : ou l' eau était potable , ou il m' était resté encore suffisamment d' immunité contre les maladies qu' elle pouvait me transmettre .
Puis nous gagnâmes nos châlits . L' infirmerie était bien chauffée par un poêle central , mais la nourriture était parcimonieuse . Je fis au cours de ce séjour des observations cliniques . Des camarades avaient eu les pieds gelés . Les orteils , qui étaient devenus violets sous l' effet de la nécrose , avaient perdu toute sensibilité et ne la recouvreraient jamais . Il y avait dans le block un médecin français , le docteur Morel , chargé de prodiguer des soins aux malades . Le docteur Morel n' avait pas d' autres ressources que de couper les orteils morts le plus simplement du monde avec des ciseaux , trempant dans une solution violette de permanganate de potassium . Pas besoin d' anesthésie . Je dois avouer que ce spectacle me laissait indifférent . Certains , arrivés avec des blessures infectées et débilités par les privations , contractèrent la gangrène gazeuse . Le membre blessé commençait à enfler , puis grossissait presque à vue d' œil jusqu' à tripler de volume ; la peau devenait violacée , craquait par endroits . Le docteur Morel assistait impuissant à l' évolution foudroyante du mal . Il disait qu' il n' aurait servi à rien de désarticuler le membre , les Welchia
Mon état de santé commença à se dégrader . Je m' aperçus que les fameuses chaussettes russes m' avaient joué un mauvais tour . En effet , au cours de la marche forcée de janvier 1945 , elles avaient formé des faux plis qui , le frottement aidant , m' avaient ouvert des plaies aux pieds . Le défaut d' hygiène , les troubles circulatoires dus au froid et les carences alimentaires aidant , ces plaies s' étaient infectées et des traînées de lymphangite
Bien des voisins de chambrée moururent de dysenterie . C' était une diarrhée incoercible , liquide , épuisante . En 24 heures , l' homme était mort , complètement déshydraté . Je ressentis un jour les premiers symptômes de cette diarrhée . Le Dr Morel réussit à subtiliser et à m' administrer un comprimé de Cibazol , un seul . Et le miracle se produisit . La diarrhée fut coupée net . Le Cibazol était un sulfamide produit par les laboratoires Ciba de Bâle , et la bactérie qui m' infectait y était sensible .
Ce fut à cette époque qu' une petite fièvre s' alluma : 38 °C - 38,5 °C tous les soirs . Simultanément , je ressentis une douleur dans le dos , à la base d' un poumon . C' était une primo-infection tuberculeuse qui ne passait pas inaperçue . On me gratifia d' une radioscopie , luxe de diagnostic que je ne m' attendais pas à trouver en ces lieux . Je traînai ces petits maux , dont je ne soupçonnais pas la gravité , de février à juin 1945 .
Les jours s' écoulaient , monotones , ponctuées par les séances de pansement que j' appréhendais à chaque fois . Mes abcès devaient guérir comme par enchantement dès que je fus rapatrié , et la contracture qui m' obligeait à marcher avec une jambe en flexion disparut simultanément . Aujourd'hui , il me reste seulement les cicatrices , sans aucune séquelle .
Le camp de Nordhausen était en fait une grande bâtisse composée d' un rez-de-chaussée surmonté d' un étage , en briques et en béton . Le rez-de-chaussée était une grande halle visiblement destinée à servir de garage . Dans les coins s' entassaient des tas de paille . C' était là tout notre ameublement . Le soir , cette paille était étalée sur le sol en béton et nous servait de matelas pour la nuit . Le matin , il nous fallait la balayer et refaire les tas , vite , schnell , schnell , sous la menace de la matraque . La halle était fermée la nuit par de lourdes portes métalliques . Dans la journée , ces portes restaient ouvertes et nous pouvions prendre l' air . Le tout était entouré de barbelés fixés sur des poteaux de béton , mais cette clôture n' était pas électrifiée . Toutefois , des sentinelles armées nous dissuadaient de toute velléité d' excursion hors du camp .
Un jour , notre ordinaire fut amélioré : on nous alloua un demi-verre de lait . Du lait ! Alors que les populations civiles en manquaient certainement , on nous distribuait du lait . Et les bébés de la race des seigneurs , ne valaient -ils pas mieux que ces pelés , ces galeux , parmi lesquels , horreur suprême , pouvaient se trouver des juifs ? Quoi qu' il en soit , c' était bel et bien du lait . Je donnai ce lait à un camarade . Je n' ai jamais pu avaler une goutte de lait même dans ces circonstances extrêmes . La simple vue de la peau plissée et l' odeur de lait bouilli me soulevaient le cœur .
La Thuringe , ou ce que je pouvais en apercevoir , n' offrait pas un paysage riant . Mais les jours rallongeaient , la température devenait plus clémente , le soleil se montrait un peu plus fréquemment .
Un jour , c' était en fin d' après-midi , on entendit le vrombissement de dizaines ou de centaines de forteresses volantes de l' US Air Force . Le bruit enfla et les bombes se mirent à pleuvoir , principalement sur la ville de Nordhausen , qui fut incendiée . Je garde le souvenir du ciel obscurci par un impressionnant nuage de fumée noire comme un ciel d' orage .
Le lendemain matin , par un temps dégagé , les B-17 revinrent . Les bombes se remirent à pleuvoir , mais cette fois sur notre camp . Voyant la tournure que prenaient les événements et résolu à mourir à l' air libre et non pas écrasé sous les décombres de notre bâtisse , je décidai de sortir . Jetant un coup d' œil vers le ciel , je vis bien sûr les avions , mais aussi une forme humaine tournoyer tout en haut sur fond de ciel bleu , bras et jambes tendus par la force centrifuge . Un appareil avait dû être atteint par la Flak et un homme d' équipage , projeté dans les airs , n' avait sans doute pas eu le temps de faire usage de son parachute . Les lourdes portes d' acier de ce qui restait de notre palais se dégondèrent et furent jetées à bas par le souffle des explosions , écrasant comme des mouches ceux de nos compagnons qui avaient eu le malheur d' être au mauvais endroit au mauvais moment .
C' est alors que ce que je vis me remplit d' horreur : au bord du cratère nouvellement creusé par l' explosion et qu' à peine deux mètres séparaient de moi , un homme gisait sur le dos . Un lourd bloc de béton qui avait été arraché par le souffle lui était retombé sur le bassin qu' il lui écrasait littéralement . Le blessé avait survécu et restait lucide . Il hurlait de douleur : au choc qu' il avait subi lorsqu' il fut touché s' ajoutait maintenant la pression que ce bloc de béton de 100 kilos hérissé d' angles vifs maintenait sur son ventre broyé . Réduit par la famine à l' état de squelette vivant , il était hors de question qu' il pût se dégager lui-même . Quant à moi , j' étais trop faible pour tenter quoi que ce soit pour le secourir . Personne ne pouvait rien pour lui . D'ailleurs , il n' y avait personne tout à l' entour . Il resta conscient des heures durant , jusqu' à ce qu' enfin une mort miséricordieuse vînt mettre un terme à ses souffrances atroces . Seule la mort faisait preuve de miséricorde en avril 1945 . Ce souvenir me hante aujourd'hui encore . C' est lui qui avait été frappé , c' est moi qui avais été épargné . Quel déterminisme énigmatique avait bien pu guider la trajectoire de ce bloc de béton ? Quels inexpiables péchés le copain avait -il bien pu commettre pour mériter un tel châtiment , quels mérites m' étais -je acquis pour m' en être tiré pratiquement indemne ? Je pense depuis ce jour que le bon Dieu était en RTT
On a beaucoup parlé de je ne sais quel sentiment de culpabilité qui aurait tenaillé les déportés qui avaient survécu . À moins qu' ils aient survécu aux dépens de leurs camarades , ce qui n' était guère fréquent , je n' ai jamais compris cette culpabilité . En ce qui me concerne , à aucun moment je n' ai éprouvé le moindre remords d' être encore en vie . J' ai échappé à l' écrasement lors de la chute des portes d' acier du garage à Nordhausen , j' avais été pris dans l' explosion d' une bombe et m' en étais tiré avec une égratignure , le docteur Morel m' avait donné un comprimé de Cibazol me sauvant ainsi d' une mort certaine par dysenterie , j' ai été aiguillé vers une infirmerie au lieu d' aller à l' usine de V1 et de V2 , ma mère m' avait vieilli d' un an , mes abcès aux jambes n' ont pas dégénéré en gangrène , j' avais montré des fesses bien rebondies lors des contrôles à Monowitz et d' une façon générale , j' avais une solide carcasse . Était -ce ma faute ? J' ai tout simplement eu de la chance , une chance globale composée d' un certain nombre de chances élémentaires qui ont bien voulu s' enchaîner dans l' ordre qui m' a été le plus favorable .
Nos gardiens s' étaient comme volatilisés , peut-être certains d' entre eux l' ont -ils été réellement sous les bombes . La clôture en barbelés du camp gisait à terre , hachée menu par les impacts . Nous étions libres . Mais nous n' aurions pas su où aller dans l' état actuel des choses .
Nous formâmes un petit groupe de Français et élûmes domicile dans un coin à peu près préservé de notre ancienne résidence , abrités du vent aigre de cette mi-avril par des panneaux trouvés dans les ruines et chauffés par un poêle muni de son tuyau . Dans les décombres , les morceaux de bois de charpente nous fournissaient un combustible abondant . Au cours du bombardement , nous vîmes passer au grand galop , complètement affolés , deux chevaux attelés à une charrette . Les pauvres bêtes n' allèrent pas bien loin . Atteintes par les éclats , elles furent fauchées et gisaient , couchées sur le flanc . Un de nos camarades , un Lyonnais garçon boucher de son métier , eut vite fait d' en découper un quartier qu' il débita en bifteck qu' il nous distribua . Ces tranches de viande nous servirent de repas : plaquées sur le tuyau brûlant de notre poêle , elles charbonnaient en surface et restaient crues au centre . Nous les dévorâmes et notre appareil digestif protesta , en raison de la trop brusque transition entre la nourriture parcimonieuse du camp et la surabondance .
Nous revisitâmes nos anciens quartiers . Le plafond en béton du garage où l' on nous avait logés avait été transpercé par une bombe : le béton avait éclaté et il restait l' armature métallique d' où pendaient des lambeaux de chair humaine . Par terre , une main gisait , sectionnée net au niveau du poignet . Ce spectacle ne m' impressionna guère . De nombreux cadavres gisaient sur le sol parmi les gravats . Ces morts anonymes faisaient partie d' une sorte de mobilier urbain , insolite il est vrai , mais on s' habitue à tout et on s' endurcit . Aujourd'hui , lorsqu' il se produit une catastrophe , je songe notamment à l' explosion de l' usine AZF de Toulouse en septembre 2001 , on envoie des psychologues sur les lieux pour tenter de réconforter les victimes choquées . On a sans doute raison de le faire . En 1945 à Nordhausen , nous étions devenus de vieux briscards aguerris qui nous passions de psychologues . Et pourtant , ce dernier bombardement avait marqué certains d' entre nous . J' avais pu observer le fou rire inextinguible qui avait saisi un camarade lorsque les bombes se mirent à éclater autour de nous . Après le bombardement , je retrouvai un autre camarade , à peine plus âgé que moi et que j' avais connu tout à fait normal jusque-là , se promenant l' air hébété , ne reconnaissant plus personne .
Les casernements de nos geôliers s' étaient effondrés sur eux-mêmes au point que les toitures ou ce qui en restait étaient au niveau du rez-de-chaussée . Du moins les caves étaient -elles restées intactes et leurs entrées praticables . Nous nous y introduisîmes et ce fut la divine surprise : il y avait là des denrées dont nous avions été sevrés depuis des années , boîtes de sardines à la tomate , conserves d' asperges du Portugal , et surtout lait concentré sucré . Bien que nous eussions abandonné les biftecks de cheval , les produits des caves entretinrent fort bien nos entérites .
Nous étions en plein no man's land . Les Allemands avaient disparu , les Américains n' étaient pas encore arrivés . À vrai dire , les Allemands n' avaient pas entièrement disparu . Venus d' on ne savait où , sur ordres d' on ne savait quelle hiérarchie , de toutes jeunes recrues revêtues de l' uniforme gris bleu de la Luftwaffe
Et déjà une sorte de banditisme s' était installé : un jour , dans la cave où nous avions trouvé un second domicile protégé des intempéries , nous reçûmes la visite d' un individu inquiétant , en vêtements civils , un Français , armé d' un pistolet dont la crosse dépassait de la veste . Tout se passa bien car il n' y avait aucun butin à emporter chez les pauvres hères que nous étions , mais nous étions impatients de retrouver une autorité qui rétablît la sécurité .
Le bruit de la canonnade se faisait plus précis . L' aviation allemande avait déserté le ciel . J' eus néanmoins l' occasion d' assister à une course-poursuite entre un chasseur allemand et un P38 Lightning à double fuselage : les mitrailleuses crachaient avec un bruit sec de poutre en bois qui se casse .
Et puis , ce devait être aux environs du 15 avril 1945 , nous vîmes apparaître dans notre sous-sol un grand escogriffe , le visage noirci , revêtu de l' uniforme kaki qui devint célèbre sous le nom de battle-dress : c' était notre premier Américain . Nous eûmes peu après les honneurs de la presse , en l' espèce des reporters photographes .
Les événements se précipitèrent à partir de ce moment . Nous fûmes pris en charge par l' armée américaine . Le régime nazi , qui s' était soucié de procurer des logements décents à ses travailleurs , avait construit dans les quartiers extérieurs de Nordhausen tout un quartier de coquettes petites villas entourées d' un bout de jardin . Nous fûmes transportés dans des véhicules militaires jusqu' à ces villas , dont les habitants titulaires avaient été préalablement expulsés sans ménagement . Ôte -toi de là que je m' y mette ! Pour l' heure , le sens du courant avait changé en notre faveur .
Parmi les déportés qui partageaient nos nouveaux quartiers se trouvait un professeur belge , de l' université de Louvain . Par une de ces heureuses coïncidences dont mon récit est si riche , une unité combattante belge opérait dans le secteur aux côtés de l' US Army et parmi les soldats belges se trouvaient d' anciens étudiants de ce professeur . Dès lors , les Belges me prirent sous leur protection et je leur en suis aujourd'hui encore très reconnaissant . Sans leur intervention auprès du commandement américain , j' ignore par quels chemins tortueux il m' aurait fallu passer avant d' être rapatrié . J' avais cependant eu la chance d' être libéré par les Américains . D' autres déportés , libérés par les Russes , ne regagnèrent leur pays qu' après une longue errance .
Quoi qu' il en soit , nous quittâmes bientôt nos villas pour être tous regroupés dans un camp qui devait être Buchenwald , mais avec cette fois une tout autre vocation . Nous connûmes à nouveau les baraques et les châlits , mais cette fois bien nourris , trop bien sans doute pour nos tubes digestifs qui depuis longtemps n' avaient plus été autant sollicités ! On nous avait habillés de neuf , avec des tenues rayées flambant neuves sortant du dépôt . J' ai conservé celle qui m' avait été attribuée . Elle est aux mesures de l' enfant de quatorze ans fluet que j' étais à l' époque .
On peut imaginer les problèmes imprévus qui n' ont pas manqué de se poser à l' US Army en campagne lorsque celle -ci fut confrontée à la population squelettique et famélique , en haillons , malade , sous-alimentée qu' elle découvrit dans chaque camp qu' elle libérait . Une crainte hantait les autorités médicales américaines : le typhus . Le typhus est une maladie infectieuse épidémique causée par un germe du genre Rickettsia , que propagent les poux . Que l' on extermine les poux , et l' on empêche du même coup le typhus de se propager . Quoi qu' on ait pu dire par la suite du DDT , c' est bien à cet insecticide qu' on doit d' avoir évité de graves épidémies de typhus au cours du conflit .
Durant ces jours de transition , j' eus l' occasion de côtoyer un certain nombre de personnes dont j' ai gardé le souvenir .
Un Hongrois , se promenant parmi les blocks , allait sans cesse répétant : « Nem Jido van ! Nem Jido van ! » , ce qui signifie en hongrois , « Je ne suis pas juif ! Je ne suis pas juif ! » . Ce monsieur considérait le fait d' être juif comme une tare . Il partageait l' antisémitisme de beaucoup de ses compatriotes . Je garde aujourd'hui encore une prévention à l' égard tant des Hongrois que des autres peuples d' Europe centrale .
Un médecin parisien , sur le point d' être rapatrié comme moi , me dit : « J' ai été arrêté seul , laissant ma femme et mon enfant en France . Je ne sais pas ce qui a pu leur arriver en mon absence . Si je ne les retrouve pas vivants à mon retour , je me suicide » . Voilà qui dépassait mon entendement . J' étais vivant , je n' imaginais pas qu' on pût se suicider . J' étais protégé par ma jeunesse qui me préservait de voir le long terme . Je n' étais pas sûr non plus de revoir mes parents . Mieux , une sorte de sagesse avait fait que je m' étais mentalement préparé à ne jamais les revoir dès notre séparation sur la rampe de débarquement d' Auschwitz . Bref , je n' étais pas un intellectuel . Pour moi , ce qui comptait alors et ce qui compte encore aujourd'hui , c' est l' auge pleine et les pieds au sec . Primum vivere , deinde philosophare
D' autres se trouvèrent à ce moment précis de leur existence , en avril 1945 , à la croisée des chemins . Rentrer au pays ? Qu' allaient -ils y trouver ? Déjà l' ombre du communisme planait sur l' Europe de l' Est . L' un d' eux , un Yougoslave , qui parlait fort bien le français , examina alors toutes les issues qui s' offraient à lui . Finalement , il décida d' aller en France . J' espère que la chance lui a souri .
En avril 1945 , il n' y avait guère de juifs parmi mes compagnons . Je n' entendis donc pas parler de sionisme à ce moment précis . De toute façon , j' ignorais en ce temps-là ce que c' était . Pourtant dès Monowitz , j' avais pu appréhender vaguement la notion de sionisme . Entré en conversation avec un jeune juif hongrois malgré la barrière linguistique , moi en alsacien , lui en yiddish , celui -ci me demanda d' où je venais : « Je suis français » , lui répondis -je . Il répliqua avec véhémence , en yiddish : « Di bist nicht ein Franzoïs , di bist ein yid ! » , « Tu n' es pas français , tu es juif ! » . Sur le moment , je ne répliquai rien à cette affirmation mais je ne l' oubliai pas non plus .
Aujourd'hui , en l' an 2002 , j' ai eu l' occasion de lire et de réfléchir . Surtout , j' ai pris connaissance de tout l' arsenal législatif signé Philippe Pétain qui nous a exclus de la nation dès 1940 . Je reste perplexe sur cette question : qui est français ? J' ai découvert au cours de mes lectures avec quelle facilité nous avions été littéralement déchus de notre nationalité dès les premières semaines qui avaient suivi l' armistice de 1940 , signé par le vieillard
Une étape décisive fut franchie . L' US Army nous transporta sur une base aérienne près de la ville de Halle en Thuringe . Nous fûmes logés sous de vastes tentes , et couchions sur des lits pliants . Les tentes étaient étanches au vent glacial qui soufflait sur ce vaste espace découvert , malgré le printemps qui s' annonçait . Les parois de toile oscillaient sous la pression des rafales et on voyait les volutes de fumée de cigarette osciller de façon synchrone . Car on fumait beaucoup , par esprit de revanche . Je fis connaissance avec les grands crus américains de cigarettes : Gold Flake , Camel , Lucky Strike , auxquelles j' avais accès sans restriction . Je n' y touchai jamais . J' avais trop souvent vu à Monowitz le spectacle lamentable des camarades sacrifiant leur maigre pitance pour avoir le plaisir fugace de tirer quelques bouffées de ces cigarettes de type russe , ou Papirossi , que l' on pouvait se procurer dans un kiosque du camp , contre remise de Prämienscheine , ou « bons de récompense » , attribués , ô ironie , aux bons travailleurs . Je pris dès l' âge de quatorze ans la décision de ne jamais fumer et suis resté fidèle à cette ligne de conduite .
L' armée américaine nous choyait : corned-beef , chocolat , rations de combat , bonbons . Comme tout cantonnement militaire , le nôtre comportait des feuillées , les unes pour les hommes de troupe , les autres pour les officiers . Un jour , je me rendis par inadvertance dans les feuillées réservées à l' aristocratie . La réaction fut vive , en anglais auquel je ne compris goutte , mais l' intonation y suppléa . Je battis donc en retraite vers les feuillées réservées au commun .
Nous avions les mêmes gamelles que les GI's , et des couverts métalliques dont les manches se terminaient par un œillet . À l' heure des repas , nous défilions devant les cuisines roulantes et l' on nous distribuait sans restriction l' ordinaire US . Un jour , on nous servit même du poulet . Il faut préciser qu' avant la guerre , même dans la vie civile , la volaille était un luxe que mes parents ne s' offraient que quand c' était fête . Quant à l' ordinaire de l' armée française , c' était , au dire des anciens , les fayots , les pommes de terre épluchées au cours de la corvée de peluches bien connue du troufion de la base , le « singe » ou conserve de viande , mais de poulet , il ne serait question que longtemps après , une fois acclimatées en Europe les techniques industrielles d' élevage en batteries . « Do you like chicken ?
L' armée américaine éditait un journal pour la troupe : The Stars and Stripes
En fait , nous vivions nos dernières heures sur le sol allemand . Il fallait que l' US Air Force puisse disposer de moyens de transport pour nous rapatrier . Il devenait de plus en plus probable que nous serions rapatriés par la voie des airs . Ce rêve se réalisa effectivement .
Ce n' est que lorsque je fus assis dans mon DC-3 que je réalisai que cette fois ça y était . Des DC-3 , il en vola encore dans le fin fond de l' Afrique ou de l' Amérique du Sud cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale . Comparé aux avions de ligne modernes , Boeing , Airbus , Mac Donnell , le Douglas DC-3 était une machine rudimentaire mais robuste , véritable bonne à tout faire de l' armée américaine , apte à transporter des soldats , du matériel , aussi bien que des passagers pas trop exigeants . Exigeants , nous ne l' étions guère . Un fuselage , deux ailes , deux moteurs à piston en étoile , un train d' atterrissage rentrant , à l' arrière une petite roue : voilà le Douglas DC-3 qui fut construit à des milliers d' exemplaires . Cela volait à 200 km/h à peine , à une altitude de 1 500 m où les turbulences ne sont pas rares . Le long de la ligne de hublots , que d'ailleurs on pouvait ouvrir sur une toute petite surface au moyen d' un petit bouchon , courait de chaque côté de l' appareil une banquette en bakélite creusée d'autant de cupules qu' il y aurait de passagers à y prendre place . Y avait -il des ceintures de sécurité , j' avoue ne pas me souvenir de ce détail , non plus d'ailleurs que de la présence ou de l' absence de sacs en papier . Je ne savais pas qu' on pouvait être malade en vol et d'ailleurs je n' en avais pas l' intention , tant était extraordinaire l' aventure qui commençait . J' éprouvais une joie enfantine , pure , sans partage , à l' idée d' avoir si jeune mon baptême de l' air , à une époque où nos aînés voyageaient en train à vapeur et en troisième classe . Si j' avais eu quelques notions de comptabilité , j' aurais sans doute cherché à évaluer le prix du billet . Ma joie aurait été ternie .
L' un après l' autre , tous les appareils de l' escadrille décollèrent . Je vis par le hublot la terre qui s' éloignait . L' appareil prenait de l' altitude , laborieusement , progressivement , par paliers , à un rythme tout différent de celui des jets modernes qui grimpent à 45 degrés . À mesure que l' avion s' élevait , les détails du paysage se fondaient et se transformaient en une carte géographique , avec des cours d' eau , des routes , des forêts , des prairies , des champs cultivés et l' ombre projetée des nuages qui avançait sur le paysage , poussée par le vent . Le bruit était infernal , mais nous pouvions bien accepter ce désagrément somme toute mineur . Il y avait bien des turbulences mais je n' y pris point garde tant la vue était fascinante . Ce qui m' étonnait , c' est la façon dont l' aile ondulait littéralement , épousant en souplesse les remous de l' atmosphère . J' essayai par la suite de reconstituer sur une carte la route que nous avions suivie . Nous avions dû survoler des massifs montagneux pas très élevés , Harz , Ardennes .
Il n' est si belle promenade qui ne finisse . Il fallut bien atterrir au bout d' un temps de vol que j' estimai à deux ou trois heures . Notre avion se posa à Mourmelon , lieu célèbre dont la vocation militaire restait entièrement d' actualité . En touchant terre , notre DC-3 rebondit un certain nombre de fois avant de s' immobiliser sur la piste en tôle perforée . Ce matériau , dû à l' imagination des ingénieurs américains , devait encore longtemps se retrouver dans le mobilier urbain de nos villes et de nos villages sous forme de bancs publics .
Des ambulances nous conduisirent dans un hôpital militaire américain situé sur la base de Mourmelon . J' y fus hospitalisé , et couchai dans un lit garni de draps d' une blancheur immaculée dont le coton venait des États cotonniers du sud des États-Unis . Je fus examiné par des médecins , on me fit subir une radiographie des poumons . J' ai conservé les clichés jusqu' à ce jour . Le compte-rendu dactylographié sur une feuille de papier blanc y figure , collé sur la pochette en papier kraft qui contient les clichés . Un matin , tandis que je dormais de mon meilleur sommeil , je fus réveillé par un groupe d' infirmiers armés de lampes de poche : ils m' examinèrent soigneusement le cuir chevelu , à la recherche de poux . Je n' avais pas de poux . Les infirmiers en furent pour leurs frais . J' étais exempt de ces bestioles , réfractaire que j' avais été à l' infestation tout au long de ma captivité . Pour me consoler de ce réveil intempestif , les infirmiers m' offrirent un grand bol d' ice-cream à la vanille , fondu , mais délicieux , auquel je fis un sort de bon appétit .
Je vivais dans l' instant présent car , comme les militaires et les prisonniers , j' avais pris l' habitude de me laisser porter par les événements sans jamais avoir à prendre de décision par moi-même , ni surtout d' initiative .
Le temps des grands bouleversements allait venir . Nous quittâmes l' hôpital américain . On nous fit monter dans un train sanitaire qui emprunta la voie ferrée qui longe le pied des Vosges à l' ouest . Le train n' allait pas bien vite , les voies étant en mauvais état faute d' entretien . Notre convoi arriva en gare d' Épinal , et c' est dans cette ville que nous fûmes remis aux autorités françaises . Adieu l' opulente armée américaine , ses avions , ses rations de combat dont j' avais été généreusement doté en quittant Mourmelon . Je n' oublierai pas non plus le billet de 50 francs et la paire de souliers de l' armée américaine , de magnifiques bottines montantes à semelles de caoutchouc souples et silencieuses , que les GI m' offrirent comme cadeau d' adieu . Je ne sais pourquoi ils me firent ce présent . Avais -je lorgné de ce côté avec une insistance un peu trop appuyée , toujours est -il que rien ne pouvait me faire autant plaisir . Je ne les usai guère . La croissance reprit le dessus et les belles bottines devinrent bientôt trop petites .
Je fus admis à l' hôpital d' Épinal , encore tenu en ce temps par des religieuses , qui me soignèrent du mieux que leurs ressources le leur permettaient . Mes abcès de jambe ne s' étaient pas refermés . On devait donc refaire quotidiennement mes pansements .
Le moment était venu de reprendre contact avec la réalité . Je ne savais pas ce que j' allais devenir . Mes parents , mieux valait ne pas compter sur eux , du moins dans l' immédiat . Quant au reste de la famille , quel avait été son sort entre mai 1944 et mai 1945 ? Il semblait y avoir une autorité chargée des rapatriés , car on m' accorda le droit d' envoyer un télégramme et un seul à un destinataire de mon choix . Les circuits télégraphiques et téléphoniques avaient subi des dommages considérables et l' usage de ce qu' on n' appelait pas encore les télécom-munications était rationné .
Parallèlement , il se trouvait qu' une branche de la famille de ma tante Denise habitait Épinal avant la guerre et que cette famille avait regagné Épinal dès que cette ville fut libérée . M. et Mme Wahl savaient que journellement des rapatriés arrivaient à l' hôpital de cette ville . Aussi se tenaient -ils aux aguets pour le cas où quelqu'un de leur connaissance serait du nombre . Ce fut mon cas . Dès lors , les choses se précipitèrent . Hormis mes parents , ma famille était saine et sauve et fut prévenue sans retard de mon retour .
En attendant que mon oncle Léon puisse venir me chercher pour me conduire à Paris , je passais mes journées chez M. et Mme Wahl . Il y avait littéralement un tourbillon de visites de parents et alliés dans la maison de cette famille si accueillante . Tous étaient heureux de se retrouver vivants après la tourmente . Le soir venu , je rentrais à l' hôpital . Parmi ces visiteurs , se trouvait un officier de l' armée française reconstituée , en brève permission avant de retourner en opérations . J' eus ainsi l' occasion de voir de près une Jeep , celle que conduisait cet officier .
J' avais quatorze ans . J' avais la chance d' avoir cet âge qui m' évitait de me poser bien des questions que je n' aurais pas pu éviter de me poser si j' avais été adulte . D' une façon générale , j' ai cru observer que ceux de mes compagnons d' infortune qui réfléchissaient trop et qui étaient pessimistes étaient aussi ceux qui étaient les moins bien armés pour résister . C' était parmi ceux-là que se recrutaient une forte proportion de « musulmans
L' oncle Léon fit le voyage de Paris et me ramena en train d' Épinal à Paris . Seul détail dont je me souvienne de ce voyage : nous voyageâmes en première classe , et je n' avais pas de titre de transport . Lorsque le contrôleur se présenta , il jaugea très vite la situation et n' insista pas . Nous arrivâmes tard dans la soirée à la gare de l' Est . Le trajet de la gare au domicile de mes oncle et tante se fit en métro , par la ligne Porte d' Orléans-Porte de Clignancourt . Le quai où nous attendions notre rame était , et est encore aujourd'hui , surplombé par un tablier métallique sur lequel passe une autre ligne de métro . Le grondement des rames sur le tablier métallique me rappelait le bruit des bombardements , et j' éprouvais à chaque passage d' un train une certaine frayeur .
Finalement , nous sortîmes du souterrain et ma première vision du Parisien que j' étais devenu par la force des choses fut le carrefour Raspail-Vavin , tel qu' il existe encore aujourd'hui .
Pour mes oncle et tante , la vie , même dans Paris libérée , avait dû être hérissée de difficultés en ces temps où la transition entre guerre et après-guerre était loin d' être achevée . Outre que ceux de nos coreligionnaires qui cherchaient à récupérer les appartements dont ils avaient été chassés étaient souvent accueillis à bras fermés , comme le chanta Georges Brassens , il fallait trouver à se nourrir dans une France exsangue dont les voies de communications et l' appareil de production étaient ruinés . Je pense que ma tante a dû déployer des prodiges pour y arriver .
J' étais très affaibli , en ce mois de mai 1945 . On avait trouvé , pour m' habiller , des vêtements usagés qu' un tailleur de la rue Vercingétorix , dans le XIV e arrondissement , allait devoir adapter à mes mesures . Aller à pied du boulevard Raspail à la rue Vercingétorix pour les essayages et en revenir était une épreuve : il fallait longer la rue Delambre , puis la rue de la Gaîté , et enfin la rue Vercingétorix telle qu' elle existait en 1945 avant que le quartier ne fût profondément remanié dans les années 1970 . Une fois mes forces revenues , je faisais le même chemin en un quart d' heure tout au plus .
Comme tous les rapatriés , prisonniers de guerre et déportés , j' eus à accomplir des formalités devant les autorités compétentes . Cela se passait à l' hôtel Lutétia , où une plaque commémorative rappelle aujourd'hui qu' en 1945 il avait été transformé en centre de rapatriement . À chaque fois que j' y pénétrai , accompagné de ma tante , on nous aspergeait de DDT dans tous les endroits de notre anatomie susceptibles d' héberger des poux . Le DDT devait par la suite être ostracisé en raison d' effets nocifs qu' on ne connaissait pas en 1945 . Reconnaissons malgré tout à cet insecticide ses mérites . C' est grâce à lui que de graves épidémies de typhus ont été évitées dans des populations exposées .
Le miracle se produisit : mes ulcères de jambe se refermèrent , les forces revinrent , la fébricule disparut ainsi que la douleur lombaire sourde qui s' était manifestée à Dora . J' eus néanmoins encore le temps d' avoir la jaunisse . On ne parlait pas encore , en ce temps , d' hépatites A , B , C et suivantes . Il est à peu près sûr que j' avais contracté une hépatite A , les autres variétés d' hépatite ne pouvant se déclarer qu' à la suite de modes de contagion bien particuliers auxquels je n' avais pas été exposé .
On m' envoya reprendre des forces en Normandie , à Balleroy dans le Calvados . C' est pendant mon séjour à Balleroy que les noms d' Hiroshima et de Nagasaki entrèrent dans l' Histoire . Le Japon capitula et la Seconde Guerre mondiale se termina .
J' achevai ma convalescence chez ma grand-mère , à Bâle , où je restai de juillet 1945 à avril 1946 .
Malgré la fin des hostilités , obtenir un visa d' entrée et une autorisation de séjour , même temporaire , en Suisse n' était pas une mince affaire . Mes oncles se chargèrent de toutes les démarches et , un beau jour de juillet 1945 , je partis pour Bâle , en deux étapes : l' express Paris-Mulhouse d'abord , puis un omnibus Mulhouse-Bâle ensuite , par un temps exécrable et dans des wagons sans vitres .
J' étais accompagné par mon oncle Léon . J' ai gardé en mémoire mon arrivée en gare de Bâle-SNCF . Mon oncle , dépourvu de visa , ne fut pas admis à franchir la frontière , matérialisée encore aujourd'hui par une grille en fer . Il repartit tout de suite vers Paris . Ma grand-mère fut fort désappointée de ne pouvoir lui parler . Quant à moi , je n' attachai aucune importance à cet incident , que ma grand-mère ressentit péniblement . Elle avait préparé un véritable festin , notamment un plat de hors-d'œuvre avec saumon , œufs durs à la mayonnaise dont le souvenir m' est resté . Nous festoyâmes donc en tête à tête de bon appétit .
Je revins à Paris pour la rentrée scolaire du troisième trimestre 1946 . J' entrai alors en quatrième au lycée Montaigne , et à partir de ce moment , je suivis à nouveau une scolarité normale . L' après-guerre avait commencé , mais ceci est une autre histoire .
Une vie humaine est comme une parenthèse qui s' ouvre un jour , à la naissance , puis qui se referme lorsqu' on a fait son temps sur terre . Quant aux événements qui prennent place entre ces deux parenthèses , c' est une question de chance ou de malchance . Un Français né à la fin du règne de Napoléon III et mort dans les années 1940 – il y en a eu – aura connu trois guerres , dont deux mondiales . En même temps , il sera passé de la chandelle de suif à l' ère de la télévision , du franc or solide comme le roc à la denrée périssable qu' étaient devenues les monnaies à partir des années 1920 , des certitudes du xix e et du xx e siècle débutant à l' incertitude qui est devenu le principe des temps actuels . L' histoire se compare à un écheveau de laine avec lequel le chat aurait joué : le fil n' est pas rompu , il a bien deux extrémités solidaires , mais il n' a pas de sens intelligible . Il n' y a pas davantage de sens de l' Histoire qui mènerait l' humanité de l' obscurantisme vers la lumière par une marche vers le progrès .
Pour le petit provincial que j' étais , la parenthèse s' était ouverte sur la promesse d' une vie normale , papa travaillant et gagnant la vie du foyer et maman restant à la maison pour vaquer à l' éducation de son enfant et aux tâches domestiques ainsi qu' il allait de soi en ce temps-là dans les familles de la petite bourgeoisie . Mais le sort avait placé entre mes parenthèses une guerre mondiale dont je reçus les éclaboussures .
Me voici donc arrivé au terme de mon récit . Mes aventures n' ont rien d' extraordinaire . D' autres déportés ont subi des épreuves bien plus dures que les miennes . Dans ce domaine , on trouve toujours son maître . Mais tout de même , pour reprendre une expression à la mode aujourd'hui , on a fait très fort . Dans Le Monde daté du 11 juillet 2002 , on rappelle l' existence du camp de regroupement de Beaune-la-Rolande , dans le département du Loiret . C' est dans cette paisible bourgade beauceronne qu' ont été regroupés , dans des conditions effrayantes , les juifs arrêtés en 1942 lors de la rafle du Vel ' d' Hiv '
Le souvenir de cette époque s' estompe , l' histoire ne suspendant jamais son vol . Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale bien d' autres tragédies sont venues ensanglanter l' humanité : Algérie , Madagascar , Afrique noire , Viêt-nam , Cambodge , Argentine , Yougoslavie , Iran , Irak , Sri Lanka , Tibet et malheureusement aussi Proche-Orient .
J' estime à 80 le pourcentage de la population occidentale actuelle qui n' était pas née en 1945 . Toutes ces jeunes couches ont les soucis de leur temps . On ne peut exiger d' elles qu' elles restent figées dans le souvenir d' une époque qu' elles n' ont pas vécue .
Néanmoins , il me paraît très important de ne pas oublier ces tragédies et de rester vigilant . L' homme ne change pas et ce qui s' est fait se refera . Notre civilisation occidentale est un fragile vernis qui ne demande qu' à s' écailler . C' est nous qui serions une fois de plus aux premières loges , tant il est commode et confortable de se servir d' une minorité comme point d' appui pour soulever les masses . Si par malheur une tragédie analogue à celle de 1940-1945 devait se répéter , sous une forme ou sous une autre , le seul choix qui nous resterait serait de vendre chèrement nos vies .
On peut d'autant moins oublier le passé que la machine à broyer a continué à tourner à cent pour cent de ses capacités depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale . Depuis 1945 , l' Europe occidentale jouit d' une période de paix inespérée après avoir réussi par deux fois à vingt ans d' intervalle à mettre le monde entier à feu et à sang en exportant ses idéologies vénéneuses . Pour ma part , j' ai savouré chaque instant de cette éclaircie .
Sur l' antisémitisme : vieille plaie , exemple unique à ma connaissance d' un acharnement séculaire , se transmettant de génération en génération , contre une minorité qui a malgré tout réussi à survivre à travers le temps , l' antisémitisme a d'abord été d' essence théologique . Un immense espoir a surgi lors de l' avènement des Lumières . Mais comme pour l' hydre de Lerne , autant de têtes étaient coupées , autant il en repoussait . À partir de la seconde moitié du xix e siècle , l' antisémitisme perdait en grande partie son caractère religieux pour se laïciser . Gobineau , Maurras , Léon Daudet , Drumont , L-F Céline , Drieu la Rochelle , Brasillach n' étaient pas spécialement religieux . Ils n' en ont pas moins craché leur venin par tous les moyens de transmission dont ils disposaient en leur temps et tant leurs livres que leur presse ont recueilli une large adhésion dans la population . L ' Allemagne n' avait pas le monopole de la haine anti-juive . Le miracle est qu' il y ait eu , qu' il y ait encore aujourd'hui des hommes et des femmes suffisamment courageux et lucides pour contenir cette marée . La déportation , je l' ai dit plus haut , a été un paroxysme . De même qu' au cours d' un orage les éclairs déchargent l' électricité des nuages , un tel paroxysme peut annoncer le retour du beau temps . Mais il me paraît prématuré de faire preuve d' un optimisme naïf en matière d' antisémitisme . En effet , on peut envisager la question de l' antisémitisme sous deux angles :
– autre hypothèse , plus réaliste : l' étendue de la Shoah n' est pas niée . Mais on a été trop loin . On a gâché le métier , en ce sens qu' il va désormais être plus difficile de perpétuer l' antisémitisme traditionnel , l' antisémitisme de bon ton , bien de chez nous , l' antisémitisme des braves gens tel qu' il s' est transmis de génération en génération .
Il est vraisemblable que la réalité prendra l' aspect d' une peau de léopard , avec des taches noires et des taches claires .
Sur l' État d' Israël : « L' an prochain à Jérusalem » , souhait qu' on exprime traditionnellement au cours des prières de la Pâque juive . C' était devenu un rite que l' on observait dans la chaleur des repas de fête dans les pays d' Europe occidentale . Il y avait bien quelques bavures , mais on les considérait comme des survivances de temps révolus , appelées à disparaître . Personne en France ne songeait à partir pour la Terre sainte . Il n' en était pas de même dans les pays d' Europe centrale et orientale où le sionisme en tant que force politique est né , en partie par mysticisme religieux , et surtout sous la pression des persécutions que subissaient les communautés juives .
À mon avis , quatre événements graves ont donné vigueur au sionisme moderne :
– le premier : la prise de conscience du fait que la persécution antijuive séculaire était une injustice et que la mesure était comble .
– le deuxième : les pogroms sanglants en Russie , en Ukraine , à Kichinev en Moldavie à la fin du xix e siècle et au début du xx e siècle .
– le troisième : l' affaire Dreyfus en France . L' Affaire , jusqu' à la réhabilitation d' Alfred Dreyfus , a été couverte , au sens journalistique du terme , par Theodor Herzl pour le compte du journal Neue Freie Presse de Vienne . C' est Theodor Herzl qui , effrayé par les déchaînements antisémites des foules françaises en délire , jeta le premier jalon d' un chemin qui devait aboutir à la fondation , en 1948 , de l' État d' Israël . Il est l' auteur d' un livre intitulé Der Judenstaat
Rappelons les espoirs que l' on fondait sur ce xx e siècle qui devait être celui de la victoire définitive des idées des Lumières sur toutes les formes d' obscurantisme grâce aux découvertes de la science et à la généralisation de l' instruction , sans omettre la grande lumière qui se levait à l' est . Il est certes bon que la science continue sa marche en avant . Mais nous savons aujourd'hui qu' elle est neutre . Ce qui est déterminant , c' est l' usage qu' en font les pouvoirs qui la subventionnent . À cet égard , le moindre trublion doué de faconde est potentiellement plus dangereux que tous les stocks d' armes atomiques , biologiques et chimiques passés , présents et futurs .
J' exprimerai ici une opinion iconoclaste : il n' aurait jamais dû être nécessaire de fonder un État juif . Mais le moyen de faire autrement après la Shoah ? Le sionisme est présenté par les antisémites modernes , de gauche et de droite , surtout de gauche , comme le mal absolu . Ces gens-là ne se rendent pas compte qu' ils sont les fourriers du sionisme . Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale , la création de l' État d' Israël était devenue une nécessité . On se souviendra qu' en 1946 encore , après la chute du nazisme , des juifs en instance de départ vers la Palestine ont été massacrés à Kielce , en Pologne , par une populace surexcitée au cours d' un ultime pogrom . On ne pouvait pas non plus demander aux rares rescapés originaires de Hongrie , de Tchéco-slovaquie , des pays baltes , d' Autriche , d' Allemagne , de rentrer dans leurs patries car dans tous ces pays , les juifs étaient chroniquement persécutés , ce qui n' aurait pas dû se produire si ces pays avaient été réellement des patries pour les citoyens juifs comme pour les autres . Et puis , instruits par l' expérience des 1 500 ans écoulés , savons -nous , en tant que Juifs , ce que l' avenir peut nous réserver dans n' importe quelle partie du monde , et ce que nous pourrions être amenés à faire , le dos au mur , pour sauver notre peau ? Dans cette optique pessimiste , Israël serait une sorte de prime d' assurance pour la sauvegarde d' une partie au moins du judaïsme .
À titre individuel , j' ai eu beaucoup de chance . J' ai réussi à atteindre l' âge de soixante et onze ans . Mon père ne devait vivre que cinquante ans , ma mère trente-six . Je ne serais pas rentré vivant si la libération du camp avait tardé . Les Allemands , harcelés sur deux fronts , est et ouest , n' étaient plus en mesure de consacrer les mêmes moyens que les années précédentes à l' achèvement de la « solution finale » . Outre les hasards favorables dont j' ai fait état plus haut , je savais que si je survivais , je rentrerais dans mon pays sans avoir à choisir l' exil . Sauf accident de l' histoire , j' y finirai mes jours dans l' honneur et dans la dignité . Les quelque soixante ans de supplément d' existence qui m' ont été accordés sont du « rabiot » . Je souhaite simplement à mes enfants , petits-enfants et descendants de ne jamais revoir sous une forme ou sous une autre ce qui s' est produit entre 1940 et 1945 .
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