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Mille jour de la vie
Fin juin 1933 : je viens de passer avec succès les examens de fin d' études à l' École commerciale de l' avenue Trudaine à Paris .
Le diplôme de la chambre de commerce en poche , je fus immédiatement embauché comme comptable par les établissements Bernholc , confection en gros pour dames . Bien qu' à cette époque la crise de l' emploi battît son plein , je reçus plusieurs offres de la part de l' association des anciens élèves de l' École . Malgré un salaire nettement moindre ( 400 francs par mois , soit quatre francs actuels !
J' y travaillai jusqu' à la déclaration de guerre , et fus considéré comme un membre de la famille , mais aux appointements réduits .
Ce fut également en 1933 que je déposai , au nom de mes parents et pour toute la famille , une demande de naturalisation . Après une enquête qui dura trois ans , le Garde des Sceaux rejeta « provisoirement » notre requête , arguant que mes parents ne parlaient pas assez bien le français , sans tenir grand compte de la naissance à Paris de ma sœur Raymonde et de mon frère Charles , naturalisés dès leur déclaration de naissance à la mairie .
1936 fut l' époque du Front populaire . Dès l' avènement du gouvernement socialiste , une série de grèves , avec occupation des usines et des bureaux — ce qui était une nouveauté à l' époque — se déclencha à travers toute la France . La plupart du temps , cela se passait dans la bonne humeur . Les ouvriers réclamaient quinze jours de congés payés et des augmentations de salaires . Ces grèves durèrent un bon mois , et le gouvernement fut débordé à plusieurs reprises . Les accords de Matignon
À la fin de cette année 1936 , j' atteignis ma majorité ( 21 ans à l' époque ) et je pus alors déposer une demande de naturalisation à titre personnel . Dix-huit mois plus tard , la Chancellerie me demanda de verser , pour les « droits » , une somme hors de proportion avec mon salaire , afin de donner une suite favorable à ma demande . Après avoir sollicité une réduction des « droits » , je fus avisé que la somme avait été réduite de 10 % . C' était encore en dehors de mes possibilités car , en tant qu' aîné de la famille , j' étais le seul à apporter un salaire de l' extérieur . Il restait quatre enfants en bas âge à la maison , et il faut noter qu' à cette époque il n' y avait aucune protection sociale pour les artisans qu' étaient mes parents . Les « assurances sociales » venaient seulement d' être créées pour les salariés . Les « allocations familiales » n' existaient pas encore . Tout en travaillant beaucoup , mes parents arrivaient à subvenir convenablement aux besoins de la famille , mais il fallait faire attention aux dépenses . Il y avait certaines périodes difficiles , particulièrement quand venait à échéance le paiement des factures d' achat de pelleteries alors que les commandes n' étaient pas encore livrées .
Vers 1937 , mes parents prirent un bail pour la boutique au 83 rue de Belleville et y créèrent un magasin de fourrures , avec un atelier au premier étage . Ils abandonnèrent progressivement la fourniture de cols à la maison Bernholc et se firent une clientèle de détail . Les conditions matérielles s' améliorèrent et ils purent prendre en location un appartement non loin du magasin , au 43 de la rue Piat , 12 villa Ottoz , dans le XXe arrondissement .
Mon décret de naturalisation , daté du 26 juillet 1939 , me fut enfin délivré , sans que j' aie à verser de « droits » . La raison en était que six semaines plus tard , le 2 septembre 1939
Je venais de rentrer des premières vacances que j' avais prises , en descendant en kayak les lacs landais .
Début 1940 , je fus classé « service armée » par le conseil de révision de la Seine qui se tint à la mairie du IV e arrondissement , et fus destiné à être appelé avec la classe 40 dans l' infanterie coloniale . Vu la tournure des événements qui suivirent , ma classe ne fut pas appelée et c' est pourquoi je n' ai pas de souvenirs de caserne à consigner .
La guerre ne commença effectivement qu' avec l' offensive allemande du 10 mai 1940 . Le dispositif français fut contourné et bousculé . Les Allemands approchant rapidement de Paris , la ville se vida dès le début du mois de juin et ce fut l' exode de la moitié nord de la France . Les routes furent encombrées de toutes sortes de véhicules , de gens fuyant les bombardements et qui se faisaient mitrailler par les avions volant en rase motte ou en piqué , nouvelle technique pour l' époque .
À l' armistice
Mon employeur , qui s' était reconverti pendant la « drôle de guerre
Je pris quelques travaux de comptabilité aux éditions de Cluny , rue de Seine à Paris , et chez quelques particuliers .
Mes parents avaient transformé le magasin en atelier pour la sous-traitance de confection de gilets de lapin pour l' armée allemande qui s' apprêtait à attaquer l' Union soviétique . Ce fut ainsi que je m' initiai au métier de fourreur .
Cette façon d' agir avec le magasin présentait plusieurs avantages : le rideau de fer était baissé , on n' avait plus alors l' obligation d' apposer un écriteau « Ici magasin juif » .
Les mesures anti-juives entrèrent en application les unes après les autres à un rythme accéléré : création d' un Commissariat aux affaires juives
Puis , ce fut le dépôt , aux commissariats , des postes de TSF
Obligation fut faite de porter une étoile jaune
Les autres mesures anti-juives furent les suivantes : obligation d' emprunter le dernier wagon des rames de métro , couvre-feu à 19 h 30
Les fonctionnaires juifs furent révoqués et les ouvriers et employés licenciés de leur entreprise , purement et simplement .
Les interdictions étaient difficiles à transgresser car l' antisémitisme , toujours latent en France , était exacerbé par la propagande nazie . La radio , les affiches , le cinéma ( Le Juif Süss ) lançaient de violentes attaques contre les Juifs , qui étaient censés avoir causé le malheur des Français . Le risque de délation était très réel et pouvait aussi procurer quelques bénéfices ou quelques litres de vin , offerts par la Gestapo
Toutes ces brimades firent que mon père , atteint au moral , eut une crise de glycémie . Le manque d' insuline l' obligea à être admis , après quelques semaines , à l' hôpital Thenon où l' on expérimenta sur lui un traitement de remplacement .
Il succomba le 30 janvier 1941 à la suite d' un coma diabétique . Il avait 49 ans .
Peu de temps après , mon frère Jacques quitta la maison et se mit « en ménage » avec Christiane .
Nous fermâmes , ma mère et moi , le magasin et nous installâmes l' atelier dans l' appartement au 43 rue Piat . Je continuai avec ma mère la confection à façon des gilets en lapin .
Les brimades contre les Juifs s' intensifièrent . Ce furent les contrôles d' identité dans les rues , dans les rames ou à la sortie des métros . Puis commencèrent les rafles .
La première eut pour théâtre tout le XI e arrondisse-ment
Puis ce fut la grande rafle du 16 juillet 1942
Ma mère , une femme pourtant très intelligente , manqua de réalisme et ne se cacha pas pour être sauvée . Quand les policiers revinrent , elle les suivit avec Jeannette et , n' ayant pas voulu laisser le petit Charles âgé alors de onze ans , elle l' emmena également , alors qu' il ne figurait pas sur la liste car naturalisé français .
Ma tante de Caen ( sœur de mon père et femme du frère de ma mère ) ainsi que beaucoup d' amis subirent le même sort .
Les autobus avaient été réquisitionnés pour transporter des milliers de Juifs vers des lieux de rassemblement . Ma mère fut emmenée avec mon frère et ma sœur dans le garage au sous-sol du 342 rue des Pyrénées . Puis tout le monde fut regroupé au vélodrome d' Hiver , aujourd'hui détruit , où des scènes déchirantes se déroulèrent . Plusieurs personnes sombrèrent dans la folie , d' autres se suicidèrent .
Ma mère fut séparée de ma sœur et de mon petit frère . On l' envoya au camp de Beaune-la-Rolande où elle retrouva ma tante . J' avais tout tenté pour essayer de la sauver mais sans résultat .
Ils furent tous déportés à Auschwitz .
Ma mère partit le 7 août 1942 avec le convoi numéro 16
Le petit Charles partit avec le convoi numéro 20
Quant à mon frère Maurice , il fut appréhendé dans la rue , début novembre 1942 . Il partit avec le convoi numéro 45
Je demande à ceux qui liront ces lignes d' avoir un moment de recueillement et une pensée pour tous ces êtres chers , pour les souffrances qu' ils endurèrent par la méchanceté des hommes issus d' une civilisation dite raffinée et souvent donnée en exemple .
Ils étaient tous jeunes , beaux , bien portants , et certains attendaient tout de la vie . Gais et insouciants , ils ne demandaient qu' à vivre , aimer et travailler dans la paix et l' amour de leur prochain .
Le 12 septembre 1942 , un samedi après-midi , je partis , avec une jeune femme qui travaillait avec moi dans l' atelier , pour prendre un sac de pommes de terre que nous remettait un cultivateur pour la location d' un terrain que nous possédions à Sevran .
Nous prîmes le car Citroën à Jaurès . À un kilomètre de Sevran , un homme stoppa le car et informa les Juifs que les Allemands contrôlaient , un peu plus loin , les voyageurs . De ce fait , les Juifs avaient intérêt à quitter le car . Nous n' y prîmes pas garde , croyant à un subterfuge monté par les Allemands pour débusquer les Juifs .
À Sevran , la Gestapo était effectivement présente , et plusieurs Juifs , dont moi , furent arrêtés et transférés une heure après au camp de Drancy . Je ne devais plus revoir ma compagne de voyage .
À l' arrivée à Drancy , tous les objets usuels furent remis au bureau des gardes mobiles qui étaient seuls chargés de la surveillance du camp .
Le camp de Drancy était composé de cinq tours d' environ quinze étages qui avaient été construites pour loger des compagnies de gardes mobiles . Ces tours n' avaient jamais été occupées . On disait que cette opération immobilière faisait partie du scandale d' escroqueries de l' affaire Stavisky .
Les immeubles n' avaient pas été terminés , à la suite de l' éclatement de ce scandale . Les différents niveaux se présentaient comme de vastes dalles de béton , sans cloisons . On y avait installé des châlits où l' on mettait des paillasses et une couverture . Pas de chauffage et quelques lampes électriques qui diffusaient une lumière blafarde .
La nourriture y était infecte . La soupe aux choux transparente provoquait la diarrhée , et le pain , fait de tout sauf de farine , avait du mal à être digéré , bien que donné en très petite quantité . Pas de tabac , ce qui occasionnait pour les fumeurs de gros problèmes . De plus , l' envoi de colis par les familles ne fut autorisé que neuf mois après l' ouverture du camp , après un grand nombre de décès .
Les installations sanitaires étaient inexistantes , et il fallait descendre dans la cour pour satisfaire ses besoins dans des feuilles .
Aucune organisation , à part une pagaille qui , elle , semblait voulue . Les détenus tournaient en rond à ne savoir quoi faire , ou jouaient aux cartes , l' estomac creux , à la recherche de quelque chose à grignoter ou d' un mégot à fumer . Quelques trafics avec les gendarmes devaient bien avoir lieu pour se procurer des cigarettes ou un morceau de pain .
On se rongeait les sangs toute la journée et on ne pouvait pas dormir la nuit . Seules quelques personnes arrivèrent à s' évader , principalement en empruntant les égouts .
Aussi , quand le 15 septembre , soit trois jours après mon arrestation , je fus avisé que mon nom se trouvait sur la liste du convoi numéro 33 qui partait le lendemain , 16 septembre , je ne fus pas très inquiet . Que pouvait -il m' arriver de pire qu' ici ? Je pensais qu' on nous donnerait du travail , mais au moins nous serions nourris et couchés . La guerre finirait bien un jour , et les Allemands seraient certainement battus .
Donc , le 16 septembre , à 6 heures du matin , après une rapide fouille , nous montâmes dans des autobus parisiens , à destination de la gare de Drancy , munis d' un pain et d' une valise contenant quelques vêtements emportés à la hâte . En ce qui me concernait , je partais comme en promenade , n' ayant aucune valise ni rechange , démuni de tout , sauf de mon précieux pain .
Mille personnes
Nous ne pouvions ni nous asseoir , ni nous allonger , ni faire nos besoins . Le trajet dura trois jours et deux nuits . Plusieurs personnes purent jeter par la lucarne quelques lettres aux bons soins de ceux qui les trouveraient . Certaines arrivèrent à destination .
Les malades ne pouvaient s' allonger , faute de place , et les autres se relayaient aux deux lucarnes grillagées en haut du wagon .
Au bout de deux jours seulement de voyage , l' atmosphère devint irrespirable lorsqu' on se trouvait éloigné des lucarnes .
Le 19 septembre , à 11 heures du matin , le train s' arrêta en gare d ' Oppeln
Les hommes sélectionnés furent priés , à coups de crosse de fusil , de grimper dans des camions . Les autres remontèrent dans les wagons et le train repartit toujours plus à l' est . Ce ne fut que bien plus tard que je sus à quoi j' avais échappé : le train partit à destination d' Auschwitz où tous les voyageurs involontaires furent soit gazés , soit sélectionnés pour les différents Kommandos
Une cinquantaine de Juifs d' origine polonaise s' y trouvaient déjà qui attendaient notre venue et qui , bien que séparés de nous , nous demandèrent en yiddish si nous n' avions pas des affaires à leur céder . Ils nous recommandèrent de cacher ce que nous pouvions avoir sauvé jusque-là .
L' administration du camp était dirigée par un Judenältester ( « chef juif » ) , nommé par les Allemands , de plusieurs Kapos
Les ZAL eurent une existence relativement longue , du début de 1940 à l' automne 1944 . Je me souviens encore du discours d' accueil que le chef du camp se plut à nous faire entendre :
« Vous n' appartenez plus au monde des vivants . Vous êtes ici pour expier vos fautes . Seuls le travail assidu et l' acceptation , sans contestation , de la discipline et de l' ordre vous donnent une chance de survie . Tout manquement , toute contestation , toute lenteur à exécuter nos ordres seront considérés comme sabotage et immédiatement punis de mort . Il ne sera toléré aucun contact personnel avec les gardiens , les contremaîtres ( Meister ) et toute personne étrangère au camp . Interdiction de posséder crayon , papier pour écrire , journaux , livres … Pas de photographies , pas de cartes géographiques , pas de couteau … Aucun objet , sauf ceux distribués par nous , ne pourra être en votre possession . Les appels auront lieu bien avant le lever du soleil . Débrouillez -vous pour être lavés et avoir pris votre café quand on vous appellera : des sanctions sévères seront infligées à tous ceux qui , quel qu' en soit le motif — et la maladie n' en est pas un — , arriveront en retard .
N' oubliez jamais qu' ici vous n' avez plus de nom , d' identité , et j' ajoute : même pas de numéro ! Plus de médecins , plus d' avocats , plus de comptables , plus de tailleurs , seulement des Juifs , et c' est comme tels que vous vous présenterez quand on vous appellera . »
Dans une enceinte entourée de fil de fer barbelé étaient installés sept baraquements en bois qui abritaient les détenus , l' infirmerie et la cuisine . Le tout était surveillé par quatre miradors occupés par des gardiens armés de mitrailleuses .
Dans chaque baraquement se situaient , de chaque côté de la pièce , dix lits à double étage , accolés deux à deux . Des lattes de bois clairsemées soutenaient une paillasse remplie d' un peu de paille bien tassée . Le tout était recouvert d' une couverture de coton gris foncé .
Le soir , vers 18 heures , une soupe faite de pommes de terre et de choucroute légèrement sucrée , à la façon polonaise , de bon goût et assez épaisse , fut distribuée dans des gamelles aux détenus , qui faisaient la queue devant la cuisine . Cette soupe changeait agréablement de celle servie à Drancy . Le matin , ce fut la distribution de 175 grammes de pain , d' une tranche de margarine , d' une cuillerée à café de sucre et d' un ersatz de café chaud .
Les ablutions se faisaient dans la cour à une série de robinets . Puis , plus rien jusqu' au soir , où nous retournions à nouveau faire la queue devant la cuisine pour recevoir une soupe faite de pommes de terre et de betteraves rouges , toujours d' assez bon goût et relativement épaisse .
L' explication de ce régime , bien maigre mais assez correct pour des gens qui ne travaillaient pas , nous vint trois jours plus tard : c' est à ce moment , en effet , que passa le marchand d' esclaves . Il fallait lui présenter une marchandise acceptable après l' éprouvant voyage dans les wagons à bestiaux .
Ce petit gros , âgé d' une cinquantaine d' années , vêtu en civil , boitait d' une jambe . Il nous fit courir en rond dans la cour et sélectionna une cinquantaine d' hommes , qui partirent le lendemain .
Il revint le 26 septembre , soit trois jours plus tard . Le manège recommença : il choisit les plus remplumés , et je fus du lot .
Le 27 , le départ eut lieu vers un camp situé à environ cinquante kilomètres . Je ne me rappelle pas de son nom . C' était un ancien camp des jeunesses hitlériennes . Les baraquements , au nombre d' une vingtaine , étaient disposés en un rectangle , laissant au centre une aire de jeux . Près des baraques étaient plantés d' anciens massifs qui n' étaient plus entretenus . Les installations sanitaires , bien que communes , étaient suffisantes . Le camp était installé dans un petit bois très clairsemé .
La discipline y était très stricte : lever à 6 heures , ablutions , appel dans la cour , comptage , distribution du petit déjeuner , dans le même style que précédemment , gymnastique , course à pied , et , de ce fait , la matinée passait assez rapidement . Pas de déjeuner , et l' après-midi , séjour à l' intérieur des baraquements . Vers 18 heures , nous allions chercher individuellement la soupe , déjà de qualité nettement inférieure à celle du camp précédent .
Le 5 octobre , le boiteux fut de retour et sélectionna à nouveau .
Le lendemain , j' inaugurais un camp fraîchement installé .
Je me souviens exactement de la date car , peu de temps avant mon arrestation , je venais de lire Les Hommes de bonne volonté
Le camp était situé à quelques kilomètres de Beuthen , ville qui fait face à la ville polonaise de Katowice , en Haute-Silésie , région minière .
Les Allemands avaient décidé d' y construire une centrale électrique portant le nom de OEW ( Oberschlesischen Eletrizitätswerke ) .
Ce camp , de petite dimension , se situait en bordure du chantier et se composait de six baraquements semblables à ceux décrits précédemment .
Peu de sanitaires . Toujours quarante hommes par baraque , avec , près de l' entrée , une table rectangulaire faite de sapin blanc , un petit poêle au milieu de la pièce et les châlits de part et d' autre de chaque mur à droite et à gauche , faisant face à l' entrée .
Le camp était gardé , je le répète , par des Allemands en tenue de gardes pénitentiaires . Nous étions considérés comme des bagnards . L' intérieur du camp était régi comme les camps précédents : travail , interdictions , menaces , sanctions , appels , faim et mort . À travers tous ces ZAL , le dernier mot était le principal .
Le Judenältester était un Juif polonais nommé Frei , rond , au teint rosé , ayant le privilège d' avoir gardé tous ses cheveux , privilège du chef de camp et de certains Kapos , alors que tous les autres détenus avaient les cheveux tondus et une raie rasée traversant le milieu du crâne .
Dans la cuisine , deux Juifs polonais et une femme , tondue également , officiaient . Les Kapos étaient des Juifs d' origine allemande ou polonaise .
Je m' installai sur l' avant-dernière paillasse en bas , sur le côté gauche , près de la fenêtre qui faisait face à la porte d' entrée . La dernière couche et celle du dessus furent prises par deux jeunes de mon âge que j' avais connus à Drancy , et nous sympathisâmes . L' un d' eux , je m' en souviens , s' appelait Gategno .
Le matin , le réveil était fixé à 6 heures . Celui qui en avait la charge était un garde allemand qui dut venir au monde en sachant déjà gueuler . Nous commencions par faire notre lit au carré , puis nous sortions nous débarbouiller à un puits , mais il n' y avait pas de place pour tout le monde . Deux hommes de corvée partaient chercher le Kalte Werpflegung , c'est-à-dire le pain et la margarine , soit deux pains de cinq livres pour quarante hommes et quarante tranches de margarine découpées dans un paquet de 250 grammes , ce qui faisait un peu plus de six grammes par personne . À cela s' ajoutait une mixture noirâtre en guise de café .
Pour partager le pain , un couteau à la pointe ébréchée nous était confié . Les pains étaient coupés en deux , puis en quatre , et ainsi de suite , afin d' obtenir quarante rations de 125 grammes . Chacun pensait avoir été lésé dans le partage , c' est pourquoi , afin d' éviter les contestations , quelques jours suffirent pour confection-ner une balance rudimentaire .
Une baguette de bois d' environ trente centimètres , ramenée du chantier , avait été encochée en son milieu et aux deux extrémités . Dans les encoches du bout étaient attachées deux ficelles et dans l' encoche du milieu se trouvait également une ficelle faisant une boucle par laquelle on suspendait la balance . À chaque ficelle des deux extrémités était attaché un petit morceau de bois effilé du bout qui venait se ficher dans chaque partie du pain , très pâteux , et l' on établissait l' équilibre du fléau . Cette opération occasionnait quelques miettes que certains se dépêchaient de ramasser sur la table .
À 6 heures 45 avait lieu l' appel dans la cour . La plupart du temps , il faisait encore nuit et l' appel pouvait durer jusqu' à 8 heures . Ensuite , chaque Kommando partait avec son Kapo sur le chantier situé tout près du camp . Les uns déchargeaient des wagons de ciment ou de graviers , d' autres allaient creuser des fondations ou approvi-sionnaient en sable , graviers et ciment les bétonnières .
Je fus affecté à un Kommando qui avait pour tâche de décharger des wagons de tuyaux de toutes formes , longs d' environ douze mètres , destinés aux canalisations de chauffage ou d' alimentation en eau de la chaudière . J ' avais pourtant déclaré être électricien . Ces tuyaux épousaient déjà les formes des endroits où ils étaient destinés . Il s' agissait de les porter , du wagon à une resserre , sur une distance d' environ 150 mètres . Nous étions deux équipes de six hommes pour faire ce travail . Certains jours , il arrivait plusieurs wagons , et il fallait les décharger dans la journée . Parfois , nous rentrions au camp à la nuit tombée et déjà très avancée . Il fallait absolument que les wagons repartent à vide pour d' autres chargements . Toutes les locomotives portaient des panneaux avec l' inscription : Räder müssen rollen für den Sieg ( « Les roues doivent rouler pour la victoire » ) .
Dans notre équipe se trouvaient des grands et des petits . La charge , de ce fait , n' était pas également répartie . Nous travaillions jusqu' à midi . Les Allemands allaient faire Mittagessen ( « déjeuner » ) , et nous disposions d' une heure de répit pendant laquelle l' estomac réclamait en vain son dû . Après la pause , la ronde continuait jusqu' à 18 heures ou plus tard , jusqu' à ce que les wagons soient vidés .
De retour au camp , si tout allait bien , on prenait son pot de chambre marron muni de son anse en fil de fer , et on se dirigeait vers la cuisine où l' on faisait la queue pour recevoir une grande louche de soupe composée de quelques morceaux de pommes de terre , non épluchées , et de rutabagas ou d' orties déshydratées , selon le jour et pour varier le menu .
Certains soirs , une surprise nous attendait au retour du chantier . Quelques lits dans notre baraque n' avaient pas leur couverture au carré , la paille s' étant tassée : en punition , la chambrée avait droit à une séance de gymnastique comme seuls savent le faire les gardes-chiourmes … À plat ventre , debout , rampez , couchez , debout , à genoux , etc . Le tout , soit dans la poussière , soit , ce qui arrivait le plus souvent , dans la boue . Après une séance de 30 minutes de ce régime , et après le travail de la journée , on se trouvait au bord de l' évanouissement et il fallait d'abord se nettoyer , enlever la boue des vêtements avant de prendre son pot de chambre pour quérir la soupe , qui n' était plus que de l' eau car tout ce qu' il y avait de solide à l' intérieur avait déjà été distribué .
Nous remédiâmes à l' affaissement des couvertures avec un truc assez simple : deux planches étaient retirées de dessous la paillasse et la couverture était tendue sur les deux planches qui étaient calées sur chant aux extrémités de la couche .
L' extinction des feux se faisait à 20 heures . Nous n' avions pas le temps de faire quoi que ce soit . De toute façon , il n' y avait pas de journaux , pas de livres , pas de radio , et , de plus , tout le monde était harassé de fatigue .
Certaines nuits , nous étions réveillés à 2 heures pour aller à la douche . Nus , une couverture sur le dos , nous attendions notre tour devant les cinq pommeaux pour recevoir un jet d' eau froide ou bouillante , mais rarement à bonne température . En guise de savon , nous avions une espèce de glaise qui , au lieu de mousser , écorchait la peau . Ce petit intermède dans la nuit , d' une heure environ , et le réveil à 6 heures comme d' habitude .
La semaine se passait ainsi , et le dimanche , le chantier devenait désert . Dans le camp , c' était alors le grand chambardement . Les deux coiffeurs du camp avaient pour mission de tondre les crânes à double zéro , de raser les barbes de la semaine et , pour finir , de raser au milieu du crâne une allée que nous appelions « l' allée des poux » . Les baraques étaient nettoyées de fond en comble . Le plancher , les châlits étaient lavés et briqués , la cour plusieurs fois balayée et nettoyée . Il y en avait ainsi pour la journée .
Ceux qui n' étaient pas de corvée ne pouvaient rester dans les baraques et ils n' avaient pas intérêt à baguenauder au dehors car les Kapos s' en donnaient à cœur joie à coups de gourdin . Il fallait bien qu' ils justifient leur fonction et leur double ration alimentaire .
Les jours , les semaines , les mois passèrent ainsi avec une lenteur désespérante , sans que nous puissions recevoir aucune nouvelle de la famille ni connaître les événements qui se déroulaient dans le monde .
De temps en temps , en rentrant au camp , nous subissions une fouille . On prenait alors un ou deux hommes au hasard et on les fouillait en public . Le gardien trouva un jour sur moi mon permis de conduire , qui n' était à l' époque qu' un carton rouge guère plus grand qu' une carte de visite , permis que j' avais réussi à dissimuler lors de toutes les fouilles précédentes . Je ne sais pourquoi , mais je tenais plus particulièrement à ce permis , peut-être parce que , l' ayant obtenu quelques jours avant l' entrée des Allemands à Paris , je n' avais jamais eu l' occasion de m' en servir ? Toujours est -il que , lorsque je vis le garde le déchirer , je ressentis une grande humiliation , comme si jamais plus je n' eusse pu prouver mon identité .
À cette époque , sur le chantier , ne travaillaient que des Allemands et des Polonais . Avec nos tuyaux sur les épaules , aucun contact n' était possible avec eux .
Courant novembre , la température s' abaissa , et nous n' avions que nos vêtements civils d' été et nos chaussures de ville . Ceux dont les chaussures avaient rendu l' âme avaient reçu des espèces de semelles de bois recouvertes de tissu de l' armée allemande , en guise de tige . Ces chaussures blessaient les pieds par leur manque de flexibilité . Pour nous protéger du froid , nous ramassions , bien que cela fût formellement interdit , les sacs de ciment , que nous placions entre la chemise et le veston . Nous ramassions également sur le chantier les chutes de bois des coffrages de béton pour allumer le poêle de la baraque .
La faim , toujours la faim . Elle nous tenaillait à longueur de journée . Nous ramassions aussi les feuilles de marronniers roussies , et un mégot était toujours le bienvenu . Le tout était fumé dans du papier journal .
Je me rendis compte que j' étais en train de fondre : j' avais les cuisses aussi grosses , si l' on peut dire , que mes poignets .
Nous avions toujours aussi peu de nouvelles de la guerre et cela n' arrangeait pas notre moral . Pour le remonter un peu , le soir , nous inventions avec mes deux copains des menus pantagruéliques que nous dégusterions à notre retour à Paris
À l' intérieur du camp , certains arrivaient à se procurer du pain amené de l' extérieur par des déportés . Il était vendu par rations . D' où venait l' argent ? Je n' en savais rien .
Côté hygiène , cela commençait à mal tourner . Comme nous ne pouvions rien laver , les caleçons , les tricots de corps et les chemises commençaient à être infectés de poux . Tous les soirs , avant l' extinction des feux , et avant de se coucher , il fallait impérativement écraser entre les ongles des pouces ces sacrées bestioles et leurs œufs . C' était une lutte de vitesse entre leur prolifération et leur destruction . La lutte était inégale , et les poux gagnaient du terrain . Lorsque les ouvriers du chantier commençaient également à se gratter , leurs réclamations affluaient chez les dirigeants du camp . On organisait alors une séance de douche avec rasage de tous les poils et badigeonnage d' un produit corrosif ( probablement de l' anisol ) sur les parties sexuelles et pileuses . Cela chauffait fort pendant une dizaine de minutes . Les Allemands profitaient alors de l' occasion pour changer nos sous-vêtements et habits contre d' autres en provenance d' Auschwitz , prélevés sur les stocks laissés par les Juifs qui passaient nus à la douche , d' où s' échappait le gaz Zyklon B
Vers la fin du mois de novembre , on se souvint que j' avais déclaré être électricien et on me changea de Kommando . Comme il n' y avait plus de tuyaux à décharger , cela ne pouvait pas durer toute la vie … On me fit faire des scellements dans les plafonds de béton , dans les couloirs exposés aux courants d' air . Debout sur une échelle double , le burin dans la main gauche et un gros marteau dans la droite , j' entaillais le béton afin d' y sceller des morceaux de bois au plâtre , pour pouvoir y fixer les tubes abritant les fils électriques . La poussière de ciment pénétrait dans les yeux , et d' avoir les bras toujours en l' air et la tête rejetée en arrière me fatiguait très vite . Néanmoins , il faillait chaque jour en faire plus que la veille . J ' avais toutefois une compensation : je pouvais descendre , de temps en temps , à la Werkstatt ( « atelier » ) , installée en sous-sol , pour affûter mon burin à la meule . Il y avait là un gros poêle et il y faisait bien chaud .
Ce travail dura une quinzaine de jours et , pour me punir de mon mauvais rendement , on m' affecta à la pose de lignes aériennes de basse tension .
Muni de crochets liés à mes chaussures de bois , je me hissais en haut des poteaux et , maintenu par une ceinture passée autour du mât , j' attachais les fils aux isolateurs avec l' aide d' une pince en les reliant entre eux par des épissures .
Nous étions en janvier 1943 et il faisait environ moins 25 °C . La pince me collait à la paume de la main et aussitôt que je touchais une partie métallique quelconque , la peau s' y fixait . Tous les quarts d' heure , en changeant de poteau , je profitais des braseros — qui servaient principalement à éviter le gel du béton que l' on continuait à couler malgré le froid très vif — pour me réchauffer . J' avais alors le visage en feu et le dos de glace . J' eus la chance de ne pas tomber malade .
Mes deux amis filaient un mauvais coton . Ils n' avaient plus la volonté de s' épouiller le soir ( car les poux étaient de retour ) et , de ce fait , se vidaient lentement de leur sang déjà bien anémié .
La ligne installée , on me donna d' autres petits travaux à faire , mais toujours au froid .
Un certain jour , un Meister me prit pour l' aider à souder à l' arc des tubes dans un condenseur de vapeur . C' était une espèce de gros cylindre d' environ 2,20 mètres de diamètre et cinq mètres de long , dans lequel passait dans le sens de la longueur une grande quantité de tuyaux d' environ quatre centimètres de diamètre . Ces tuyaux étaient soudés aux deux extrémités du cylindre fermé par deux plaques percées de trous correspondant aux tuyaux . Toute la journée , je lui passais les électrodes de soudure , sans me méfier de la lumière produite par l' arc électrique . Mon regard était instinctivement attiré par cette vive lumière .
Dans le courant de la nuit , je fus réveillé par une atroce douleur dans les yeux . C' était comme si j' avais eu du sable entre l' œil et la paupière . Le contremaître n' avait pas jugé utile de me prévenir ou de me fournir un verre fumé pour me protéger les yeux . Le lendemain , le même travail continua . Sans arrêter de verser des larmes , malgré moi , je dus continuer à lui passer les électrodes en supportant la douleur , tout en évitant de regarder la lumière de l' arc .
Pendant mon travail sur le chantier , je descendais le plus souvent possible à la Werkstatt pour me réchauffer un peu . Depuis plusieurs jours , je voyais sur un établi un moteur triphasé démonté , remonté , puis démonté de nouveau . Il était très probablement en panne . Intéressé , j' y jetai un coup d' œil . Le Meister commença par m' engueuler et m' ordonna de retourner à mon travail . Je m' en allai , mais le lendemain , le moteur était toujours démonté . Me voyant , il me demanda si je connaissais ces moteurs . À tout hasard , je lui répondis oui . « Alors , je te donne deux heures pour le faire marcher de toute sa puissance , sale Juif prétentieux . » Je lui dis que je n' étais pas aussi bon technicien que lui , loin de là , et que je ne savais pas si je ferais mieux que lui . « Ah ! T' es bien un sale Juif , tu te dégonfles dès qu' on te met au pied du mur . Essaie toujours , mais tu auras de mes nouvelles si tu t' es fichu de moi . »
Je démontai le moteur , sondai les circuits , un par un , et , après plusieurs recherches , je trouvai enfin un faux contact intermittent à la fin d' un enroulement . Je ressoudai les fils et remontai le moteur . On l' essaya en charge et il se mit à tourner avec toute sa puissance . Je pus dire que j' avais eu beaucoup de chance .
Dès lors , on m' attribua un contremaître d' origine silésienne nommé Gérard Morawietz , qui habitait à Hindenburg , une ville non loin de là .
J' étais son compagnon et nous faisions des installations sous tubes « Bergman » ou des dépannages sur tout le chantier . De ce fait , je fus plus libre dans mes déplacements et devins très connu des gardes qui surveillaient le chantier .
Je pus ainsi contacter des ouvriers polonais et me remémorer ma langue maternelle . Par la suite , cela me donna la possibilité d' amener en fraude au camp un pain de temps en temps , pain que les Polonais vendaient dix fois le prix de la ville . Je le partageais en huit rations . Il m' en restait une comme bénéfice après avoir vendu les sept autres et remboursé le vendeur polonais . Je travaillais au taux de 12,5 % net d' impôts , mais en prenant de gros risques .
Un soir , en rentrant au camp , il y eut une fouille . Je fus choisi au hasard . Je me trouvai au milieu du Kommando , les yeux braqués au ciel , affichant un air détaché alors que j' avais un pain coincé entre le creux des reins et mon pantalon maintenu par une ficelle en guise de ceinture . Ma veste était jetée négligemment sur mes épaules . Le gardien me tâta partout mais moi , de peur de « faire dans mon froc » , je lâchai un gros pet sonore . Il se fâcha , m' envoya une bonne baffe et gueula : « Voilà qu' il se met à chier maintenant ! Disparais , sale cochon . » Je ne demandai pas mon reste , mes clients habituels eurent ce jour-là aussi leur ration de pain à acheter , et moi mon bénéfice .
Au fil des jours , au travail avec mon contremaître , j' arrivais à trouver par-ci par-là une tranche de pain , négligemment oubliée , ou à chaparder quelques pommes de terre que je faisais griller dans la cendre du poêle de l' atelier ou de la baraque . Le manque de tabac m' était également pénible et les feuilles roussies de l' automne s' étaient taries . Mes relations avec mon contremaître prenaient un tour plus humain et , de temps en temps , il me glissait dans ma caisse à outils , sans que personne le vît , une ou deux tartines .
Je pensai exploiter son petit vice pour donner de mes nouvelles à Jacques et Christiane ainsi qu' à Maurice et à Raymonde que j' espérais toujours à Paris . Je lui racontai que Christiane travaillait dans une entreprise d' outillage et que , s' il voulait bien m' expédier une lettre que j' écrirais en son nom , elle lui ferait un colis avec les outils demandés , qu' il me paierait sur place . En même temps , le colis pourrait contenir quelques vivres pour moi .
Je ne pus arriver à le convaincre tout de suite mais , petit à petit , mon idée et l' espoir qu' il avait de pouvoir assouvir sa passion firent leur chemin en lui .
C' est ainsi que je pus donner de mes nouvelles , pour la première fois , par une lettre datée du 6 mai 1943 . Cette première lettre d' un déporté juif étonna plus d' un Parisien , car c' était pour ainsi dire incroyable . Heureusement que les Allemands n' en eurent pas connaissance .
Je demandais , au nom de Gérard Morawietz , une liste d' outils dont un pied à coulisse , un palmer , une équerre réglable , un « T » métallique , un compas à mesurer les trous , un autre pointu d' un côté , un autre pour mesurer les axes , les sphères et un micromètre , et ainsi de suite .
Je n' ignorais pas que je donnais à Christiane et à Jacques une mission très difficile à remplir et je pensais sérieusement qu' ils ne la rempliraient pas : ce que je voulais surtout c' était leur donner de mes nouvelles et , s' ils le pouvaient , qu' ils me fassent parvenir par ce biais un peu de savon , de nourriture et du linge .
Je ne sus comment ils firent , mais ils se débrouillèrent pour trouver beaucoup d' outillage et y joindre quelques vivres .
On peut imaginer mon anxiété durant l' attente depuis l' envoi de la lettre jusqu' à ce jour où mon Meister m' apprit que le colis était arrivé . La réponse que je fis le lendemain à Christiane — toujours par l' entremise de mon Meister — et qui fut la dernière qu' il voulut bien m' expédier , sa passion étant assouvie , exprime que le colis est arrivé en bon état , mais que le pâté de foie et le beurre étaient moisis ( c' était mon Meister qui me l' avait dit ) . Quant au sucre et aux petits gâteaux , il n' avait pu résister et les avait donnés à ses enfants ; il avait trouvé le savon d' excellente qualité ! En conséquence , il ne me remit presque rien de ce colis sauf deux paquets de gauloises ( une chance encore , car il ne fumait que des blondes ) . Il me remit aussi dix marks en paiement d' une partie des outils qu' il avait reçus . Cet argent pouvait éventuellement me servir à acheter des rations de pain au marché noir .
Je fus néanmoins heureux d' avoir des nouvelles de Paris , mais ce fut là que j' appris aussi l' arrestation et la déportation , le 11 novembre 1942 , de mon frère Maurice , ce qui me causa une énorme peine .
À la même époque , trois de nos Kapos s' évadèrent . Ils étaient d' origine allemande et devaient bien connaître la région . On ne les revit jamais . On fit courir le bruit qu' ils avaient été repris et immédiatement pendus . On ne sut jamais si cela était vrai ou non .
Un jour du début juillet 1943 , je fus chargé d' installer , en compagnie de mon Meister , la lumière dans la cave de la nouvelle cuisine des Aryens . Cette cave renfermait la réserve de pommes de terre . Dès le premier jour des travaux , le cuisinier me glissa un plat dans l' escalier de la cave , sans même se montrer . En quittant la cave le soir , je remplis de pommes de terre les jambes de mon pantalon , dont j' avais ficelé les bas aux chevilles . Je marchais comme si j' avais fait dans ma culotte , tellement j' avais bourré . L' installation devait être faite en trois jours ; je fis traîner l' affaire durant une semaine . Chaque jour , à midi , le cuisinier pensait à moi , et le soir , mon pantalon était de nouveau regarni .
Quinze jours après avoir quitté la cave , ma réserve de pommes de terre étant épuisée , j' eus l' idée de retourner à la cave chercher un tournevis , prétendument oublié . Le cuisinier ne fut pas dupe : il me laissa descendre en me disant de ramasser tous mes outils une bonne fois pour toutes et qu' il ne voulait plus me revoir . En attendant , je pus , une dernière fois , ramener un chargement de pommes de terre et aider un peu mes deux copains de chambrée .
Il faut dire que la plupart des autres déportés n' avaient pas ma chance . Ils n' avaient pour survivre que les rations du camp ; aussi , quelques épluchures de patates ou quelques rutabagas pourris ramassés dans les ordures étaient toujours les bienvenus . Quand , en automne , au moment de l' arrachage des betteraves à sucre , on pouvait en ramasser une ou deux tombées pendant le transport , c' était un régal . Quelques mégots glanés sur le chantier faisaient souvent le tour de la baraque , de bouche en bouche , à chacun sa bouffée .
Par manque de nourriture , certains se laissaient aller et n' avaient plus le courage de se laver ou de s' épouiller . On les appelait les « musulmans » . Je ne sais pas pourquoi . Ils finissaient au Revier ( « infirmerie » ) où ils n' étaient pas mieux nourris et pas soignés , car on n' y trouvait même pas un pansement . À part des rouleaux de papier gaufré , un peu d' eau oxygénée et une pommade noire qui sentait mauvais , le médecin juif déporté ne pouvait nous offrir que l' espoir . Les hommes qui entraient à l' infirmerie y mouraient généralement quelques jours plus tard et étaient enterrés dans une fosse commune à Beuthen .
Lors d' une fouille , à un retour du chantier , je fus encore du lot . Le garde trouva dans une petite poche de mon veston la valeur de deux marks en pièces de monnaie . Ils étaient enveloppés dans un bout de papier entouré de fil en provenance des sacs de ciment , fil qui nous servait à recoudre nos vêtements . Mon capital me fut évidemment confisqué et je reçus en échange deux coups de poing sur la figure .
Quelques jours plus tard , nous passâmes tous la nuit à la belle étoile , ceci afin de « soufrer » les baraques pour détruire les punaises et les poux . Heureusement que nous étions fin juin et qu' il faisait très beau .
Vers le 15 juin 1943 , les Français du STO ( service du travail obligatoire
Je ne tardai pas à faire connaissance avec l' un d' eux , un Parisien nommé Lucien Labrousse , qui m' expédia une lettre le 31 juillet 1943 . Christiane lui envoya un colis dont il me cacha la réception . Par un camarade de sa chambrée , Jacques Albert , je sus que le colis lui était bien arrivé et qu' il avait tout gardé : les cigarettes , un couteau de poche , de la nourriture , des sous-vêtements , ainsi qu' une lettre qui m' était destinée . Je le contactai et le menaçai de le dénoncer aux Allemands pour avoir envoyé une lettre d' un Juif s' il ne me donnait pas ce qui me revenait . Je ne l' aurais pas fait , car je risquais personnellement beaucoup . Mais il eut peur et me restitua ce qui restait du colis , c'est-à-dire très peu de choses , dont le couteau et quelques sous-vêtements .
Décidément , de mes premiers colis , il ne me restait que des miettes . Je savais néanmoins qu' il y avait toujours à Paris quelqu'un qui pensait à moi et cela me mettait du baume au cœur .
Jacques Albert , un garçon chic et honnête , m' expédia les lettres suivantes . Je pus ainsi écrire par son intermédiaire sept lettres et recevoir trois colis , tous fermés , entre le 6 août et le 5 septembre 1943 , date à laquelle le ZAL de Mechtal fut dissous .
Revenons au moment de l' arrivée des STO . À cette époque , il y eut un grand changement dans les travaux du chantier . L' infrastructure de l' usine était terminée et l' on commençait à agencer l' intérieur en installant les turbines BBC ( Babcock Bovery & ; Cie
Deux ingénieurs d ' AEG
Sentant l' opportunité , je lui dis de demander à mon Meister qu' il veuille bien me céder à lui . C' est ce qu' il fit le lendemain matin et je pris immédiatement mes nouvelles fonctions .
Je ne devais , sous aucun prétexte , quitter la baraque et j' étais responsable des outils que les ouvriers , de toutes nationalités , pouvaient venir chercher chez moi , tandis que les deux ingénieurs surveillaient les travaux sur le chantier .
À midi , ils se rendirent à la cuisine des Aryens chercher leur plat du déjeuner , qu' ils mangèrent dans la baraque . Je sortis durant leur repas et m' assis sur les marches , près de la porte d' entrée , les laissant déjeuner tranquillement . Ils me demandèrent pourquoi je n' allais pas faire comme eux et je leur expliquai que nous n' avions pas de repas de midi . Après avoir terminé leur déjeuner , ils laissèrent chacun quelques restes dans leurs assiettes et me demandèrent si je voulais bien les nettoyer . Elles le furent conscien-cieusement et un des deux partit à la cuisine demander du rabiot , pour me le donner . Cette scène devait se renouveler tous les jours par la suite .
Vers 9 heures , ils prenaient un casse-croûte , toujours dans la baraque , et reprenaient leur travail . Je rentrais dans les lieux et trouvais toujours deux tartines beurrées et de la confiture , ainsi que le Völkischer Beobachter , journal du parti nazi , que je pouvais lire mais que je ne devais pas prendre au pied de la lettre , selon les dires des ingénieurs .
C' était également l' époque où je recevais , de temps en temps , un colis de Christiane qui m' était remis par Jacques Albert , dont j' ai parlé précédemment . Tout arrivait en même temps et , comme j' avais un poêle dans la baraque , je pouvais faire un peu de cuisine et y laisser en toute sécurité mes provisions .
Il me restait néanmoins un grand problème à résoudre : le dimanche au camp . J' en ai déjà parlé plus haut . Je pus arriver à persuader mes deux ingénieurs de demander à la direction du camp qu' ils avaient absolument besoin de moi les dimanches à la baraque , afin que je surveille et maintienne en ordre de marche certains appareillages , ce qui était faux .
Chaque dimanche , un garde m' amenait à la baraque , m' y enfermait et revenait le soir pour me ramener au camp . Je rentrais après la distribution de la soupe , mais ma part était mise de côté . Je la donnais à mes deux amis .
Vers le 15 août 1943 , tout fut prêt pour la pose des deux câbles à circulation d' huile dans les tranchées , la plupart faites par les déportés . Tout le personnel du chantier , Allemands , Polonais , Français , Hollandais et Juifs , fut mobilisé pour tirer en cadence , au coup de sifflet , ces gros câbles . Le contremaître qui m' avait cédé aux ingénieurs ( ce n' était plus Gérard ) m' ayant vu assis au soleil sur les marches de la baraque , m' ordonna de faire comme tout le monde , c'est-à-dire d' aller tirer le câble . Je lui expliquai que , sur l' ordre des ingénieurs , je ne devais pas quitter les lieux . Il ne voulut rien savoir et allait se fâcher sérieusement . Je le suivis donc , lorsque nous rencontrâmes un des ingénieurs qui , me voyant , m' ordonna de retourner immédiatement à la baraque . Il engueula mon ancien contremaître , lui disant que c' était sa société qui payait et que , de ce fait , c' était lui qui décidait de l' endroit où je devais me trouver .
Les câbles enterrés , notre ZAL fut dissous et nous quittâmes Mechtal le 2 septembre 1943 .
Je me doutais depuis quelques jours que cela allait arriver ; aussi n' avais -je pas tardé à remercier chaleureusement les deux ingénieurs , ainsi que Jacques Albert , pour tout ce qu' ils avaient fait pour moi en prenant certains risques . Jacques prévint Christiane de mon départ par une lettre datée du 11 septembre . Néanmoins , un Français de son groupe , qui avait été muté ailleurs , s' empressa d' écrire à Christiane , dès le 2 septembre , en mon nom , et réussit ainsi à se faire envoyer un ou deux colis . Ce filou se nommait Marcel Pain .
Du 6 mai au 11 septembre 1943 , mon frère Jacques reçut onze lettres de moi , il ne m' en reste que neuf .
Pour moi , la période où je pouvais manger à peu près à ma faim se terminait . Tous les ponts furent rompus d' un seul coup . Où allais -je atterrir maintenant ? Aurais -je l' occasion d' écrire encore ? Toutes ces questions , je me les posais . Je n' allais pas tarder à obtenir une réponse .
Le 3 septembre , après l' appel et une fouille , nous montâmes à bord de camions qui ne prirent pas tous la même direction . Le mien , après une heure et demie de route , nous déposa dans un ZAL comprenant une vingtaine de baraques disposées en rectangle . La cour était d' un gris sale . Pas un arbre ni même un brin d' herbe . Les baraques étaient également d' un bois presque noir et délavé . Le tout était sinistre . Le camp était à moitié vide et l' accueil de la part des détenus fut fort glacial . Tous étaient des Ostjuden , c'est-à-dire des Juifs polonais , à l' inverse de moi qui étais considéré comme un Westjude .
Je m' installai dans une baraque . Mes deux amis étaient partis pour une autre destination . Je me retrouvai seul , car déjà à Mechtal il n' y avait que peu de Westjuden , et les Allemands entretenaient une certaine inimitié entre les Juifs de l' Est et ceux de l' Ouest .
Ce camp s' appelait Klein Mangelsdorff , je n' y suis resté qu' une semaine , mais quelle semaine ! J' en ai gardé la vision , comme si j' avais pris une photo .
On n' avait pas constitué de Kommandos avec les nouveaux arrivants ; nous étions donc consignés dans le camp et , par conséquent , ne pouvions avoir de contact avec l' extérieur . Les anciens travaillaient en Kommando et avaient tous , plus ou moins , une petite défense . Ils évitaient le contact avec les nouveaux . Non seulement la nourriture était infecte , ce à quoi nous étions habitués , mais la soupe était faite uniquement d' orties séchées , sans la moindre trace de pomme de terre . De plus , elle était servie en très petite quantité : à peu près la moitié de la quantité habituelle . Il en était de même de la ration de pain et , au lieu du petit morceau de margarine , on nous donnait une cuillerée à café de sucre cristallisé que nous avalions sur-le-champ . Il était certain que , puisque nous ne travaillions pas , les Allemands avaient décidé de réduire encore les « rations » , et l' économat devait , lui , « s' engraisser » sur notre dos .
Au deuxième jour , la faim recommença à me tenailler l' estomac . Heureusement que j' avais pu me refaire à Mechtal . Les dirigeants juifs n' avaient de cesse , en plus , de nous chercher des querelles , et ce plus spécialement aux quelques Westjuden , nous appelant continuellement du terme péjoratif de Franeks .
Par une belle matinée ensoleillée de septembre , on forma un Kommando d' une trentaine d' hommes que l' on embarqua sur un camion , tous debout . Le camion se dirigea sur Breslau et traversa la ville très lentement . Nous eûmes le temps d' apercevoir une compagnie de prisonniers anglais défilant au pas , tête haute , impeccablement sanglés dans leurs uniformes neufs et encadrés par six soldats allemands boitillant , las et sans arrogance . On eût dit que les vainqueurs étaient les Anglais . On nous déposa près de l' Oder , bien en dehors de la ville , afin d' y décharger deux péniches de divers matériaux de construction . Le travail fut terminé vers 17 heures et le beau soleil se refléta sur le fleuve . Nous attendîmes le camion qui devait nous ramener au camp vers 18 heures . Nous fûmes plusieurs à demander aux gardes de bien vouloir nous laisser prendre un bain dans le fleuve , jusqu' à l' arrivée du camion . Ils acquiescèrent , à condition que nous nous baignions nus , et ils nous prévinrent que si nous dépassions le milieu du fleuve , ils n' hésiteraient pas à nous tirer dessus .
Quelques jours plus tard , le 10 septembre 1943 , ce fut avec un grand soulagement que nous quittâmes ce ZAL qui , à part cette baignade exceptionnelle , me laissa le plus triste souvenir .
Je fus transféré , le 10 septembre , au ZAL de Faulbruck , toujours situé dans la région de Haute-Silésie , entre Breslau et Beuten ( face à Katowice ) . Environ cinq cents déportés y arrivèrent en l' espace de trois jours , venant de différents petits camps . Faulbruck se présentait sous la forme d' une grande bâtisse en briques rouges à l' intérieur de laquelle se trouvait un grand hall d' environ cinq mètres de plafond , sans lits , mais avec des châlits sur trois niveaux .
Sur chaque niveau dormaient environ cent soixante-cinq hommes , sans aucune séparation entre eux . Le ZAL venait d' être désinfecté car une épidémie de typhus exanthématique , transmis par les poux , y avait fait plusieurs centaines de victimes . Les quelques malades qui avaient échappé à l' épidémie avaient été transférés dans un camp et rapidement exécutés afin d' endiguer la propagation du typhus .
J' occupai d'abord une couche du niveau inférieur , mais je m' aperçus rapidement qu' il valait nettement mieux se hisser au troisième niveau , malgré la difficulté à y parvenir sans échelles , en s' agrippant aux deux niveaux intermédiaires . Il se trouvait en effet qu' il y avait un certain risque d' être arrosé par les « loques à terre » du dessus , soit par incontinence d' urine , soit en cas de dysenterie , ce qui n' était pas rare . Il régnait d'ailleurs dans tout le bâtiment une odeur nauséabonde .
Je fus immédiatement versé dans un Kommando d' électriciens pour aller travailler à la Werkstatt Elektrizität Schlesien . C' était une petite usine d' électricité avec , y attenant , un atelier assez grand pour l' entretien et les réparations . On y fabriquait aussi bien des pièces détachées que de l' outillage spécialisé . Il y avait là quelques tours , des perceuses , des fraiseuses , une rectifieuse et des bancs de soudure .
Je m' occupais de la partie électrique des dépannages de machines-outils , ainsi que de l' alimentation en courant continu obtenu à l' aide de redresseurs à vapeur et mercure .
L' usine se situait assez loin du ZAL . Nous prenions le train , dans des wagons à bestiaux , chaque wagon étant gardé par deux soldats en armes . Le régime de garde était devenu beaucoup plus sévère et nous ne relevions plus de l' administration pénitentiaire . Une dizaine de wagons formait le train qui desservait plusieurs chantiers avec les différents Kommandos . Le soir , c' était l' opération inverse : les Kommandos se rendaient dans les gares les plus proches de leurs lieux de travail et attendaient le passage du train pour y embarquer .
Mon Kommando descendait du train en avant-dernier et , pour le retour , nous prenions le train en deuxième position . Tout le monde descendait alors à Faulbruck et nous rentrions au ZAL , Kommando par Kommando .
Mon travail n' était pas très exténuant , mais j' étais très surveillé par les deux soldats qui ne nous quittaient pas d' une semelle , et ce même lorsque nous allions aux WC , qui , pour nous , étaient de simples feuillées en plein air .
Quelques ouvriers polonais se trouvaient à l' usine par lesquels on pouvait se procurer des pains au prix du marché noir ou en échange de certaines pièces détachées volées sur les lieux du travail . Un jour , je reçus de l' un d' eux un pain de deux kilos , tout en longueur , en échange d' une réparation d' un fer à repasser électrique .
J' avais caché ce pain dans un coin , espérant le manger dans la semaine . Malheureusement , le soldat le découvrit ( il me surveillait sans cesse ) et l' emporta . Il ne savait pas à qui il appartenait mais il avait quelques soupçons sur moi et un copain d' atelier . Le soir , avant de monter dans le wagon qui nous était destiné , il nous fit monter dans un wagon vide et se mit à nous frapper à coups de poing , voulant savoir à qui ce pain appartenait et qui nous l' avait donné . Le passage à tabac dura une bonne vingtaine de minutes pendant lesquelles mon camarade et moi courûmes à travers le wagon vide avec ce salopard qui nous poursuivait en nous cognant avec la crosse de son fusil qu' il tenait par le canon . La séance se termina quand le train s' arrêta dans une gare et que le wagon où nous étions fut envahi par le Kommando auquel il était destiné . Nous réintégrâmes alors notre wagon tous les trois , dont deux dans un triste état . Une fois arrivés au ZAL , le soldat s' adressa au Judenältester pour lui raconter l' histoire , tenant bien haut le pain , son trophée de guerre , mais l' autre , fine mouche , lui prit immédiatement le pain en disant : « C' est bien , je vais m' occuper des deux gars » , et il le jeta aussitôt dans la grande cuve à soupe . L' objet du délit avait disparu .
Le Judenältester ne se manifesta pas et nous laissa tranquilles , ayant pu constater les traces laissées par les coups . Il avait jugé que nous avions eu notre compte . Je me fis beaucoup de mauvais sang pour mon ami , mais par la suite , je pus l' aider , et il ne m' en voulut pas .
Le fait m' incita à me méfier de plus en plus de l' ordure qui nous gardait . Quelque temps après , la garde fut changée et les nouveaux soldats furent un peu plus coulants . Il faut dire que cela commençait à mal aller pour eux en Russie et que le temps des victoires faciles était dorénavant passé .
Les jours se suivaient avec une lenteur désespérante ; on aurait dit qu' ils se composaient de 48 heures . Une semaine semblait un mois , et nous ne voyions pas la fin du cauchemar . La notion de temps est très variable : quand tout va bien , il file si vite qu' on ne le voit pas passer , mais quand on se trouve dans le malheur , il donne l' impression de durer une éternité .
À l' usine , il ne m' était pas possible d' avoir beaucoup de contacts , comme les derniers temps à Mechtal . Ainsi que je l' ai déjà dit , il n' y avait que des Polonais , et par eux , il m' était difficile de donner de mes nouvelles et de recevoir quoi que ce soit de Paris .
Jacques et Christiane ne devaient plus savoir que penser ni ce qu' il avait pu advenir de moi , ne recevant plus de mes nouvelles .
Le lendemain , nous partîmes comme d' habitude au travail , mais le pain m' était resté sur l' estomac et j' avais une indigestion . Pendant deux jours , j' eus des renvois d' œufs pourris . Il suffit que je me mette à la diète … ce qui n' était vraiment pas difficile avec le menu de l' établissement
Le bruit qui avait couru n' était pas sans fondement . Le 16 décembre 1943 , le ZAL fut dissous et tout le monde à nouveau dispersé .
Le camp de Gross Maslevitz
L' organisation du camp était très militaire , et les cuisines , à elles seules , occupaient deux grandes baraques équipées d' une dizaine de cuves à soupe . En plus , une baraque était spécialement réservée aux Kalte Verpflegung ( « denrées froides » ) où l' on allait chercher les boules de pain , la margarine ou le sucre cristallisé . Cette baraque servait aussi à autre chose , comme je l' appris plus tard à mes dépens .
Pour ma part , tout en ayant changé de camp , je retrouvai le même travail dans la même usine de laquelle nous nous étions rapprochés , et où nous nous rendions maintenant à pied . Il faut croire que je faisais l' affaire pour être rappelé dans la même usine .
Nous formions un Kommando d' une trentaine d' hommes , dont une dizaine de Westjuden .
Le camp ressemblait à une petite ville . Les baraques où logeaient les détenus étaient disposées en forme de rues tracées à angles droits . Il se formait ainsi des quartiers où se trouvaient les Kommandos de terrassiers , de manœuvres ou de pousseurs de wagonnets , de mineurs de sel ou de charbon . Les déportés essayaient d' améliorer leur ordinaire en fabriquant , après leur travail , des ustensiles en tôle , tels que des gobelets , des écuelles et même des cuillères , avec pour tout outillage un marteau et un petit morceau de rail « Decauville » , objets qu' ils cédaient contre une ration de pain ou un peu de tabac provenant des mégots que certains détenus avaient l' occasion de ramasser . Les autorités juives du camp fermaient les yeux sur ce petit trafic .
L' appel avait lieu sur la grand-place du camp à 6 heures du matin . Pour compter cinq mille hommes , il se passait du temps . Le compte n' était pas toujours juste , même quand on y ajoutait les morts de la nuit . Il fallait recommencer à zéro . Pendant ce temps , tout le monde stationnait debout dans la nuit et le froid du plein hiver . Les gradés et les soldats s' énervaient , les coups de gueule fusaient de partout et trouaient le silence de la nuit . Au bout d' une heure , quand enfin le compte était bon , gelés et déjà fatigués , les Kommandos passaient la porte ouverte du camp pour se rendre sur leurs lieux de travail .
Ainsi les jours se suivaient dans la grisaille et le froid de cet hiver de 1943 , le deuxième que je passais loin de chez moi et des miens .
Un dimanche de janvier , après l' appel quotidien , on nous fit ranger par groupes de vingt et on nous fit défiler dans une baraque devant un médecin allemand qui surveillait le médecin juif . Ce dernier nous fit une injection sous-cutanée juste au-dessus du cœur . On peut imaginer dans quel état d' anxiété nous nous trouvâmes tous . Nous pensâmes qu' ils avaient trouvé une nouvelle méthode pour nous supprimer .
Pendant deux jours , nous ne sûmes plus si d' un moment à l' autre nous ne passerions pas de vie à trépas . Ne voyant heureusement rien arriver de fâcheux , le Judenältester apprit entre-temps qu' il s' agissait d' une vaccination antityphique , ce qui remonta tout de même le moral car cela signifiait que les Allemands ne voulaient pas laisser se reproduire une nouvelle épidémie de typhus , la première ayant touché des civils et des militaires allemands .
Parmi les nouveaux arrivants , qui remplaçaient les morts — une centaine chaque jour — , un Belge se fit plus particulièrement remarquer . Il ressemblait à un ouragan et abattait du travail pour quatre . Il espérait , de ce fait , avoir une nourriture correspondant au travail fourni . Il chargeait des wagonnets de terre sur un chantier . Les Kapos le citaient en exemple et lui faisaient donner , de temps en temps , une soupe supplémentaire . Il ne pouvait rester en place et se proposait pour toutes les corvées au camp . Il était donc connu aussi bien des Allemands que des dirigeants juifs . On le prenait pour un type plus ou moins dérangé . Il devait être gros mangeur , n' arrivait pas à satisfaire son appétit et ne pouvait s' y résoudre . Il était toujours à la recherche de nourriture . Avec le temps , ses forces faiblirent et , un jour , on le trouva accroché aux fils de fer barbelés , électrocuté par du 380 volts . Il s' était jeté sur les fils , tenaillé par la faim .
Je me souviens d' une distribution de soupe accompagnée d' une ration de fromage français , fait vraiment exceptionnel . C' était un bleu d' Auvergne , mais lorsque nous dégageâmes la feuille d' aluminium de l' emballage , nous poussâmes un cri : ce n' était plus du fromage , mais un grouillement épouvantable de vers blancs . Certains essayèrent tout de même de décortiquer des miettes de fromage dans cet amas vivant .
Un soir , après avoir touché la soupe , un ordre arriva à la baraque :
« Kommando Électricité de Silésie , en rangs » .
Les trente hommes sortirent aussitôt et se mirent en rangs devant la baraque . Le Judenältester arriva et dit :
« Ostjuden , wegtreten ! » ( « Juifs de l' Est , quittez les rangs ! » )
Quant aux dix Juifs de l' Ouest , ils furent conduits à la baraque des Kalte Verpflegung , mis contre un mur sous la surveillance de Kapos , du Judenältester et de son second . Aucun Allemand n' assista à la scène . L ' interrogatoire commença alors :
« Qu' est -ce qui ne vous plaît pas ? Qui ne cesse de rouspéter ? Où vous croyez -vous ? De quoi vous plaignez -vous ? » et ainsi de suite
Comme personne n' osa répondre , un Kapo vint vers moi et me demanda :
« Es -tu sourd ou muet ? »
Je lui répondis « Non » .
Aussitôt , il m' envoya un formidable coup de poing sur l' oreille gauche , et le Judenältester d' ajouter :
« Qu' est -ce qu' il a ? Il rouspète encore ! Donne -lui -en vingt-cinq . »
À plat ventre sur un tabouret , les bras et les jambes maintenus par des Kapos , et un Kapo de chaque côté de moi , je reçus sur les fesses vingt-cinq coups de bâton qu' ils m' administrèrent de toutes leurs forces , à la façon des forgerons .
Par un réflexe idiot , je m' obstinais à ne pas crier aux premiers coups ; mais plus je me taisais , plus les coups arrivaient avec force . Au 25 e coup , je me trouvai évanoui . On m' aspergea alors d' eau froide et , comme j' étais revenu à moi , on m' obligea à me tenir debout sans me laisser m' appuyer au mur .
La scène se renouvela avec les neuf autres compagnons . Un quart d' heure avant la fin , les Allemands arrivèrent dans la pièce pour voir si les ordres avaient bien été exécutés . Ils assistèrent à deux bastonnades . Il convient également d' ajouter qu' ils firent arrêter les coups avant l' exécution totale de la sentence . C ' est ainsi que deux de mes compagnons ne reçurent que 15 coups au lieu des 25 généreusement accordés . Après cela , on nous demanda si nous avions bien compris la leçon et l' on nous fit savoir que nous n' étions que de la merde et qu' on nous traiterait comme telle . Nous nous rendîmes à l' infirmerie , et le médecin ne put que dire :
« Comme si je n' avais pas assez de malades pour lesquels je ne puis rien faire ! Il faut encore qu' ils esquintent les quelques valides . »
Voilà à quoi servait aussi la baraque réservée aux Kalte Verpflegung .
Le lendemain soir , mon oreille gauche se mit à couler . Inquiet , je vis le médecin à l' infirmerie . Il me prescrivit le seul traitement qu' il pouvait : je devais venir , après le travail , chauffer mon oreille avec une ampoule électrique colorée en rouge . Les rayons infrarouges dégagés par l' ampoule devaient , avec beaucoup de conviction , me guérir . Avec le temps , cela s' arrangea , quoique ma femme , Paulette , dise que je suis un peu sourd .
Le temps continua , malgré tout , à s' écouler très lentement et , quelques jours après la bastonnade , je pus m' asseoir à nouveau , et mon oreille cessa de couler .
Jusqu' à mon départ du camp , le 17 février 1944 , il n' y eut pas d' autres incidents .
Le 17 février 1944 , je me retrouvai , avec une dizaine de déportés , dans un petit hôtel à l' enseigne Zum Adler ( « À l' aigle » ) , réquisitionné dans la ville même de Langenbielau
À l' hôtel , nous vivions tous les dix dans une grande pièce , sur des châlits . Pour se laver , c' était féerique ! Deux lavabos avec eau froide courante . Il n' y avait que nous et deux SS qui nous gardaient . On en profita pour laver un peu de linge avec du savon de guerre , qu' il n' était pas question de faire mousser . Puis , nous déménageâmes au camp de Sportschule Langenbielau , situé en plein champ à quatre kilomètres des villes de Langenbielau et de Reichenbach
Le camp comprenait une trentaine de baraques où logeaient environ mille deux cents hommes . Le temps de répartir les hommes qui arrivaient de plusieurs camps , ou venaient directement de leurs pays , et les Kommandos furent constitués .
Ma fiche devait me suivre car je fus affecté , toujours comme électricien , au Kommando « Siling » . C' était une sous-marque de fabrique des établissements Robert Bosch de Stuttgart , qui s' était repliée ici pour éviter les bombardements des Alliés . Les ateliers avaient été installés dans une partie d' une ancienne filature désaffectée , de très grande dimension . À part la filature , il devait également y avoir des halls de tissage .
Dans mon Kommando , nous étions douze . Parmi nous , il y avait deux frères nommés Grüngrass , dont l' un était tourneur et l' autre soudeur , et un nommé Welowidski , qui était tôlier-formeur , et quelques ajusteurs et manœuvres dont j' ai oublié les noms . Moi-même , j' avais la fonction d' électricien , et de dépanneur radio à l' occasion . Les trois personnes citées avaient à peu près mon âge , c'est-à-dire entre 25 et 28 ans .
Nous travaillions tous dans un atelier isolé dans l' usine et gardé par deux SS avec un chien . Plusieurs grands halls avaient été aménagés et toutes sortes de machines-outils et de chaînes de montage servaient à fabriquer des démarreurs et des dynamos pour des chars ou des camions de l' armée . Toutes ces installations n' occupaient qu' une faible partie de la filature , et d' autres parties des locaux se trouvaient occupées périodiquement soit par des prisonniers de guerre , soit par des STO ou même par des soldats allemands au repos .
Nous installions des lignes , soit pour l' éclairage , soit pour alimenter des machines-outils . Nos relations , sans être excellentes , étaient bonnes . De temps en temps , une petite tartine déposée dans ma caisse à outils venait de sa part . Nous travaillâmes ensemble jusqu' au mois de mai 1944 . Il n' avait plus le moral et , sans me l' avouer , savait que les Allemands allaient perdre la guerre . Il était anxieux car il avait peur d' être appelé et envoyé sur le front de l' Est . C' est d'ailleurs ce qui lui arriva . J' appris par la suite qu' il fut tué sur le front russe .
On le remplaça par Herr Daylé , un grand blond qui avait également une quarantaine d' années . Lui était plus arrogant et d' un contact beaucoup plus difficile . Il avait l' esprit moins ouvert que le précédent . Il ne me serait pas venu à l' idée de lui demander le moindre service .
La plupart du temps , nous parcourions ensemble l' usine , soit pour réparer des pannes , soit pour poser des lignes . Il est à signaler que toutes les installations se faisaient avec des fils d' aluminium , le cuivre devant être importé et ne servir qu' à des usages prioritaires . La conséquence de cet état de choses était que les pannes étaient nombreuses , l' aluminium ne pouvant assurer un bon contact par serrage . On dépannait la plupart du temps des machines dont les fusibles avaient sauté .
Vers le début d' avril 1944 arrivèrent des groupes de Français du STO . Ils logeaient dans des petits hôtels à Langenbielau , dans le style de celui où nous avions vécu
pendant quelques jours . Ils venaient travailler à l' usine , soit aux machines-outils , soit aux chaînes de montage .
Voici la copie de cette carte postale :
Mon cher Jacques ,
Comme tu peux le constater , j' ai changé de résidence . À la dernière adresse , je n' ai reçu aucun colis . J' ai écrit aux copains afin qu' ils me les fassent parvenir , mais je n' ai encore pas reçu de réponse .
Ici , je suis beaucoup moins bien que là-bas , mais l' air est meilleur . Je travaille toujours comme électricien mais je souffre beaucoup de l' estomac . Si les copains m' envoient les colis , j' espère y trouver quelques médicaments
Donne -moi la liste des choses que tu m' as envoyées , car je n' ai pas encore reçu mon courrier de là-bas . Tu dois savoir déjà ce dont j' ai besoin et c' est pourquoi je ne te demande rien pour le moment . Tu enverras ce que tu pourras .
Dis -moi un peu ce qui se passe chez toi . Je n' ai aucune nouvelle de Raymonde . Que devient -elle ? Comment va la future mère Christiane ? Et que font les oncles Simon et Jacques , ainsi que les neveux ?
J' attends avec impatience une longue lettre me donnant force détails et c' est avec impatience aussi que je vous embrasse tous du plus profond de mon cœur .
Celui qui ne cesse de penser à vous tous .
Si j' ai recopié cette carte postale , c' est pour montrer qu' il fallait tout d'abord l' écrire en cachette , sur une carte qui m' avait été remise clandestinement par Robert Decaillon en même temps qu' un crayon encre — crayon et papier que je n' avais pas le droit d' avoir en ma possession . De plus , le texte devait être très banal car toute correspondance passait par la censure et , ici , Raymonde a l' air de passer pour une petite amie de Robert qui se désole de n' avoir pas de nouvelles de sa part . Il fallait également glisser dans le texte des points de repère afin que Jacques et Christiane sachent que c' était bien moi qui leur écrivais . Le tout devait être vite fait car nous étions toujours sous la menace d' une fouille , aussi bien sur soi que dans la baraque .
Le contact fut donc repris après un silence de plus de six mois .
Le 14 juin , deux cartes postales furent postées . Voici ce que j' écrivais dans la première :
Mon cher Jacques ,
C' est hier que j' ai reçu ta lettre datée du 12 mai , ainsi que celle de Raymonde datée du 13 et celle de Christiane du 24 mai . Mais ce qu' il y a de mieux , j' ai reçu aujourd'hui le colis où il y avait le sucre et les noix , entre autres . En ce qui concerne les autres colis , ils ne me sont pas encore parvenus et doivent être considérés comme perdus .
Par le même courrier , je réponds à Christiane et à Raymonde .
Christiane ne serait -elle pas plus en sûreté près de toi , au lieu de rester à Paris où il y a des bombardements ?
Ici , il n' y a rien de particulier et on travaille dans la tranquillité .
Par Christiane , j' ai eu des nouvelles de vous tous . Comme elle te transmettra certainement ma carte , il est inutile que je me répète . Fais -moi un colis , si cela est encore possible . Tu y mettras ce que tu pourras .
Est -ce que mes affaires sont en règle ? Mon kayak , mes livres , mon matériel de camping , mes vêtements , etc . Très bien pour le terrain . Si tu peux , continue de payer les mensualités .
Qu' est devenu ce qu' il y avait dans la chambre de Maurice ? L' y as -tu trouvé en bon état ? Est -ce que Jean
Robert
En relisant cette carte , on peut constater que la faim subsistait toujours , mais que j' avais néanmoins bon moral car je m' inquiétais de mes petites affaires , des quelques pièces d' or et des bijoux de mes parents , que j' avais cachés sous un carreau dans le parquet d' une chambre qu' occupait mon frère Maurice dans l' appartement de la villa Ottoz .
Voici la carte postale que j' écrivais ce même 14 juin 1944 à Christiane , restée à Paris :
Ma chère Christiane ,
J' ai reçu hier ta lettre datée du 24 écoulé , ainsi que celles de Jacques du 12 mai et de Raymonde du 13 mai .
Aujourd'hui , j' ai aussi reçu un colis dont voici le détail :
Un morceau de lard , trois bâtons de chocolat , du Banania , un étui de déjeuner , une livre de sucre , de la farine , des noix , des haricots , une boîte de conserve , des biscuits et du café . Je t' en remercie beaucoup . J' ai oublié … deux paquets de pâtes s' y trouvaient également .
Le rata est toujours le même , c'est-à-dire , pour un Français , un peu ordinaire . Le travail me plaît toujours car je travaille dans mon métier . Depuis que tu m' as écrit , il y a eu du nouveau chez nous . La nièce de madame Lacour
Alors , qu' est -ce que ce sera : Alain ou Françoise ?
Écris -moi un peu plus souvent : c' est pour moi plus que tu ne penses . Dommage pour Jean . Transmets -lui mes souhaits de plus prompt rétablissement .
N' êtes -vous pas trop bombardés ? Ne serais -tu pas mieux près de Jacques ? Ici , nous ne sommes pas du tout exposés .
Je suis bien content d' avoir des nouvelles de grand-mère et du grand-père . Aidez -les du plus que vous pourrez .
La santé est bonne et j' ai ici un camarade qui est comme un frère pour moi : c' est un nommé Robert aussi . Je t' écrirai un peu plus longuement d' ici peu . En attendant , je te quitte en t' embrassant le plus affectueusement et attends de tes nouvelles au plus vite .
Robert
PS : si tu peux encore envoyer un colis , fais -le . Mets ce que tu peux , car je sais que c' est difficile .
Dans cette carte , je faisais savoir que j' avais appris l' arrestation de mon oncle Jacques et de sa femme , qui ne devaient pas revenir . On peut également se rendre compte du mal qu' ont dû se donner Christiane et Jacques pour constituer ces colis : les difficultés d' approvisionnement de l' époque ne pouvant être imaginées par les générations présentes qui vivent dans l' abondance et la profusion depuis les années 1950 .
Tout , à cette époque , était rationné et ne s' obtenait , quand on l' obtenait , que contre des tickets de rationnement et contre paiement . Sans tickets , il était absolument impossible d' acheter , ou alors au marché noir , dont les prix étaient exorbitants , et il fallait être connu des vendeurs .
La dernière lettre que je reçus de Paris était datée du 27 mai 1944 . Christiane m' y annonçait la naissance d' Alain . Je pus répondre à cette lettre le 15 juillet 1944 , mais elle ne partit de Langenbielau que le 25 juillet 1944 .
Paris avait été libéré entre-temps et la poste ne fonctionnait plus avec l' Allemagne .
Depuis que j' étais à Langenbielau , j' avais donc un travail pas trop fatigant , mais peu de complément de nourriture , étant toujours surveillé par les SS .
Alors que je travaillais avec Daylé , un jour , vers midi , il me remit cinq lames de scie à métaux à échanger contre des neuves , et me demanda de les lui rapporter dans le local qui servait de vestiaire aux Aryens qui y déjeunaient d' une gamelle .
Ce n' était pas la première fois qu' il me faisait monter seul au magasin des pièces détachées . Dans les ateliers , je voyais souvent un homme en civil circuler sans cesse dans les travées , ne travaillant à aucune machine , ni sur aucune chaîne . Il s' appelait , et c' était vraiment son nom , Hundt , c'est-à-dire « chien » . On savait qu' il était un Politischerleiter , c'est-à-dire un « meneur politique » qui surveillait tout le monde dans l' usine , aussi bien les étrangers que les Allemands .
Revenant avec mes cinq lames de scie neuves , je croisai un déporté juif hongrois et lui dis quelques mots . Il travaillait dans un Kommando de nettoyage et venait chercher un outil . Hundt m' aperçut , m' attrapa et commença à me taper sur la figure . J ' essayai de m' échapper en courant vers le vestiaire où je devais rapporter les lames à Daylé , pensant être ainsi à l' abri .
Comme j' arrivais au vestiaire , il devint furieux , car je n' avais pas le droit d' y pénétrer . Il me poursuivit et continua à me lancer des coups de poing et des coups de pied , en présence de plusieurs Meister , dont Daylé et un petit gommeux nommé Gutbrot , qui continuèrent à casser la croûte comme si de rien n' était .
J' eus beau lui crier que je venais là sur l' ordre de Daylé , il n' entendit rien . Il était déchaîné , la bave lui coulait de la gueule . Les Meister ne dirent rien . Tout le monde avait peur de lui car il était en relation avec la Gestapo . Fou de rage , il me lança un coup de pied destiné aux parties sexuelles , mais je me baissai à temps et reçus le coup en plein sur la mâchoire supérieure où il me cassa les deux incisives et une latérale . Les trois dents sortirent de la gencive et se tinrent à l' horizontale dans la bouche . Lorsque enfin il cessa de me frapper , je replaçai mes dents verticalement , en espérant qu' elles se remettraient en place .
À mon retour à Paris , la veuve Adler vint me trouver pour témoigner au procès qu' elle engagea contre lui . Je témoignai par écrit et appris par la suite que les frères Grüngrass s' étaient rendus chez le juge d' instruction et avaient passé à tabac ce salopard en sa présence . Il avait alors imploré le pardon , disant qu' il avait une femme et trois enfants .
Vers la fin avril , Daylé fut également mobilisé . N' ayant plus de Meister , la Werkstatt décrite plus haut fut toujours gardée par deux SS , mais on y aménagea un bureau vitré où se tint un nouveau Meister nommé Ceiger et une jeune et jolie secrétaire , Veronica Dietz .
Ceiger dirigeai l' atelier précité . On y trouvait un tour , une perceuse sensitive , une fraiseuse , une scieuse , une cisaille , un four électrique et des postes de soudure .
Depuis le départ de Daylé , nous étions enfermés dans la Werkstatt , les frères Grüngrass , David Welowidski , deux mécaniciens d' entretien et moi-même . Pendant mes dépannages , un SS m' accompagnait .
Pour aller faire nos besoins , nous étions également accompagnés par un SS et son chien jusqu' à un cabinet spécialement réservé aux Juifs , et qui n' était pas le plus beau … De plus , cela devait se passer à certaines heures , régulièrement . En dehors de ces heures , il fallait que ce soit très grave et exceptionnel . Il y avait d'ailleurs des WC spécialisés pour chaque catégorie d' ouvriers : les Aryens — les plus propres ( la « race des Seigneurs » ) — , les STO de tous pays , et les PG ( prisonniers de guerre ) .
Ma fonction était devenue la suivante :
Lorsqu' une machine s' arrêtait dans l' usine , le servant pénétrait dans la Werkstatt et marquait sur une ardoise la division où il travaillait et le numéro de la machine . Il repartait alors vers son lieu de travail . Je prenais ma caisse à outils et , suivi d' un des deux SS , me rendais à la machine et la dépannais . Le plus souvent , il s' agissait d' un fusible ou d' un fil desserré car , comme je l' ai déjà expliqué , ils étaient en aluminium .
Nous devions faire six kilomètres , aller et retour , pour nous rendre à l' usine . Nous étions chaussés de semelles de bois sur lesquelles étaient clouées des tiges faites de tissu militaire . La semelle ne se pliant pas , à force de frotter il se forma sur mon pied trois plaies qui n' arrivaient pas à se cicatriser .
Une grande fièvre m' envahit un jour et , ne pouvant plus tenir debout , je me cachai et m' allongeai derrière le tour qui se trouvait contre un mur . Le SS ne me voyant pas au bout d' un moment , ne tarda pas à me découvrir et me demanda ce que je faisais là . Je lui répondis que j' avais de la fièvre .
Et nous partîmes tous les deux faire le chemin à travers champ , comme d' habitude . Une fois au camp , il me remit entre les mains du Judenältester , encore une chance , en lui disant que je tirais au flanc et que je méritais une bonne correction . Le Judenältester lui répondit qu' il allait effectivement s' occuper de moi .
En fait , il avait bien vu que j' étais fiévreux et il me conduisit à l' infirmerie . Celle -ci , que je visitais pour la première fois dans ce camp , était composée d' une vingtaine de lits superposés , chaque lit étant occupé par deux hommes couchés tête-bêche . À cette époque , il y avait beaucoup de puces dans le camp , mais à l' infirmerie il y en avait plus encore .
J' eus une place en hauteur , en compagnie d' un autre malade plus mal en point que moi . L' infirmerie était pleine . Le médecin m' examina et rapidement remarqua les trois plaies sur mon pied gauche . Il me fit une injection d' essence de térébenthine , je pense , dans la jambe , ce qui provoqua un abcès au bout de trois jours à l' endroit de la piqûre . Lorsque l' abcès fut mûr , il l' entailla d' une lame de rasoir , et tout le pus s' en échappa . Ce traitement s' appelle , paraît -il , un abcès de fixation . L' abcès créé attire à lui tous les microbes pathogènes et , lors de l' incision , ceux -ci sont ainsi évacués . C' est l' explication qui me fut donnée par le toubib . Il me fit un pansement avec du papier gaufré car il ne possédait plus de gaze depuis longtemps .
Le soir , il m' informa qu' il ne pourrait plus me garder à l' infirmerie car il manquait de place pour d' autres malades . Il me donna le choix : soit rester au camp en repos , soit aller travailler avec mon Kommando . J' optai immédiatement pour la deuxième proposition . Le repos au camp voulait dire corvée sans arrêt , alors que le travail promettait , éventuellement , une tartine trouvée par-ci par-là lors d' un dépannage d' une machine-outil .
Le matin suivant , je me trouvai donc à 6 heures à l' appel et partis avec mon Kommando . Le soir , je me rendis à l' infirmerie pour renouveler mon pansement . Il n' y avait plus aucun malade . Les Allemands étaient arrivés vers 11 heures et les avaient chargés , ainsi que les hommes en repos , dans des camions pour une destination inconnue d' où ils ne revinrent jamais .
Au début du mois de juin , je reçus le premier colis depuis mon arrivée au camp de Langenbielau . Si à Mechtal il m' était facile de faire de la cuisine dans la baraque des ingénieurs de l' AEG , il n' était par contre pas question de cuire quoi que ce soit dans la Werkstatt de Siling à Langenbielau .
D'abord , le poêle ne marchait pas à cette époque de l' année , et puis les SS ne devaient évidemment rien savoir . Par contre , je disposais d' un bon nombre de cachettes pour déposer les denrées que m' avait envoyées Christiane , denrées qu' il fallait faire entrer dans la Werkstatt petit à petit , soit par l' intermédiaire de la boîte à outils , soit directement sur soi-même , camouflées dans les vêtements . Il s' agissait surtout de ne pas compromettre mon ami Robert .
Après le débarquement des Alliés en Italie
De temps en temps passaient aussi quelques prisonniers français qui ne restaient que peu de temps . J' en connus un , bien sympathique , pendant quelques jours . Il ne voulait à aucun prix travailler et n' arrêtait pas de faire des bêtises chaque fois qu' on le mettait à une machine . Quand les Allemands en avaient assez , ils le changeaient de Kommando , et c' est ainsi qu' il avait déjà fait la plupart des camps de prisonniers . Durant le peu de temps où je l' ai connu , il m' aida du maximum qu' il put : avec un pain rassis , qu' il avait toujours sur lui , et beaucoup de réconfort , me disant chaque fois qu' il me voyait , en guise de bonjour : « Ils l' ont dans le c … »
Dans le courant du mois de juillet 1944 , un matin , sur le chemin de l' usine , je me trouvai au milieu du peloton lorsque j' entendis , avec un fort accent alsacien : « Y a -t-il des Français parmi vous ? Ne vous retournez pas mais arrangez -vous pour passer en queue du peloton . »
J' étais le seul Français et me glissai doucement en queue . J' appris que le nouveau SS qui venait d' arriver était d' origine alsacienne , qu' il s' appelait Peter , ou Pierre en français , qu' il avait été blessé d' une balle dans le poumon à Smolensk . Ayant été versé dans le service auxiliaire , il avait été revêtu d' un uniforme de SS par les Allemands , qui l' avaient enrôlé de force , pour être en mesure de garder des Juifs — qui ne pouvaient être gardés que par des SS ( noblesse oblige ) .
C' étaient dorénavant Peter et un de ses collègues , avec qui il s' entendait bien , qui gardaient la Werkstatt . Cela devait changer beaucoup de choses pour moi .
À cette époque ( juillet 1944 ) , la vie économique en Allemagne commençait à battre de l' aile . Les Allemands étaient rationnés et ne pouvaient rien acheter dans les magasins . Les boutiques des artisans et des commerçants étaient fermées et leurs propriétaires mobilisés . Des affiches apposées dans les ateliers demandaient aux ouvriers allemands de déposer leur argent dans les caisses d' épargne . C' était la seule chose qu' ils pouvaient faire avec leurs Reichmarks . Le Meister de la Werkstatt était personnel-lement sollicité par ses amis et relations , qui lui demandaient de leur dépanner un fer à repasser , un réchaud électrique , un aspirateur , un poste de radio ou tout autre appareil électrique .
Un ancien ouvrier de la filature , un nommé Pieck , âgé d' environ 65 ans , avait le privilège de pénétrer dans l' usine à sa guise . Le Meister et Pieck apportaient donc à la Werkstatt toutes sortes d' appareils à dépanner . Je m' arrangeais pour les réparer , mais les dépannages de postes de radio tout particulièrement me procuraient du plaisir . J' étais le seul du Kommando à avoir suivi l' évolution de cette spécialité depuis 1927 .
Je disais à mes « clients » que je devais me procurer des pièces détachées auprès de certains déportés qui travaillaient dans une autre usine et , de ce fait , je devais leur donner quelque chose en échange . Ils m' apportaient donc soit un bout de saucisson , soit un peu de sucre , soit un fruit ou du pain . Lorsque le poste était dépanné , de connivence avec Peter , nous le gardions jusqu' à ce qu' un autre arrivât pour pouvoir ainsi capter les émissions françaises de la BBC et avoir par conséquent des nouvelles en provenance des Alliés .
Pieck n' avait pas toujours la possibilité de rentrer du pain à l' usine . C' était assez dangereux de se promener dans l' usine avec un pain de trois livres , car tout le monde connaissait le trafic avec cette denrée . Je lui fis savoir qu' il pouvait , à la rigueur , me remettre des tickets de pain et la somme nécessaire pour l' acheter .
Pendant la pause du casse-croûte que faisaient les SS vers 10 heures , Peter sortait en ville et m' achetait le pain . Il avait le prestige de sa tenue pour ne pas être inquiété .
Ceiger reçut un jour , d' un capitaine SS , un grand poste radio à dépanner . Le contremaître ne rendait pas ces services gratuitement et était généreusement payé en paquets de cigarettes . Lorsque le capitaine vint reprendre son poste dépanné , il laissa pour moi , à mon Meister , un pain entier et un saucisson à l' ail . Ce fut jour de grand gala ; le tout avait en outre un goût de petite vengeance , venant de la part d' un capitaine SS , en principe ennemi juré des Juifs .
Les conditions de vie dans la ville se dégradaient rapidement . Le service du gaz n' était plus assuré et l' électricité était coupée plusieurs fois par jour . Le charbon était rationné , alors que nous étions en pays minier .
Un matin , Pieck vint me trouver , la mine réjouie , pour me dire que son fils , chasseur parachutiste , avait été fait prisonnier sur le front français et qu' il venait de recevoir , par l' intermédiaire de la Croix-Rouge , une carte postale du Texas où il disait être en parfaite santé et bien traité . Pour lui , la guerre était terminée et il était assuré que son fils lui reviendrait sain et sauf . Par la même occasion , il me demanda s' il ne serait pas possible de lui fabriquer des petits réchauds électriques , dont il avait la demande de plusieurs amis dans la ville pour remplacer les réchauds à gaz devenus inutilisables .
Nous nous concertâmes à la Werkstatt . Le tôlier fit un gabarit , découpa dans des morceaux de tôle un rectangle très allongé avec trois pieds répartis sur un côté de la longueur , et les deux largeurs furent soudées à l' autogène . La largeur , qui était d' environ cinq centimètres , devint l' épaisseur du futur réchaud . Dans le fond , on souda un cercle en tôle également . Le fil de la résistance provenait de mes dépannages . Je m' arrangeais pour démonter les rhéostats de certaines machines , en disant qu' ils étaient coupés ( je les coupais moi-même ) et les remplaçais par des neufs . Le rhéostat ramené à l' atelier était démonté . Sur une tige à soudure , j' enroulais quelques spires du fil résistant . Le tout était ensuite maintenu dans un petit étau à main , entre deux morceaux de cuir . La tige était alors serrée dans la machine du tour qui , mis en route à vitesse réduite , enroulait très régulièrement la résistance , le pas étant donné par les sillons laissés dans les cuirs . On arrêtait le tour quand on arrivait au bout du fil . La tige à soudure retirée , on obtenait un long serpentin que l' on détendait légèrement sur toute la longueur . Il ne restait plus qu' à régler le fil pour chauffer sur le 220 volts . Pour ce faire , on mettait le courant aux deux extrémités et l' on déplaçait un des fils du secteur vers l' autre jusqu' à l' obtention d' un rouge cerise . On coupait le fil à cet endroit . Dans le moule en tôle , on mettait de la terre à feu , le serpentin y était noyé et l' on sortait les deux fils par deux trous du fond . Le tout était mis au four électrique pour cuisson . Un fil et une prise de courant terminaient l' ustensile .
Pieck emportait la production et ramenait des victuailles pour l' équipe , et des cigarettes pour le Meister qui fermait les yeux .
Il faut noter qu' à cette époque la plupart des Allemands savaient que la guerre était perdue pour eux , et les mentalités avaient bien changé . Ce petit trafic n' aurait pas pu se faire un an auparavant . D'ailleurs , Peter voyait bien des choses et avait circonvenu son collègue , qui préférait également profiter des quelques dons que leur faisait Pieck .
Les opérations militaires tournaient de plus en plus mal pour les Allemands , et nous le savions . La BBC en français arrivait très bien sur les postes que je dépannais et , sous prétexte de réglage , Peter et moi n' écoutions que ces émissions . Les Russes menaient l' offensive sur le front de l' Est , où les Allemands arrivaient à rester plus ou moins en subissant de lourdes pertes . L' offensive alliée sur le front de l' Ouest et dans le sud de la France avait abouti à la libération de Paris en août 1944 . À plusieurs reprises , les habitants de Langenbielau et de Reichenbach avaient été priés de se replier vers le centre du pays . Mais là , les bombardements alliés se faisaient de plus en plus fréquents .
Les habitants de Langenbielau étaient , pour la plupart , d' anciens ouvriers de la filature et plutôt d' opinion de gauche . Ils ne voulaient pas quitter leurs foyers . Par contre , à Reichenbach , petite ville d' eau , la plupart des gens avaient obéi aux ordres et quittaient leurs maisons , commençant à se réfugier vers l' intérieur de l' Allemagne .
En septembre 1944 arrivèrent à la filature des groupes de prisonniers français et belges wallons qui furent logés à l' autre extrémité du lieu où était installée l' usine Siling . Ces prisonniers ne travaillaient pas à l' usine même . Une distance d' une centaine de mètres nous empêchait de les contacter .
Les déportés ne pouvaient , sous aucun prétexte , franchir les limites de Siling . Je demandai à Peter de bien vouloir nous accompagner , un copain et moi , chez les prisonniers pour leur demander la soupe qu' ils ne mangeaient presque pas . Peter accepta et nous partîmes , un des frères Grüngrass et moi , avec un grand seau .
Peter ne put s' empêcher de les insulter , en français : « Vous faites une belle équipe de salauds ! » Il eût fallu voir les têtes des gars lorsqu' ils entendirent ce SS les traiter de salauds en français . Ils ne surent plus que dire .
Nous ne pûmes avoir quoi que ce soit , gratuitement , des prisonniers de guerre français . Par contre , lorsqu' on possédait des monnaies d' échange ou de l' argent , on pouvait se procurer chez eux du chocolat , des sardines ou tout autre produit qu' ils recevaient abondamment par les colis familiaux ou par la Croix-Rouge . Comme je n' avais rien à leur offrir qui pouvait les intéresser , je restais à rêver sardines et chocolat
Les mois passaient doucement . L' espoir d' une fin prochaine de la guerre nous aidait à tenir bon . La libération de Paris fut pour moi d' un grand réconfort et d' une immense joie , que je devais entièrement dissimuler .
C' était , néanmoins , toujours la chasse à la tartine , car l' ère de la fabrication des réchauds ne dura pas bien longtemps . Pieck , après trois semaines de fabrication ( 12 réchauds ) , n' arriva plus à écouler le stock . Les dépannages radio et les réparations d' appareils électriques se firent plus rares . La pression exercée par les autorités sur les habitants de Langenbielau afin qu' ils quittent la ville devint de plus en plus forte , allant jusqu' à la suppression de la distribution des cartes d' alimentation . Certains furent dans l' obligation de quitter leur domicile .
Ma réputation d' électricien était connue des autorités allemandes du camp . Un soir , un délégué du Judenältester vint me chercher dans la baraque pour me demander de dépanner l' électrification du réseau de barbelés qui entourait le camp . Deux fusibles avaient sauté chez les gardiens SS , et le chef allemand m' avait désigné comme dépanneur du camp avec le droit de toucher une double ration de soupe .
Je commençais à être connu aux cuisines , car là aussi j' avais fait quelques dépannages . Le chef cuistot , qui ne sortait pas de chez Bocuse mais qui faisait ce qu' il pouvait avec ce qu' on lui donnait , me fit savoir que depuis quelques jours on lui donnait un peu plus de pommes de terre pour la soupe . Aux fins d' une meilleure répartition , et pour que tout le monde en profitât , il lui aurait fallu un moulin à légumes . Je lui promis d' étudier sa demande à l' usine pour voir ce que l' on pourrait faire .
Les frères Grüngrass et Welowidski eurent beaucoup d' idées . À force de tôle et de soudure autogène , ils fabriquèrent un grand moulin , inspiré des anciens moulins à viande , avec une vis hélicoïdale qu' ils usinèrent . Il manquait un moteur pour le faire tourner : il fallut que j' en démonte un sur une machine-outil inutilisée qui fut mise de côté dans un réduit où l' on déposait le matériel usagé . Ce ne fut pas tout : il fallut rentrer le tout au camp à la barbe de la Waffe ( « corps de garde » ) .
Nous arrivâmes ainsi au mois de décembre 1944 . Vers la fin du mois , je fus chargé , avec un Meister , d' installer un éclairage dans une grande salle vide de la filature . Il s' agissait d' accrocher des espèces de grands abat-jour en tôle laquée noire à l' extérieur et blanche à l' intérieur , garnis d' ampoules de 150 watts . Ils pendaient du plafond très haut au bout de chaînes .
Dans cette salle devait se tenir le banquet de fin d' année du réveillon pour les ouvriers allemands de l' usine . Les Meister allemands disaient qu' ils se régaleraient de Erbsen mit Speck ( « pois cassés au lard » ) , mets traditionnel du réveillon de la Saint-Sylvestre .
La fête passée , nous arrivâmes , mon Meister et moi , dès le 2 janvier , pour démonter notre installation . Les tables avaient été débarrassées , la vaisselle avait disparu , et grande fut ma déception de ne trouver aucun reste . Je demandai au Meister qui avait rangé tout cela ? Il me répondit qu' ils avaient été servis , pendant la fête , par les Badoglios .
Ne trouvant même pas un mégot par terre , je compris que les Ritals avaient tout ramassé avant que je n' arrive . Tout en grimpant aux échelles pour décrocher les lampes , je regardai dans tous les recoins pour voir s' il n' y aurait pas quelque chose qui traînait par-ci par-là . Me trouvant près de l' estrade où avait joué l' orchestre , je découvris un paquet enveloppé de papier , de la grosseur d' une grande enveloppe . Je la pris , la tâtai : c' était mou . Je défis le papier : c' était du tabac provenant de mégots décortiqués . Inutile de le dire , le paquet prit immédiatement le chemin de la caisse à outils , et , à la première occasion , fut déposé à la Werkstatt , dans un endroit bien à l' abri des regards indiscrets .
De retour dans le hall , je repris mon travail . Vers midi , trois « ritals » se pointèrent , tout d'abord étonnés de nous voir , mon Meister et moi . Un des trois se dirigea tout droit vers l' estrade , et je l' observai du coin de l' œil en rigolant doucement . Son désappointement fut grand de constater que le magot s' était envolé . Un conciliabule , avec force gestes à l' italienne , s' engagea entre les trois nouveaux arrivants pour finir en une engueulade générale à laquelle mon Meister mit rapidement fin en les chassant dehors et en leur disant qu' ils n' avaient plus rien à faire là . Le malheur des uns faisant le bonheur des autres , j' eus de quoi fumer pendant quinze jours , avec les copains de l' atelier . Était -ce une trouvaille ou un larcin ? Je ne philosophai pas sur la question , les circonstances excusaient bien des choses : à temps anormaux , mœurs anormales .
Je persuadai Peter de nous accompagner à l' abattoir pour y récupérer les morceaux non utilisés pour la fabrication des conserves , tels que les tripes , les rates , les poumons , les cœurs , etc . Tous les deux ou trois jours , nous y allions avec notre bouteillon et le remplissions . Revenus à la Werkstatt , nous faisions un bouillon de viande , dans une marmite de notre fabrication , sur le poêle . Cela manquait de légumes , mais quand un Allemand venait signaler une panne , il était surpris par cette odeur de viande bouillie . Certains ne pouvaient s' empêcher de s' insurger en gueulant : « Ces sales youpins bouffent de la viande et nous , nous n' en avons pas . » Ce qu' ils ne disaient pas , c' est que nous n' avions pas demandé à venir manger leur prétendue « viande » , et qu' eux dormaient dans des draps , alors que nous étions dévorés par les puces depuis de longs mois , sans pouvoir faire quoi que ce soit .
Nous savions parfaitement que , par rapport à la grande majorité des déportés , nous étions tout de même des privilégiés . Cela dura jusqu' au début du mois d' avril . L' abattoir quitta les lieux , probablement faute de bétail . Les Russes progressant sur tous les fronts , l' usine Siling cessa sa production . Tous les ouvriers furent évacués et nous nous retrouvâmes , notre Kommando et les Badoglios , seuls dans l' usine à démonter les machines-outils et à les charger sur des wagons pour les ramener vers l' Ouest .
Une machine-outil , c' est lourd , et certaines pesaient plus de trois tonnes . Il fallait les déplacer sur des rouleaux d' acier que l' on faisait bouger de l' arrière vers l' avant en poussant les machines avec des barres à mine faisant levier .
Je me trouvais , un jour , à l' arrière d' une presse de grande dimension , essayant de pousser l' engin à l' aide d' une barre à mine , en compagnie d' autres déportés . Derrière moi se trouvait un Allemand qui surveillait l' opération . Il m' envoya un coup de pied au derrière en criant : « Poussez , tas de fainéants » . Je forçai et sentis un craquement dans le bas de ma colonne vertébrale . Sur le moment , je pus me redresser mais , après mon retour à Paris , seule Paulette , ma femme , peut dire comment et pendant combien de temps je souffris du nerf sciatique .
Le déménagement du matériel dura bien jusqu' au 20 avril . À partir de cette date , aucun Kommando ne quitta plus le camp . La région était encerclée par les Russes dans ce qu' on a appelé « la poche de Breslau » . Pendant deux jours , nous fûmes occupés à subir des appels , à faire du nettoyage et de la gymnastique non punitive .
Je profitais de ce que Peter était de garde derrière les barbelés pour bavarder un peu avec lui sans nous faire remarquer , et ainsi connaître l' état d' esprit de la garde SS car , comme je l' ai déjà dit , nous savions tous que nous étions encerclés .
Cela dura ainsi jusqu' au 7 mai 1945 . Le 8 , je pus contacter Peter tôt dans la matinée . Il m' informa que l' armistice était signé , que la garde se préparait à quitter le camp et que déjà elle avait remis ses réserves de nourriture aux cuisines . Je lui demandai si les Allemands avaient ou non préparé la destruction du camp , avec nous à l' intérieur . Il m' assura qu' il n' en était rien et que la garde ne pensait qu' à se sauver au plus vite . Quant à lui , n' ayant aucune envie de se faire prendre par les Russes , il avait une petite amie à Langenbielau qui lui avait préparé des vêtements civils qui lui permettraient de quitter rapidement la région vers l' Ouest .
Je transmis ces renseignements au Judenältester , qui réunit tous les déportés sur la place d' appel comme chaque matin , et nous fit un discours en yiddish nous informant des faits . Il nous demanda de ne pas manifester notre joie avant le départ complet des SS . Ce que nous fîmes .
Vers 11 heures du matin , ne voyant plus personne , quelques déportés se mirent à jeter des tas d' objets lourds vers les deux battants de la porte grillagée , pour voir si le terrain n' avait pas été miné . Aucune explosion ne se produisant , les portes furent ouvertes et tout le monde s' éparpilla dans la nature .
Avec mes copains du Kommando , nous partîmes à Langenbielau pour , d'abord , visiter la ville que nous ne connaissions même pas .
C' était une petite cité qui paraissait gaie sous le soleil de mai . Personne dans les rues : ni troupes allemandes , ni troupes russes . Les gens qui nous voyaient de leurs fenêtres nous souriaient et nous lançaient du pain , des œufs durs et d' autres victuailles .
Nous nous rendîmes chez Pieck qui nous avait laissé son adresse . Il fut très heureux de la fin de la guerre et , pour fêter l' événement , ouvrit une bouteille de champagne que lui avait remis son fils de France , en 1941 . Nous déjeunâmes tous ensemble .
Vers la fin de la journée , les premiers éléments de l' armée russe arrivèrent dans la ville . Ce fut un défilé de camions américains GMC sur lesquels avaient pris place les soldats russes qui y avaient entassé ce qu' ils avaient pu trouver : meubles , tonneaux , literie , etc . Juché en haut du butin se tenait toujours un soldat qui jouait de l' accordéon . Ils ne firent que traverser la ville .
Les copains partirent à pied à Reichenbach en me donnant rendez-vous dans cette ville qu' ils connaissaient un peu pour avoir travaillé au garage . Moi , je me rendis à l' usine Siling pour voir ce qui s' y passait . Il n' y avait plus personne , même pas un gardien . Je remarquai , dans un petit local , une dizaine de bicyclettes accrochées à une tringle . Je quittais l' usine , vers 19 heures , lorsqu' un bruit se mit à courir que le couvre-feu avait été instauré à 19 h 30 . Ne sachant pas à quelle heure je pourrais retrouver mes copains , je décidai de rentrer au camp , en me disant que c' était encore là que je serais le plus en sécurité .
Le matin du 9 mai , je retournai à Langenbielau où je retrouvai les amis près de l' usine . Ils m' avaient cherché partout et avaient été très inquiets . Il ne leur était pas venu à l' idée que j' aie pu retourner au camp et ils me traitèrent de cinglé . Ils avaient fait connaissance de copines juives d' origine polonaise qui venaient d' un camp de femmes .
Nous partîmes tous pour Reichenbach . Les frères Grüngrass avaient trouvé un pavillon vide où nous pûmes tous nous loger . J' y trouvai un sac à dos , genre tyrolien , un peu de linge de corps , un pantalon et des chaussures , un peu grandes mais plus confortables que mes semelles de bois . Je remplis mon sac de linge de rechange et , je ne sais vraiment pas pourquoi , d' un petit train électrique et de quelques rails . J' étais vraiment euphorique
Les Russes arrivèrent en masse et ramassèrent le matériel laissé par les Allemands . Ce qui les intéressait le plus , c' étaient les motos et les montres qu' ils enlevaient des poignets des civils .
Deux soldats , traînant une moto , nous arrêtèrent et nous demandèrent si nous pouvions les aider à la dépanner . Heureusement , les Grüngrass parlaient le russe . Ils les conduisirent au garage où il n' y avait plus personne , et arrivèrent à remettre la moto en marche . Les deux soldats leur donnèrent plusieurs boîtes de conserve de porc de l' armée allemande et des boules de pain russe . Nous nous retrouvâmes pour le dîner avec eux et deux autres soldats , ainsi que les femmes , dans la villa que nous occupions .
Après avoir mangé et arrosé le dîner de vodka , les Russes commencèrent à lutiner les femmes , qui étaient pourtant tondues comme nous-mêmes . Un des frères Grüngrass prit à part le sous-officier et lui demanda d' intervenir auprès de ses hommes pour qu' ils laissent en paix les femmes qui avaient assez souffert comme cela et pour qu' ils aillent se satisfaire avec des Allemandes . Il promit que tout se passerait bien et , vers dix heures du soir , ils partirent tous les quatre .
Nous visitâmes la villa de fond en comble . Dans la cave se trouvaient des étagères pleines de pots de confiture , des œufs dans un bain de conserve , des saucissons et de la bière . Il y avait bien de quoi manger pour nous tous pendant une semaine . Quant au pain , on pouvait facilement se le procurer chez les soldats russes . Nous nous organisâmes pour la nuit . Je dormis dans le même lit que les deux frères Grüngrass .
Vers deux heures du matin , ils me réveillèrent et me montrèrent de la lumière sous la porte de la pièce voisine et , quelques instants plus tard , la porte s' ouvrit avec fracas et deux soldats russes surgirent avec leurs mitraillettes à chargeur circulaire en position de tir .
Ils nous donnèrent l' ordre de sortir du lit et de lever les bras en l' air . Moi , je ne comprenais rien , mais je faisais comme les Grüngrass . Heureusement , Isidore Grüngrass leur parla russe et leur expliqua que nous étions des déportés juifs , victimes du nazisme , que nous venions d' être libérés par la vaillante armée russe , et que nous dormions dans un lit avec des draps pour la première fois depuis trois ans .
Dans les rues , on commençait à voir des jeunes Ukrainiens qui avaient été amenés là par les Allemands sous forme de STO . Maintenant , ils déambulaient à travers la ville avec un fusil sur l' épaule . Leur antisémitisme viscéral remontait à la surface . Ils nous abordaient , l' œil mauvais , et nous disaient « Davaï zakourit ! » ( « Donne à fumer ! » en russe ) . Sur notre refus , ils nous menaçaient de nous conduire aux autorités russes . Comme nous y consentions avec insistance , car on pouvait dire pas mal de choses sur leur comportement chez les Allemands , ils nous laissaient pour aller chercher fortune ailleurs .
Les Russes commencèrent à installer une autorité dans la ville . Le temps du flottement tirait à sa fin , et les contrôles de toutes sortes débutèrent . Ils cherchaient surtout des ingénieurs et des scientifiques , qu' ils fussent allemands , juifs , nazis ou pas ; cela n' avait aucune importance . Ils raflaient les cerveaux pour les envoyer en Russie .
Nous jugeâmes qu' il était temps de quitter la ville et de regagner l' Ouest et les troupes alliées . Nous prîmes contact avec Pieck et lui demandâmes s' il pouvait nous aider à quitter la ville par un chemin détourné .
Ce fut le 11 mai , de bon matin , que nous nous mîmes en route avec lui , munis de nos bicyclettes , et moi avec mon sac à dos . Nous traversâmes les Riesengebirge
Vers 13 heures , après cinq heures de marche en traînant nos vélos , nous arrivâmes à un col appelé Tischlerhalte ( « col du Menuisier » ) . Là , Pieck nous quitta en nous souhaitant bonne chance et en nous disant que dans la vallée nous serions en territoire tchèque . Il ne pouvait nous accompagner plus loin car il avait encore le chemin du retour à faire .
Les vélos à la main , nous arrivâmes dans la vallée où nous nous trouvâmes face à une voie ferrée . Nous suivîmes les rails vers l' ouest et parvînmes , après deux kilomètres environ , à une petite gare où se trouvait pas mal de monde , attendant un éventuel train pour Prague . Sachant que nous ne pourrions monter dans le train avec nos vélos , nous décidâmes de les vendre à des gens qui nous avaient proposé de les acheter . Nous triplâmes le prix qu' ils voulaient nous payer . On se mit rapidement d'accord sur le double de la somme qu' ils nous avaient initialement proposée au début des marchandages . Nous ne connaissions d'ailleurs pas la valeur de leur monnaie . Les guichets de la gare n' étaient pas ouverts et aucun contrôle ne se faisait encore dans les trains . Tout le monde pouvait monter librement dans les convois , à condition de pouvoir y arriver .
Le train arriva enfin à Prague . La ville venait seulement d' être libérée après de durs combats de rues ; le sang était encore visible sur les trottoirs . Les bâtiments n' avaient pas beaucoup souffert . Il fallait nous trouver un gîte . Nous formions un groupe de sept jeunes filles et sept hommes . Après de multiples recherches , dans une ville qu' aucun de nous ne connaissait , nous apprîmes qu' il existait à Prague un organisme juif qui s' occupait des rescapés . Nous nous y rendîmes . Quelqu'un nous demanda nos pièces d' identité ! Nous pensâmes qu' il venait de débarquer d' une planète inconnue . Nous lui fîmes savoir que nous étions juifs , que nous venions des camps de concentration , dont il avait peut-être entendu parler … S' il le fallait , nous , les sept qui portions des pantalons , avions dedans ce qu' il fallait pour lui prouver que nous étions bien des Juifs . Il voulut bien nous croire sur parole et abandonna son idée saugrenue de papiers d' identité . Il nous remit à chacun des cartes d' alimen-tation pour dix jours et un peu d' argent . Il nous attribua une grande pièce , dans le même immeuble , pour nous loger en attendant . Il promit enfin de s' occuper de nous , mais il ne pouvait rien faire de plus pour le moment , les administrations n' étant pas encore en place .
Nous achetâmes toutes les provisions auxquelles nous donnaient droit nos cartes d' alimentation . Tout l' argent y passa . Nous fîmes un bon dîner et passâmes la nuit sur des paillasses par terre .
Le lendemain , j' appris que si je voulais regagner la France , il fallait que je me rende à mon ambassade , dans la ville . M ' y étant rendu , je vis que la cour était pleine de monde : il y avait là beaucoup de prisonniers et de STO , mais peu de déportés . Des jeunes en uniforme essayaient de mettre un peu d' ordre dans une grande pagaille . Les hommes n' y étaient pas nourris et certains n' avaient rien mangé depuis deux jours . Je me dis que si je restais là , je ne serais pas rapatrié de sitôt . Je regagnai notre refuge et me joignis aux copains qui avaient décidé de partir vers la zone américaine .
En tant que ressortissants polonais , ils obtinrent un laissez-passer à la mairie . Nous nous rendîmes le lendemain à la gare de Prague avec un paquet de treize laissez-passer pour quatorze personnes : j' étais le seul à ne pas en avoir un , car , ayant décliné ma nationalité , on m' avait dit à nouveau de me rendre à l' ambassade de France . Nous nous présentâmes , en groupe , au contrôle où je me faufilai parmi mes camarades , et nous nous retrouvâmes tous dans le train en partance pour Pilsen .
Comme nous étions arrivés à destination , les Américains trièrent les gens qui descendaient des trains . Tous mes amis furent dirigés d' un côté , et moi , en tant que français , je fus transféré dans un camp situé en bordure de la rivière Berounka , près d' un moulin à blé .
Le camp était constitué par un bâtiment avec une grande cour . Tout le monde était dehors car il faisait très chaud . Je n' avais rien mangé depuis le dîner de l' avant-veille . Je m' allongeai par terre , contre un mur , la tête reposant sur mon sac à dos , et m' endormis . Lorsque je me réveillai , il était quatre heures de l' après-midi . Comme je m' informais si l' on pouvait se procurer quelque chose à manger , on me demanda si je m' étais intégré dans une dizaine . Sur ma réponse négative , il me fut dit d' aller faire la queue à la cuisine roulante où stationnaient déjà une cinquantaine de personnes . En faisant la queue , je ressentis un malaise et , avec ma facilité coutumière , tombai en syncope .
Je perçus , quelques temps après , que l' on me portait vers une ambulance et je me retrouvai dans l' hôpital de la ville . On me dit de m' asseoir sur un banc dans un couloir et d' attendre . Ne voyant venir personne au bout d' un certain temps , je m' allongeai et m' endormis de nouveau .
Il faisait nuit noire lorsque je fus réveillé par un médecin qui passait par là . Il me demanda ce que je faisais sur ce banc et ce qui n' allait pas . Il parlait le français , et je lui répondis que j' avais faim . Il m' envoya dans un autre pavillon , car je me trouvais dans un service de chirurgie et il fallait que je me rende en médecine . Un médecin , parlant également le français , me demanda de quoi je souffrais . Je lui répondis que présentement j' avais faim . Il fut navré , me disant que les cuisines étant fermées à cette heure , il n' osait pas m' offrir deux croissants , probablement rassis , qu' il n' avait pas mangés . C' était la seule chose qu' il pouvait faire pour soulager ma faim . Je lui dis que les croissants , tout rassis qu' ils étaient , feraient bien mon affaire . Il me les apporta avec une Thermos de thé . Après avoir mangé et bu , je fus conduit par lui dans une salle pleine de malades . Certains dormaient sur des matelas par terre . On m' installa également un matelas et la salle compta un malade de plus .
Je savais que les Américains évacuaient le camp chaque matin vers 10 heures , et je tenais à y rentrer au plus vite pour faire partie du convoi . Le matin , une infirmière vint prendre la température des malades . Avec deux thermomètres pour toute la salle , cela risquait de durer longtemps . Je lui demandai de bien vouloir me donner un thermomètre en priorité afin que je puisse quitter l' hôpital rapidement . Après bien des palabres , j' eus le thermomètre , que je dus garder pendant cinq minutes sous l' aisselle . Comme il marquait 38,5 °C , elle me dit qu' elle ne pouvait me donner un bon de sortie . L' hôpital était très encombré et , dans certaines salles , se trouvaient des contagieux ( typhus ) . Je fis la bêtise de lui dire que je sortirais sans son bon . Là-dessus , elle quitta la salle et ferma la porte à clé . La porte étant à double vantail , j' ouvris la crémone centrale , et les deux battants me donnèrent le passage . Je me précipitai vers la sorties et , au portier ( j' avais préparé ma phrase en allemand , langue que les Tchèques évitaient de parler ) , je demandai à brûle-pourpoint : « Où se trouve le moulin près de la rivière ? — Tournez à droite , puis tout droit ensuite , mais c' est à environ deux kilomètres d' ici » , me répondit -il . J' étais déjà dans la rue qu' il n' avait pas achevé sa phrase .
Abandonnant mon sac à dos avec mes rechanges , mon train électrique et ses rails , je montai dans le camion presque à regret et sans rien dans l' estomac depuis les deux croissants de la veille . J ' étais en surnombre . Le camion se mit en route et les gars , la plupart des STO , entamèrent leur ration K , qui comprenait des chewing-gums , des sachets de Nescafé , des biscuits , des chocolats , des pruneaux secs et même des préservatifs . Je les regardais avec envie car j' étais arrivé après la distribution . Finalement , quelqu'un dut avoir pitié de moi , avec ma boule toujours tondue et ma barbe pas rasée depuis plus de dix jours , et me donna quelques biscuits et des pruneaux secs .
Les camions nous déposèrent à Würzburg
On nous fit monter dans un vieux train de voyageurs qui partit rapidement . Une heure plus tard , tout le monde descendit pour remonter dans des wagons à bestiaux , comme à l' aller ! Mais là , la porte n' était plus cadenassée . Le train repartit et je me couchai dans un coin du wagon . Il s' arrêtait de temps en temps pour laisser passer des convois militaires . À un arrêt , je vis quelques gars de mon wagon descendre et se diriger vers un train de marchandises à l' arrêt . Je les suivis et , devant un wagon ouvert , une foule se rua à l' intérieur . Je grimpai sur les gens et me retrouvai dedans . J' y ramassai deux caleçons longs et deux canadiennes de toile kaki fourrées de peau de mouton rasée . Le wagon contenait des équipements pour les soldats allemands et devait stationner sur cette voie de garage depuis un certain temps . Je me souviens encore de deux soldats noirs qui se fendaient la pipe en nous voyant faire . Je regagnai rapidement mon wagon , ne pouvant emporter davantage . J' enfilai une canadienne par cette chaleur et me couchai sur mon nouveau trésor . Le chef du wagon , voyant que je n' allais pas bien , me disait à chaque gare de descendre pour me faire soigner : il craignait une maladie contagieuse . Chaque fois , je lui répondais : « Je ne descendrai du wagon qu' une fois arrivé en France . »
Il me réveilla : nous étions en gare de Metz . « Tu es en France maintenant , à Metz , c' est français , alors , va te faire soigner . » Une dame de la Croix-Rouge me conduisit dans un grand hall de la gare qui avait été aménagé en hôpital de campagne . Nous étions le 24 mai 1945 . On me fit prendre une douche , on me rasa et je reçus un pyjama . À la pesée , l' aiguille indiqua 42 kilos . Un docteur vint m' ausculter et ne trouva rien . Il me fit faire une injection de calcium qui me chauffa les muqueuses . Une infirmière m' apporta le dîner et me demanda ce que je voulais boire . Je lui dis qu' un verre de vin rouge me ferait grand plaisir . Il n' y en avait malheureusement plus : l' hôpital n' avait pas été livré . « Donnez -moi alors de la bière . » Dans cette région , on ne devait pas en manquer . Eh bien , si ! On en manquait pour l' instant . En fin de compte , je m' en sortis avec un Nescafé américain .
Je restai trois jours au lit . Le 27 mai , la fièvre étant enfin tombée , on m' établit une carte bleue de rapatrié . Je devais toucher un colis mais , comme il n' y en avait pas assez , on les partageait en deux — mais on marquait sur les cartes qu' on avait touché le colis en entier . L' autre moitié n' était pas perdue pour tout le monde ! Il faut dire que le rationnement était pleinement en vigueur et la tentation grande de se procurer quelques victuailles , même sur le dos des rapatriés .
J' aurais pu , si j' en avais eu , échanger de l' argent dans la limite de cent marks . Comme je n' en possédais pas un seul , un STO m' en donna car il en avait beaucoup trop et ne pouvait rien en faire . On inscrivit quelque part mon dépôt et je n' en entendis plus parler ! On me remit aussi un trousseau — un costume , un chandail , une chemise , un caleçon , des chaussettes et une paire de chaussures — , et on m' installa dans un vieux wagon en bois à destination de Paris .
Arrivé gare de l' Est , je perçus un grand brouhaha : tout le monde cherchait à retrouver un proche parent , mais les déportés devaient absolument passer d'abord par l' hôtel Lutetia où des listes de rescapés étaient dressées .
Quittant la foule de l' hôtel Lutetia et les questions des gens qui voulaient savoir si j' avais connu untel ou quelques parents durant ma déportation , je m' engouffrai dans le métro et retrouvai vite son odeur caractéristique .
La rue des Pyrénées me parut plus étroite que dans mes rêves de retour . Les commerces n' avaient pas changé , le monde avait continué de tourner .
Je frappai à la porte du concierge du 342 et lui demandai si Jacques et Christiane Woda étaient là . « Qui êtes -vous ? » , me demanda -t-il . « Je suis son frère qui revient de déportation . » Il sortit dans la cour et se mit à crier : « Jacques ! Jacques ! Ton frère est de retour ! »
Je fus accueilli à bras ouverts par mon frère et Christiane qui me montrèrent leur fils Alain : un beau bébé qui fera son chemin par la suite . Je restai une dizaine de jours avec eux . La France donna quelques primes aux déportés afin de les aider à se réinsérer dans la vie active .
Je retrouvai Paulette et sa mère qui étaient restées toutes deux à Paris . Elles avaient eu de la chance mais leur petit Robert était mort dans la Résistance , dans le sud de la France , au cours de circonstances tragiques . Mon beau-père , lui , n' était pas revenu de déportation .
Je demandai bientôt Paulette en mariage . Elle voulut bien de moi dans l' état où je me trouvais , et je vins habiter chez elles .
Le 11 septembre 1945 eut lieu le mariage à la mairie du XI e arrondissement , et une simple cérémonie religieuse se déroula dans l' intimité chez ma belle-mère .
Quelque temps après , je récupérai l' appartement de mes parents , au 12 villa Ottoz , et m' y installai avec Paulette . Une nouvelle vie commençait .
J' ai échappé à la mort , mais je ne reverrai plus jamais ma mère , ni mes frères Maurice et Charles , ni ma sœur Jeannette . Quelle belle famille nous aurions pu former ! Seuls leurs souvenirs ne s' effaceront jamais de ma mémoire .
Rédigé en octobre 1983 sur la demande pressante de ma fille chérie Agnès .
Les mots-clés
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